Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/02

DES
TROIS-RIVIÈRES
AUX PILES

Monseigneur Laflèche, en compagnie de votre humble serviteur, partit des Trois-Rivières, par le train des Piles, le lundi, 15e jour d’août, à 7 heures du matin. On célèbre en ce jour la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge : la patronne de la Cathédrale des Trois-Rivières avait sans doute pris notre voyage sous sa protection spéciale, aussi fut-il heureux depuis le premier moment jusqu’au dernier.

La nature était souriante, Monseigneur était d’une gaieté parfaite, et nous, comme étant le plus jeune, sans doute, nous sentions dans le cœur la joie vive d’un enfant que ses parents emmènent à la promenade. Nous ne rougissons pas de ce sentiment : tous les hommes sont un peu enfants, et ceux qui prétendent ne l’être plus du tout, prouvent seulement qu’ils le sont un peu plus que les autres. Le Saint-Maurice nous attirait mystérieusement ; on eut dit que les effluves poétiques de cette nature si grande et si pittoresque nous arrivaient de loin comme un parfum, et commençaient déjà à enchanter notre âme.

La vapeur nous emporte rapidement vers le nord, et bientôt nous arrivons à la station de St-Maurice. Il y avait beaucoup de monde à la station, mais le compagnon de voyage que nous attendions en cet endroit, M. le chanoine J. Prince, ne s’y trouvait malheureusement pas. Le train des Piles avait changé ses heures de départ ce matin-là même, et M. Prince n’avait pas été averti du changement. Nous étions fort contrariés, car M. Prince est l’un des plus aimables compagnons de voyage que l’on puisse rencontrer. Monseieur chargeait quelqu’un de l’avertir de nous rejoindre à la Mékinac, lorsque nous vîmes sur la route de l’église, au milieu d’un nuage de poussière, une voiture qui venait à toute vitesse. C’était notre compagnon qui nous arrivait heureusement, et qui put prendre sa route avec nous.

Le train s’ébranle, nous faisons un certain bout de chemin, puis notre locomotive nous laisse sur la voie, et disparaît en suivant dans les buissons un embranchement fort tortueux. Les Forges Radnor sont à quelques arpents, on est allé y chercher des wagons chargés de fonte. Mais, me direz-vous, si le chemin de fer passait auprès des Forges, ce serait beaucoup plus commode et moins ennuyeux pour les voyageurs. Sans doute, et d’après le premier tracé fait par le regretté M. Legendre, le chemin passait au village Saint-Maurice et aux Forges Radnor, et la construction en devait être bien moins dispendieuse ; mais le comté de Champlain avait refusé de voter cent mille piastres en faveur de la compagnie du chemin de fer du Nord, et il fallait le punir de ce vote intelligent. Monsieur l’arpenteur Gaudet reçut donc l’ordre de faire un autre tracé, qui ne passât ni par l’Église ni par les Forges ; et le tracé fut fait et le chemin construit de cette manière. La conséquence, c’est que la gare de St-Maurice se trouve au milieu d’un champ, que l’on a été obligé de jeter un pont sur la rivière au Lard, et que pour relier le chemin de fer aux Forges, on a dû construire le détestable petit embranchement dont nous venons de parler. Disons entre nous qu’il y a des esprits étroits qui ne peuvent faire que des choses étroites ; il ne faut jamais mettre ces gens-là à la tête d’une grande entreprise, car ils gâtent tout. Les habitants de Saint-Maurice en savent maintenant quelque chose.

On va peut-être s’écrier que nous faisons des malices ; ne vous découragez pas, cher lecteur, cela ne nous arrivera pas souvent.

Notre locomotive revient, et nous reprenons notre route vers les Piles. Nous voici au lac à la Tortue, et nous admirons la gare la plus agréablement située de tout notre pays. Le lac a la forme d’une tortue, de là son nom, et la gare a été placée juste à la tête, de manière à commander à tout le lac. S’il y avait eu des habitations au lac à la Tortue, et si l’on eut refusé de voter le règlement des cent mille piastres, nous serions curieux de savoir où les grands hommes du chemin de fer du Nord auraient placé cette station !

Nous aurons occasion de parler de nouveau du lac à la Tortue, car ce sera le dernier poste que nous visiterons en revenant du Saint-Maurice.

Nous continuons notre voyage ; nous entrons dans une voie fort accidentée ; il y a des tranchées considérables, des courbes et des rampes très prononcées, nous traversons des ravins et des précipices ; une chute d’un grand volume d’eau, mais de peu de hauteur mugit à notre gauche, et nous voilà dans un coquet village, bâti en amphithéâtre : c’est le village des Piles.

Ce nom de Piles a fort intrigué les voyageurs ; les uns ont cru trouver l’origine de ce nom dans le fait que les glaces s’accumulent ou s’empilent au pied de la chute. D’autres ont pensé que ce nom avait été donné par les flotteurs de bois, à cause des grandes accumulations de bûches qui se faisaient souvent à la chute. Ces explications nous paraissent peu satisfaisantes. Quant à en chercher dans l’imagination, nous pourrions en trouver dix autres aussi acceptables que celles-là ; mais nous présenterons quelque chose de mieux à nos lecteurs.

Dans son grand dictionnaire, Littré donne d’abord au mot Pile le sens que nous venons d’y attacher : c’est, dit-il, un amas de choses placées les unes sur les autres. Mais au No 2, voici ce qu’il donne : Pile, s. f. Grosse pierre qui sert à broyer, à écraser. Eh bien ! une vieille sauvage qui porte allègrement ses quatre-vingt-dix ans, Madame Tamakoua, tient de ses ancêtres que les anciens sauvages, quand ils descendaient faire la traite des pelleteries, avaient l’habitude de s’arrêter ici pour piler leur blé-d’Inde. Ils y trouvaient facilement des Piles, ces grosses pierres qui servent à broyer, et de là est venu le nom donné à cet endroit. Ce sont les sauvages, ou plutôt leurs interprètes, qui ont donné ce nom, et les flotteurs n’ont fait qu’employer un mot qui était en usage depuis longtemps.

Êtes-vous satisfaits mes bienveillants lecteurs ? J’ose l’espérer ; et si vous ne l’étiez pas, je vous accuserais d’être un peu difficiles.

Monseigneur Laflèche a érigé une paroisse aux Piles, le 28 avril 1885, et l’a mise sous le patronage de S. Jacques, en souvenir du père Jacques Buteux qui fut tué par les Iroquois le 10 mai 1652, dans un voyage chez les Attikamègues ou Poissons-Blancs.

On voit par les lettres du père Buteux que ce saint missionnaire était parti avec le désir du martyre ; il tarda peu à trouver ce qu’il cherchait, et avec le martyre il trouva le souverain bonheur.

Ça été vraiment une sainte inspiration de donner le nom de ce glorieux martyr à la paroisse fondée au portage des Piles. Le père Buteux doit protéger ce territoire du Saint-Maurice où il a mérité la couronne de la vie éternelle.

Nous arrivâmes aux Piles vers dix heures. Un grand nombre de personnes, monsieur le curé en tête, attendaient Monseigneur à la station. Des voitures nous conduisirent au presbytère, où nous prîmes le dîner vers onze heures. Nous tenions à partir de bonne heure, car nous avions cinq lieues à faire pour nous rendre au poste le plus rapproché des Piles.

En attendant le départ, nous pûmes recueillir les quelques notes suivantes, qui intéresseront certainement nos lecteurs. Le plus ancien résidant du territoire formant aujourd’hui la paroisse de Saint-Jacques, fut M. Toussaint Bellemare, qui s’était établi le long du St-Maurice, en haut des Piles, et qui est maintenant décédé. Mais à l’endroit où s’élève actuellement le village, le plus ancien résidant est M. François Lahaie, père.

Le premier enfant baptisé aux Piles est Joseph Adélard Agapit Desrosiers, fils de George Desrosiers et d’Emérentienne Lafrénière. Cet enfant fut baptisé le 4 janvier 1885.

La première sépulture fut celle de Marie-Louise Lahaie, âgée de 19 mois, enfant de François Lahaie, fils. Cette sépulture eut lieu le 8 janvier 1885.

Le premier mariage fut celui de Grégoire Giguière et d’Aurélie Ross, mariés le 14 janvier 1885 et résidant à la Matawin.