Devant Verdun - L’Aveu allemand

Devant Verdun - L’Aveu allemand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 873-909).
DEVANT VERDUN

L’AVEU ALLEMAND
EXTRAITS DE LETTRES ALLEMANDES

Lisons les journaux allemands depuis le 21 février ; ils sont censés traduire l’opinion allemande. Assurément nous les voyons, suivant les vicissitudes de cette interminable bataille, déborder d’enthousiasme ou prêcher la patience. Je viens de relire ces articles et il serait déjà possible de montrer, d’après les extraits de cette presse cependant asservie, quelle déception a causée à l’Allemagne la tentative avortée contre ce que le Kronprinz appelait (fort improprement d’ailleurs) « le cœur de la France, » et l’Empereur lui-même, dans une dépêche célèbre, « la principale place forte de notre principal ennemi. » Mais une impression autrement vivante, et je dirai criante, — en tout cas singulièrement plus sincère, — se dégage d’une autre source : ces centaines de lettres que nous avons saisies, que nous saisissons tous les jours sur les prisonniers et les morts allemands de la grande bataille. Lettres adressées d’Allemagne aux soldats, ou lettres que le prisonnier ou le mort allait envoyer lorsque le destin l’a frappé, nous les avons là toutes devant nous. Je les ai lues avec soin, et de même j’ai vu interroger maints de ces prisonniers dont le témoignage verbal venait s’ajouter aux témoignages écrits. Une habitude déjà vieille de manier le document et d’en faire jaillir la vérité m’a amené à tirer de ces témoignages ce qu’on en peut extraire. Il n’est pas interdit à un soldat de redevenir parfois historien, et j’ai essayé, avec ces documens, — en est-il pour l’histoire de plus sûrs que les lettres ? — de me faire une idée de ce que l’Allemand a pu penser, durant ces trois mois, de l’effort tenté et de l’échec constaté. Si, ensuite, on relit les gazettes d’outre-Rhin, on est frappé, du contraste, et on comprend bien pourquoi on trouve à plusieurs reprises dans ces lettres la pensée que le soldat S..., du 208e de réserve, formule le 15 avril : « Quelle dérision quand on lit parfois dans les journaux !... »

Il m’a paru curieux de suivre, à travers ces lettres et carnets, — je ne citerai que très subsidiairement les interrogatoires, — les fluctuations de l’opinion et sa véridique expression. Je m’abaisserais si je me croyais obligé de déclarer que je n’ai en rien sollicité ces textes. Mon passé d’historien est une suffisante garantie de ma bonne foi.

Mais je tiens à formuler une dernière remarque, qui précisément s’impose à un historien de métier.

Nous avons eu entre les mains un millier de témoignages environ. Quelques-uns sont insignifians, — très peu. Si d’autres paraissent d’abord peu intéressans, leur masse cependant impressionne : après quelques heures de cette lecture, on semble entendre une sorte de concert grondant de mécontentemens. Prenons cinquante lettres, ce ne sont point vingt ou trente ou quarante lettres qui se plaignent, ce sont, depuis quatre ou cinq mois, cinquante sur cinquante où se lisent le trouble, l’appréhension, l’aigreur, l’exaspération, parfois la révolte. Que serait-ce si, — au lieu de mille lettres, — dix mille, cent mille lettres étaient étalées devant nous ?

J’irai plus loin : nous avons là un minimum de plaintes, soit du côté des parens qui écrivent de l’arrière, soit du côté des soldats qui écrivent du front.

« Je pourrais te raconter bien des choses, — ai-je lu dans une lettre de Mikultschütz (Prusse) du 25 avril, — mais cela n’est pas possible, car si la lettre se perdait et si quelqu’un la lisait, je pourrais être punie (par la police). » Voilà la crainte que je vois formuler dans bien d’autres lettres, et voici un scrupule plus honorable exprimé après quelques lamentations : « Tu comprends qu’on n’a guère envie dans ces conditions d’écrire de l’intérieur au front. » Craintes ou scrupules, le soldat du front est à plus forte raison amené à en concevoir : « Un ordre du régiment, écrit le soldat X..., du 64e d’infanterie, permet aux soldats d’écrire deux lettres et trois cartes par semaine à leurs parens. Les lettres doivent être ouvertes. » En conséquence, un autre soldat, celui-là du front oriental, écrit de Brest-Litowsk, le 24 mars, à un camarade : « Je pourrais t’en dire beaucoup à ce sujet, mais il n’est plus permis d’écrire la vérité, car la censure est ici fort sévère. » Le lieutenant H..., du 39e réserve, écrit de son côté, le 25 avril : « Je pourrais te raconter bien des choses, mais il n’est pas permis d’écrire tout. »

De ces témoignages, que je pourrais multiplier, tout homme de bonne foi conclura que nous sommes ici très probablement en face de témoignages extrêmement modérés par la crainte ou le scrupule. Ils n’en ont que plus de force. Et quant aux cris de rancune exaspérée et de révolte violente qu’on verra parfois s’élever de ce petit recueil, songeons à ce qu’il a fallu de déceptions, d’injustices et de souffrances pour qu’ils échappent à ces Allemands, — civils ou militaires.

Il m’a paru que je pouvais à peu près diviser en cinq chapitres ces documens. Les premiers nous indiqueront assez bien pourquoi le Kronprinz a, dans sa proclamation aux troupes à la veille de l’assaut de Verdun, parlé de la « nécessité « d’attaquer.

Dans les témoignages suivans, nous verrons se formuler les grandes espérances mêlées dès le début à bien des appréhensions, puis troublées par bien des doutes. Puis, nous assisterons, comme de la coulisse, à l’effort malheureux des troupes, suivi avec plus d’anxiété que de confiance par la population. La déception se fera jour bientôt et s’accentuera jusqu’à la lettre du 19 avril où il est parlé de l’ « attitude de plus en plus indifférente de la masse vis-à-vis des événemens de guerre » et du retour exclusif « aux soucis économiques et autres. »

Par là, nous verrons de quel bluff la presse allemande essaie de couvrir la colossale désillusion d’un peuple devant des promesses enivrantes et finalement déçues.


I. — LA NÉCESSITÉ D’ATTAQUER

Le 14 février, le Kronprinz impérial adressait, aux troupes qu’il allait lancer à l’assaut, une proclamation qui débutait par ces mots :

« Ich, Wilhelm, sehe das deutsche Vaterland gezwungen zur Offensive uberzugehen : Je vois la patrie allemande contrainte de passer à l’offensive. »

Ce texte nous fut livré par trois déserteurs alsaciens (à l’interrogatoire de qui j’ai personnellement assisté) et les termes nous en furent confirmés par des déserteurs polonais.

Le mot gezwungen est singulier. Il s’éclaire tout d’abord par un autre témoignage, celui de trois Russes évadés des lignes allemandes et recueillis le 18 février par nous près de Champion en Woëvre. Annonçant l’attaque de Verdun, ils ajoutèrent : « La situation intérieure est devenue intenable et il faut que l’Allemagne prenne l’offensive. » Des déserteurs lorrains recueillis le 10 février près du bois de la Selouze avaient dit, le 12 février : « Les hommes trouvent que la guerre traîne en longueur ; ils espèrent encore dans le triomphe de l’Allemagne ; ils ont néanmoins l’impression que la situation d’attente actuelle ne peut amener une solution qui ne peut être produite que par une victoire militaire... La crise économique en Allemagne, qui se manifeste dans la correspondance venant de l’intérieur, cause de l’inquiétude aux soldats allemands. »

La nécessité qui « contraignait la patrie allemande à passer à l’offensive » peut se justifier par bien d’autres raisons que la crise économique. Les unes, d’ordre militaire, les autres, d’ordre diplomatique, nous sont ou nous seront connues. Notre objet n’est pas d’en disserter. Nous apercevons probablement une lueur dans les propos tenus par un grand négociant de Francfort à un directeur de banque de Bâle en février. « Nous jouons notre va-tout. La situation n’est plus tenable. Nos alliés Turcs et Bulgares nous mangent littéralement. Il faut leur envoyer de l’argent, des hommes, etc., pour qu’ils puissent continuer la guerre ; sinon, ils nous tomberont sur le dos. »

Tenons-nous-en aux lettres de l’hiver 1915-1916 tombées entre nos mains. Nous y voyons l’indice d’une aggravation singulière des troubles intérieurs et, par contre-coup, le mécontentement des troupes du front.

Je prends simplement les extraits les plus caractéristiques de quelques lettres.


Leipzig, 14 décembre.

« Mon cher fils,

« Nous voici bientôt à Noël, et toutes nos espérances sur la paix et des temps meilleurs sont toujours dans le vague. Autant que nous pouvons en juger, cela va toujours plus mal pour nous. Mais au Reichstag et dans les journaux on veut jeter de la poudre aux yeux aux travailleurs. On dit toujours que nous avons assez de vivres et que les Anglais ne pourront pas nous affamer. Les gens qui ont de l’argent peuvent bien tenir, mais la classe ouvrière est déjà sur le point de mourir de faim... Par exemple, nous n’avons plus de lait, plus de graisse, plus de beurre, nous n’avons que du mauvais pain de pommes de terre, et encore pas assez, pas de viande. Il y a deux jours dans la semaine qui sont des jours sans viande et où les bouchers sont fermés... Je ne peux que te dire qu’il est dur d’être dans des conditions pareilles, on ne peut pas vivre et on souffre tout le temps de la faim... Il n’y a rien à faire que de continuer à crever de faim et d’attendre qu’il plaise aux criminels de faire la paix... Toute la rue est pleine de femmes en rangs serrés, surveillées par des agens de police... Et quand elles ont attendu une demi-journée, elles peuvent arriver à avoir une demi-livre de graisse (à 2 marks 25 la livre). Voilà ce qui se passe, à Leipzig. Et on lit dans les journaux que nous avons des vivres !

« Ton père... »


Berlin, 10 décembre.

«... En Allemagne, il n’y a plus de beurre. A Oberschvenewerde, un certain samedi, six crémeries ont été prises d’assaut, tout a été mis en pièces : confitures et fromages ont été volés. Les rues étaient pleines de monde. Les gendarmes ne purent maintenir l’ordre ; l’un d’eux fit un discours pour dire que ce n’était pas le moment de se faire la guerre entre Allemands, que le peuple devrait faire tous les sacrifices pour rendre vain le plan de l’Angleterre de nous affamer. Alors ils ont battu le gendarme de telle sorte qu’on l’a emporté sur une civière. Des agens de police montés sont venus de Berlin et ont mis sabre au clair. »


Charlottenbourg, 29 décembre.

«... Elles (quelques centaines de femmes) font la queue depuis midi ; elles crèvent de faim, elles gèlent, elle deviennent malades et s’évanouissent, elles se battent et se tapent dans la figure avec leur filet... A Berlin, il y a deux ou trois semaines, elles ont été devant le château en criant qu’elles voulaient manger, qu’elles voulaient revoir leurs maris. Les agens de police en ont arrêté. Elles cassent partout les carreaux. »


Berlin, 26 février.

«... Parfois, on est si désespéré qu’on se suiciderait. »


Nous pourrions citer cinquante lettres de ce goût.

Nous verrons tout à l’heure se multiplier les plaintes venues de l’intérieur : il importait d’indiquer ici qu’elles commençaient, dès l’hiver de 1915-1916, à se formuler, notamment dans les grandes villes.

Mais une situation plus angoissante se révèle sur le front, où la guerre stagnante engendre la démoralisation.

Celle-ci, en dépit d’une discipline brutale, qui, nous le verrons, arrache des plaintes, commence à se faire jour.

Je n’en veux pour preuve que la lettre du 15 mars, où un soldat, qui ne paraît nullement un lâche, écrit, de Salzwedel, que, rappelé au dépôt sans qu’il eût fait une démarche, il va repartir sur le front. « Mais je trouve cela horriblement dur cette fois-ci : j’ai eu assez d’épreuves la première fois. Nous n’avons pas dormi pendant dix jours, et pendant trois jours (à l’Hartmannsweilerkopf), nous n’avons pas eu de vivres. Nous étions les pieds dans l’eau et nous subîmes un feu d’artillerie terrible... La veille du Jour de l’An, nous avons eu, de notre compagnie seule, par le tir de notre artillerie, six tués et neuf blessés. Ils tiraient toujours trop court... »

Les plaintes contre la brutalité des chefs ont dû arriver jusqu’en Allemagne, car voici la curieuse réponse faite par une jeune femme à un soldat, caractéristique pour la double exaspération du front et de l’intérieur.


Weilburg (Prusse), 18 septembre 1915.

« Ta dernière lettre m’a naturellement très émotionnée ; Willy, mon chéri, tu es vraiment arrivé à ce point que tu songes à te suicider ?... Il est vrai que le traitement que tu subis est tellement indigne d’un homme, tellement cruel et brutal, que je te souhaiterais d’aller bientôt aux tranchées pour être délivré de tes bourreaux. Mon chéri, ne prends pas tant tout à cœur... Laisse MM. les officiers faire ce qu’ils veulent, quelque scandaleux que ce soit, puisque tu ne peux rien y changer... A ta place, je montrerais tes mains blessées à l’officier ; il faudra bien qu’il te donne congé jusqu’à ce qu’elles soient guéries, car ces terribles sous-officiers n’ont pourtant pas le droit d’écorcher les gens. Un propriétaire de X... m’a montré une lettre de son fils en Galicie et d’un autre fils en Argonne. Eh bien ! on y apprend bien des choses ; grâce à de telles lettres du front, la vérité finit quand même par filtrer peu à peu. Ah ! tu aurais dû entendre parler cet homme simple, tu aurais dû entendre ses manières de voir au sujet de la guerre et de la politique ; je crois que tu y aurais pris plaisir. Mais d’une chose je suis certaine, mon chéri, c’est que non seulement vous autres, qui êtes là-bas en campagne, deviendrez des sozialdemocrates, mais ici aussi, les Allemands restés en Allemagne le deviendront... Tu me connais assez pour savoir que je ne suis pas d’un caractère fantaisiste, mais bien trop raisonnable et réaliste pour ne pas me rendre compte que l’enthousiasme des « braves Feldgrauen » n’est pas si fameux, de même que « l’incomparable discipline » qu’on ne cesse de tant vanter, car je sais par des témoins oculaires que les officiers allemands ont pillé en Pologne tout comme les plus grands voleurs ; mais de telles choses, on ne doit pas les savoir, et il vaut mieux aussi qu’on les ignore, afin que le dernier reste de l’idéal de loyauté allemande ne nous soit pas enlevé... Si tu es dans la tranchée, cher Willy, je t’en supplie, chéri de mon cœur, ne t’expose pas inutilement au danger. Sois aussi un « tire au flanc ; » d’autres le font aussi. »

Les départs de soldats, — sans résultats appréciables, — arrachent des cris de pitié. « 2 000 hommes encore partis la semaine dernière, écrit-on de Siegen, le 5 décembre : il n’y a pour ainsi dire plus aucun homme ici entre dix-huit et quarante-cinq ans, sauf ceux qui sont complètement vermoulus. » L’appel de la classe 1897 (notre classe 1917) fait hausser les épaules. » Si ceux-là sont obligés d’être soldats et d’aller en campagne, écrit-on de Oberrothweit le 31 janvier, il faudra leur donner des jouets. »

Mais c’est toujours la gêne croissante qui domine les lettres. Certaines ont un ton menaçant. Appelant « l’offensive générale, » un correspondant de Dortmund écrira, le 22 janvier : « Sais-tu que l’Allemagne ne peut tenir... Les gens se battent dans les marchés pour avoir du beurre. » Un autre, de Cassel, le 13 février : « Que le bon Dieu fasse que la guerre finisse bientôt, autrement il y aura des désordres comme en 1848. » Un autre (sans indication de lieu) du 28 février : « Espérons que la guerre prendra fin bientôt ; sans cela, on verra de tristes choses en Allemagne. » Et enfin, de Dornhach, le 20 février (pour n’en pas citer d’autres), part ce cri : « La guerre va-t-elle continuer jusqu’à ce que tous les jeunes gens soient tués ? Tout le monde ici est très aigri par la durée de la guerre. »

Multiplions ainsi qu’il convient ces lettres par cent mille. Elles sont caractéristiques d’une opinion au moins troublée, « aigrie. » Si, comme tout permet de le croire, le gouvernement impérial à une bonne police, cette opinion, déjà si montée pendant l’hiver de 1915-1916, doit lui donner à réfléchir. A l’arrière comme sur le front on se démoralise. Point n’est besoin d’aller chercher les raisons d’ordre diplomatique et d’ordre militaire. Ne pouvant donner à l’Allemagne le pain, il faut lui donner la victoire, — faisant luire la fin de la guerre comme une échéance proche. Les prisonniers russes évadés, interrogés le 18 février au quartier général de l’armée de Verdun, exposent la situation en gens qu’a édifiés un assez long séjour à l’intérieur, puis parmi les troupes de l’Allemagne :

« La situation intérieure est devenue intenable et il faut que l’Allemagne prenne l’offensive... On dit que Guillaume II voudrait en finir en essayant de réaliser un grand mouvement. La détresse est grande chez l’ennemi. »

Les estomacs crient, on casse des vitres, on pille des magasins, on excite les soldats à se ménager, et le soldat lui-même gronde. L’Empereur, désireux d’ailleurs de créer à son fils des droits éternels à la reconnaissance nationale, est « contraint » de jeter la nation allemande à l’offensive pour la paix : ce sera l’attaque sur Verdun, « cœur de la France. »


II. — LES ESPÉRANCES ET LES CRAINTES

« Mes amis, il nous faut prendre Verdun. Il faut qu’à la fin de février, tout soit terminé. L’Empereur alors viendra passer une Festparade sur la place d’armes de Verdun et la paix sera signée. »

Tels sont les propos que le Kronprinz en personne tient aux troupes massées autour de Verdun. Tels sont tout au moins ceux que rapportent deux déserteurs lorrains.

Ont-ils été exactement reproduits ? Qui oserait l’affirmer ? Mais quant à la pensée qu’ils formulent, elle éclate dans tous les faits, gestes et paroles des chefs allemands à la veille de l’attaque ; et tous leurs soldats croient bien, dans les premiers jours de février, se préparer à un assaut de Verdun qui, au dire des officiers, aboutira promptement à l’occupation de la ville et de la région et « contraindra la France à une paix séparée. »

C’est la grande espérance : des États-majors, elle s’est répandue dans la troupe, de la troupe dans la nation.

L’intention est formelle de prendre Verdun. On attaquera Verdun et de telle façon que l’infanterie n’aura plus qu’à occuper des positions bouleversées par un tir d’artillerie sans précédent. « Nous n’aurons plus qu’à avancer au pas de parade, » dit un déserteur. Et cette affirmation se répète dans plusieurs interrogatoires. Commentant la proclamation du Kronprinz, les officiers affirment qu’on vaincra. Des déserteurs polonais recueillis à la cote 221 affirment que l’offensive a pour but de « cerner entièrement Verdun. » Le 24 février, des prisonniers du ...e d’infanterie rapportent que, le 18, leur a été lu un ordre du jour très bref, déclarant que « la guerre de position a suffisamment duré » et « qu’il faut maintenant terminer la guerre en prenant une grande offensive. » « C’est pourquoi, ajoute le Kronprinz, je donne l’ordre de se porter à l’attaque de la place forte de Verdun. »

Une telle perspective provoque chez les uns de grandes espérances, chez d’autres de grandes craintes.

Les espérances l’emportent au début. A la vérité, on constatera qu’elles sont moins excitées par la perspective de la victoire elle-même que par celle de la paix qui en sera la suite. Le soldat R..., du 8e fusiliers (21e division), écrit :


21 février.

« Ma chère mère,

« Je vous annonce que nous arrivons à un grand moment ; nous avons reçu l’ordre de prendre d’assaut la cote 344 près de Verdun et Verdun lui-même. Je vous écris cette lettre le 21 février à quatorze heures. L’artillerie a déjà commencé à tirer depuis huit heures avec les plus gros canons, des mortiers de 42, de 38 et de 30. Il va y avoir une lutte comme le monde n’en a pas encore vu. Nos chefs nous ont renseignés et nous ont dit que l’Allemagne et nos chères familles attendaient de nous de grandes choses. Espérons que notre entreprise va réussir et que Dieu sera avec nous... Nous sommes désignés pour la plus grande tâche qui va peut-être amener la décision dans cette lutte effroyable. Tous seraient bien heureux si c’était la fin, car tous voudraient bien rentrer chez eux, mais un malheur est vite arrivé, surtout quand on doit prendre une forteresse comme celle-ci, la plus grande forteresse des Français. »

Nous verrons tout à l’heure la belle ardeur du soldat allemand s’affaisser au cours de la lutte. Mais cette ardeur au début n’est pas niable. Le soldat se jette violemment à l’assaut de la « plus grande forteresse des Français » avec l’espérance de l’enlever et de « contraindre ainsi la France à la paix. »

Cette espérance des soldats trouve naturellement son écho en Allemagne. Quand, le 25 février, un journal [1] écrit déjà le mot : « Victoire de Verdun » et annonce « l’effondrement de la France, » quand, après l’occupation de Douaumont, transformée par le communiqué allemand en assaut magnifique, un autre déclare qu’on peut entrevoir la chute de la forteresse à brève échéance, quand la Vossische Zeitung annonce que « Sainte-Menehould, Bar-le-Duc, Commercy et Revigny sont déjà évacués, » quand vingt gazettes proclament que Verdun, « pierre angulaire de la France, » est « cerné, » ils représentent cette fois et formulent l’opinion un instant enivrée de l’Allemagne. Et telle aura été l’ivresse que le « ralentissement des opérations, » — autrement dit l’échec sur toute la ligne, — après le 27 février, ne suffira pas à refroidir tous les enthousiasmes.

Le 1er mars encore, on écrit d’Oberwinter (Prusse) : « Maintenant, la décision va évidemment intervenir dans l’Ouest. Ce serait bien à désirer. » Le 6 mars, une femme essaie même de se rassurer sur les dangers que court son mari :


Emmendingen (Bade), 6 mars.

«... Étant donnée la grande quantité de troupes qui se trouvent là-bas et le raccourcissement du front devant Verdun, les troupes doivent pouvoir être relevées. L’assaut n’a pas dû être terrible : pourvu que cela ne vienne pas après ! »


Sans doute, les soldats ne partagent pas ces illusions. Nous verrons qu’ils trouvent, eux, l’assaut fort « terrible. » Mais certains, en dépit des premiers échecs, gardent les grandes espérances. On sent cependant un peu de trouble même dans les lettres courageuses.


Devant Verdun. 8 mars 1916.

«... Depuis quelques jours, notre avance est arrêtée... Nous sommes maintenant dans le village d’Avoncourt (sic) près du fort de Vaux. L’artillerie française, qui est ici en quantité formidable, nous canonne sévèrement et continuellement. Je crois qu’on n’a pas encore dans toute la guerre enlevé une forteresse aussi puissante que Verdun. Si nous pouvions l’avoir ! »


Et voici que, comme un écho, arrive d’Allemagne, le 20 mars, l’expression d’un trouble profond :


H..., le 20 mars.

« En ce qui concerne la chute de Verdun, les gens d’ici ont des opinions différentes. Un parti est d’avis que, par la chute de Verdun, on en arrivera à une décision entre la France et l’Allemagne ; l’autre parti dit : « Nous avons Verdun, il est vrai (sic), mais il s’en faut de beaucoup que nous ayons la France. »

A la vérité, les communiqués de temps à autre triomphans de l’État-major relèvent les espérances. Un homme convaincu écrit de Bojanowo, en Posnanie, le 20 mars, que son ancien chef de bureau « prend part aux grandioses succès de Verdun (sic). » « Je lui ai souhaité, ajoute-t-il, bonne chance pour de nouveaux succès et un heureux retour, et en particulier qu’il puisse prendre part à la prochaine entrée à Verdun. »

Il va sans dire que les « bonnes nouvelles » trouvent créance assez facilement ; on écrit de Bruchhausen, 26 mars : « On dit dans les journaux que Verdun est incendié et que les Français sont cernés, » et le même jour, d’Altona : «... Hier, nous avons appris par une édition spéciale que Verdun a été incendié. Bientôt il sera complètement à nous... »

Mais la chute de Verdun, escomptée à plus ou moins brève échéance, amènera-t-elle la fin de la guerre ? C’est la grosse question.

A dire vrai, ce qui m’étonne, c’est de n’avoir pas trouvé plus de lettres où les espérances se fissent jour, même après les succès du 21 au 26 février. Cela s’explique, lorsque, d’autre part, on a constaté le scepticisme ou tout au moins les craintes que, dès le début, nous allons voir se manifester au sujet de l’attaque projetée, puis exécutée.

A aucun moment, en effet, on n’a vu se manifester, tant sur le front qu’à l’intérieur, cette confiance absolue qui régnait en Allemagne à la veille des grandes opérations — invasion de la France, attaque de l’Yser, campagne de Pologne, campagne des Balkans. L’annonce de l’assaut de Verdun a déjà trouvé une population lasse des « victoires » sans lendemain.

De cet état d’esprit je ne citerai que quelques témoignages qui m’ont paru singulièrement typiques.

Sur le front d’attaque, l’annonce d’un prochain assaut sur Verdun n’a pas soulevé l’enthousiasme unanime, — il s’en faut. Je ne ferai pas état des dires des déserteurs et prisonniers. Cela peut être simples racontars. Mais, dès le 10 janvier, une lettre venue de Silésie dénote peu d’enthousiasme pour l’opération.


Sandau (Prusse), 10 janvier.

«... J’ai entendu dire que cela allait barder près de Verdun. Cela va coûter pas mal de sang... »

Le soldat B..., du 64e d’infanterie, qui tient carnet, voit, le 14, sans plaisir, se préparer de grands événemens.

« On dit que c’est le 12 (février) que l’attaque va commencer ! Ah ! que ce sera amer ! Le moral n’est pas précisément très bon. Dans la nuit du 11, il a fallu sortir pour couper les fils de fer et ménager les voies de sortie en première ligne. Oh ! que ce fut amer ! La tempête hurlait et la neige tombait épaisse. Le lendemain 12, l’attaque devait commencer à cinq heures après, midi, mais en raison du mauvais temps on la remit d’un jour... Mais il semble que ce ne soit pas encore pour aujourd’hui, car le temps est très brumeux. Mais voici que dans l’abri, on crie : Dehors, les brancardiers ! Un projectile a tué un homme et en a blessé deux. C’est amer. »

Ce n’est pas ce genre d’amertume que je relève dans une lettre civile, mais une remarquable clairvoyance que je n’aurai pas besoin de souligner lorsqu’on l’aura lue. Elle est adressée au soldat P... du 104e d’infanterie (tué à la cote 304, le 17 mai) par son père, citoyen d’Ittlingen (grand-duché de Bade).


Iltlingen, le 5 février 1916.

«... Tu nous écris que cela va bientôt se déclencher : j’ai la conviction que les Allemands ne perceront pas ; ils se trompent sur les Français, surtout sur leur artillerie ; tous les soldats qui viennent en permission disent que l’artillerie française est bien supérieure à la nôtre... Tu peux penser si les nôtres perçaient sur un point, quels feux croisés, quel Trommelfeuer ils recevraient. Tout le monde serait tué. Je crois que l’individu qui voulait prendre une forteresse avec un régiment était un fou. Est-ce qu’on croit que les gens élèvent leurs enfans pour les conduire inutilement à la boucherie ? Après la guerre, on en reparlera... Sois prudent ; cela n’a aucun intérêt. Cette guerre ne finira pas par les armes ; que signifient la Serbie et le Monténégro ? C’est accessoire. C’est celui qui aura le plus longtemps à manger qui sera vainqueur, et ce n’est pas nous. »

Vers cette époque, le 9 février, le soldat R..., de la 9e compagnie du 64e, devant Verdun, écrit sur son carnet : « De lugubres pressentimens nous oppressent... Dieu nous ait en sa garde ! » et le soldat Didier, du 143e d’infanterie, qui passe la frontière : « Nous sommes entrés dans le silence, en France. »

Que sera-ce le jour où, après un effort malheureux que nous allons essayer de suivre, on entendra s’élever (le 19 avril) ce cri de colère : « Les hommes sont entraînés de force à la boucherie. »


III. — L’EFFORT MALHEUREUX

Le 21 février, après huit jours passés à se morfondre sous la pluie et dans la brume, l’Allemand attaque.

L’Allemand autrefois, — sur l’ordre de ses propres chefs, — tenait un carnet. Depuis que les carnets saisis au début de la campagne ont révélé les pires vilenies et des atrocités dès lors indéniables, on a défendu aux hommes d’écrire. Les carnets, aujourd’hui, sont peu nombreux, secs et sans grand intérêt.

En voici cependant quelques-uns entre nos mains. Ils nous livrent quelques impressions de bataille, — un peu brèves. On y trouve plus de résignation que d’élan.

Lisons le soldat R... de la 9e compagnie du 64e :

« 9 février. — De grandes et pénibles choses se préparent. Dieu nous ait en sa garde.

12 février. — L’attaque ne se fera pas aujourd’hui à cause du brouillard qui est mauvais pour nous.

13 février. — L’attaque a été remise encore une fois. Vers 17 heures, feu violent de l’artillerie française. Les déserteurs ont dû trahir nos projets.

14 février. — Donc cette offensive n’aura pas lieu ; elle a été déjouée. On s’en aperçoit en observant les officiers qui se remettent à gueuler, alors qu’auparavant ils se tenaient silencieux et pâles dans les abris.

17 février. — Violens tirs d’artillerie. Nous sommes terrés dans nos abris et nous parlons du pays... Ah ! la paix ; tous nous avons assez de cette vie. Il pleut tous les jours ; on ne peut pas se sécher.

20 février. — Le feu augmente de violence aujourd’hui : jusqu’à 600 obus de gros calibre en une heure et demie. Nos abris et nos tranchées sont bouleversés.

22 février. — Ce soir, nous attaquons ; ce sera chaud, mais il faut que ce soit. Dieu nous protège ! »

Voici le carnet du soldat X..., compagnie de mitrailleuses du 87e :

« 21 février. — Déclenchement de l’offensive sur le front occidental. Toute la journée Trommelfeuer : à 6 heures du soir, assaut. Les Français se défendent vaillamment.

22 février. — Le matin Trommelfeuer. A midi, assaut des 1er et 2e bataillons.

23 février. — Nous sommes en réserve en arrière de la 3e position française. Nous passons la nuit dans l’entonnoir d’un obus de 21 centimètres et mourons presque de froid.

………………………

26 février. — Mort de notre commandant de régiment. Nous occupons la hauteur devant Bras.

29 février. — Relève. »

Le point culminant de la bataille est la prise de Douaumont, « due, écrira le Communiqué, à la ruée ardente des régimens brandebourgeois, » mais qu’un document secret allemand, tombé entre nos mains, apprécie en un style infiniment moins glorieux. Négligeant ce document, je m’arrête à la lettre d’un soldat du 69e. « Les Brandebourgeois, écrit-il le 28, ont remporté la grande victoire de Verdun (sic). » Seulement il ajoute en homme clairvoyant : « Mais je pense que leurs rangs se sont encore bien éclaircis... Cela dure depuis trop longtemps ! »

Ces jours, ce sont les jours de triomphe, les « beaux jours de Verdun, » pour les Allemands. Il n’y parait guère déjà d’après les lettres. Mais voici venir les jours sombres : l’élan est brisé ; le Français se « défend vaillamment », et opposant « une résistance monstrueusement opiniâtre, » rejette son ennemi, en fait un massacre. Le mieux me parait de suivre l’ordre chronologique. On verra les plaintes grandir chaque jour plus fortes.

Dès le 1er mars, Fritz Z... s’estime si malheureux qu’il maudit ceux qui l’ont envoyé à cet « enfer. »


Devant Verdun, 1er mars 1916.

« Mes chers parens,

«...Je vous fais savoir que je vais très mal, car je mange tous les jours mon pain sec. Nous sommes dans une triste région et tous les jours ça barde. Qu’est-ce que le pasteur a dit encore ? Il l’a belle de parler en chaire des braves Feldgrauen, mais il ne vous raconte pas ce que tous ceux-ci ont à souffrir.. S’il n’y a plus rien à bouffer (fressen), qu’on fasse donc la paix. Les riches peuvent bien tenir, mais les pauvres ont à souffrir... »


Le 5 mars, notre mitrailleur de tout à l’heure, ramené à la ligne de feu, est « dans le ravin du Chauffour et bois Albain » (près Douaumont) : « Nous souffrons beaucoup du froid, du feu de l’artillerie française et de notre propre artillerie. Pour aller chercher le manger, il nous faut traverser un tir de barrage français sur la ferme des Chambrettes.

9 mars. — Trommelfeuer de notre artillerie. Une de nos batteries lourdes tire sans discontinuer (toute la journée) trop court, ce qui occasionne de très fortes pertes. A midi, assaut. ; Nous arrivons à la deuxième tranchée française. Cette journée a été une défaite pour notre artillerie lourde. Alors que les troupes occupent la même position depuis une semaine, il n’est pas admissible que l’artillerie tire trop court et encore pendant toute une journée. Cela témoigne d’une grande indifférence de ces messieurs.

10 mars. — A midi, nous devions faire assaut. En raison d’un violent Trommelfeuer des Français, l’assaut a dû être retardé. Très lourdes pertes pour notre régiment. Dans la nuit, nous sommes relevés, il était grand temps, car sinon tous les hommes seraient devenus fous dans ce « trou de sorcier. »

Le soldat E..., du 6e Leib. Gren. Rgt., pendant ce temps, se morfond sous nos obus en arrière de Vaux. Il n’a pas pris part à l’assaut du fort, mais on lui a raconté que la division voisine avait pris et perdu le fort de Vaux. Le malheur est que nous n’ayons pas, — et pour cause, — la lettre d’un soldat de cette fameuse division Guretsky, datée du fort de Vaux, et cependant toute l’Allemagne, sur la foi d’un communiqué mensonger, s’entêtera à affirmer qu’elle est entrée dans le fort.


Devant Verdun, 10 mars.

«... Depuis hier matin, il y a beaucoup de neige ; elle arrête tout et ralentit les opérations devant Verdun. Nous ne sortons pas du froid, de la pluie, de la neige, de la boue et nous campons à la belle étoile... En outre, nous sommes constamment sous un feu intense d’artillerie qui fait chaque jour bien des victimes, car nous n’avons ni tranchées ni abris. Jusqu’à présent, nous avons été en deuxième ligne. Ce soir, nous passons en première ligne. Nous ne pouvons avoir aucune confiance dans notre artillerie lourde. » Et voici où le canard s’envole : « Hier matin, notre autre division avait pris le fort et le village de Vaux, mais elle a dû les évacuer parce que (admirons l’explication) notre artillerie tirait dedans sans arrêt. »

L’Oberleutnant du 7e Rés. a, lui, été sur la croupe de Vaux, mais il ne parle pas de la prise du fort — naturellement.

« 11 mars. — A trois heures, départ pour la position devant le fort de Vaux. Au lever du jour, nous occupons la position qui était tenue par le 6e régiment. Le fort est à 200 mètres en avant de notre ligne. La position se compose de trous qui sont réunis entre eux...

12 mars. — A quatre heures, départ pour la nouvelle position (plus à droite), relève d’une compagnie du 37e. La plaine derrière nous est soumise à un tir de barrage. Le transport des vivres est difficile. A notre droite et plus bas se trouve le village de Vaux dont les trois quarts sont entre nos mains. Derrière Vaux se trouve le Douaumont ; derrière nous l’ouvrage et le bois de Hardaumont. Le soir, tir d’obus asphyxians de notre artillerie. Des mitrailleuses et des Scharfschutzen (français) tirent depuis le boqueteau à mi-pente au-dessus du village de Douaumont, particulièrement sur la 6e compagnie qui a quelques pertes.

14 mars. — Les Français commencent à lancer des bombes sur notre position.

15, 16, 17 mars. — Nous faisons des pertes par le Kurtgitstave. Attaque du 60e sans résultat.

18 mars. — L’après-midi, attaque sur le bois de la Caillette et à la Carrière sans succès. »

Cette croupe de Vaux devient l’effroi du soldat allemand : un malheureux trahit, dans une courte carte, une sorte d’égarement :

Le 24 mars 1916. — « Devant le fort de Vaux. Je n’ai pas besoin d’en écrire davantage. Tout le reste se comprend. Je veux cependant avoir de l’espoir. C’est amer ! bien amer ! Je suis encore si jeune ! A quoi bon ? Que sert de prier, de supplier ? Les obus ! les obus ! »

Le froid continue à sévir — et ce qui en aggrave la rigueur (il n’y a qu’une voix) on est mal nourri, parfois même privé de tout aliment. Un homme du 44e régiment d’artillerie de campagne s’en plaint amèrement : « La nourriture laisse à désirer. Pas de pain et pas d’alimens gras, » et d’Allemagne (Strassburg, Prusse, le 20 mars) on écrit : « Tu nous écris que vous avez dû sucer de la neige tellement vous souffriez de la faim. » On plaint le pauvre, en ne lui donnant que cette consolation : « Mais crois-tu qu’il en est autrement ici, car ici on ne peut rien avoir. »

Les combats, cependant, suivent leur cours. L’artillerie française continue à faire de la casse. Un homme, qui a été de l’assaut de la cote 265, écrit le 23 mars : « Dès les premiers bonds, les projectiles se mirent à siffler au-dessus de nos têtes. Nous reçûmes un feu terrible de mitrailleuses et d’artillerie au moment où nous nous lancions à l’assaut de la hauteur 265, en poussant des hurras. Nous enlevâmes les premières tranchées. Malheureusement, nous y subîmes des pertes assez fortes. De mon escouade qui comprenait dix-neuf hommes, il n’en reste plus que trois... Celui qui s’en tire avec un Heimatschutz peut dire qu’il a de la chance, mais maints camarades y laissent aussi la vie. » Un revenant de Russie est terrifié par ce feu : « Je suis de nouveau en campagne, écrit-il le 3 avril, mais sur le front occidental. En Russie, c’était un jeu d’enfant à côté du feu d’artillerie d’ici. »

On comprend que l’Empereur et le Kronprinz sentent, vers le 1er avril, le besoin de remonter les soldats. A cette date, le mitrailleur du 87e assiste à une inspection par le souverain et son fils. Guillaume II prononce une allocution qui se termine par ce mot d’une vérité incontestable : « Quand l’ennemi sera abattu, nous aurons bientôt la paix. » De cette revue de Marville, nous avons un autre compte rendu, dans la lettre (du 2 avril), d’un soldat de la 21e division, qui ajoute que « l’Empereur est devenu très vieux, » — le discours semblant d’ailleurs en témoigner.

Reste « pour avoir bientôt la paix, » à « abattre l’ennemi. » Or, les lettres et carnets continuent à révéler chez les soldats allemands la plus amère déception. Deux lieutenans échangent leurs impressions ; le lieutenant B..., du 32e de réserve, écrit au lieutenant W..., du 82e de réserve, le 29 mars : « Votre position n’est certainement pas des plus agréables, mais notre régiment n’est pas mieux partagé, et l’artillerie ennemie nous inflige de lourdes pertes (près de Douaumont). » Le mitrailleur du 87e qui, le 6 avril, a été porté « à la position de la première ligne à gauche de Douaumont, » signale que, « le 8, l’attaque a été étouffée « par le violent tir des Français » et, le 14, il écrit mélancoliquement : « Aujourd’hui mon 19e anniversaire. Comment me faut-il le célébrer ? Par la pluie et le feu de l’artillerie, blotti dans un trou sous terre comme une taupe. N’avoir que dix-neuf ans et être en guerre depuis dix-sept mois ! »

Le soldat S..., du 80e régiment, n’estime pas plus que ses camarades le séjour de la rive droite : «... Nous sommes ici, écrit-il le 11 avril, dans un trou d’enfer : feu d’artillerie jour et nuit. Hier, un obus est tombé tout près de l’église, et, du coup, trois hommes tués et neuf blessés. Tu aurais dû les voir courir. Si seulement cette malheureuse guerre prenait fin ! Pas un homme raisonnable ne peut justifier une pareille tuerie d’hommes... Nous sommes en ce moment au Nord-Est de Verdun, certainement une situation bien délicate... Bien que nous ne soyons pas depuis longtemps en position, nous en avons plein le nez (die nasc voll) et aspirons à la paix, et nous voudrions envoyer au front tous ces messieurs qui sont cause de la guerre et y trouvent de l’intérêt ! S’il en était ainsi, nous aurions la paix depuis longtemps. »

On n’est pas beaucoup plus heureux sur la rive gauche, où, arrêté sur la rive droite, l’Allemand a reporté son principal effort. Le bois des Corbeaux a été le « tombeau » de maints régimens : le Mort-Homme (dont le communiqué du 15 mars a annoncé la prise) continue à opposer une infranchissable barrière à la ruée allemande. Et, chose intéressante, c’est un officier allemand lui-même qui vient donner au communiqué mensonger le plus formel démenti. Il s’agit du lieutenant R..., du 71e de réserve. Le 8 avril, il écrit :

« Mon cher Walter... Je suis assis en ce moment dans mon trou, et je pense à toi. Ah ! quelle différence entre le séjour ici et la vie en Allemagne ! Depuis huit jours, je suis dans la saleté sans pouvoir me laver. Nonowow n’était pas bien agréable, mais ici, dans cet enfer, devant Verdun, c’est d’une mortelle tristesse. Demain, notre régiment attaque entre le bois des Corbeaux et le Mort-Homme, que, d’ailleurs, les Français occupent toujours et où ils ont d’excellens observatoires. Le cercle autour de Verdun se referme un peu, mais mon opinion, fondée sur l’extrême précision du tir de l’artillerie française et la quantité innombrable de leurs canons, est que nous ne prendrons pas Verdun. Cela coûte trop d’hommes. Pour l’avoir, il nous faudrait des mois de combat. »

Ne quittons pas le corps des officiers. Le lieutenant H..., du 81 e, fait écho, — sur la rive droite, le 15 avril, — au lieutenant S..., sur la rive gauche. Sa lettre mérite d’être tout entière transcrite ici :


En campagne, le 15 avril 1916.

« Mes chers parens,

« Vous attendez probablement avec impatience un signe de vie de moi. J’espère que celle lettre vous parviendra, mais il n’est pas facile ici de mettre ses lettres à la poste.

« Mon beau temps d’officier de liaison avec le régiment 56 est passé depuis plusieurs jours. Nos pertes en officiers sont assez considérables, de sorte qu’il a fallu que je prenne la 8e compagnie comme commandant de compagnie. Je me trouve actuellement avec ma compagnie en toute première ligne. Je suis ratatiné dans un tout petit trou de boue qui doit me protéger contre les éclats des obus ennemis qui arrivent sans arrêt. J’ai déjà vu bien des choses à la guerre, mais je n’avais encore jamais connu une situation aussi indescriptiblement effroyable. Je ne veux pas vous en faire une description détaillée, car je vous inquiéterais inutilement. Nous sommes jour et nuit sous un tir d’artillerie effroyable. Les Français font une résistance monstrueusement opiniâtre. Le 11 avril, nous avons fait une attaque pour prendre les tranchées françaises. Nous avions commencé par faire une préparation d’artillerie très considérable, pendant douze heures, puis l’attaque d’infanterie s’est déclenchée. Les mitrailleuses françaises étaient absolument intactes, de sorte que la première vague d’assaut a été immédiatement fauchée par le tir des mitrailleuses, dès qu’elle a eu quitté la tranchée. En outre, les Français ont déclenché à leur tour un tel tir de barrage d’artillerie, qu’il a été impossible de plus penser à aucune attaque. Nous sommes maintenant dans la tranchée de première ligne, à environ 120 mètres des Français. Le temps est lamentable, froid et pluie continuelle, je voudrais que vous voyiez en quel état je suis, bottes, pantalon, manteau, trempés et couverts d’une couche de boue d’un pouce.

« Tous les chemins sont pris sans arrêt sous le canon par l’artillerie française, si bien que nous ne pouvons même pas enterrer nos morts. C’est lamentable de voir ces pauvres diables gisant morts dans leurs trous de boue. Tous les jours nous avons des tués et des blessés. Ce n’est qu’en risquant des existences qu’on peut faire mettre les blessés en sûreté. Il faut aller chercher le repas à 3 kilomètres en arrière aux cuisines roulantes, et là aussi il y a danger de mort. Nous avons tous les jours des tués et des blessés parmi ceux qui vont chercher le repas, si bien que les gens aiment mieux souffrir de la faim, que d’aller chercher à manger. Dans la compagnie, presque tout le monde est malade. Être à la pluie toute la journée, complètement trempé, dormir dans la boue, être nuit et jour sous un bombardement effroyable, et cela pendant 8 jours et 8 nuits consécutifs, cela brise complètement les nerfs. Au point de vue santé, je vais encore assez bien. J’ai les pieds complètement trempés et froids et un froid colossal aux genoux.

« J’espère que j’aurai le bonheur de sortir vivant d’ici, je me le souhaite, car on ne peut même pas y être enterré proprement [2]. »

Le soldat S..., du 208e, est encore plus amer et devient même violent.


En France, le 15 avril.

«... Tu ne peux t’imaginer à quel point j’ai parfois assez de la vie, car ici on nous fait barder suivant toutes les règles de l’art. On n’a pas de repos jusqu’à ce qu’on tombe le nez dans la boue. Quelle dérision quand on lit dans les journaux : « Nos chers soldats (Feldgrauen) ! » Si vous saviez à quelles épreuves ils sont soumis et embêtés encore par-dessus le marché, on ne vous servirait pas de pareilles histoires. Hier, il faisait encore un temps affreux et nous étions transpercés jusqu’aux os. Alors on a dit : « Pourquoi ne chantent-ils pas aujourd’hui ? » Et dans notre misère, il a fallu encore chanter. »

Ce chant par ordre, quelle lueur il jette sur ces malheureux et la mentalité de l’armée ennemie !

Je m’arrête : que de lettres il faudrait maintenant insérer ici ! C’est tantôt une phrase sur les terribles blessures causées par les éclats de nos obus « coupans et très chauds » (soldat du 201e Réserve, du 18 avril), tantôt une plainte amère sur la « grêle d’obus » tombant jour et nuit, et transformant le terrain, où le soldat M..., du 39e Réserve griffonne sa carte, en un champ « de ruines et de mort. » Et M... d’ajouter : « Je me figurais que je ne partirais pas et voilà que je suis envoyé justement où c’est le plus terrible. » Faut-il citer aussi la lettre (28 avril) d’un soldat du 39e Réserve qui est « avec le médecin, en réserve, » mais voit avec tristesse arriver les blessés et partir une foule de malades. « Nous avons continuellement des pertes, toutes par l’artillerie... En outre, il n’y a rien à faire avec nos troupes maintenant. Nous avons beaucoup d’évacués pour maladie : typhoïde, dyssenterie, etc. »

Plaintes sur la nourriture, dont parfois on est totalement prive. « Nous avons chaque soir la moitié d’un verre à boire de café, » écrit le 11 avril un homme du 39e Réserve), plaintes sur les « nerfs irrités, » les « nerfs malades, » les « nerfs absolument brisés, » plaintes sur l’artillerie française encore, qui non seulement fait subir de grosses pertes en avant et en arrière, mais encore (lettre d’un musketier du 20e régiment, du 28 avril) bouleverse tous les travaux : « Tout ce que nous construisons est aussitôt démoli par l’artillerie. »

A mesure que la bataille s’avance, sans avancer, la démoralisation s’aggrave, se traduit dans tant de termes et dans tant de lettres qu’il me faut choisir.


29 avril 1916.

«... Je suis maintenant depuis quelque temps à l’hôpital pour ma maladie de cœur ; j’ai pris part à l’offensive devant Verdun et cela m’a tapé sur les nerfs... Il m’est impossible de te décrire la bataille devant Verdun telle qu’elle a été et qu’elle est en réalité. Il n’y a jamais eu, sur aucun théâtre d’opérations, une lutte d’artillerie pareille à celle qui s’est déchaînée là... Nos trois batteries ont perdu plus de 300 hommes tués ou blessés en sept semaines, alors que pendant tout le reste de la guerre elles en avaient perdu à peine 500... » (Lettre du conducteur G... au soldat X... du 78e Réserve.)


Devant Verdun, sans date.

« Je vous fais savoir que je suis encore en bonne santé, bien qu’à moitié mort de fatigue et d’effroi. Je ne peux pas vous écrire tout ce que j’ai vécu ici, cela a dépassé de loin tout ce qui avait eu lieu jusqu’à présent. En trois jours environ, la compagnie a perdu plus de 100 hommes, et bien des fois je n’ai pas su si j’étais encore vivant ou déjà mort... J’ai déjà abandonné tout espoir de vous revoir. Celui qui sortira d’ici entier pourra remercier Dieu.... » (Lettre saisie sur un blessé allemand du 56e Réserve.)


Devant Verdun, 30 avril.

« Je suis depuis le vendredi saint devant Verdun. C’est effroyable. Nous avons eu déjà beaucoup de pertes. Nous sommes sur le penchant d’une montagne, dans des trous... C’est parfois épouvantable. On dirait que la montagne s’écroule... Les cuisines sont à deux heures de chemin en arrière. Pour Pâques, nous n’avons rien eu à manger ni à boire, si ce n’est la moitié d’un quart de café. De l’eau, il n’y en a plus une goutte ici ; mais maintenant la ration de café augmente un peu, car notre nombre diminue de plus en plus. »

Je crois bien que le cri du chasseur L..., de la 1re compagnie du 11e bataillon, est dans nombre de bouches : « Ich bin’s cloud satt. J’en ai par-dessus la tête. » Il ajoute énergiquement : « Ce fumier-là aura bien une fin. »

On sourira de la conclusion imprévue que tire un soldat du 56e Réserve (9e compagnie), plus illusionné : « Il faut espérer que le Français réfléchira bientôt et fera la paix : alors notre plus grand souhait sera accompli. »

Et voici, pour finir, une des dernières lettres trouvées sur un soldat et datée du 6 mai :

« Ce sera sans doute la dernière fois que je vous écris, car on nous conduit à l’abattoir [3]. »

Est-il besoin, après ces quelques lettres prises entre tant d’autres, de donner les extraits d’interrogatoires, qui, tous, confirment ces témoignages ? Je n’en citerai que quelques traits entre mille. Tous se lamentent sur les pertes subies par le fait de notre artillerie ; ils décrivent les combats autour de Douaumont, devant Vaux, au bois des Corbeaux, au pied du Mort-Homme, comme autant de « massacres. » Plusieurs affirment que, devant la mort presque certaine, le nombre est croissant des hommes qui se font porter malades la veille des combats. « Les officiers feraient de même, » dit le compte rendu d’un interrogatoire de soldats du 28e Ersatz bavarois, et il resterait actuellement à la 12e compagnie « un officier sur quatre. » Des Polonais du 60e régiment donnent, eux, les noms. La veille d’un engagement à l’Ouest de Vaux, le 10 avril, « le major B..., commandant le régiment, et le capitaine G..., commandant le 3e bataillon, se sont fait porter malades. » Des grenadiers du 3e régiment, 12e compagnie, racontent avec une grande aigreur que « le capitaine commandant la compagnie, très dur avec les hommes, s’est fait porter malade le 22 avril, en arrivant aux tranchées. »

Les pertes sont d’ailleurs effroyables : je ne citerai que quelques témoignages. Un soldat du 8e grenadiers a écrit de Benzheim, le 26 février : « J’ai été blessé le 24 février devant Verdun. Nous avons eu de durs combats et de lourdes pertes. Notre commandant de compagnie a été tué et les trois Zugführer ont été blessés. » Un autre soldat écrit : « Du 21 février au 12 mars, j’ai pris part à l’attaque de Verdun... Nous, c’est-à-dire une compagnie, étions partis avec 210 hommes et nous sommes revenus avec 30, » et il ajoute : « Savoir s’il y aura la paix si Verdun tombe, c’est encore douteux ! » Or, c’est pour la paix qu’on se jetait à l’assaut.

Est-il étonnant qu’un prisonnier du 130e régiment, décrivant après tant d’autres le moral en baisse de ses camarades, ajoute : « Ce sont ces combats stériles devant Verdun qui ont déprimé les courages. »

Les officiers du 11e chasseurs parlent de nouveau de recourir au revolver contre leurs hommes, de jeunes soldats de la classe 1896 ayant refusé de sortir des tranchées.

On essaie toujours, en haut lieu, de remonter les courages : généraux, princes, l’Empereur lui-même se répandent en harangues et proclamations.

Un ordre de l’armée parle « d’un arrêt momentané de la lutte pour repartir ensuite à de nouveaux combats, » car il faut prendre Verdun, « cœur de la France, » a dit le Kronprinz, ce qui indique chez ce prince une médiocre connaissance ou de la géographie ou de la physiologie. Les hommes, dit un soldat du 8e, ont souri de l’expression, se demandant « comment le cœur de la France pouvait se trouver à Verdun. »

L’Empereur, passant en revue la 21e division, s’est écrié : « La décision de la guerre de 1870 a eu lieu à Paris. La guerre actuelle doit se terminer à Verdun par une victoire essentielle (wessentliche Sieg) ; » et le général von Deimling, devant les troupes du XVe corps d’armée, dans la région de Norroy-le-Sec, a prononcé, le 14 avril, une allocution vibrante : « Le XVe corps d’armée s’est déjà distingué ; il faut encore faire un effort pour prendre Verdun, âme de la France. Nous n’avançons que lentement, mais nous l’enlèverons certainement. Nos femmes, nos enfans, nos parens le veulent. Les Français défendent Verdun avec acharnement. Ils ont déjà engagé trente-huit divisions, et ceci prouve toute l’importance qu’ils attachent à la place ; mais nos vaillantes troupes seront victorieuses, et les hommes du XVe corps pourront être fiers, en rentrant dans leurs foyers, de dire qu’ils ont participé à la prise de Verdun. »

Cette harangue, napoléonienne, — à laquelle il ne manquait qu’une chose : Austerlitz, — n’a pas produit grand effet.

La troupe ne croit plus, nous allons le voir, à la prise de Verdun, et la population civile de l’Allemagne, déçue, ne dissimule pas sa cruelle déconvenue.


IV. — LA DÉCEPTION


Ittlingen, 2 mars 1916.

«... Nous sommes très inquiets, car nous pensons que tu es aussi près de Verdun : là-bas, tout le monde est tué (Alles kaput) et il ne faut pas songer le moins du monde à percer. Les Français ne sont pas des Russes et on ne peut pas dominer leur artillerie. Tout ce que les journaux racontent, personne ne le croit plus. Il n’y aura pas de décision, car chez les Turcs non plus, cela ne va pas... Par quelles épreuves tu passes et rien à manger !... Au début, ce n’était qu’un cri au sujet de nos grands succès... Quelques criailleurs s’imaginaient que Verdun tomberait en quelques jours. Oui, s’il n’y avait pas l’artillerie française ! Il ferait bon marcher sur Paris, s’il n’y avait pas les Français en travers de la route ! »

Déjà, la déception est formelle et l’aigreur de la déconvenue donne de l’esprit à ce bourgeois d’Ittlingen, mais un esprit bien peu conforme à « l’incomparable discipline. »


Strassdorf, 6 mars.

« Malheureusement, nous apprenons que tu es devant Verdun... Ce doit être effroyable de tenir ainsi sous le feu des obus. Les journaux français eux-mêmes écrivent qu’être à Verdun maintenant, c’est pire qu’être en enfer ; et pourtant, depuis quelques jours, on dit que vous n’avancez plus. Les Français et les Anglais se défendent évidemment jusqu’à la dernière limite. »

« Vous n’avancez plus ! » Huit jours avant, l’Allemagne illuminait pour la prise de Douaumont. Déjà, on s’impatiente, le 6 mars ! et les lettres vont nous mener à la fin de mai, sans qu’il y ait plus lieu d’allumer un lampion ; au contraire. Les lauriers sont coupés.

L’heure des grands espoirs a été brève, plus brève encore l’heure des grandes ivresses.

A part quelques lettres que j’ai citées plus haut, je ne trouve plus, à partir du milieu de mars, que des lettres inquiètes, mécontentes, grondantes, bientôt affolées.

Dès le 5 mars, on écrit de Berlin-Rummelsburg « que le fils, soldat, a perdu tout courage, » et on ajoute : « Il serait vraiment grand temps que ces terribles massacres finissent. » Verdun apparaît à tous comme un « trou d’enfer. » Sans aucune pudeur, un soldat de la marine écrit, le 20 mars, d’Héligoland à un camarade, le sous-officier K..., du 99 e, devant Verdun. « Tu es vraiment un enfant du malheur : (Unglück-fils), te voilà devant Verdun. Moi, j’ai un bonheur de cochon (Schweingluck) de m’être trouvé une semblable petite place. Nous ne sommes plus que quatre ici, mais chacun de ceux-là a trouvé sa petite embuscade. » Et il ajoute : « Penses-tu que cette attaque de Verdun soit sérieuse ? Je pense que nous allons encore nous cogner le crâne contre la forteresse et que nous allons encore verser bien du sang. » Même sentiment dans une lettre de Budderbrock du 23 : « Avant que vous l’ayez enlevé (Verdun), il faudra que plus d’un y laisse encore la vie. Ce matin encore, il est arrivé une nouvelle annonce de mort. » Ces « annonces de mort » se multiplient. Les journaux allemands, tout en publiant des nouvelles rassurantes, sont obligés (l’expression a toute sa valeur), de faire la part du feu. « Est-ce vrai, écrit-on, le 24 mars d’Hindenburgos, que vous avez eu d’aussi grosses pertes comme on le dit dans les journaux ? » Et, dit un correspondant du soldat K..., du 19 e, écrivant d’Adelsdorf, le 19, « à quoi bon se sacrifier puisque la forteresse n’est pas tombée entre nos mains ? »

Déjà les esprits s’aigrissent. A Leipzig, on regarde avec désespoir partir, le 27 mars, un gros contingent pour le 106e : « Les 106 doivent avoir encore eu de bien grosses pertes. Espérons que cette cochonnerie finira bientôt. » Et le ton montant avec l’exaspération : « On devrait refuser de marcher, et cela serait la fin. Les Grands n’ont qu’à se débrouiller tout seuls. Après tout, cela nous est bien égal d’être Français, Anglais ou Russes. Ici, c’est une vraie misère. Si ça continue quelque temps, il y aura ici un sérieux grabuge. »

Deutschland uber alles !

Je passe sur une demi-douzaine de lettres de la fin de mars, sur le thème formulé par l’une d’elles (de Morsbach, 29 mars) : « Pourquoi et pour qui les pauvres gens doivent-ils donc se laisser immoler ? »

Les plus mauvais bruits circulent :


Niéderdorla, 30 mars.

«... On raconte ici que les soldats auraient déposé leurs armes en disant qu’ils ne voulaient plus combattre avec de la marmelade pour nourriture [4]. Je ne peux pas leur donner tort..., si cela est vrai... » Et voici une note intéressante : « La misère dans le pays est très grande. En France, il ne peut en être ainsi, car les prisonniers qui sont chez Karl Müller reçoivent des envois, même de leurs compagnies. J’en tremble quand je vois ces gaillards. »

On sait, par les lettres de soldats, qu’ils sont, eux aussi, peu nourris.

Et peu à peu se fait jour un sentiment que je vois bientôt se formuler dans bien des lettres : la rancune contre le riche qui s’embusque.


19 avril 1916.

« Mon cher mari,

« C’est épouvantable : les hommes sont entraînés par force à la boucherie ; naturellement, ce ne sont que les pauvres, car les riches ne vont pas si loin à l’avant. Au commencement de la guerre, on lisait dans les journaux que tel ou tel riche avait été tué, mais maintenant, il n’y a plus que les pauvres qui tombent au champ d’honneur. Merci pour l’honneur ! Vous vous faites tuer là-bas, et nous, à l’intérieur, nous mourons de soucis et de chagrins. » Une autre correspondante écrit : «... De ceux qui ont causé la guerre aucun ne meurt. »

On voit partir avec tristesse, parfois avec désespoir, les jeunes hommes comme les « vieux : »

De Hagen (Westphalie), on écrit, le 5 mars, à un homme du 56e régiment : « Avant-hier et hier sont de nouveau partis 4 000 hommes, mais il aurait fallu que tu voies comme ils étaient tristes tous ! »


Les départs succèdent aux départs. De Letzel Wiebelsbach : « Les jeunes gens de dix-huit ans ont dû tirer au sort... Cela ne s’arrêtera pas jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne ; » de Wiesbaden : « Les jeunes gens de dix-huit ans sont déjà incorporés, ceux de dix-sept ans ont dû se faire inscrire sur les listes de recrutement ; » de Kl. Ringne (Westphalie) : « On révise et incorpore de nouveaux hommes ; » de Stammhamm : « Tu me demandes s’il y a encore des jeunes ici : malheureusement ceux de dix-huit ans ont dû être incorporés le 4 avril. Il n’y a plus que de tout jeunes gens ou des vieux comme moi. » De Hambourg : « Maintenant, toute la classe 1916 s’en va au front ; samedi dernier, plus de 4 000 hommes sont partis d’ici. Quand tout cela finira-t-il ? » et le 19 avril : « Ceux de la classe 1897 partent demain. » Ces enfans font pitié. « Il faudra leur donner des jouets, » écrivait-on déjà le 31 janvier. Le patriote de Bojanowo lui-même ne peut s’empêcher de s’apitoyer ou de sourire devant la façon dont, par ailleurs, on racle les tiroirs : « Même mon cousin de Charlottenburg qui, dans le sens le plus strict, n’est qu’un soupçon d’homme (ein Gedanke von Gestalt) a dû y passer... Et le petit Max L... le tailleur, « la dernière levée de l’Allemagne, » a été déclaré bon pour le service de garnison. »


Aussi, un citoyen d’Alsfeld regarde-t-il avec « pitié » les hommes qui, s’acheminant à la bataille, cantonnent dans la ville. « Il y a parmi eux des figures à faire pitié. Aucune comparaison avec nos beaux hommes de l’active de 1914 ! »


Tous les huit ou quinze jours, l’Allemagne apprend un « colossal succès » obtenu par « l’incomparable armée. » Beaucoup y sont encore pris : presque tous les Allemands ont cru que Douaumont avait été emporté par la « ruée ardente des régimens brandebourgeois, » encore que l’État-major sache qu’il n’en est rien ; toute l’Allemagne a cru que le Mort-Homme était entre les mains de ses troupes depuis le milieu de mars, alors que nous avons vu le lieutenant R... affirmer dans sa lettre du 9 avril que « les Français l’occupaient toujours. » Toute l’Allemagne a cru encore un instant, le 26 mars, que Verdun étant « incendié » et les Français « cernés, » la ville serait bientôt « complètement à elle. »

Mais déjà au commencement d’avril, le scepticisme devient général. Les nouvelles qui arrivent du front ne justifient guère l’optimisme inouï des journaux. Un soldat du 125e Landwehr a déclaré, le 18 avril : « L’opinion, à propos de Verdun, est que si la place avait pu être prise, elle le serait depuis six semaines. » Et, de fait, je ne vois plus une seule lettre où perce le moindre espoir qu’on entrera à Verdun.

Un Alsacien, évacué de Mulhouse, écrit le 24 avril : « La jactance des officiers allemands à Mulhouse a beaucoup baissé. On ne parle plus de victoire, mais on espère encore une paix honorable. Quant à la troupe, elle est tout à fait démoralisée et aspire à une fin rapide. »

Le 49 avril, une lettre au lieutenant A..., du 172e régiment, datée d’Offenbourg (Bade), contient cette phrase : « La masse du public a une attitude de plus en plus indifférente vis-à-vis des événemens de la guerre et s’occupe bien plus de ses soucis économiques. »

C’est que, pendant que de jour en jour la grande victoire de Verdun paraît aux uns plus vaine, aux autres plus hypothétique, on « se bat pour le pain quotidien. »


V. — LA « LUTTE POUR LE PAIN QUOTIDIEN »

« Je ne peux plus vivre cette vie-là ; je ne peux pas résister à cette lutte pour le pain quotidien. »

C’est le cri de désespoir par lequel se termine, le 19 mars, la lettre d’une femme de Linden (Hanovre) à son mari. Pas un instant, il n’y est question des « grandioses succès » de Verdun. La guerre en France devient le cadet des soucis, surtout lorsque, vers le milieu d’avril, le scepticisme commence à gagner l’opinion. Ce scepticisme se traduit dans plusieurs lettres dont il suffira de citer deux extraits. Je choisis la lettre d’un soldat évacué qui, cependant, se proclame « optimiste : » « Seuls quelques optimistes incorrigibles, — dont moi, — écrit ce soldat à son lieutenant le 19 avril (d’Offenbourg), se promettent de la chute prochaine, il faut l’espérer, de Verdun, un effet bienfaisant sur les esprits en France. Autant que je vous connais, monsieur le lieutenant, vous ne partagez probablement pas cet optimisme et vous avez peut-être raison… » Quant aux pertes, on les tient pour sanglantes : « Il faut espérer que ce carnage sera bientôt fini, écrit-on le 12 avril de Rudinghausen (Prusse). Ici, dans les journaux, on dit toujours quand on a enlevé une position : Les Français ont éprouvé des pertes sanglantes, les nôtres sont peu élevées. Mais cela ne peut être vrai ; c’est toujours l’assaillant qui a les plus fortes pertes. »

En réalité, « la masse, » suivant l’expression du soldat de tout à l’heure, est « de plus en plus indifférente vis-à-vis des événemens de la guerre, et s’occupe bien plus des soucis économiques et autres qui, il est vrai, ajoute-t-il, sont brûlans. » Si on pense à la guerre, c’est en faisant le plus amer rapprochement entre « les deux guerres ; » le 23 avril, une ménagère de Dusseldorf écrit au soldat B…, du 39e Réserve : « Presque chaque jour la guerre générale des femmes. Dans la rue, elles se battent comme des chaudronniers. Vous autres, pauvres diables, vous vous battez sur le front et nous autres femmes, nous nous battons ici pour un peu de manger… »

Et certains vont jusqu’à entrevoir, après cette « guerre générale des femmes, » une « guerre civile : » « Il faut espérer, écrit-on de Krefeld, au sous-officier B…, du 39e Réserve, le 24 avril, que la guerre aura bientôt une fin, car si cela continue ainsi, la guerre finira par éclater dans le civil. » En attendant, elle semble commencer entre la police et les femmes.

Un instant (c’est assez frappant), les plaintes sur la » famine » ont été plus rares et moins acrimonieuses. C’est entre le 20 février et le 15 mars à peu près ; c’est que les grands espoirs et les nouvelles enivrantes ont produit leur effet ordinaire de morphine.) Mais voici qu’après les premières semaines de mars, l’insuccès est patent. Et, dès lors, les plaintes recommencent, d’autant plus vives que la situation, — je compare les lettres de décembre et celles de mars — s’est sensiblement aggravée.

J’ai eu sous les yeux, — pour la période mars-mai 1916, — cent lettres où se pose la question des vivres et où la charcuterie occupe une telle place qu’on en sort avec une sorte de nausée. Aussi bien, je n’entends pas entrer dans les péripéties de la lutte pour la saucisse, car à la « guerre de la marmelade » dont plaisantent amèrement les soldats, répond la « course à la graisse » qui affole les civils.

Je m’arrête seulement à quelques traits en passant, sans sombrer dans l’océan des chiffres. A Berlin (14 mars), « la question des vivres est devenue épouvantable. Il n’y a plus ni beurre, ni sucre, ni café. La viande de porc a déjà complètement disparu depuis longtemps et on n’a la permission de fabriquer du chocolat qu’en petite quantité... Les pommes de terre, qui forment le fond de l’alimentation des classes pauvres, deviennent une délicatesse et leur prix augmente d’une façon colossale... « Finalement il faudra que ce soit les soldats qui envoient du front quelque chose à manger, ajoute le Berlinois, car on répond toujours que tout a été réquisitionné pour l’armée... » D’Eggartskirch, le 15 mai : « Cela ne peut pas durer très longtemps. Il règne une grande misère dans les villes. Ils ont bien des cartes de beurre, mais ils ne peuvent pas trouver de beurre. Il en est de même pour tout. » De Wilhelmstahl (Westphalie), le 5 mars, on se plaignait déjà que des gens volaient les chiens pour faire leur « pot-au-feu ; » on en fait maintenant des saucisses. De Lippstadt, le 25 mai : «... On a encore souscrit 10 milliards 500 millions, mais à quoi sert l’argent quand les vivres manquent ? » De Mayence, le 2 avril, s’élève ce cri, pathétique pour qui a vécu de l’autre côté du Rhin : « L’Allemagne n’a plus de pommes de terre. Il nous faut manger ce que l’on donnait autrefois aux cochons. »

« C’est épouvantable, écrit-on de Halle, le 2 avril, tous les jours ne manger que des tartines de compote et de marmelade ; on finit par devenir soi-même compote et marmelade. Et il faut être là à l’heure exacte et s’avancer au pas de parade, sinon l’on n’a rien. » De Berlin-Treptov, le 6 avril : « Le pain dit « de guerre » qu’il nous faut manger est une masse gluante et brune... C’est une vraie nourriture pour les cochons, mais comme il n’y a pas de cochons pour le manger, c’est à nous de le faire. Quant aux cochons, ils sont actuellement fumés et pendus dans les lardoirs des riches agrariens... » De Hambourg, le 11 avril : « Les articles disparaissent l’un après l’autre, jusqu’au moment où il n’y aura plus rien du tout et alors ce sera la fin. » De Charlottenbourg, le 12 : « Il faut maintenant faire la guerre pour le sucre comme pour le beurre et une fois qu’on est dans la boutique, on vous dit qu’il n’y en a plus. Tu ne peux savoir dans quelle colère on se met... » D’Osnabruck, même date : « J’espère que, pour la Pentecôte, tu seras de retour auprès de nous... car je suis d’avis que la guerre ne peut plus durer longtemps, car il y a ici une telle misère que c’est une honte. » D’Essen, le 16 : « On pourra bientôt instituer un Comité de famine, car on n’a plus rien pour son argent. » De Dusseldorf, le 17 avril : « Si la guerre dure encore longtemps, nous mourrons de faim. » De Berlin, le 21 avril : « Nous n’avons plus qu’à nous coudre l’estomac pour n’avoir plus besoin de manger. » Les parens du musketier H..., du 20e régiment, lui écrivent : « Il n’est plus possible de vivre et même pas de mourir (sic)... Combien de temps faudra-t-il pour avoir une fin ? Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’hommes ? »

On comprend que les soldats du front s’alarment de cet état de choses. Le pionnier J..., du 30e régiment, dit qu’on aurait beau vaincre, « cela ne pourrait durer bien longtemps, car il n’y a pas beaucoup à manger là-bas. » W..., du 12e Landwehr, revenant de permission, conclut le 23 mars, après un tableau assez sombre : « C’est à vous enlever tout courage. »

Ce qui augmente l’irritation de tous, c’est que, d’une part, on soupçonne « les spéculateurs » qui, écrit-on de Berlin le 5 mai 1916, « dans notre propre pays nous amènent la famine plus sûrement encore que les Anglais, » et que, d’autre part, la police se fait tous les jours, de tracassière, brutale jusqu’à provoquer la révolte.

C’est qu’il lui faut intervenir dans cette « guerre générale des femmes » dont parlait une correspondante.

Il faut rappeler ce que je disais dans les premières pages de cet article : nous n’avons ici, — pour bien des raisons, — que des échos rares et affaiblis, un minimum de confidences. Car si une police brutalise les femmes, une autre surveille les lettres et on retrouve sans cesse la formule : « On ne peut tout dire, » et parfois même : « On ne peut rien dire. »

Mais voici quelques lueurs :


Elberfeld, 5 mars.

« Hier, il y a eu une émeute à l’Hôtel de Ville. Les femmes sont parfois plus terribles que les hommes... Je crois que cela ne fera qu’empirer. »

Dans une page arrachée d’une lettre, on lit : «...Une femme a été tuée, une autre a eu trois doigts coupés, une autre est devenue folle. Un soldat qui était en permission a mis un terme à cette misère en repoussant l’agent de police. N’était-ce pas honteux ? »


Aplerbeck, 2 avril.

«...Il faut que je t’apprenne un événement qui s’est passé hier matin à Dortmund. Une femme allait réclamer un secours plus élevé parce que son mari est en campagne et qu’elle ne peut suffire avec ses six enfans. Comme on ne lui accordait pas davantage, elle donna une gifle au Commissaire de Police, ce que celui-ci n’accepta pas (sic) et il la tua. Alors il y eut un rassemblement de femmes ; toute la rue de Lenten était remplie de monde. Le soir, les soldats y ont passé à cheval pour disperser les femmes. Si le policier était sorti, certainement elles l’auraient assommé aussi. Du reste il y a ici, à Dortmund, Cologne et dans les environs, une excitation sans pareille... Si cela continue ainsi, il se produira bientôt quelque chose ; il y a assez de misère ainsi et nous voulons espérer que cela ne durera pas plus longtemps. »


Breslau, 27 avril.

(A l’OberleutnantL..., du 202e Rég.)

«...Il y a eu, parait-il, hier, des cris devant l’Hôtel de Ville. Ces jours-ci ton père a soutenu que s’il y avait une révolte, il se mettrait à la tête comme chef... »

Ne croyons point que ce père d’officier soit aussi prêt à se mettre à la tête d’une révolte et que cette révolte soit proche, — si l’on veut parler d’une révolution. Mais la révolte est au moins dans bien des cœurs. Elle gronde tantôt contre « ceux qui ont causé la guerre et y trouvent encore de l’intérêt » (11 avril), tantôt contre « les spéculateurs qui amènent la famine plus sûrement que les Anglais » (mai), contre la police qui force les femmes à défiler devant les boucheries « au pas de parade » et reçoit les plaintes « à coups de plat de sabre » (2 avril), contre « les riches agrariens » qui accaparent « en leurs lardoirs » les cochons immolés (6 avril), contre les grands a qui n’ont qu’à se débrouiller » (27 mars), contre « messieurs les officiers servis d’abord » (27 mars).

« La guerre est bonne pour les riches ; ils deviennent encore plus riches, mais les pauvres encore plus pauvres, » écrit-on, le 9 avril, de Ulmbach, et, le 14, de Schrau : « Si la guerre dure encore jusqu’à l’hiver prochain, personne ne vivra plus de nous autres pauvres gens, car il nous faudra mourir de faim et personne ne s’occupe de nous. L’essentiel, c’est que les grosses panses soient pleines. » Dans une carte au musketier S..., du 202e Rés., du 16 avril (Berlin) : « Au Reichstag, il y a actuellement grande délibération au sujet des impôts. Tous les impôts doivent être élevés. On applique toujours le vieux procédé que tu connais bien : Tout pour la grande masse, c’est elle qui doit cracher. »

A côté des jalousies de pauvres à riches, il y a les jalousies de principauté à principauté : « Nous autres, en Prusse, nous sommes les plus mal partagés ; les Hessois et les Bavarois ont suffisamment (10 mai) [5]. »

Le gouvernement soulève d’aigres critiques : « Nous circulerons avec le couteau à la main pour nous procurer du pain, écrit-on au soldat D..., de Krefeld, le 26 avril, s’il n’y a pas bientôt un changement. Le pauvre Etat allemand ! Les gens sont révoltés. » Un correspondant de Berlin, exaspéré, dit, le 19 avril, que le gouvernement fera bien de faire attention. « Sinon, il pourrait bien finir par pleuvoir dans sa baraque. »

Propos d’estomacs mal satisfaits, d’esprits aigris, d’âmes révoltées, — propos sans conséquences immédiates et sans suite pratique — peut-être. Mais est-ce là une mentalité de vainqueurs ?

C’est que, et nous en revenons là, on ne croit plus partout, il s’en faut, aux « victoires » de Verdun. Le 19 avril, un « optimiste » a encore écrit : « On parle partout d’une attaque générale contre cette forteresse obstinée (sic). » Mais l’ « optimiste » avoue qu’il est un des rares Allemands à croire au succès possible. Une naïve épouse veut, une fois pour toutes, en avoir le cœur net : « Maintenant, mon chéri, écrit-elle de Krefeld, le 25 avril, au soldat K..., du 39e Réserve, dis-moi donc une fois franchement si vous pensez enlever Verdun. Ici on dit toujours que vous n’aurez jamais Verdun. » A cette question le banquier S..., officier de réserve en congé, pourrait répondre. Le 26 avril, cet homme de poids, financier et soldat, écrit à un autre officier sur le front, une lettre par laquelle il me plait de terminer :


K..., 26 avril.

«... La situation économique de l’Allemagne produit malheureusement des impressions bien pénibles, et si la guerre avec l’Amérique vient s’y ajouter, la population finira par mourir peu à peu de faim. De la viande, par exemple, on n’en trouve plus du tout depuis huit jours à K... ; la municipalité fournit aux indigens de la viande salée que pas un homme ne peut manger. Le sucre, le café, le thé, etc., tout est confisqué. Les médecins ont déjà constaté une alimentation manifestement insuffisante de la population civile de l’Allemagne. Seuls les fournisseurs de guerre gagnent des millions et sont très satisfaits de l’affaire. Tous les autres gémissent et récriminent. Et de plus pas un homme ne croit à la paix prochaine, et la guerre possible avec les Etats-Unis trouve même beaucoup de succès ici, car le peuple imbécile croit que, par une guerre sous-marine plus énergique, on en aura bientôt fini avec l’Angleterre. Du reste, il semble qu’en Allemagne on escompte encore parfois la chute de Verdun. Il y aura une belle désillusion à la fin. »

Ce gros monsieur n’est pas un malheureux aigri par la misère. Il juge de haut, mais après avoir regardé de près. Sa lettre est en quelque sorte la synthèse de tout ce que nous avons lu dans tant de lettres, et synthèse plus forte encore ce qu’écrivait ce père de soldat à son fils, dans une lettre déjà citée : « Cette guerre ne finira point par les armes... C’est celui qui aura à bouffer le plus longtemps qui sera vainqueur et ce n’est pas nous. »


Voilà, scrupuleusement dépouillé, le dossier. Je me suis efforcé de laisser la parole à l’Allemand exclusivement.

Malgré les scrupules et les craintes que peut inspirer, aux correspondans de l’arrière et du front, un aveu trop franc des appréhensions, des anxiétés, des déceptions, des sottises, des échecs, des souffrances et des révoltes, il me semble difficile que l’impression du lecteur ne soit point unanime.

L’échec de l’armée allemande devant Verdun n’est point seulement une défaite militaire, elle est un désastre moral.

La gêne de l’Allemagne, peu à peu accrue par dix-sept mois de cette guerre, — voulue par elle, — et le mécontentement qui, vers le commencement de l’hiver, commence à gronder, a nécessité, — plus qu’aucune autre considération, — une opération qui, aux yeux de l’État-major, serait « décisive. » Cette opération, on y était « forcé, » a dit le Kronprinz, général en chef des troupes devant Verdun. Et ce que nous avons publié des lettres de l’hiver de 1915-1916 justifie suffisamment ce mot.

Cette opération devait, pour avoir tous ses effets moraux, être couronnée d’un prompt succès. L’annonce a suffi à calmer quelque temps les âmes, encore que les grandes espérances aient été, nous l’avons vu, chez des gens clairvoyans, tempérées ou même étouffées par de grandes appréhensions.

Mais même parmi ceux qui prévoyaient que l’opération coûterait encore des flots de sang allemand, l’enjeu semblait si beau, si grand, qu’il leur paraissait que la tentative méritait d’être faite : l’enjeu, c’était Verdun pris en quinze jours, l’armée française détruite et, sans même que le chemin de Paris fût ouvert ou forcé, la « paix séparée » imposée de Verdun par l’Empereur à la France « effondrée. »

Que Verdun pris, Paris fût à la merci de l’ennemi et la France effondrée, c’était déjà une illusion grosse de bien autres déceptions. Que la France, parce que l’Empereur aurait, « sur la place d’armes de Verdun, » passé sa Festparade le 1er mars ou le 15 ou le 30, signât une « paix séparée, » l’idée nous paraît tout simplement absurde. Mais un tel mirage flattait trop l’orgueil des uns, la lassitude des autres pour qu’un instant cela n’imposât pas silence aux estomacs révoltés et aux cœurs aigris.

Après des succès passagers et rapides, l’armée rencontre une infrangible résistance. « Il ferait bon marcher sur Paris, ricanera, le 2 mars, un Allemand, s’il n’y avait pas les Français en travers de la route. » C’est sur la route même de Verdun que le Kronprinz trouva l’armée française.

Il y rompit ses forces. Cinquante lettres de soldats, — que ne les avons-nous toutes ? car toutes témoigneraient, puisque toutes les lettres saisies en font foi, — nous ont permis de voir aux abords de Douaumont, dans le bois des Corbeaux, sur les pentes du Mort-Homme, se briser le plus prodigieux effort tenté par une nation contre une place forte. J’ai laissé parler, gémir, gronder, pleurer (le mot n’est pas trop fort) ces combattans, — soldats, sous-officiers, officiers. — Ils disent leurs efforts malheureux, leurs transes, leurs souffrances, leurs déconvenues, leurs pertes, leur révolte parfois.

Dès le milieu de mars, l’Allemagne a, en dépit d’une presse mensongère et de communiqués stupéfîans d’imposture, appris peu à peu l’insuccès : certains avaient pressenti l’échec ; les lettres du front, — pareilles à celles qui sont tombées entre nos mains, — en confirmèrent la réalité.

Ce fut la plus immense déception qu’un peuple ait jamais éprouvée. Alors tout ce que ce peuple a refoulé de souffrances se réveille. Pas un n’accepte bravement la défaite. Ah ! pas plus que le malheureux qui grelotte de terreur devant le fort de Vaux (« Je suis encore si jeune ») ou que l’officier H..., terrifié devant la résistance « monstrueusement opiniâtre » des Français, le civil de l’arrière, qu’éprouve la gêne, n’est un Uebermensch.

Il gémit et murmure et, chose curieuse, il ne s’en prend plus à l’ennemi. J’ai relevé très peu de cris de haine à l’adresse des Français, comme ceux qui s’élevaient, au début de la guerre, en un concert énorme. Car déjà dans son désir unanime de la paix (durant ces cinq mois, c’est le leit motiv : la paix ! la paix !), l’Allemagne commence à comprendre enfin qu’il y a chez elle des gens « qui sont cause de la guerre » et d’ailleurs « en profitent. » C’est à la lueur de la bataille de Verdun, perdue par le Kronprinz impérial en la présence auguste de l’Empereur avec le meilleur sang allemand, que la vérité peu à peu apparaît.

C’est pourquoi il importait de grouper ces documens qui sont une page d’histoire et de psychologie allemandes, écrite par l’Allemagne même, et que je livre au jugement des lecteurs de tous les pays. :


LOUIS MADELIN.

  1. Chemnitzer Volksstimmung, du 25 février.
  2. J’ai vu interroger le lieutenant H..., c’est un grand et gros jeune homme qui n’avait certes point l’apparence d’un gaillard facilement démoralisante.
  3. De Grunberg, le 11 mai, on écrira : « Tous les soldats écrivent qu’ils en ont assez. »
  4. J’ai laissé de côté quantité de passages de lettres de soldats ayant trait à cette question de la marmelade. Les hommes écrivent souvent : « C’est la guerre de la marmelade. » Je pourrais résumer le point de vue alimentaire qui absorbe tant de gens par cette formule : « Trop peu de saucisses à l’arrière, trop de marmelade à l’avant. »
  5. Cette aigreur d’Allemands à Allemands se traduit en d’autres lettres : on écrit de Munich, le 16 mai : « Ici, en Bavière, on est d’avis que ce sont les Prussiens qui ont fabriqué la guerre à Berlin, » et un soldat bavarois, le 15 : « J’aime autant les Français que les Prussiens. » Plus généralement, une Posnanienne polonaise écrit de Makenschan : « Les Allemands sont des cochons : la vérité se fera jour. »