Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/05

P.V. Ayotte (p. 197-202).

DE LA GRAND’MÈRE
AU RAPIDE DES HÊTRES

Il y a beaucoup de vie à la Grand’Mère. Des scieries y sont en pleine activité ; des grues étendent leur long cou, des écoperches s’élèvent vers le ciel et jettent au loin leurs cordages comme les pattes de quelqu’énorme pieuvre ; de nombreux maçons font entendre le son argentin de leurs truelles, et font surgir les murs d’une vaste manufacture. Quelle œuvre de géant s’exécute là ? Que de mouvement ! que de dépenses !

Mon canotier s’en va pour un instant au magasin de la Compagnie. Je puis bien dire ce qu’il y va faire : il va s’acheter quelques feuilles de tabac. Que voulez-vous qu’un canotier du Saint-Maurice fasse sans tabac sur le dos de la plaine liquide ? C’est une roue dont l’essieu n’a pas d’huile, c’est un piston d’où la vapeur est absente. M. Maurice s’en va donc acheter du tabac, c’est l’affaire de quelques instants ; ensuite il lance le canot au large.

Deux chutes grondent à quelques pas de nous : c’est Charybde et c’est Scylla qui demandent à nous broyer. Mais notre brave canotier connaît son Saint-Maurice : il n’a pas l’air d’y toucher, pourtant le canot évite les deux courants qui nous mèneraient à l’abîme, et nous abordons sans bruit, sans secousse à l’île de la Grand’Mère. On dirait peut-être mieux l’île du Grand-Père, car naguère encore il y avait ici trois chûtes bien distinctes : la Grand’Mère d’un côté, le Grand-Père de l’autre, puis, au milieu, une chute beaucoup moins considérable, la Petite-Fille, je suppose ; or, pour séparer ces courants il y avait deux îles ; celle de droite, plus petite, mais portant sur un angle ce visage de grand’mère que nous avons déjà présenté à nos lecteurs, et celle de gauche, plus grande, mais n’offrant rien de particulièrement remarquable. La chute du milieu étant un obstacle à la descente du bois, on l’a bouchée par un batardeau, et ce n’est maintenant qu’au printemps, quand l’onde impatiente s’élance pardessus toutes les digues, qu’on peut distinguer encore les trois rivières. Donc nous abordons à l’île du Grand-Père, et nous voilà sur le rocher, entre les deux abîmes grondants.

Mon guide se charge du porte-manteau, et il va reconnaître le chemin pour faire le portage. Je me mets en frais de le suivre. Nous passons sur la crête du batardeau pour aller dans l’île de la Grand’Mère. Je vois donc la Grand’Mère de près : comme de raison, la ressemblance y perd quelque peu ; mais même à cette distance, elle répond remarquablement bien à la description qu’en donnait M. Elzéar Gérin : « On dirait une apparition fantasmagorique sortant en plein jour du pays des songes. Il semble même qu’on reconnaît les traits d’une femme sauvage, d’une squaw. Le nez effilé, le menton un peu pointu, la bouche un peu entrouverte, le front dénudé, la ressemblance est frappante. Le ciseau du sculpteur n’aurait pu faire mieux. Jadis, ajoutait-il, quelques loustics avaient placé dans la bouche de la Grand’Mère une pipe monumentale. L’œuvre des hommes a disparu, mais l’œuvre du Sculpteur éternel est impérissable. »

Nous trouvons dans les crevasses et les replis du rocher un chemin plus ou moins acceptable, et nous descendons jusqu’au pied de la chute de la Grand’Mère. Mon guide retourne immédiatement sur ses pas pour aller chercher son canot : il s’en coiffe crânement, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, et avec un pareil chapeau, il passe sur le batardeau de la Petite-Fille. Il soufflait une forte brise nord, et mon homme était là, sur le bout des solives placées en talus, bien exposé à être précipité en bas par le vent. Les ouvriers de la Manufacture le voient de loin et lui font signe de ne pas s’exposer, mais il n’a pas froid aux yeux : il s’élance, passe sans broncher, et opère ensuite sa descente à travers les roches anguleuses.

Pendant que tout cela se passe, je me hâte de traverser l’île, pour voir de près la chute du Grand-Père. Je cours assez difficilement sur les pierres tantôt arrondies et tantôt abruptes. À un moment donné, je me fais une entorse, et je tombe proprement assis. Ce n’était pas mollet, je vous l’assure, et j’en ai vu cinq cents chandelles. Mais Kléber, quand il tomba sur une baïonnette était beaucoup plus à plaindre que moi, et il dut faire une tout autre grimace. D’ailleurs, on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Je me relève un peu abasourdi, et je pars en boitant d’une manière pitoyable.

Me voilà dans un endroit que je nomme le Lit des Géants : plus d’angles, plus d’aspérités ; le granit est usé, tapé, de manière à former une grande surface plane. C’est l’endroit où les grandes eaux viennent prendre leurs ébats.

Enfin me voici en face du Grand-Père : c’est une chute fort imposante. Une grande masse d’eau tombe avec un bruit et en faisant des mouvements qui annoncent une force immense. On se sent petit, on tremble devant cette force des éléments, et en même temps on est dans l’admiration. On voit ici comme un reflet de la force du Tout-Puissant.

Je prends le temps d’examiner cette belle chute, et je m’en retourne alors en toute hâte, tâchant de boiter le moins possible. Mon guide est à son poste ; il vient d’allumer sa pipe, et moi je m’enfonce dans le canot pour prendre quelques notes. Nous ne ferons pas un long séjour ici.

La pirogue reprend sa course : nous voilà au pied de la chute, au milieu de petites lames folles qui sautillent autour de nous, qui cherchent à entrer dans notre nacelle, et même à nous faire prendre un bain forcé ; mais aucune ne parvient à nous atteindre. En jetant un regard en arrière, nous voyons les étonnants travaux de la Manufacture se détacher sur le ciel bleu.

Nous traversons actuellement le bassin du pied de la chute. Ce bassin est extrêmement remarquable : on dirait un cirque immense où les vagues se livrent à des jeux et à des combats de toute sorte, ayant pour spectateurs les grands arbres placés en amphithéâtre.

En s’éloignant de la chute l’eau devient plus calme, et l’on entre bientôt dans le Rétréci de la Grand’Mère. Deux rochers viennent en quelque façon étrangler le fleuve, pour le contraindre à réunir ses flots ; cette violence produit un remous épouvantable que la sagesse de mon guide saura bien éviter.

Les eaux s’apaisent ensuite, et alors, comme il arrive toujours après les grandes perturbations de ce genre, il surgit tout-à-coup une île verdoyante : c’est l’île du Rétréci de la Grand’Mère. Ce nom, je l’avoue, n’est pas des plus courts, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Le fleuve coule de nouveau tranquille et solitaire, bordé, des deux côtés, d’une forêt vraiment magnifique.

Sur notre gauche, une rivière vient déboucher dans le fleuve. Je pourrais vous faire deviner quel est le nom de cette rivière, et, j’en suis sûr, le mot de cette énigme vous paraîtrait fort difficile à trouver ; mais pour vous éviter de la fatigue, je vais vous dire tout de suite que c’est la petite rivière au Lard, celle-là même que le chemin de fer des Piles coupe à Saint-Maurice. On ne s’attendait guère à la trouver rendue en cet endroit.

Le lecteur curieux brûle de me faire une question : Sur ce fleuve solitaire, dans ces grands bois, n’avez-vous donc vu aucun être vivant ? Quoi ! pas un ours ni un caribou ? Pas même un renard ou un lièvre ? Pas un petit bout d’aigle ou de cygne ? — Non, rien de tout cela ; je l’avoue en rougissant. Je crois que le roi des animaux avait eu connaissance de notre voyage, et qu’il avait envoyé un ukase aux habitants des forêts, pour les obliger à se tenir cachés ce jour-là. Nous avons vu quelque chose cependant, mais ce n’était pas grand’chose, ce que nous avons vu. Nous avons vu de nos yeux, sur le Saint-Maurice, un oiseau qui ne volait pas. C’était un canard jeune ou dans le temps de la mue ; ci ce n’était pas un canard, c’était un harle ; si ce n’était pas un harle, c’était une poule d’eau ; mais toujours est-il que nous l’avons bien vu. Nous faisions si peu de bruit qu’il ne remarquait pas notre venue. Aussitôt qu’il nous eut aperçus, il se prit à courir sur l’eau comme les quadrupèdes courent sur la terre : c’était vraiment curieux de voir ses petites ailes frappant les eaux avec tant de rapidité. Comme il ne s’éloignait pas à sa guise, il plongea pour nous laisser passer. Mon guide cessa de pagayer, mais le petit s’obstina à rester sous l’eau, et lorsqu’il revint à la surface, il n’était plus à notre portée.

Mais j’ai quelque chose de plus intéressant que cela à vous dire. Vous êtes-vous déjà demandé en quel endroit le Saint-Maurice est plus beau ? Eh bien ! je puis vous répondre en toute sureté que c’est en haut du rapide des Hêtres, et nous sommes actuellement en cet endroit. Ici les côtes ne sont pas très élevées, mais elles sont couvertes d’arbres choisis qui forment une bordure magnifique. Le courant est assez rapide, et l’eau paraît couler à pleins bords. La rivière a plus de quinze arpents de large. Oui, le Saint-Maurice est beau dans cette partie de son cours, il est beau comme le Saint-Laurent lui-même ; croyez, cher lecteur, que je tire cette comparaison du plus profond de mon cœur de patriote canadien.

Nous voguons longtemps dans ce morceau de paradis terrestre, et je ne me lasse pas de crier : Que le fleuve est beau ! que le fleuve est beau ! Mon guide, à coup sûr, me trouvait bien naïf, bien enfant, mais qu’importe : j’aime à dire ce que je pense.

Une grande batture s’étend devant nous : c’est la batture des Hêtres : veuillez bien retenir ce nom.

Une chose ici me surprend beaucoup : Quand nous sommes partis des Piles, nous avions vent arrière ; le vent n’a certainement pas changé de direction, et voilà cependant qu’il souffle à l’avant de notre pirogue. Le fleuve va donc ici du sud au nord, ou à peu près ; eh bien ! je ne m’étais pas aperçu du changement. Je crois que j’aurais eu de la peine à diriger la Grande Hermine de Jacques Cartier pour découvrir le Canada ! Il faut remarquer que le Saint-Maurice ne tarde pas à reprendre sa direction ordinaire.

Les terres nous paraissent bien belles à l’endroit où nous sommes, et en avançant un peu nous nous trouvons vis-à-vis une pointe déboisée.

Nous entendons bûcher dans la forêt : ce sont des habitants de Sainte-Flore qui sont occupés à lever de l’écorce de Pruche. La paroisse de Sainte-Flore s’étend jusqu’au pied du rapide que nous allons bientôt apercevoir.

Nous voici à l’île des Hêtres, qui prend son nom du rapide qui l’avoisine, car pour des hêtres, il est bien douteux qu’elle en porte un seul. Cette île est assez grande pour former un établissement, et la terre y paraît être de bonne qualité.

Mais écoutez ce bruit que nous apporte la brise : c’est le rapide qui chante pour endormir la grande forêt.

Nous abordons ici, car le rapide des Hêtres n’est pas un petit bonhomme qu’on puisse mépriser : on le brave avec de grands canots ou des barges, mais pour notre petite pirogue, il faut qu’elle évite le géant sous peine d’être broyée dans ses bras redoutables.