Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/11

P.V. Ayotte (p. 93-100).

un entretien
AVEC LES MINISTRES

Avant de quitter les Piles, je dois accomplir une œuvre bien importante : j’ai vu vos besoins, Ô mes amis du Saint-Maurice, et je veux les exposer immédiatement à qui de droit. Je veux m’aboucher avec les ministres de notre gouvernement provincial, et leur dire sans ambage ce qu’ils ont à faire pour vous.

Comment pouvez-vous faire cela aux Piles ? Croyez-vous donc rencontrer les autorités provinciales sur ce petit coin de terre ? — Il faut savoir, mes amis, que j’ai naturellement des attributs téléphoniques. Je puis parler à Québec, à Montréal et à Ottawa, et tout cela sans sortir des Piles. Je vais à l’instant même vous montrer tout mon savoir-faire.

Messieurs les ministres de Québec, j’ai l’honneur de vous saluer. Je suis le représentant du Haut Saint-Maurice. Il est vrai, mon élection s’est faite d’une manière peu intéressante : il n’y a pas eu de bagarre, pas un œil poché, pas un faux serment, pas un petit blasphème ; mais tout de même je suis représentant. J’ai été librement accepté par un peuple libre, et j’ai le plaisir de vous affirmer que je suis fier du peuple que je représente. Je viens, sans plus de retard, plaider la cause de mes commettants ; et comme je n’ai que des choses justes et raisonnables à vous proposer, j’ose espérer que je serai le bienvenu auprès de vous.

1o. Tout le territoire que je représente est une vaste réserve forestière, or, mes commettants et moi, nous sommes opposés aux réserves forestières ; nous trouvons que cette loi pèse lourdement sur le colon et constitue parfois une espèce d’injustice.

Les montagnes se réserveront bien d’elles-mêmes, pas besoin de loi pour les protéger contre le soc de la charrue ; mais si les terres sont propres à la culture, qu’on laisse nos frères aller y chercher le pain de leur famille, ce seront autant d’âmes enlevées au gouffre dévorant des États-Unis. Dites-moi donc, Messieurs les Ministres, vous proposez-vous sérieusement d’empêcher toute colonisation dans les vastes territoires du Saint-Maurice ! Et les hommes courageux qui y sont déjà établis, qu’en voulez-vous faire ? Voulez-vous les condamner à un isolement irrémédiable ? Voulez-vous qu’ils ne puissent jamais avoir au milieu d’eux, vu leur petit nombre, ni un prêtre pour avoir soin de leurs âmes, ni un instituteur pour instruire leurs enfants.

Vous voulez, dites-vous, le bonheur de tous les colons ! C’est bien ce qui doit être, mais alors ne leur mettez pas d’entraves ; ouvrez toutes grandes les portes de la colonisation ; le défrichement des terres présente assez de difficultés par lui-même.

Je vous entends balbutier que ce n’est pas vous qui avez fait cette loi : je le sais, mais je sais aussi que vous me donnez une mauvaise raison. Si vous appliquez la loi, vous en devenez responsables.

D’ailleurs ne disons pas trop de mal des auteurs de cette loi, ils ne sont peut-être pas responsables de tout ce qui se fait aujourd’hui. Je pense, moi, que cette loi est devenue mauvaise par la manière dont on s’est mis à l’appliquer. Il y avait lieu de donner au Gouverneur en Conseil le droit de faire des réserves forestières. Par exemple, en certains endroits on fait assurément des déboisements excessifs, il est donc à désirer que l’autorité puisse intervenir et dire aux défricheurs : je défends de coloniser tel morceau de terre car il doit rester en forêt. Oui, je suis prêt à admettre que cela peut se faire dans l’intérêt de toute la province ; seulement il faudra que ces réserves soient relativement petites et que le lieu en soit bien choisi. Mais réserver un immense territoire pour empêcher la colonisation d’y pénétrer, cela n’aurait jamais dû entrer dans la tête des Canadiens-Français.

La loi des réserves forestières, telle qu’elle est comprise et appliquée aujourd’hui, étant une nuisance pour les colons, je demande qu’elle soit abrogée à la prochaine session. Mes commettants n’entendent pas badinage sur ce point.[1]

2o Quand on a remonté le Saint-Maurice jusqu’à La Tuque, on est à se demander comment il peut se faire qu’il n’y ait pas un petit bateau à vapeur qui voyage entre ce poste et le village des Piles. Comment cela se fait-il ? C’est toute une histoire.

Jusqu’à ces dernières années, cette ligne de bateaux à vapeur a toujours été considérée comme partie intégrante de la ligne du chemin de fer des Piles, et la tête de ce chemin devrait être à La Tuque. Quand le Gouvernement de Québec se substitua, plus tard, à la Compagnie du chemin de fer du Nord, il accepta cette clause de la charte aussi bien que les autres, et se mit en frais de l’exécuter royalement. Il envoya des hommes compétents pour examiner comment sont construits les bateaux qui voyagent sur l’Ohio, et sur d’autres rivières où l’eau est peu profonde ; des plans furent faits en conséquence, et le contrat fut donné pour la construction d’un bateau à vapeur sur le Saint-Maurice.

Le gouvernement avait voté pour cette entreprise une somme de 13000 piastres. Hélas ! c’était trop. Il est quelquefois désavantageux d’avoir trop d’argent, et nous l’avons bien éprouvé dans la circonstance. Les entrepreneurs devaient recevoir 13000 piastres, il leur fallait donc faire un beau bateau ; ils ne suivirent pas les plans qui leur avaient été donnés, ils firent un beau bateau pour naviguer en eau profonde, c’est bien là qu’on a coutume de trouver les beaux vaisseaux.

Sur ces entrefaites, le gouvernement conservateur tomba. M. Joly arrivé au pouvoir fit terminer le bateau du Saint-Maurice, et organisa une grande fête pour l’inaugurer. Un français, M. de la Galissonnière, fut invité à cette fête, et on eut la délicatesse de donner son nom au nouveau bateau. On partit joyeusement des Piles, et on alla s’échouer à une petite distance, ainsi qu’on pouvait bien le prévoir.

Quelqu’un était coupable de ce fiasco, on aurait dû reprendre la construction de ce vaisseau selon les plans qui avaient été donnés ; mais les préoccupations politiques étaient extrêmes alors, et tout en resta là pour un temps indéfini.

Ne devait-on pas, au moins, faire marcher ce vaisseau dans les eaux hautes, afin d’en tirer tout le parti possible ? On nous répond : La roue était trop proche du bateau. — Mais une roue, cela peut s’éloigner, je suppose. — Les machines étaient mal placées. — Mais des machines, cela se déplace.

Enfin M. Chapleau vint au pouvoir, et M. Sénécal loua le chemin de fer du Nord. Ce monsieur ne trouvant pas qu’il y eût d’argent à faire en voyageant entre les Piles et la Tuque, fit condamner le pauvre « La Galissonnière » comme impropre à la navigation du Saint-Maurice ; il en vendit les machines et le laissa, comme un corps sans âme, à rien faire dans le courant du Saint-Maurice. Cette coque de vaisseau, qui avait coûté si cher, resta là comme le monument d’un inexcusable fiasco. Un printemps, quelqu’un qui était ennuyé de la voir ainsi, coupa les câbles qui la retenaient, et le « La Galissonnière » alla s’abîmer dans la chute.

M. Sénécal acheta ensuite le chemin de fer du Nord, et le revendit enfin au Pacifique Canadien ; mais il paraît qu’on ne voit plus dans le contrat la clause qui obligeait à mettre un bateau à vapeur entre les Piles et La Tuque. La tête du chemin de fer des Piles est aux Piles mêmes. On ne peut donc pas s’adresser à la compagnie du Pacifique Canadien pour avoir cette ligne ; nous devons le regretter beaucoup, car ce serait une bien petite chose pour cette puissante compagnie, et elle aurait sans doute rempli ses engagements depuis longtemps.

L’histoire du « La Galissonnière » vous fait peut-être penser que le haut du Saint-Maurice n’est pas navigable. Détrompez-vous, cette expérience n’est plus à faire, elle est faite : Messieurs Norcross et Philipps, quand ils faisaient fonctionner leurs grandes scieries des Trois-Rivières, avaient mis sur le Saint-Maurice un bateau à vapeur qui faisait régulièrement le service entre les Piles et La Tuque. Ce qui a été fait peut se faire encore. Cependant M. Philipps étant mort, la société dont il faisait partie tomba en faillite, et le bateau s’en alla avec le reste.

Mais quelle espèce de bateau nous faut-il ? Un bateau plat ; disons le mot : un chaland à vapeur, avec une seule roue à l’arrière. Sans doute, ce vaisseau devra être entouré et couvert, pour la commodité des voyageurs ; mais que ce soit un chaland, si l’on veut naviguer aux eaux basses.

Demandons-nous donc là une chose si coûteuse ? Eh bien ! cette chose si minime donnerait une vie toute nouvelle à nos colonies du Saint-Maurice.

Si c’est une chose si facile, me direz vous, pourquoi les particuliers ne l’entreprennent-ils pas ? Les particuliers du Haut Saint-Maurice l’entreprendraient certes bien, mais les fortunes sont rares parmi eux, je vous l’assure. Quant aux hommes d’affaires des autres parties du pays, ils ne s’occupent pas de nous, ils ne nous connaissent pas. D’ailleurs cette entreprise n’est pas assez considérable pour attirer les grands capitalistes. Elle sera payante, mais en raison de la mise ; or ce n’est pas avec un capital de trois mille piastres qu’on peut faire une fortune. Le gouvernement, lui, doit veiller surtout aux intérêts des petits et des faibles, nous nous adresserons donc à lui en toute confiance.

Messieurs les Ministres, c’est le temps de vous parler à bouche ouverte, n’allez pas faire la sourde oreille : je vous demande de remplir envers les habitants du Haut Saint-Maurice les obligations contractées par vos devanciers. Vous avez une dette d’honneur à nous payer : faites construire par des hommes compétents un bateau qui puisse voyager entre les Piles et La Tuque, et faites vite, car mes commettants ont déjà langui trop longtemps dans une vaine attente. Ne posez aucune objection ; donner un moyen de communication aux habitants délaissés de la rivière Croche, c’est une de ces nécessités devant lesquelles on ne récrimine pas.

3o Quand ce bateau à vapeur si longtemps attendu aura enfin commencé ses voyages, quel est celui qui voudra se priver du plaisir d’aller contempler le panorama si varié du Haut Saint-Maurice ? Des milliers de personnes voudront faire l’ascension de La Tuque, quitte à faire parfois la connaissance des maringouins de la Croche. Quel est le véritable chasseur qui n’ira pas, plusieurs fois l’année, se mettre à la poursuite des caribous de la Sintamaskine ? Et les pêcheurs donc ! croyez-vous qu’ils laisseront plus longtemps dormir en paix les truites du lac Batiscan et les brochets du lac à Quinn ?

J’allais nommer plusieurs autres lacs, mais me voilà bel et bien arrêté : on a loué ces lacs à des clubs, et maintenant il est défendu aux colons, il est défendu aux touristes d’aller y faire la pêche. On voit bien que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Si le Gouvernement louait le lac Saint-Pierre ou même le petit lac Saint-Paul de manière à empêcher les habitants des paroisses environnantes d’aller y faire la pêche, on dirait : Les Ministres étaient-ils bien éveillés quand ils ont fait une pareille abomination ? Pourquoi donc serait-il plus raisonnable de louer le lac des Cinq ou tout autre lac ? Y a-t-il une distinction entre canadiens et canadiens ? Ceux du Saint-Maurice sont-ils des parias ?

Un colon doit pouvoir jouir de tous les avantages que lui offre le pays où il se trouve. La vie est assez dure pour lui, n’allez pas la rendre plus pénible encore ; ne le parquez pas dans son petit domaine. Je veux que l’on dise au colon du Saint-Maurice : Ta famille a faim, mon brave, eh bien ! va dans le lac des Cinq et trouve là de quoi apaiser la faim de tes enfants. Tu n’as pas d’argent : Va faire la pêche dans tel lac que tu voudras, et descends à la ville pour vendre le produit de ton travail. Et si l’on vient me dire qu’une loi défend une chose si légitime, je dis que nos législateurs ont souffleté mon pays en fabriquant cette loi-là. Si l’on parle d’amende et de châtiment contre ce pauvre homme, je dis que c’est une chose criante, et qu’on ne se croirait plus dans le libre pays du Canada.

Sous le régime féodal on trouvait de ces défenses-là en faveur des Seigneurs, mais en compensation, on avait les avantages de ce système de gouvernement, qui n’étaient pas à dédaigner alors pour le peuple. Je vous le demande, quelle compensation nous donnerez-vous, à nous, pour avoir ainsi gêné notre liberté ? Oserez-vous montrer les misérables centins que les clubs vous ont payés ? Je vous dirai que tous les clubs des États-Unis et du Canada, réunis ensemble, n’ont pas assez d’or et d’argent pour acheter une parcelle de la liberté de mon noble pays.

Tout ce que le gouvernement peut faire, c’est de donner des privilèges à l’égard des autres clubs. Par exemple, un club de pêche aura loué le lac des Piles, il empêchera tous les autres clubs d’aller y faire la pêche.

C’est le Gouvernement qui donne l’existence légale aux clubs, il peut augmenter ou restreindre leur liberté, il peut décider à son gré des rapports qu’ils doivent avoir entre eux. Mais s’agit-il des individus ? halte-là, messieurs du Gouvernement, c’est Dieu qui les a créés et mis au monde, ce n’est pas vous. Il y a des limites que vous ne pouvez franchir.

4o J’ai pourtant à traiter d’un quatrième sujet toujours en faveur de nos colons. Ce sera en quelques mots cette fois.

Le Gouvernement vend ses terres trente centins de l’acre, c’est bien. S’il y a peu de perte sur les lots, je conçois qu’on ne retranche rien d’un prix de vente aussi minime. Mais si le tiers, la moitié, ou même les deux tiers du lot sont en roc vif, que l’agent des terres de la Couronne reçoive donc instruction de se montrer abordable, pour diminuer le prix de ce lot.

Des hommes mal intentionnés achetaient des lots du Gouvernement à trente centins l’acre, faisaient le premier versement, et ensuite ne s’occupaient plus ni de payer les autres versements, ni de remplir les conditions de défrichement requises par la loi. Quand ils avaient entièrement dépouillé leur lot de tout le bois de commerce, ils déménageaient, le plus souvent pour s’en aller aux États-Unis. Le gouvernement était alors obligé de canceller la vente, et restait avec un lot de terre sans valeur. On a voulu protéger le Gouvernement contre un tel brigandage, et on a eu raison. Mais, comme il arrive souvent quand on se donne un élan vigoureux, il paraît qu’on a outrepassé le but. En voulant arrêter les brigands, on a gêné considérablement les colons de bonne foi. Pour empêcher les voleurs d’infester les grandes routes, il ne faut pas murer les honnêtes gens dans leurs maisons. Il vaut mieux souffrir quelques abus que de s’exposer à persécuter un seul de nos bons défricheurs. Ainsi je recommande tout spécialement aux hommes d’État d’avoir des cœurs de pères pour nos colons du Saint-Maurice, qui sont tous des colons de bonne foi.

Messieurs les Ministres, je vous remercie beaucoup de m’avoir écouté avec tant de bienveillance. Je me suis laissé aller parfois à ma vivacité naturelle, mais vous ne vous en formaliserez pas ; j’ai fait cela à dessein, pour vous empêcher de prendre sommeil en m’écoutant. Je vous assure que si j’ai l’écorce un peu rude, au fond j’ai un bon cœur.

Je vous fais mes adieux, et je vous invite cordialement à venir avec moi, par le nouveau bateau, au mois d’août prochain, goûter la douce hospitalité de mes amis du Haut Saint-Maurice.


  1. La loi a été abrogée. Cependant il reste encore dans nos Statuts des dispositions nuisibles aux intérêts des colons. Nous espérons qu’on ne s’arrêtera pas en chemin, et qu’on enlèvera de nos lois tout ce qui sent la persécution contre les défricheurs.