Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/12

P.V. Ayotte (p. 246-274).

Histoire des Forges Saint-Maurice

Le roi Louis XIV avait de bonnes intentions à l’égard de la colonie française du Canada, il voulait la voir grande et prospère, cela ressort de tous ses écrits et de tous ses actes. Il reconnaissait l’importance de la traite des pelleteries avec les Sauvages, mais il estimait bien davantage que les colons s’attachassent à la culture de la terre et à l’exploitation des mines qui se trouvaient dans le pays. Colbert, un homme de génie s’il en fut jamais, entrait complètement sur ce point dans les vues de son illustre maître, aussi voit-on qu’il donnait une attention extraordinaire à la découverte et à l’exploitation des mines dans la Nouvelle-France. Par son ordre M. de la Tesserie faisait des explorations dans le bas du fleuve Saint-Laurent, en 1666, et découvrait les mines de fer de la Baie-Saint-Paul. Par son ordre encore l’intendant Talon faisait faire des explorations dans d’autres parties du pays, et découvrait les riches gisements des environs des Trois-Rivières.

M. Talon étant allé en France en 1668, fit connaître ces importantes découvertes et obtint des sommes d’argent pour faire de nouvelles explorations. M. de la Potardière fut même envoyé tout exprès au Canada. Arrivé à Québec, M. de la Potardière trouva des échantillons des mines de fer de Champlain et du Cap de la Madelaine, envoyés par l’ordre de Daniel de Remi, seigneur de Courcelles : ces échantillons ne lui plurent qu’à demi. Il procéda cependant à l’inspection des mines dans les environs des Trois-Rivières et fit rapport qu’elles n’offraient rien d’avantageux ni en qualité ni en quantité. Ce rapport est loin de faire honneur à M. de la Potardière, car le minérai se rencontrait en abondance, presque à fleur de terre, dans le fief Saint-Maurice. « Le sol est jaune et sablonneux, » dit l’histoire des Ursulines des Trois-Rivières, « coupé de savanes et de cours d’eau. Il suffit de lever le gazon pour rencontrer le minérai, en grains ou en galets, de couleur bleuâtre. Un simple lavage le débarrasse des matières terreuses qui y adhèrent, et il est prêt pour la fonte »[1]. Néanmoins, le rapport dont nous parlons venant d’un homme regardé alors comme un savant, retarda de plusieurs années l’exploitation de nos incomparables mines du district des Trois-Rivières.

La valeur de ces mines s’imposait à l’attention des hommes réfléchis. Malgré l’appréciation si désavantageuse de M. de la Potardière, nous voyons qu’en 1672 M. de Frontenac continuait à les regarder comme très importantes. Le marquis de Denonville écrit en 1681 pour signaler l’avantage de nos minérais de fer. Il insiste en 1686 : Les mines sont abondantes, dit-il, et il y a un bon courant d’eau. Il fait plus, il envoie des échantillons pour prouver qu’elles sont d’excellente qualité. On ne perdait donc pas de vue cette source de richesse pour notre pays.

En 1676, la seigneurie de Saint-Maurice est concédée à Dame Jeanne Jalope[2] épouse de Maurice Poulin sieur de La Fontaine, procureur du roi aux Trois-Rivières. Voici le titre de cette concession :

Jacques Duchesnau, chevalier, seigneur de la Doussinière et Dambrault, conseiller du roi en ses conseils d’estat et privé, intendant de la justice, police et finances du Canada, Acadie, Isle de Terreneuve, et autres pays de la France Septentrionale. En procédant à la confection du terrier du domaine de la Nouvelle-France en conséquence de l’arrest du conseil d’estat de Sa Majesté, tenu au camp de Lutin dans le comté de Namur, le quatre juin mil-six-cent-soixante-quinze, et de notre ordonnance rendue sur iceluy le vingt-cinquième jour de may dernier, est comparu pardevant nous Jeanne Jalope, veuve de deffunt Maître Maurice Poulin, Sieur de la Fontaine, vivant procureur du roy de la juridiction royalle de cette ville des Trois-Rivières ; laquelle, tant en son nom que comme tutrice des enfants du dit deffunt et d’elle, nous a remontré que Monsr. Talon, lors intendant pour Sa Majesté en ce pays, avait permis au dit deffunt Sieur Poulin de faire travailler sur une terre située sur le bord de la rivière ditte les Trois-Rivières, du costé du sud-ouest, avec promesse de lui en donner titre de concession, ainsi qu’il est porté par sa lettre missive du dix janvier mil six cent soixante-et-huit, depuis lequel temps il aurait été fait beaucoup de déserts et bâtiments sur la dite terre, tant par le dit deffunt que par elle ès dit nom, même concédé une partye d’icelle, mais comme elle ou ses enfants pourraient estre inquiétés en la possession des dits lieux faute de contrats, elle requiert qu’il nous plaise luy accorder, donner et concéder une lieue de terre de front sur la ditte rivière des Trois-Rivières et deux lieues de profondeur dans les terres, à prendre partie au-dessus et partie au-dessous du lieu où sont les dits travaux, iceux compris, avec droit de pesche sur la dite rivière vis-à-vis la dite lieue de front, le tout en lieu non concédé, à titre de fief, justice et seigneurie relevant du domaine de Sa Majesté, aux us et coutumes de la prévosté et vicomté de Paris ; veu la dite lettre missive susdattée, et considérant les services rendus par le dit Sieur Poulin en la dite charge de procureur du roy sans aucun gage pendant plusieurs années, comme aussy les travaux faits sur les dits lieux pour l’avancement de cette colonie : Nous, sous le bon plaisir de Sa Majesté, avons accordé, donné et concédé, accordons, donnons et concédons par ces présentes à la dite veuve Poulin, ès dits noms, une lieue de terre de front sur le bord de la rivière ditte les Trois-Rivières, du costé du sud-ouest, à prendre partie au-dessus et partie au-dessous du lieu où sont les travaux par elle faits sur icelle, et deux lieues de profondeur, avec droit de pesche sur la dite rivière vis-à-vis de la dite lieue de front, à condition que les dittes terres ne soient concédées à d’autres, pour en jouir par la dite Jalope, ses dits enfants, leurs hoirs et ayans cause, en fief et tous droits de seigneurie, à la charge de la foy et hommage qu’ils seront tenus de porter à l’avenir au château St.-Louis de la ville de Québec, duquel ils relèveront aux droits et redevances accoutuméz et au désir de la Coutume de la prévosté et vicomté de Paris ; que la dite veuve Poulin ès dits noms continuera de tenir et faire tenir feu et lieu sur la ditte seigneurie ; qu’elle conservera et fera conserver les bois de chesnes qui se trouveront sur le dit fief, propres pour la construction des vaisseaux ; qu’elle donnera incessamment avis au roy des mines, minières et minéraux, si aucuns se trouvent dans les dits lieux, et d’y laisser les chemins et passages nécessaires.

Dont acte ; et a la ditte Jalope déclarée ne savoir écrire ni signer, de ce interpellée, avons signé les présentes de notre main et icelles fait contresigner par notre secrétaire.

Fait aux Trois-Rivières, en notre hostel de la ville des Trois-Rivières, le quatrième jour d’août mil-six-cent-soixante-et-seize.

(Signé)Duchesneau.
Becquet.

Et plus bas,

Par Monseigneur.

Nous avons donné ce titre seigneurial en entier à cause de certains renseignements qui s’y trouvent compris, et sur lesquels il ne sera pas nécessaire d’appuyer.

Madame Poulin légua sa seigneurie à Michel Poulin, son fils, le 19 janvier 1683. Le 4 avril 1725, on voit Pierre Poulin, fils de Michel, faire acte de foi et hommage au gouverneur en son Château St-Louis, pour lui et ses pères, pour le fief et seigneurie de Saint-Maurice. La seigneurie était donc déjà passée en troisième main depuis 1676, mais toujours dans la même famille.

Quant à l’exploitation des mines de fer qui donnaient tant de valeur à cette seigneurie, il semble qu’il n’en fût pas question : la famille Poulin, sans aucun doute, n’avait pas les ressources nécessaires pour subvenir aux frais d’installation de grandes forges, et elle n’avait pas encore trouvé l’occasion de former dans ce but une société forte et avantageuse.

Cependant, le 22 mars 1730, le roi accorda à M. de Francheville le droit d’exploiter les mines de fer dans le fief Saint-Maurice, droit qui n’était pas compris dans la concession faite à Madame Poulin. Ce fut le signal du réveil. Le 16 janvier 1733, en effet, Messieurs de Francheville, Pierre Poulin, Gamelin et Cugnet formèrent une société et se mirent résolument à l’œuvre. Des bâtiments s’élevèrent et la fonte du minérai fut commencée ; on parlait au loin des nouvelles forges, et avec raison, car c’était les premières qu’eut encore vues l’Amérique du Nord. Cette entreprise, pourtant ne devait pas arriver immédiatement à un succès complet, car on a toujours remarqué que les œuvres très importantes ont des commencements difficiles : M. de Francheville, l’âme de tout ce mouvement, étant mort sur ces entrefaites, les opérations ne purent continuer, et le 23 octobre 1735, les associés survivants remirent entre les mains du roi la propriété des Forges et le droit d’exploitation des mines de fer. Ce résultat n’était guère satisfaisant ; néanmoins l’élan était donné et le succès définitif ne pouvait tarder bien longtemps.

Dés l’année suivante, Messieurs François Étienne Cugnet[3] Pierre François Taschereau, Olivier de Vezain, Jacques Simonet et Ignace Gamelin formèrent une nouvelle société, et achetèrent la seigneurie de Saint-Maurice pour la somme de 6000 livres. C’était le 15 octobre 1736. Les vendeurs étaient Pierre Poulin Louise de Boulanger sa femme, et Michel Poulin prêtre. Le roi, par une ordonnance du 22 avril 1737, donna à la compagnie appelée Cugnet et &cie ou Compagnie des Forges, le droit d’exploiter les mines de fer, et de plus il lui avança la somme de 100,000 livres sans intérêt.

On fit plus encore pour favoriser la nouvelle compagnie : M. Cugnet s’étant plaint que le fief Saint-Maurice ne contenait que peu de bois alors, et que la Compagnie allait se trouver obligé d’acheter du bois des habitants à des prix ruineux pour elle, M. de Beauharnois et M. l’intendant Hocquart lui concédèrent le fief de Saint-Étienne, par un acte du 12 septembre 1737. « Nous », est-il dit dans ce document, « en vertu du pouvoir à nous conjointement donné par sa Majesté, avons donné, accordé et concédé, donnons, accordons et concédons aux d. intéressés tant le fief de St-Étienne réuni au domaine de Sa Majesté par ordonnance du six avril dernier, que les terres qui sont depuis le d. fief de St-Étienne, à prendre le front sur la rivière des Trois-Rivières, en remontant jusqu’à une lieue au dessus du Sault de la Verandry, sur deux lieues de profondeur, lesquelles terres seront en tant que de besoin réunies au domaine de Sa Majesté, conformément à l’arrest du conseil d’état du 15 mars 1732, pour estre le d. fief de St-Étienne et les terres qui sont au-dessus, comme il est dit cy-dessus, unies et incorporées au dit fief de St-Maurice, et ne faire ensemble qu’une seule et même seigneurie, et en jouir par les d. intéressés, leurs successeurs et ayans cause, à perpétuité et à toujours, à titre de fief et seigneurie, avec haute, moyenne et basse justice, droit de pêche et de chasse, seulement dans toute l’étendue de la de. concession : à la charge de porter foy et hommage au château St-Louis de Québec…… à la charge aussi de donner avis à Sa Majesté ou à nous et nos successeurs, des mines, minières, ou minéraux, si aucuns se trouvent dans l’étendue de la d. concession, à l’exception des mines de fer, dont le privilége a été accordé aux dits intéressés, etc. »

Avec ces secours précieux, la Compagnie put mettre son établissement sur un bon pied : fourneau, fonderie, forge, boutiques, tout était fait sans épargne, quelque cher que cela pût coûter ; et lorsqu’en 1739 un homme entendu, venu tout exprès de France, dirigea les travaux de cette grande exploitation métallurgique, on put dire que les forges Saint-Maurice faisaient honneur à la Nouvelle-France. Mais dans un jeune pays où les fortunes sont rares et mal assises, où les banques ne sont pas encore établies, il est bien rare que l’on puisse faire des déboursés très considérables sans s’exposer à la ruine ; aussi la Compagnie des Forges qui eût fait fortune dans le cas où elle eût pu braver les premières difficultés financières, se vit obligée de remettre sa charte au gouvernement des Trois-Rivières. Le 1er mai 1743, ordre fut donné de réunir les Forges au domaine royal. Le roi comprit sans doute que le temps n’était pas encore venu pour les colons canadiens de se mettre à la tête d’une entreprise qui demandait des avances d’argent si considérables. On fit fonctionner les forges Saint-Maurice, mais au nom et au profit du roi de France.

Les fourneaux furent réparés, des maisons furent bâties, entr’autres, croyons-nous, cette Grande Maison qui est aujourd’hui une admirable relique, et les travaux commencèrent sur une grande échelle. Les Forges purent alors fournir à toute la population du Canada des poèles, chaudrons, marmites, fers à repasser, haches, pelles de fer, et autres articles d’un usage quotidien. Les poèles surtout attiraient l’attention générale, et l’on pouvait à peine suffire aux demandes qui en étaient faites.

Le poèle, en effet, est un meuble indispensable dans une maison canadienne. Nos hivers de six mois ont leurs charmes et leurs avantages, oui, mais à condition qu’il y ait un poèle bien ronflant au milieu de la famille. Quand on pense que les premiers colons se chauffaient au feu de cheminée, on se demande comment ils ont pu résister aux rigueurs de notre climat.

« On fit venir de la Bourgogne et de la Franche-Comté plusieurs chefs ouvriers, lesquels tenaient leurs traditions des hommes que Colbert avait envoyés en Suède, soixante-quinze ans auparavant, apprendre le métier de mouleur et fondeur. C’est si bien le cas que le naturaliste suédois Peter Kalm, visitant nos forges en 1749, y trouva toutes les choses réglées comme dans son pays. »[4] Il dit dans son récit de voyage que le bois y est proche, le minérai fusible et de bonne qualité ; il dit aussi que plusieurs des employés se sont bâti de jolies maisons, mais il assure que les Forges ne rapportent aucun profit au roi.

M. Franquet, qui visita le Canada comme inspecteur des fortifications en 1748, visita aussi les Forges St-Maurice. Pour nous distraire un peu nous allons l’accompagner dans sa petite excursion. Il commence par donner quelques détails sur les Trois-Rivières :

« Le gouverneur, dit-il, se nomme Mr Rigaud de Vaudreuil, il est frère du Major des Gardes.

Madame de Rigaud est fille de M. de la Gorjandière homme riche, et Directeur de la compagnie des Indes pour le castor à Québec.

Le Lieutenant du Roy Mr de St Ours.
Le Major Mr de Noyelle.
L’aide major Mr de Ganne,


et le garde magazin Mr de Tonnancour, homme fort riche, d’une belle figure, et de beaucoup d’esprit. Sa femme est sœur de Madame Prévost, dont on a parlé cy-dessus… »

« Mr Bigot, intendant de la Nouvelle-France, résidant à Québec, m’avait recommandé de visiter les forges de St-Maurice, en adjoutant que l’Établissement était considérable, et que je serais bien aise de les avoir vues pour être en état d’en rendre compte, et qu’en séjournant aux Trois-Rivières, je pourrais m’y rendre en moins de deux heures, à quoy consenti, j’en prévins Mr Rigaud, qui eut la complaisance de dire qu’il m’accompagnerait.

« Sorti des Trois-Rivières à cinq heures du matin avec Mr Rigaud, Tonnancour et tous mes compagnons de voyage que Mr de Rouville directeur des dittes forges arrivé de la veille en ville pour m’engager à ce petit voyage y avait invités.

« En sortant de la ville, le chemin est beau, large et sablonneux, il y a une maison bâtie dans son milieu qui masque le coup d’œil de son avenue environ à cent toises audelà ; l’on monte à droite une petite hauteur, d’où traversé une plaine, ensuite un bois l’on arrive à sa sortie aux dittes forges, ce bois est brulé en partie, d’ailleurs il est dépouillé de tous ses arbres propres à la charpente, il n’y reste que du taillis et du sapinage. Vu dans sa traversée plusieurs tourtres et Perdrix, et quelques éclaircis de prairie ;  : à l’extrémité du chemin, pour descendre à St-Maurice, lieu où sont les dittes forges du Roy, est une rampe qui conduit à un ruisseau que l’on traverse sur un pont de bois d’où l’on se rend au logement du Directeur.

« Après le cérémonial du premier accueil de lui, de sa femme et des autres employés, on se mit en devoir de parcourir l’endroit. On se porta d’abord sur le ruisseau : il descend des hauteurs des bois est traversé de trois digues jusqu’à son confluent qui forment autant de chutes ; la première digue soutient les eaux pour le service de la forge située endessous ; audelà est la seconde, où ces mêmes eaux appuyées font aller un martinet, et plus bas, est la troisième qui retient de nouveau les eaux pour l’utilité d’un semblable martinet, de là ce ruisseau va se confondre dans la rivière de St-Maurice, qui débouche comme on l’a dit dans la journée précédente, par trois chenaux dans le fleuve St-Laurent.

« Na qu’à chacune des retenues est une décharge aux eaux pour évacuer lors des grandes crues le superflux au service des dittes forges.

« La forge et les deux martinets qui font l’objet de cet établissement sont situés à la rive gauche de ce ruisseau. L’on estime, eu égard à l’abondance de ses eaux, à leur force occasionnée par la raideur de leur pente qu’on pourrait établir deux autres semblables martinets à sa rive droite, et même un troisième entre la dernière digue et la ditte Rivière.

« Les bâtiments affectés au logement des ouvriers sont situés sur le même côté des forges, mais un peu éloignés, il sont plantés çà et là sans aucune symétrie, ni rapport de l’un à l’autre ; chacun a son logement isolé, et particulier de manière qu’il y a une Quantité de maison ainsi que de couverts et appentys pour magazins aux forges, au charbon et au fer, et d’écuries pour les chevaux dont l’entretien par économie doit constituer en une grande Dépense, le principal bâtiment est celui du Directeur, quoique grand, il ne suffit point à tous les employés qui ont droit d’y loger, il en couterait moins au Roy si tous les autres étaient rassemblés de même, néanmoins distribués en logement différents tant pour la commodité de chacun que pour l’aisance du service.

« Entrés ensuite dans la forge affectée à la gueuse on me fit la galanterie de couler un lingot d’environ quinze pieds de longueur sur 6 et quatre pouces de grosseur, il n’y a pas grande cérémonie à cela, quand la matière est prête, on ne fait qu’enfoncer une espèce de tampon, pour lors elle coule dans un canal formé entre deux petites digues de sable…

« À la sortie de la forge, entrée dans un des martinets, ensuite dans l’autre, on y fait que du fer battu de différentes grosseurs, il m’a paru que les ouvriers le travaillaient avec la même célérité qu’en France, et dans chacun de ces trois endroits ils observent la cérémonie de frotter les souliers aux Étrangers.

« Cet établissement est considérable, il y a au moins 120 personnes qui y sont attachés ; on ne brûle dans les fourneaux que du charbon de bois, que l’on fabrique à une distance un peu éloignée de l’endroit. La mine est belle, bonne, et assez nette, cy-devant on la tirait sur les lieux, mais aujourd’huy il faut l’aller prendre à deux ou trois lieues au loing……

« Après avoir visité tout ce qu’il y a de remarquable à cet établissement dont l’endroit montagneux quoique défriché conserve encore un air sauvage, nous rabattîmes chez M. de Rouville Directeur, où nous dinâmes splendidement et en partîmes vers les cinq heures du soir. Discouru beaucoup, chemin faisant, sur la forme de sa régie, qui ne sçaurait être que très onéreuse au Roy. À notre arrivée aux trois rivières descendus chez Mad. Rigaut, et de la soupé avec toute la compagnie chez M. de Tonnancour. »

Les entreprises faites par les Gouvernements ne sont jamais payantes, et celle des Forges Saint-Maurice ne fit pas exception à la règle commune, mais si le roi n’y trouvait pas son avantage, la Colonie y trouvait le sien ; si le roi ne s’y enrichissait pas, les sujets du roi s’y enrichissaient fort bien, de sorte que les Forges étaient précieuses pour le Canada.

Le village s’augmenta graduellement : il compta d’abord 50, puis 100, puis 130 maisons. On regardait les Forges comme prospères lorsqu’elles employaient 180 ouvriers, mais il vint un temps où elles en employèrent jusqu’à 800. Ils étaient tous logés dans les environs du Fourneau ; l’espace ici paraît restreint, il est de fait qu’on ne vit jamais une seule demeure sur les coteaux environnants.

Voulez vous maintenant que nous vous donnions une idée de l’aspect général des Forges et du caractère de ses habitants sous la domination française et dans les années qui suivirent immédiatement, c.-à-d. jusqu’en 1780 ? Écoutez, nous allons essayer de reconstituer quelques-uns des traits de ce passé lointain.

Les usines étaient noires, mais les maisons des ouvriers étaient jaunes, gris pâle, rouges parfois, et toutes si propres, dit l’histoire des Ursulines des Trois-Rivières, que pour l’entretien de leurs demeures et leur toilette personnelle les gens des Forges étaient passés en proverbe. Il y avait de grands et beaux jardins, et le gros ruisseau, tombant en cascades, murmurait agréablement au milieu de cet essaim de travailleurs. « Les hauteurs couronnées par la forêt primitive, encâdraient le paysage sur lequel se détachait, imposante dans sa masse, la Grande Maison, avec son toit normand, ses murs énormes et ses fenêtres riantes aux quatre faces de son long carré »[5].

Les étrangers y venaient de tous les pays par curiosité, les habitants de la ville des Trois-Rivières et des paroisses environnantes en faisaient autant ; les algonquins du Haut Saint-Maurice prenaient l’habitude d’y venir vendre leurs pelleteries, de sorte qu’il y avait un mouvement considérable sur ce petit coin de terre.

Les ouvriers dansaient quelquefois dans la cour des Forges, à peu près à l’endroit où nous sommes, donnant ainsi une marque extérieure de la satisfaction dont ils jouissaient dans leur cœur. En effet, cette petite république vivait dans la paix et le bien-être : les ouvriers ne chômaient pas, ils étaient bien payés de leur travail, et le luxe qui met aujourd’hui la gêne dans tant de familles n’avait pas encore fait irruption dans notre pays. Cette population en général était bonne, bien qu’il y eût certaines misères inséparables des grandes agglomérations d’hommes. Quant aux misères plus graves dont vous avez peut-être entendu parler, elles arrivèrent dans des temps assez rapprochés de nous, lorsque les Forges cessant leurs opérations, laissaient la population inactive ou insuffisamment occupée. Le travail est moralisateur, mais l’oisiveté engendre tous les vices.

À chaque heure du jour, les cris des charretiers qui amenaient la mine ou le charbon, les coups du gros marteau qui ébranlaient le village tout entier annonçaient une vie singulièrement active et laborieuse, mais d’un autre côté, les personnages de distinction qui arrivaient à la Grande Maison en beaux équipages donnaient une idée de la vie plus libre et plus brillante de la Noblesse.

Telles étaient les Forges Saint-Maurice autrefois.

Tant que la Colonie resta sous la domination de la France, la population des Forges jouit d’un avantage qui contribua beaucoup à la conserver chrétienne et heureuse : elle eut les services d’un prêtre résidant au milieu d’elle.

Dès l’année 1740, il existait une chapelle aux Forges Saint-Maurice. Cette chapelle n’était pas somptueuse, elle était en bois rond, d’après M. Benjamin Sulte ; mais enfin le peuple pouvait s’y assembler pour entendre les saints offices et les prédications. On y ajouta une sacristie en pierre, de vingt pieds sur vingt, que l’on voyait encore en 1860, et dont on trouve les fondations en bêchant le sol. Cette sacristie qui servait peut-être de presbytère aux pères Récollets, se trouvait vis-à-vis l’aile de la Grande Maison, à l’endroit que l’on appelle aujourd’hui le petit jardin. La chapelle était plus au nord-ouest, et le cimetière s’étendait le long du Saint-Maurice, à l’endroit où l’on a vu naguère les carrés d’un vaste jardin, aujourd’hui en friche. Un enfant de S. François, un père récollet, fut chargé de cette modeste desserte, et le roi de France étant devenu propriétaire des Forges, payait lui-même l’entretien de ce bon religieux. Or voici l’ordre dans lequel se succédèrent les pères récollets :

Le père Augustin Quintal de 1740 à 1743.
Le» père» Bernardin de Ganne de 1743 à 1744.
Le» père» Clément Lefebvre de 1744 à 1749.
Le» père» Luc Hendrix de 1749 à 1750.
Le» père» Hyacinthe Amiot de 1750 à 1763.

Le père Augustin Quintal que l’on trouve à l’origine de plusieurs grandes paroisses, telles que la Rivière-du-Loup, Maskinongé, Yamachiche, fut donc aussi le premier desservant des Forges. Dans un acte de mariage du 17 juin 1742, il dit lui-même qu’il réside dans la mission, ce qui confirme la tradition sur la résidence des Récollets aux Forges Saint-Maurice.

Avec le père Lefebvre la mission des Forges semble prendre de la dignité, elle devient la paroisse des Forges Saint Maurice. Le père Hendrix en fait la paroisse de Saint-Maurice des Forges, et le père Amiot pendant les treize ans qu’il tient les régistres, commence invariablement les actes par ces mots : Nous, frère récollet, faisant les fonctions curiales aux Forges de Saint-Maurice.

Les lieutenants civils paraphent aussi les régistres pour la paroisse Saint-Maurice des Forges, il n’y a d’exception à cela qu’en 1749. À la tête des régistres de cette année on lit : « Régistre présenté par le R.P. Luc Hendrix prêtre missionnaire de la paroisse St-Louis des Forges St-Maurice etc. » Nous ne savons s’il faut considérer ceci comme une simple erreur de nom, ou si la mission des Forges a été réellement, autrefois, sous le patronage du grand saint Louis ; nous soumettons la question aux experts.

L’un des évènements les plus remarquables dont fut témoin l’ancienne chapelle est la visite qu’y fit Mgr de Pontbriand, évêque de Québec, en 1755. Le père Amiot faisait alors les fonctions curiales. Nous regrettons vivement de ne pouvoir donner aucun détail sur la réception qui fut alors faite à l’évêque ; elle fut sans doute digne en tout point de l’esprit de foi qui animait nos ancêtres.

Le vingt-six octobre de l’année suivante, eut lieu la bénédiction de la première cloche qu’on ait entendu résonner dans les Forges Saint-Maurice ; cette bénédiction fut faite par le père Augustin Quintal, alors supérieur du monastère des Trois-Rivières. « Laquelle cloche, est-il dit au régistre, a été nommée par Monsieur Glaude Cressé et Dame Louise André de Rouville du nom de Louise. » L’ancienne paroisse de Saint-Maurice terminait ainsi peu à peu son organisation au milieu de la satisfaction générale.

Le premier acte qui ouvre le Régistre des Forges est un acte de baptême ; il est daté du 6 décembre 1740, et signé du père Augustin Quintal. Le dernier est un acte de sépulture, daté du 25 mars 1764, et signé du nom de J.F. Perreault, V.G. Le dernier acte de la main des récollets est aussi un acte de sépulture ; il est du mois de septembre 1763 (le jour n’est pas indiqué), et est signé du père Augustin Quintal qui s’y donne encore comme exerçant les fonctions curiales.

Je ne veux pas vous ennuyer davantage avec des questions de régistres, mais avant d’aller plus loin, je veux faire une remarque à laquelle j’attache beaucoup d’importance. J’ai dit en un certain endroit que la population des Forges était bonne du temps des Récollets ou immédiatement après eux ; on est généralement sous l’impression contraire, et l’on va peut-être croire que c’est une parole bienveillante lancée à tout hasard. Je tiens absolument à dire qu’il n’en est pas ainsi. D’abord je pourrais bien citer les paroles de M. Laterrière qui rend le même témoignage à la population des Forges dans ses Mémoires si peu laudatifs, et j’aurais déjà prouvé que je ne parlais pas à peu près. Mais notre grande preuve, la voici : On a tenu pendant 23 ans un Régistre exprès pour les Forges Saint-Maurice, or dans l’espace de ces 23 ans il n’y a pas eu une seule naissance illégitime. Il est bien peu de centres manufacturiers qui puissent sortir honorablement d’une pareille épreuve. Cette population était morale, on peut donc dire qu’elle était bonne et même très bonne.

Hélas ! le fil de mon récit me mène à l’époque sinistre de la conquête : la bataille d’Abraham eut lieu le 13 septembre 1759, et Vaudreuil capitulait à Montréal le 8 septembre 1760. L’article 44e de la capitulation de Montréal traitait des forges Saint-Maurice : « Les papiers de l’Intendance, des bureaux du contrôle de la marine, des trésoriers, anciens et nouveaux, des magazins du roi, du bureau du roi, du bureau du domaine et des forges de Saint-Maurice, resteront au pouvoir de M. Bigot, intendant ; et ils seront embarqués pour France dans le vaisseau où il passera ; ces papiers ne seront point visités. » La réponse du général Amherst fut celle-ci : « Accordé avec la réserve déjà faite. » Or voici quelle devait être cette réserve : « excepté les archives qui pourront être nécessaires pour le gouvernement du pays. » Et les forges Saint-Maurice devinrent la propriété du roi d’Angleterre. Le roi de France y avait bien fait couler des mortiers, des canons, des boulets ; mais pour de l’argent sonnant, il n’en avait pas encore retiré. Il perdait sa propriété avant d’avoir pu la faire valoir sérieusement à son profit.

Aussitôt après la reddition de Montréal, le général Amherst divisa le pays en trois gouvernements militaires : celui de Montréal, celui de Québec et celui des Trois-Rivières. Le général Thomas Gage fut nommé gouverneur de la première division, le général James Murray gouverneur de la seconde, et la troisième division échut au colonel Ralph Burton. Ce dernier vint immédiatement prendre possession de son gouvernement des Trois-Rivières.

Il fit déposer les armes et prêter le serment de fidélité, puis son attention se porta sur les forges Saint-Maurice. En effet, dès le 1er octobre 1760, il écrit à M. de Courval que son intention formelle est que les travaux de ces forges soient continués. Il lui donne même l’ordre de retenir les services des ouvriers suivants : Delorme, Robichon, Marchand, Humblot, Ferrand, Michelin, Belu. Les Forges furent donc mises en activité avec le même personnel qu’auparavant, et pendant tout le règne militaire qui dura 4 ans, les ouvriers pouvaient encore se croire au temps de la domination française.

Il y eut cependant un changement d’une grande importance. Les autorités militaires, on le comprend, n’étaient guère disposées à continuer l’œuvre du roi de France en entretenant un religieux franciscain au milieu de la population des Forges. On eut bien des fois à se louer des bons procédés du colonel Burton, mais il ne faut pas oublier qu’il était anglais et protestant. Frédéric Haldimand et Hector Théophile Crémahé qui lui succédèrent étaient protestants aussi. Les franciscains continuèrent leur mission quelque temps encore, mais à la fin de 1763 ou au commencement de 1764 ils durent se retirer.

La petite chapelle fut donc abandonnée. Elle resta vide et inutile pendant un certain temps, ensuite on lui fit l’affront de la faire servir de remise pour les voitures, puis enfin elle disparut. On sait par la tradition que la messe fut dite de temps en temps dans la Grande Maison, jusqu’à ce qu’on élevât la chapelle actuelle. Le curé des Trois-Rivières desservait la mission.

Après le règne militaire, les Forges furent remises au Gouvernement Civil, mais celui-ci n’en put rien faire, et elles demeurèrent oisives jusqu’en 1767.

Christophe Pélissier, marchand très actif de Québec, forma alors une compagnie, et demanda l’usage des Forges pour une rente modérée. Il réussit dans ses démarches, et une proclamation du 9 juin remit les Forges à Messieurs Christophe Pélissier, Alexandre Dumas, Thomas Dunn, Benjamin Price, Colin Drummond, Dumas St-Martin, Georges Allsop, James Johnston et Brooke Watson, pour un terme de 16 ans, moyennant une rente de 25 louis par année. La Compagnie construisit des bâtiments et fit des réparations pour la somme de 4500 louis ; alors les Forges furent mises en activité selon le système français suivi avant la conquête, et elles produisirent une grande quantité de fer.

La Compagnie faisant des affaires très considérables, avait son commissionnaire à Québec. Le Docteur Pierre de Sales Laterrière qui prit cet emploi en 1771 donna tant de satisfaction à la Compagnie, que M. Pélissier le fit venir comme inspecteur des Forges en 1775. Le nouvel inspecteur avait 125 livres de salaire, il était logé, nourri et éclairé, et prenait un neuvième du bénéfice total.

Dans des Mémoires qui nous sont parvenus, M. Laterrière donne de nouveaux et intéressants détails sur les Forges telles qu’elles étaient tenues alors. « On n’y chauffe, dit-il, les fourneaux et les affineries qu’avec du charbon de bois qu’il faut choisir : pour les fourneaux, on ne fait usage que de charbon de bois dur et franc, et pour les affineries que de charbon de bois mou, comme la pruche, le tremble,  etc.

« Une telle exploitation nécessitait l’emploi de 400 à 800 personnes tant dans l’atelier que dans les bois, les carrières, les mines, et pour les charrois : 6 hommes attachés au fourneau, 2 arqueurs de charbon, 1 fondeur, 8 mouleurs et autant de servants, 6 hommes à chaque chaufferie, 2 arqueurs, 4 charrons, 4 menuisiers, 16 journaliers, 8 bateliers, 4 chercheurs de mine, 40 charretiers, et les autres employés aux ventes, charbons, dressages, ou comme mineurs, charbonniers, faiseurs de chemins, garde-feux, 8 au moulin à scier,  etc.,  etc. Pour le soutien de tout ce monde, on possédait un magasin de marchandises et de provisions.

« Le directeur avait la vue sur tout, l’inspecteur pareillement ; celui-ci était obligé de passer de demi-heure en demi-heure à tous les chantiers pour voir si tout y était dans l’ordre, et ordonner ce qui était nécessaire ; les remarques qu’il faisait étaient journalisées au jour et à la minute, et le teneur de livres les enrégistrait dans chacun des comptes qui étaient réglés tous les mois.

« Le fourneau produisait un profit de 50 louis par jour, chaque chaufferie 50 louis par semaine, la moulerie 50 louis par coulage, — en somme de 10 à 15 mille louis par campagne de 7 mois ; les frais en emportaient les deux tiers ; c’était donc le tiers net que les intéressés avaient annuellement à partager. »

M. Laterrière nous donne sur la discipline suivie aux Forges quelque chose qui a lieu de nous surprendre : « Il était de règle, dit-il, qu’aucun des ouvriers ne retirait personne chez lui sans venir au bureau en avertir et demander la permission ; si bien qu’il n’arrivait jamais rien d’indécent ni d’accident sans que nous en eussions connaissance ; nous étions informés même de leurs bals, de leurs danses, de leurs festins. »

Cependant l’on était arrivé à l’invasion des Bostonnais en 1775. Nos bons voisins voulaient nous faire profiter, malgré nous, des avantages de la république qu’ils avaient fondée, et ils vinrent pour prendre possession du Canada.

Cela n’était pas aussi facile qu’ils se l’étaient imaginé.

Christophe Pélissier, le directeur des Forges Saint-Maurice, avait un faible pour les Américains, et il désirait le succès de leurs entreprises au milieu de nous. « Cependant encore fort réservé, dit le Dr Laterrière, il n’assista aux assemblées et conseils des nouveaux venus, qu’à l’arrivée du général Wooster aux Trois-Rivières en quartier d’hiver. Ces nouveaux venus lui ayant connu de grands talents, l’engagèrent à aller faire une visite au général Montgomery, à la maison d’Holland, proche Québec. Depuis ce moment, il fut reconnu et dénoncé par les espions du général Carleton comme acquis aux Américains et par conséquent comme un dangereux ennemi de la Grande-Bretagne. Les autres officiers des Cyclopes tels que moi inspecteur, Picard le teneur de livre, Voligni le contre-maître, nous fûmes dénoncés aussi, parcequ’on supposait naturellement que nous buvions le même poison de la rébellion à la même tasse. »

Sans doute, ces trois derniers n’étaient nullement coupables, mais Pélissier semblait prendre plaisir à se compromettre, ce qui montre combien il comptait sur le succès des Bostonnais. Il ne craignit pas de se rendre auprès de Montgomery, et il fournit une grande quantité d’effets et de munitions à l’armée américaine. Dans des forges qui appartenaient à la Couronne d’Angleterre, il fit couler des bombes et des boulets destinés à bombarder Québec et à détruire l’armée anglaise.

Les Américains avaient pris possession de la ville des Trois-Rivières, et ils y stationnaient en grand nombre. Mais quand leur principal corps d’armée eut été écrasé près de Québec, par le général Carleton qui venait d’arriver à la tête de la flotte anglaise, quand surtout la rumeur vint leur apprendre que les royalistes avaient enlevé Montréal, ils jugèrent prudent de se retirer à Sorel, et les Anglais les remplacèrent aux Trois-Rivières. C’est alors que, partant de Sorel et de Saint-François, les Américains entreprirent cette malheureuse attaque de la ville par l’angle des bois et par les Forges, qui fut comme le coup de grâce de leur invasion du Canada. Ils croyaient surprendre les Anglais et les écraser. Ils vinrent donc au nombre d’environ 2000, guidés par les nommés Larose et Dupaul, d’Yamachiche. En chemin, ils forcèrent un nommé Gauthier de la Pointe-du-Lac de se mettre à leur tête, pour leur faire traverser sûrement la forêt voisine qu’il connaissait parfaitement. Mal leur en prit, car Gauthier se plut à les égarer dans les grands bois, et pendant qu’ils perdaient ainsi le temps à faire mille détours inutiles, le capitaine Landron allait prévenir le général Carleton aux Trois-Rivières. Celui-ci se retrancha à la Croix-Migeon, à un mille et demi de la ville ; et lorsque les Américains sortirent du bois le matin, tout harassés, les uns après les autres, ils trouvèrent une armée de 7000 hommes prêts à les recevoir. Ils eurent malgré tout le courage de combattre vigoureusement, mais les circonstances leur étaient défavorables, ils furent vaincus et massacrés. Il s’en sauva un certain nombre dans les bois, mais plusieurs s’y perdirent et y moururent ; en effet, pendant tout l’été, les chercheurs de minérai en découvraient de petits groupes morts et pourris.

Le lendemain de cette action, le général Carleton envoya à M. Laterrière l’ordre de faire battre le bois par son monde pour ramasser les blessés et les fuyards et les traiter le plus humainement possible. Lorsque cet ordre arriva, il en faisait mener dans dix voitures soixante qui s’étaient rendus d’eux-mêmes. Le lendemain, ses chercheurs et chasseurs en trouvèrent soixante-dix ; il fit donner à manger à ces prisonniers et les envoya aux Trois-Rivières. Son Excellence le général Carleton approuva sa conduite, et le général américain Smith le remercia de son humanité.

La veille du jour que l’action se donna, Pélissier ayant eu avis du grand vicaire Saint-Onge que Son Excellence ne serait pas charmée de le rencontrer sur son passage, se trouva si épouvanté qu’il monta en canot et se fit mener secrètement par deux hommes à Sorel. Laterrière demeura donc seul à la tête de l’établissement.

Lorsque le général Carleton vit M. Laterrière la conversation suivante s’engagea : — « Pélissier est donc parti ? — Oui, mon gouverneur. — Qu’est-ce qui l’a fait quitter ainsi sa famille et les forges ? — Autant que je puis le savoir, c’est un billet du grand vicaire Saint-Onge, à qui il paraissait que Votre Excellence avait ordonné de l’avertir de ne pas se trouver sur son passage. — Cela, fit le gouverneur, ne voulait pas dire de tout abandonner pour aller rejoindre ouvertement l’ennemi. S’il était resté paisiblement chez lui et m’avait écrit un mot de justification, cela aurait suffi. — Il craignit la malice des faux délateurs, dont il connaît le venin. — Tout cela ne lui eût pas ôté un cheveu, et je suis fâché de sa folie. Eh ! quel mal vous arrive-t-il à vous et aux autres officiers de ces forges ? — Aucun, mon général. Nous sommes prêts à vous obéir à votre premier ordre — Continuez de soutenir cet atelier dans toute son activité pour les besoins et le bien de la Province, de l’État, c’est là tout ce que j’exige à présent de vous. »

M. Laterrière le remercia, et le pria de continuer à protéger les officiers des Forges. Avant de partir des Trois-Rivière, le général voulut bien visiter les Forges, accompagné de tout son état-major, et il n’eut que des compliments à adresser au nouveau directeur.

M. Pélissier se retira d’abord à Sorel, puis à Saint-Jean et à Carillon, sur la frontière. En ce dernier endroit il fit pendant quelque temps le rôle d’ingénieur ; mais ne pouvant pas s’entendre avec l’ingénieur en chef, il alla se faire payer par le Congrès les avances faites à l’armée américaine, et passa en France, à Lyon, où il avait sa famille. Il envoya plus tard une procuration à un M. Perras de Québec, pour que celui-ci réglât toutes les affaires en son nom.

Quoique M. Pélissier eût emporté tout son argent et un compte des avances faites à l’armée du Congrès se montant à 2000 louis, qu’il n’eût laissé qu’environ 6000 barriques de minérai, fort peu de fer dans les différents magasins, néanmoins M. Laterrière ne se découragea point : il déploya toutes les ressources de son talent et fit appel à ses nombreux amis pour préparer la campagne qui allait suivre, Il doubla les préparatifs et remplit les magasins de provisions et de marchandises, car il était décidé à employer le plus de monde possible. Il prouva qu’il méritait la confiance de la Compagnie, car il eut le bonheur de faire une brillante et profitable campagne, que l’on citait tous les ans sous le nom de Première campagne de Laterrière. Dans le cours de l’hiver suivant il paya ses dettes, et le coffre-fort contenait des moyens suffisants pour pousser vigoureusement les travaux de l’année suivante. « J’étais si content de moi-même, dit-il avec ingénuité, voyant que tout me riait, que je donnai plusieurs bals et dîners au général Kidgzel (Kiedesel), en garnison alors aux Trois-Rivières, avec son état-major et les respectables citoyens de cet endroit et du voisinage. »

Lorsque la paix eut été conclue, M. Pélissier revint pour quelque temps à Québec, il régla ses comptes avec M. Laterrière, puis il repartit pour la France. Il était en amitié avec le gouverneur Haldimand, mais il ne pouvait demeurer au Canada après la conduite qu’il avait tenue pendant l’invasion américaine. Avant de partir, il paraît avoir demandé au gouverneur d’arrêter M. Laterrière, contre qui il avait des sujets de plainte d’une nature fort délicate.

Cependant M. Laterrière prépara la campagne de 1777, et arriva à un succès complet. Les Forges étaient décidément alors l’industrie la plus payante et la plus prospère de tout le Canada, aussi c’était celle qui attirait le plus l’attention. M. Pélissier ayant quitté le Canada et étant sorti de la Compagnie d’une manière définitive, M. Alexandre Dumas n’hésita pas un instant à racheter le bail qui n’expirait qu’en 1783 et à se mettre lui-même à la tête de l’entreprise.

Quant à M. Laterrière, il quitta son emploi qu’il aimait beaucoup, et se retira dans une île qu’il avait achetée à l’embouchure de la rivière Bécancour.

On était à peine au milieu de la campagne de 1778, que M. Dumas regrettait amèrement l’absence d’un homme qui avait donné tant de prospérité aux Forges Saint-Maurice. Ne connaissant absolument rien dans l’exploitation du minérai de fer, il se trouvait incapable de diriger les opérations d’une manière compétente. Alors il fit tant d’instance auprès de M. Laterrière qu’il le décida enfin à acheter la moitié des Forges pour la somme de 2000 louis. M. Laterrière fit le marché, mais à la condition formelle qu’il irait lui-même diriger la campagne de 1779. Il comptait sans le gouverneur Haldimand qui ne l’avait pas perdu de vue, et voulait remplir la promesse faite à M. Pélissier.

Un jour donc que M. Laterrière était aux Trois-Rivières, il fut tout-à-coup arrêté par ordre du Gouverneur : il était prisonnier d’état. Il alla languir pendant plusieurs années dans la prison de Québec, demandant toujours son procès et ne l’obtenant jamais. À la fin on lui permit de s’échapper, mais sans lui faire savoir pourquoi il avait été retenu si longtemps en prison. Il alla contempler le beau soleil et respirer l’air de la liberté dans l’île de Terreneuve. Plus tard il revint au Canada, mais il ne reprit jamais ses fonctions aux Forges Saint-Maurice.

Il y a des auteurs canadiens qui admirent la mansuétude du gouverneur Haldimand, disant qu’il n’a pas voulu répandre le sang. Nous ne pouvons en aucune manière partager cette admiration : les emprisonnements arbitraires dont ce gouverneur se rendit coupable, nous paraissent des actes d’une ignoble et intolérable tyrannie.

M. Dumas garda les Forges jusqu’en 1783, mais il n’en retira pas le profit qu’il pouvait en attendre, et cela grâce à l’intervention tyrannique du gouverneur Haldimand.

Le 9 juin de cette année 1783, les Forges furent cédées à M. Conrad Gugy pour l’espace de 16 ans, à raison d’une rente de 18 louis 15 shellings sterlings par an. M. Conrad Gugy était un suisse protestant, or depuis la conquête les suisses protestants étaient les hommes de la situation, les préférés du pouvoir. Il continua d’abord les opérations avec assez de succès, mais au commencement de l’année 1787 il tomba dans de grands embarras financiers, et le 10 mars toutes ses propriétés et même son contrat avec la Couronne furent vendus par ordre du shérif Gray de Montréal.

Le contrat des Forges fut adjugé à Mess. Alexandre Davison et John Lees pour la somme de 2300 louis courant. Cependant M. John Lees jugea à propos de se retirer, et M. Davison alors resta seul propriétaire du bail.

Le 6 juin 1793, M. Alexandre Davison vendit ses droits et titres à Mess. George Davison, David Munro et Mathieu Bell pour la somme de 1500 louis courant. C’était un prix fort élevé, surtout si l’on considère le peu de temps qui restait pour se rendre jusqu’à l’expiration du bail. Heureusement pour la Compagnie, le 20 mars 1799, à la recommandation du gouverneur Prescott, le bail fut prolongé jusqu’au 1er avril 1801, toujours aux mêmes conditions.

À l’expiration de ce délai, les choses changèrent de face, et la Couronne parut vouloir retirer de sa propriété le revenu qu’elle avait droit d’en attendre : par une proclamation, en effet, le gouverneur Sir Robert Shore Milne loua les Forges à Mess. Munro et Bell pour 5 ans, à raison de 850 louis par année. De 18 à 850 louis, c’est un saut qui en vaut la peine.

À son expiration, le bail fut prolongé d’un an ; mais en même temps la Gazette de Québec publiait un avis par lequel il faisait connaître que ce bail serait mis à l’enchère le 11 juin 1806. Les plans et estimations n’étant pas encore prêts à cette date, la vente fut retardée jusqu’au 1er octobre. Alors, chose singulière, les Forges furent adjugées à M. Bell, pour une période de 20 ans, à raison de 60 louis par année. Le Conseil Exécutif refusa de ratifier cette vente, parce que la différence entre 60 et 850 louis lui paraissait trop grande. M. Bell reçut alors la permission de garder la propriété aux conditions du premier bail jusqu’au 1er janvier 1810. Alors Sir James Henry Craig céda les Forges et le terrain environnant à la même société Munro et Bell moyennant une rente annuelle de 500 louis, et le contrat fut passé pour 21 ans.

On faisait alors des profits énormes dans cette exploitation des mines de fer, aussi M. Bell menait-il la vie des grands seigneurs. Il était en rapport avec les personnages les plus distingués de la Province, le gouverneur lui-même venait fréquemment s’asseoir à sa table, et il y avait dans la Grande Maison la chambre du Gouverneur, belle salle royalement meublée. Quand le Gouverneur arrivait auprès des Fourneaux, on arrêtait son attelage, et les employés de M. Bell le portaient sur leurs épaules jusqu’à la chambre qui lui était préparée. Le festin était à l’avenant de cette réception.

Le peuple avait aussi sa part dans les faveurs de M. Bell : de temps en temps, une grande salle située audessus de la chambre du gouverneur recevait les ouvriers, et le bal s’ouvrait alors pour une partie de la nuit.

Mais ce qui est surtout resté dans la mémoire du peuple, ce sont les exploits du Talley ho hunt club. M. Bell nourrissait dans des bâtiments exprès plusieurs centaines de renards, des chiens de chasse et des chevaux. Or, à certains temps de l’année, ses amis de la société aristocratique se réunissaient ; chacun montait un cheval et se faisait suivre de plusieurs chiens : on allait lancer les renards dans les champs de la Banlieue des Trois-Rivières, et alors les cavaliers se donnaient le plaisir d’une chasse aristocratique. Ils couraient à la poursuite des renards, à travers les champs couverts d’une belle moisson, en traversant les fossés, en sautant les clôtures : c’était une récréation élégante et superbe. Quand les renards avaient succombé, les hardis chasseurs et leurs meutes aboyantes retournaient aux Forges : il ne restait à M. Bell que le soin d’acheter de nouveaux renards l’automne suivant. Pourtant il restait une autre chose à faire. Le lendemain un de ses employés passait dans chaque maison de la Banlieue : Combien demandez-vous pour le dommage que la chasse d’hier vous a causé ? On faisait le prix, et notre homme payait en beaux écus sonnants.

Les lords anglais peuvent à peine suivre un régime de vie comme celui de M. Bell. Ses biens n’étaient pas inaliénables comme ceux des lords, et les forges ne lui appartenaient pas ; après ces folies brillantes, il fit une banqueroute retentissante comme les scènes du Talley ho hunt club, une banqueroute de 40,000 louis. Cela n’eut pas lieu, cependant, lorsqu’il exploitait encore les forges Saint-Maurice, car alors les revenus d’une industrie prospère le tenaient plus ou moins à flot. D’ailleurs, il faut reconnaître qu’il conduisait les affaires avec habileté, et n’eût été cette manie étrange de singer les lords d’Angleterre, il eût laissé une fortune considérable.

Le bail étant expiré en 1831, fut étendu d’un an encore, et il fut régulièrement renouvelé ensuite pour 10 autres années. Pendant cette dernière période, un grand mécontentement commençait à se répandre dans la population du district des Trois-Rivières, et les plaintes se faisaient jour auprès du gouvernement avec une énergie croissante. C’est que les personnes qui louaient les Forges tenaient les fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne entièrement fermés à la colonisation, ce qui nuisait aux intérêts de la ville et du district. M. Étienne Parent se fit l’interprète de ces plaintes dans un rapport présenté au Conseil Exécutif et daté du 15 septembre 1843 ; ce rapport fut approuvé par le gouverneur, le 26 du même mois. Pour ne rien précipiter, on prolongea le bail de M. Bell d’un an ; mais il fut bien entendu qu’ensuite la Couronne vendrait les forges et les deux fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne au plus haut enchérisseur. Pour mieux préparer les esprits à ce changement important, M. D. B. Papineau, commissaire des terres de la Couronne, publia, le 20 novembre 1845, un rapport bien élaboré dans lequel il établissait les désavantages du système suivi jusqu’alors ; il terminait son écrit en recommandant de concéder les terres selon la tenure en franc aleu roturier, et à rentes foncières rachetables dans des conditions déterminées. Ce rapport avait été présenté par ordre de Lord Metcalfe ; les conclusions en furent admises par le Conseil Exécutif, et le 19 décembre on donna avis que les Forges seraient vendues à l’enchère le 4 août 1846, à 11 heures de l’avant-midi, au palais de justice des Trois-Rivières. Elles furent vendues à M. Henry Stuart pour la somme de 5,575 louis. M. Stuart voulant acheter aussi les fiefs de Saint-Étienne et de Saint-Maurice, le commissaire des terres de la Couronne fit un rapport dans lequel il recommandait de les lui céder pour 4,500 louis ; mais en vertu d’un ordre en conseil, ils furent mis à l’enchère comme les forges, et M. Stuart les acheta, le 3 novembre, pour la somme de 5,900 louis courant

Monsieur Henry Stuart commença les opérations avec vigueur : il se procura des machines perfectionnées, répara la Grande Maison, augmenta le nombre des ouvriers, et le village prit une vie toute nouvelle. Cependant un mécompte faillit alors avoir un résultat fatal à l’entreprise : suivant avec trop de confiance les plans d’un ingénieur français, M. Henry Stuart dépensa des sommes considérables pour l’exécution de nouveaux ouvrages, et à peine ces ouvrages étaient-ils terminés qu’ils furent reconnus tout-à-fait inutiles. Il n’eut plus dès lors les mêmes espérances d’avenir ni le même enthousiasme, et en 1847, il louait les Forges à M. James Ferrier de Montréal. Ce monsieur conduisit les affaires pendant quatre ans avec beaucoup de soin et d’intelligence, et il réalisa de beaux profits. Ce succès conserva une grande valeur à la propriété de M. Henry Stuart.

Vous me demanderez ici avec une curiosité bien légitime, si l’on pouvait encore reconnaître les Forges d’autrefois, ou si tout avait été changé, renouvelé, anglicisé. Je vous répondrai par les lignes suivantes qui sont absolument vraies dans tous leurs détails : « Nombre de curiosités du temps des Français ont été conservées, par exemple les boiseries de la « grande maison, » certains outils, la forge du gros marteau, la feuille de tôle sur laquelle on sonne la « charge » des hauts-fourneaux. Les termes dont se servent les ouvriers proviennent en partie du vieux régime. Les sas du lavoir au minérai n’ont pas changé de forme depuis un siècle et demi[6]. C’est toujours la même manière de cuire le charbon de bois, de composer les « charges » des fourneaux, de faire la coulée de la gueuse et aussi de préparer les moules des poêles. Tout un monde d’autrefois est là, qui persiste à vivre étranger aux changements de l’industrie actuelle[7]. »

En novembre 1851, Messieurs André Stuart et John Porter de Québec achetèrent les forges et les deux fiefs, mais quand ils voulurent sérieusement en tirer profit, ils trouvèrent que tout y était détérioré, que la mine elle-même se faisait rare ; et au bout de quelque temps, ils en vinrent à la décision extrême de fermer les forges. La grande industrie canadienne qui avait tant attiré les regards et fait rouler tant d’argent était en pleine décadence.

Alors les colons commencèrent à se fixer sur les terres de la Compagnie et à les défricher sans avoir de titres M. J. Baptist embarrassait une partie de ces terres par ses travaux d’estacades aux Grès ; de là bien des difficultés et des récriminations. La Couronne, pour régler tout cela, résolut de faire vendre les propriétés de Messieurs Stuart et Porter, comme elle en avait le droit en vertu de son hypothèque de bailleur de fond. Les Forges, avec un grand nombre de lots du canton de Saint-Maurice, furent saisies à la suite d’un jugement de cour, et vendues le 22 octobre 1861. Les Forges n’ayant pas trouvé d’acheteurs qui voulussent donner la somme réclamée par la Couronne, furent achetées par cette dernière elle-même au prix de 7200 piastres. La Couronne acquit aussi tous les terrains, pour en disposer en faveur des colons.

Les Forges furent ensuite vendues à M. Onésime Héroux, marchand de Saint-Barnabé, pour la somme de 7000 piastres, dont un quart fut payé comptant, et le reste par trois versements annuels égaux. Les fiefs de Saint-Maurice et de Saint-Étienne furent vendus aux occupants à 40 centins de l’âcre, à l’exception d’une douzaine de lots très pauvres. Cette vente fut faite sous la direction de M. Judah.

M. Onésime Héroux garda la ferme occupée aujourd’hui par M. le Dr Beauchemin,[8] mais il vendit les forges à M. John McDougal et fils, le 27 avril 1863, au prix de 1700 louis. On croyait communément que c’était un prix trop élevé, mais les Messieurs McDougal purent se procurer de la mine et du charbon de bois, et ils firent marcher les forges avec un grand succès pendant plusieurs années.

Ils installèrent leur magasin dans l’une des salles de la Grande Maison, mais eux-mêmes n’y demeurèrent pas, ils trouvaient que l’intérieur en était trop délabré. Ils occupèrent une jolie maison en bois, bâtie un peu au nord-ouest et à angle droit avec la Grande Maison, à peu près sur l’emplacement de l’ancienne chapelle.

La propriété fut transférée à M. George McDougal le 18 décembre 1876, et les forges purent fonctionner jusqu’à l’été de 1883, quand les opérations cessèrent définitivement.

Maintenant il ne reste des Forges Saint-Maurice que la maçonnerie du haut-fourneau, comme il reste des os blanchis quand les chairs de l’homme sont tombées en poussière.

Je viens de vous raconter l’histoire des Forges Saint-Maurice ; mais savez-vous qu’il y a des légendes sur ces forges ? Comme nous sommes en voyage, et que nous aimons à augmenter nos connaissances, il sera bien à propos de les recueillir, n’est-ce pas ? Eh bien ! je me suis fait raconter tout cela en 1871, et je l’ai transmis alors fidèlement au papier ; si donc vous le voulez bien, je vais me citer moi-même. Hem ! cela me donne presque de la vanité. Mais une réflexion me vient en tête : j’écrivais déjà en 1870, et je ne suis pas encore arrivé jusqu’à la renommée, il faut donc nécessairement que je sois du nombre des écrivains méconnus par leurs compatriotes !

Après cette remarque faite uniquement par humilité, je commence ma légende ; mais n’oubliez pas qu’on vous parle des Forges telles qu’elles étaient en 1870.


  1. On attribue ici, à la suite de M. Laterrière, la couleur bleuâtre au minérai du fief Saint-Maurice, cela nous surprend un peu, car le minérai que nous avons vu employer aux Vieilles-Forges était toujours du fer limoneux, c-à-d. de couleur rouge plus ou moins foncée. Voudrait-on désigner ici le fer oligiste, qui est gris d’acier avec poussière noir-rougeâtre ?
  2. Jeanne Jallaut, d’après l’abbé Tanguay ; Jeanne Jeannot d’après les régistres des Trois-Rivières. Il y a encore des Jeannot parmi nous, mais Jallaut ou Jalope est un nom tout à fait inconnu.
  3. L’abbé Tanguay donne François-Joseph, fils de François Étienne Cugnet, comme seigneur de Saint-Étienne.
  4. Histoire des Ursulines des Trois-Rivières, page 381.
  5. Histoire des Ursulines des Trois-Rivières, 1er vol. p. 382.
  6. Lisez 117 ans.
  7. Les Ursulines des Trois-Rivières, vol. 1, page 383.
  8. M. Onésime Héroux étant mort, le Dr Louis Jean-Baptiste Beauchemin épousa sa veuve, femme remarquable par son énergie et sa vertu, et qui mourut encore jeune. Le Dr Beauchemin épousa en secondes noces Demoiselle Azilie Meunier. C’est elle que nous avons vue entourée de sa nombreuse famille.