Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/07

À LA TUQUE

Notre diocèse est né coiffé. Dieu lui avait donné la coiffure des anciens Canadiens, la tuque traditionnelle ; comment donc lui a-t-elle été enlevée ? Vraiment, cela a dû se faire par mégarde, car La Tuque est inséparable des autres postes du Saint-Maurice. Elle n’a pas une grande valeur en elle-même, on y trouve peu d’habitants et presque pas de terre cultivable, mais elle a de la valeur pour nous en ce qu’elle complète le Saint-Maurice, qu’elle en est la clef et le fronton. Unir La Tuque à Pontiac, c’est lui donner l’apparence d’un champignon ; c’est mettre un fronton à la base d’un édifice. Nous croyons qu’un jour ou l’autre Monseigneur de Pontiac sera d’avis lui-même de nous la restituer, tant la division qui a été faite est peu naturelle.

En attendant, Monseigneur Laflèche, à la demande de Mgr Lorrain, fait desservir ce poste par ses prêtres, et il va, cette année, y faire la visite pastorale.

Toute la population de la Rivière-aux-Rats voudrait suivre son évêque ; le chaland s’emplit, et vous savez déjà qu’il peut contenir beaucoup de monde. C’est absolument comme du temps de Notre Seigneur. Il y en a de tous les âges et de tous les caractères, mais ils sont tous remplis de foi. Où cette population trouvera-t-elle à se loger ? Où trouvera-t-on de quoi la nourrir ? On ne s’occupe pas de cela. On va, on suit le représentant de Jésus-Christ. D’ailleurs on n’a réellement rien à craindre : ç’a été l’une des joies de notre voyage, de trouver le long du Saint-Maurice, toute vivante et religieusement pratiquée, l’admirable hospitalité des anciens jours. Hélas ! nous avions pensé qu’elle ne se trouvait plus que dans les récits des auteurs canadiens.

Nous avançons vers le nord en chantant l’Ave maris stella, et une masse de voix répète ce chant ancien et toujours nouveau.

Nous voici rendus chez M. Honoré Thibault : nous arrêtons quelques instants en cet endroit, car le cheval qui nous a traînés depuis notre départ doit être laissé ici, et c’est le cheval de M. Thibault qui nous mènera jusqu’à La Tuque.

Monsieur Thibault avait construit sa maison à une assez bonne distance du Saint-Maurice et dans un endroit élevé ; eh bien ! le printemps dernier, le fleuve se mit à ronger sournoisement la côte, et avec une malice tout humaine, il fit une excavation affreuse et à la fin culbuta la maison. Nous considérons cette œuvre malicieuse et nous en sommes réellement étonnés. Il a donc fallu que le brave colon allât se bâtir un peu plus loin, mais cette fois je pense qu’il n’a rien à redouter de la fureur des flots.

Allons ! à bord tous ceux qui viennent à La Tuque, nous partons à l’instant.

L’endroit le plus difficile à franchir est maintenant le rapide Croche, qui est à deux lieues de la Rivière-aux-Rats. Le fleuve s’engouffre ici entre des rochers, et il suit une pente rapide, en décrivant une esse. Force nous est de prendre le cheval dans notre vaisseau, comment donc remonterons-nous ce courant ? Trois jeunes gens volent sur le rivage, ils grimpent sur les roches vives en tirant sur la cordelle, nos hommes, pendant ce temps, manient vigoureusement la perche, et en peu d’instants nous avons franchi le rapide. Un peu d’émotion, une variété piquante, point de fatigue du tout, voilà le résultat net pour les heureux passagers du chaland.

Ne laissons point passer sans la remarquer la crique du rapide Croche, car dix mille bûches de pin y ont été enterrées par un éboulement subit ; c’est donc une petite fortune qui est ensevelie en cet endroit.

Nous passons chez M. Lafrance où nous remarquons du magnifique blé bien mûr. Nos gens, qui savent tout prévoir, ont obtenu de M. Lafrance la permission de faire ici une provision de cerises ; ils peuvent emporter les cerisiers tout ronds s’ils le veulent. Courir à la côte et revenir chargés de cerises, c’est pour eux l’affaire d’un instant, et nous nous remettons en marche.

Un banc de sable qui barre presque complètement le fleuve nous rappelle les bancs de sable du Mississippi ; il y a d’ailleurs plus d’un rapport entre ces deux fleuves ; mais le Mississippi est sillonné de bateaux à vapeur, quand donc fera-t-on le même honneur au Saint-Maurice ?

La grande ferme de M. Luckeroff des Trois-Rivières s’offre à nos regards : c’est ici que l’on voyait la plus belle maison du Saint-Maurice, mais un incendie désastreux l’a détruite l’année dernière. Personne ne donne signe de vie sur cette ferme : M. Courteau, le fermier, nous a précédés à La Tuque ; il a agi sagement, comme nous le comprendrons encore mieux ce soir.

À notre gauche nous avons bientôt la pointe à la Madeleine. Cette pointe a pris le nom d’une sauvage de quelqu’importance qui y a souvent campé. Cette même sauvage a aussi donné son nom à une pointe qui forme aujourd’hui partie de la paroisse des Piles : le gouvernement d’alors, paraît-il, lui avait donné des terres en cet endroit.

Nous saluons de loin, sur notre droite, la petite rivière Bostonnais qui, avant de se jeter dans le Saint-Maurice, forme une belle chute de 200 pieds. Les deux rivière Bostonnais doivent leur nom à un métis qui était venu des États-Unis, et qu’on appelait pour cette raison Bostonnais. On sait que les Canadiens ont longtemps désigné sous ce nom tous les Yankees.

Mais vous resterait-il quelque doute à propos de ce nom de Bostonnais ? Alors faisons ce que nous avons fait pour le nom de Ménahigonse, consultons les Régistres des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse des Trois-Rivières ? Nous ne chercherons certainement pas longtemps sans y trouver quelque chose.

Voici, en effet, ce que nous lisons au régistre de l’année 1823 :

Le dix-huit juin mil huit cent vingt trois, par nous vicaire soussigné a été baptisé Pierre Joseph né depuis quatre mois et quelques jours du légitime mariage de Jean-Baptiste Bostonnais abénaquis et de Marie-Anne Jeannot. Le parrain a été Pierre Delaunière, la marraine Émilie Delaunière qui n’ont su signer.

C. Th. Caron, ptre, vic.

Cela vous suffit, n’est-ce pas ? Ainsi, ces personnages qui vous paraissaient tellement anciens que vous auriez voulu jeter quelques doutes sur leur existence même, deviennent maintenant vos contemporains : les vieillards du Saint-Maurice ont pu les connaître, ils peuvent donc en parler avec connaissance de cause.

Mais voici l’île Longue, une île toute verdoyante, sur laquelle les gens de La Tuque viennent faire du foin. Nous ne sommes donc pas absolument éloignés de La Tuque.

Il commence à se faire tard, et pourtant il nous faut nécessairement faire une station ici. Au milieu de ses pêches infructueuses, notre bon petit Nestor s’était toujours écrié : c’est au lac à Quinn que nous prendrons notre revanche ! C’est là que nous tirerons de beaux brochets ! Eh bien ! ce lac à Quinn si longtemps désiré est sous nos yeux. Il a plutôt l’air d’un marais que d’un lac, mais le brochet fourmille entre les joncs qui voilent sa surface.

Ce petit lac doit son nom à M. J. Quinn, homme important de Québec, qui a fait le commerce de bois pendant plusieurs années sur le Saint-Maurice, et qui faisait paître ses chevaux ou récoltait du foin dans les environs de ce lac.

Nous mettons donc pied à terre auprès du lac à Quinn. S’il y a du poisson en cet endroit, il y a aussi une légion de cousins. Nous n’en avons pas vu du voyage, mais ici l’air en est rempli. Pendant que nous nous défendons bravement contre les maringouins, un de nos hommes descend un joli canot d’écorce qui se trouvait en travers sur le coqueron de notre chaland. Il est prêt à emmener deux passagers : en avant les pêcheurs ! M. Prince et M. Gravel montent dans le canot. Et Nestor Desilets ? Il se suce le pouce. Il y a des moments terribles dans la vie ! Voilà donc nos pêcheurs qui entrent dans le lac, et qui commencent à en faire le tour. J’ai un poisson à ma ligne, dit M. Prince : vous vous trompez, dit M. Gravel, c’est à la mienne qu’il est pris. On tire les lignes : oh ! le glouton de brochet ! il avait avalé les deux hameçons. Il surgit une question bien grave, savoir à qui appartiendra le brochet, et qui pourra se vanter d’avoir fait cette belle pêche. M. Gravel tire avec beaucoup de peine les deux hameçons du corps du brochet, dans son émotion il est prêt à faire chavirer le canot ; mais il constate avec regret que l’hameçon de M. Prince a été avalé le premier.

Les pêcheurs font deux fois le tour du lac, et M. Gravel prend un second brochet, beaucoup plus petit que le premier.

Nous trouvons qu’ils nous font perdre trop de temps, nous leur crions de s’en revenir, ou que nous allons les quitter là. Ils s’en reviennent, et montrent avec orgueil leur belle pêche. Nestor Desilets avait probablement désiré dans son cœur qu’ils ne prissent rien du tout. Demain, veille de l’Assomption, étant maigre et jeûne, M. Prince se félicitait d’avoir à présenter un si beau brochet à la maîtresse de la maison où nous recevrions l’hospitalité, Hélas ! ce poisson devait régaler les chats de Madame Lacroix de La Tuque. Mais qu’importe ! on pêche pour le plaisir de pêcher.

Le canot qui avait servi à nos pêcheurs se charge de cinq personnes qui retournent à la Rivière-aux-Rats. Adieu et bon voyage.

Nous repartons, et un peu après six heures nous apercevons La Tuque. C’est un cri général : La Tuque ! La Tuque ! les compagnons de Christophe Colomb n’ont pas crié plus fort : terre ! terre !

La Tuque est une montagne de forme ronde, un peu comme la montagne de Belœil, mais plus régulière. Elle a la forme de ces bonnets de laine que nous appelons tuques, mais d’une tuque bien enfoncée sur la tête de son propriétaire.

Nous faisons descendre le cheval sur l’île aux Goélands, et nous avançons rapidement. L’île aux Goélands est ainsi appelée parce que les goélands venaient autrefois y faire leur ponte. Ces temps sont bien loin de nous.

La nuit est venue, et nous n’avons encore que l’espérance de nous rendre bientôt.

Et vous étiez partis depuis le midi, me direz-vous, ah ! vous deviez être bien ennuyés de la route. — Pas du tout, mes chers lecteurs.

Un brave canadien qui a fait le voyage de l’Égypte, a fort intéressé Monseigneur en lui racontant les péripéties de ce long voyage. Il lui a dit, entr’autres choses, qu’à leur retour, pas un des 400 canadiens qui se trouvaient dans le même vaisseau, n’a été malade un seul instant sur la mer. En vain il s’éleva une tempête effroyable, en vain les matelots eux-mêmes pâlissaient de frayeur : plus les vagues étaient furieuses, plus la gaieté des canadiens augmentait. Nul d’entr’eux ne perdit un seul repas. Eh bien ! nous nous sommes montrés canadiens en cette circonstance ; quand vint le temps où il eût été naturel de s’ennuyer, la gaieté augmenta sensiblement. Monseigneur avait chanté des hymnes et des cantiques ; il avait dit le chapelet, fait la prière du soir. La nuit maintenant commençait à tomber, nos rameurs devaient être un peu las, c’était le temps des chansons. Sur l’eau, la fatigue s’enfuit au bruit des chansons. Monsieur Lebel nous en avait déjà chanté de gentilles, il continua sans se lasser. Monsieur le curé se mit de la partie, votre humble serviteur se mit de la partie, et plusieurs autres encore.

Ce soir-là, pour la première fois, nous avons entendu chanter la chanson de la Belle Françoise d’un bout à l’autre. Dans les chansonniers, le dernier couplet se lit ordinairement comme suit :

Ceux qui vous l’ont dit, belle, lon, gai,
Ceux qui vous l’ont dit, belle,
Ont dit la vérité, ma luron, lurette,
Ont dit la vérité, ma luron, luré,

et les chanteurs canadiens ont l’habitude de terminer aussi la chanson en cet endroit. Nous avons toujours trouvé qu’elle finissait ainsi d’une manière brusque. M. Lebel ajoute plusieurs couplets. Le beau marin donne l’ordre d’appareiller et il met à la voile. Quand il est en mer, il entend de loin le son des cloches : hélas ! ce sont les glas de la belle Françoise. Alors il revient au rivage, afin de la voir enterrer ; mais loin de se montrer touché de cette mort soudaine, il finit en disant qu’il voudrait voir son amante à vingt pieds sous terre. Certes, le mot de la fin est cruel. Cependant il s’accorde assez bien avec les mots :

Ceux qui vous l’ont dit, belle,
Ont dit la vérité,

qui sont loin d’être consolants pour le cœur de Françoise.

M. Ernest Gagnon, dans la seconde édition de ses Chansons Populaires du Canada, donne aussi une suite à la chanson de la Belle Françoise. Les deux amants se disent adieu, et le guerrier ajoute avec tendresse :

Je vous épouserai
Au retour de la guerre,
Si j’y suis respecté.

Les scènes de la mort, des glas et de l’enterrement de Françoise sont donc entièrement omises. Nous sommes portés à croire que la version de M. Lebel vaut beaucoup mieux, et que M. Gagnon lui-même l’eût préférée s’il l’eût connue avant de donner la seconde édition de son remarquable ouvrage.

Monsieur Gravel nous chanta cette chanson de menterie dans laquelle on s’engage à ne pas dire un mot de vérité, sous peine d’être pendu.

Il n’y en a pas un, en effet. La chose qui paraît la plus naturelle, c’est que les mouches au plancher de haut s’éclataient de rire, et vous voyez que ce n’est pas suffisant pour exposer la vie d’un homme.

Quand M. le curé chanta pour la dernière fois le refrain

Laissez-moi aller
Laissez-moi aller jouer,

volontiers nous lui aurions dit : Veuillez nous emmener avec vous, car nous aimerions à vous entendre chanter encore.

Il chanta aussi la chanson de Michaud qui était monté dans un pommier.

La branche a cassé
Michaud a tombé ;
T’es-tu fait mal Michaud ?
Non, non, non.

Il fallait entendre cela ! Un écrivain de théâtre dirait que cette chanson eut un succès fou.

Mais j’entends mon lecteur qui me dit : Vous, qu’avez-vous chanté ? Certes, je vous trouve bien curieux, ami lecteur. Je vous donnerai le catalogue de mes chansons une autre fois. Je puis bien vous dire, cependant, que la seule de ces chansons qui parut produire de l’effet a été :

Trois canards déployant leurs ailes,
Coin ! coin ! coin !

Un chant sublime, comme vous voyez. De plus, j’ai constaté une chose très honorable pour moi : De tous ceux qui ont élevé la voix en cette circonstance, c’est moi qui chantais le plus mal, et de beaucoup encore, Il y a toute sorte de manières de s’illustrer.

Quelques-uns ou quelques-unes ont chanté, comme à la sourdine, des chansons où il y avait des mots un peu tendres : Monseigneur eût préféré que celles-là n’eussent pas été chantées, et il l’a dit formellement le lendemain. Mais pour ce qui regarde la conscience, je me porte garant qu’il n’y a pas eu un péché véniel de commis. La gaieté fit commettre quelques imperfections, voilà tout.

On fait descendre le cheval sur la rive sud-ouest. Il fait horriblement noir, mais nos guides connaissent si bien ce pays. Des détonations retentissent : on nous attend à La Tuque.

Enfin nous débarquons ; il passe neuf heures, et il nous faut maintenant faire un trajet d’un mille, à pied, dans de très-mauvais chemins, M. Thompson des Trois-Rivières et M. Jean-Baptiste Tessier sont les premiers à nous souhaiter la bienvenue. Nous passons au milieu des gens attroupés, et nous commençons immédiatement le voyage. M. Thompson et M. Tessier portaient chacun un fanal : ils nous éclairaient avec un soin extrême, et nous prévenaient dès qu’il y avait un endroit un peu difficile à franchir. Quant à ceux de notre caravane qui se trouvaient à marcher loin des lumières, ils sentirent plus d’une fois l’eau boueuse inonder leurs chaussures, et firent nécessairement plus d’un faux pas.

Monseigneur marchait le premier, et il fit le trajet aussi allègrement qu’un jeune homme.

Tout ce chemin que nous parcourons a été balisé par les soins de M. Thompson.

Nous arrivons à la maison du gouvernement, maison vaste et propre à recevoir une caravane comme la nôtre. Madame Lacroix (son mari, François Lacroix, est employé à la Grand-Mère) nous accueille avec une grande politesse. La table se met, et nous soupons à neuf heures et trois quarts. Après le souper, les jeunes gens, pour montrer sans doute qu’ils n’étaient pas fatigués, font sonner l’accordéon d’une manière réjouissante. Monseigneur leur fait annoncer que ce n’est plus le temps de faire de la musique, mais bien de se reposer et de dormir. Il y a encore quelques éclats de rire, puis le silence se fait. Madame Lacroix a emmené les filles et les femmes avec elle, et les hommes forment des dortoirs à leur guise. Plusieurs couchent sur le lit moelleux des frères Trappistes ; heureux encore s’ils peuvent avoir un oreiller pour se soulever un peu la tête.

Avouons que quelques-uns dorment un peu par cœur. L’un crie : tu m’écrases le pied. Un autre trouve qu’on va le défoncer, car il y a un compagnon qui joue des coudes. Un autre a voulu déranger son oreiller, et en se recouchant il donne du menton dans l’œil de son voisin. Néanmoins, quand l’aurore a paru, tout ce monde est allègre et dispos.

Nous n’avions pu monter nos effets de chapelle le soir ; ils étaient restés chez M. Bourassa, près du rivage où nous avions abordé. Mais, dès cinq heures du matin, M. Thompson les envoyait chercher, en traîneau, s’il vous plaît. M. Gravel se met donc à préparer l’autel et les ornements pour la messe. Je dis la première ; M. Prince dit la seconde, et Monseigneur fait du chant à cette messe. Comme la mission n’a pu commencer hier soir, Monseigneur se charge seul de la prédication : il parle près d’une heure et ensuite il dit sa messe. Le nombre des communions est en tout de 36, ce qui est beaucoup pour la mission peu nombreuse de La Tuque. Après l’action de grâces, Monseigneur dit aux gens d’aller se reposer, et pendant cette récréation Monsieur le curé dit sa messe, à peu près seul avec son servant. Ensuite Monseigneur fait entrer le peuple : il chante un cantique et confirme 15 personnes. Il leur parle encore une fois, puis il termine la mission comme à l’ordinaire, par la bénédiction solennelle.

Que le métier d’historien est pénible parfois ! Il faut que je m’accuse de n’avoir pas assisté à la cérémonie de la confirmation. Où étais-je pendant ce temps ? J’admirais la situation de la maison qui est juchée sur le rocher, en face de La Tuque et de la chute dont on entend le murmure. Je regardais ce beau mat qu’on a planté devant la porte, et qui est surmonté d’un grand pavillon. Je descendais la côte, et j’allais, malgré les attaques des maringouins, examiner de près les trois cascades de la chute, grimpant à travers les roches escarpées, mangeant des bleuets sans penser que c’était jeûne, courant ici et là, et constatant à la fin que la deuxième cascade est la plus belle.

Je vois bien ce qui me pend au bout du nez : pour me punir du mauvais exemple que j’ai donné, vous m’imposez l’obligation de décrire la chute. Il n’y a rien que je ne fasse pour obtenir mon pardon. À l’œuvre donc, puisqu’il le faut.

Le Saint-Maurice, venant de Montachingue, roule ses flots noirs avec une grande majesté ; il est profond, c’est le roi du Nord qui s’avance. Mais tout à coup une montagne, La Tuque, se rencontre juste sur son passage ; voilà deux majestés en présence ; il y a combat, mais il faut bien que le fleuve cède. Il se détourne à regret, et trouve à côté de la montagne un passage de quelques pieds seulement. Quoi ! un si petit espace pour le roi du Nord ! Deux rochers s’élèvent de chaque côté, impassibles dans leur masse, et le fleuve est obligé de se contenter de l’espace qu’on lui laisse. Il s’enfle, il gronde, puis il se précipite avec fracas et forme la première cascade. Ses flots ne sont pas encore apaisés, qu’une arête de rocher se trouve encore sur son passage : il frappe, il bondit, il s’irrite, mais le rocher tient bon, et le fleuve est obligé de sauter lourdement pardessus l’obstacle. Il écume de rage, et pendant l’espace d’un arpent, il lance son onde vers le ciel en jets multipliés, comme pour menacer encore le rocher si dur qu’il vient de rencontrer. Cependant il lui faut faire un troisième et dernier saut ; alors on ne lui voit plus cette majesté qu’il déployait à la première et à la deuxième cascade : tout couvert d’écume, il s’élance irrégulièrement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; c’est la colère impuissante et lassée de ses propres excès.

Mais ici les rochers s’éloignent subitement, le fleuve comprimé voudrait prendre tout l’espace qu’il a maintenant devant lui, il s’élargit outre mesure, court encore quelque temps sans but et sans raison, puis il s’apaise peu à peu, et à la fin il s’endort comme d’épuisement. Pendant son sommeil, il laisse tomber les terres qu’il tenait en suspension, et forme des îles qui se couvrent ensuite de verdure. L’île aux Goélands est un rêve du St-Maurice endormi.

Pendant que nous étions à courir sur les rochers, M. Prince était à la maison ; un baptême se présentait, et il avait l’honneur d’être choisi pour parrain, avec Mme Lacroix. Voilà ce que cela procure de se trouver à point en toute occasion.

La nature est belle à décrire, mais les personnes doivent attirer encore plus sérieusement l’attention. Je vous dirai donc, cher lecteur, qu’à La Tuque les mœurs sauvages commencent à se faire sentir. Il y avait à la mission plusieurs femmes avec leurs bébés ; or chacun de ces bébés était attaché à une planche que l’on veut bien appeler son berceau. Vous reconnaîtrez facilement en cela une coutume sauvage.

Il faut décrire ce berceau en détail, n’est-ce pas ? Eh bien ! prenez une planche de trois pieds de long, et clouez vers le bas une planchette bien mince, pliée en demi-cercle ; maintenant établissez sur la longueur, et de chaque côté, une corde bien forte, fixée en trois endroits, s’il est possible. Couchez sur cette planche l’enfant enveloppé dans ses moelleuses couvertures, en lui mettant les pieds sur la planchette ployée à cette fin, puis passez en lacet des bandelettes dans les cordes longitudinales, de manière à fixer solidement l’enfant sur la planche depuis la tête jusqu’aux pieds : vous aurez alors le berceau employé par les canadiennes de La Tuque.

Complétez cependant votre berceau : mettez en couronne audessus de la tête de l’enfant un demi-cercle bien fort ; s’il y a des mouches, vous pourrez toujours y jeter un voile ; et si la planche tombe par accident sur le sol, le bébé sera protégé.

Fixez enfin une lanière en arrière de la planche, et si vous voulez porter l’enfant, passez cette lanière sur votre front, le bébé sera sur vos épaules, et vous aurez un grand plaisir à l’entendre gazouiller, pendant que vous marcherez les mains libres. Quand vous serez dans la maison, vous placerez l’enfant comme vous voudrez : vous pouvez l’appuyer le long du mur, le suspendre au crochet avec votre chapeau, et vous pourriez même, si vous ne l’aimiez pas tant, le mettre dans le coin du balai.

De temps en temps, détachez un bout des lanières, de façon à laisser les petites mains du bébé libres, et ce sera ravissant de voir tout le mouvement qu’il se donnera.

Enfin pour le bercer, ayez une balançoire suspendue au plafond ; à la place du siège mettez le berceau, et donnez un coup : il balancera un quart d’heure sans que vous ayez la peine d’y toucher.

C’est ainsi que les mères prennent soin de leurs petits enfants à La Tuque. J’en suis bien sûr, mes lectrices vont s’écrier : ces pauvres petits ! Eh bien ! ne vous en déplaise, ces enfants ne sont pas du tout à plaindre ; ils sont bien, et ils ne sont pas exposés à contracter d’infirmités fâcheuses.

Leurs mères les détachent trois fois par jour, et si elles les laissent longtemps ainsi, ils pleurent ; et quand elles les ont attachés de nouveau, ils commencent à gazouiller de plaisir.

Mais M. le Rédacteur commence à dire que je prends le Journal à moi tout seul, et que je parle comme une pie : hâtons-nous donc de finir.

La mission de la Tuque renferme 40 âmes, 7 familles catholiques, 1 famille protestante, 23 communiants, 3 cultivateurs.

Le plus ancien colon est M. Jean-Baptiste Tessier, qui demeure du côté nord-est de la rivière, et qui arrivait en cet endroit il y a trente-six ans.

Monseigneur Laflèche donna bien ses conseils et ses avertissements paternels aux habitants de La Tuque, mais il ne mit pas la mission sous le patronage d’un saint, comme il avait fait à tous les autres postes du Saint-Maurice. En effet, donner des patrons aux paroisses et aux missions, cela appartient à l’évêque diocésain, et Monseigneur ne voulait pas empiéter sur les droits de l’évêque de Pontiac. Mais la population était affligée de cette différence. Alors Monseigneur eut une inspiration qui conciliait très bien tous les intérêts : il annonça qu’il choisissait S. Zéphirin pour patron de la mission de La Tuque, en l’honneur de Mgr Zéphirin Lorrain, le premier évêque qui ait visité cette mission, et aussi le premier évêque de Pontiac. De cette manière, son choix sera certainement confirmé par l’évêque diocésain, et son action ne peut plus raisonnablement être considérée comme un empiètement. Tout le monde est satisfait.

Alors M. Prince, parlant au nom de M. Richard Brûlé, un habitant de la Rivière-Croche, demanda que cette dernière mission fut mise sous la protection de S. François d’Assise, patron de Mgr Laflèche. La demande était à brûle-pourpoint, et ne pouvait être refusée ; Monseigneur l’accorda donc aux applaudissements de tout le peuple.

Maintenant les braves chrétiens qui nous ont accompagnés de la Rivière-aux-Rats s’en retournent avec notre chaland. Pour redescendre le Saint-Maurice, M. Thompson nous fournira une barge et les rameurs nécessaires.

Il pleut légèrement, et les maringouins nous incommodent beaucoup. Monseigneur distribue, comme à l’ordinaire, des souvenirs et des récompenses à tous ceux qui nous ont rendu service ; et il n’oublie pas de donner une médaille à M. Tessier, le plus ancien colon.

Nous dînons un peu avant midi, et à midi et demi nous partons pour la Rivière-Croche.