Les Héros/Deux siècles

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Deman (p. 74-78).
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Deux siècles
(xviie-xviiie)



Voici les temps venir où deux siècles d’histoire
Rongent au cœur d’un peuple et la force et la gloire.
Si bien qu’au long de tant de jours, il n’a vécu
Que de la vie étroite et sourde des vaincus.

Pourtant l’Espagne avait porté jusqu’en nos âmes
Sa torche rouge, avec un tel acharnement,
Elle avait élevé de tels monceaux de flammes
Au cœur de nos cités, vers le vieux firmament ;
Tant de simples héros, devant leurs bourreaux ivres,
Avaient toisé la mort de leurs regards profonds,

Et telle était la haine en feu, sous tous les fronts,
Qu’à défaut de grandeur on aurait pu en vivre.

Mais l’Escaut était mort, d’Anvers jusqu’à la mer :
Les villes languissaient auprès des vastes landes ;
L’effort âpre et tendu, le travail large et clair,
Qui sont le bel orgueil de la santé flamande,
Se corrodaient ainsi que des leviers cassés.
Les jours se succédaient sans gains et sans récoltes,
Et sur l’énorme amas des vieux espoirs lassés
Les bras laissaient dormir les poings de la révolte !

Soudain passa la guerre et ses carnages fous :
Les grand’routes sonnaient, de l’un à l’autre bout
Du pas myriadaire et compact des armées ;
Les fermes rougeoiaient dans le soir allumées ;
Du sang éclaboussait les murailles des bourgs ;
L’Europe se battait chez nous, étant chez elle,
Et l’on n’entendait plus que la plainte éternelle
Et vaine immensément des cloches dans nos tours.
Aerschot et ses sablons, Graveline et ses dunes,
Et les monts d’Audenarde et les champs de Menin,

Toute la Flandre eut à subir l’affre et la faim
Et les couteaux aigus de la mâle fortune.
Oh ! ses plaines en friche et ses cités en feu !
Un jour, aux bords tournants de la Senne engourdie,
On vit flamber Bruxelle et jusqu’au grand ciel bleu
Se soulever les bonds fougueux de l’incendie.
Tout se voilait : les murs et les façades d’or
Et le sommet de pierre où combattait l’archange,
Et sous les pignons chus en des amas de fange,
Les feux aux mille dents mordaient le sol encor.

Et néanmoins même en ce deuil, même à cette heure
De torpide existence et d’angoisse majeure,
On ne sait quelle ardente et sourde activité
Bandait encor vers l’avenir les volontés ;
Puisque les Aigles d’or dont s’illustre l’Empire
N’osaient voler vers l’Ouest pour protéger l’Escaut,
C’était d’Ostende et de son port et de ses eaux
Que s’en allaient vers l’orient les blancs navires.
Ils partaient pour la Chine et touchaient Malabar;
Les mousses étaient fiers, les marins semblaient ivres
D’être au loin, n’importe où, sur la mer, et de vivre
Libres et fous, avec les mâts, comme étendards.


Bien plus. Quand les âmes étaient à tel point viles
Que tout, même le vent qui inclinait les fronts,
Semblait leur enseigner l’attitude servile,
Quelques hommes du moins secouèrent l’affront
Et retrempant le droit dans les vieilles franchises,
Avec leurs mains en sang le maintinrent debout.
Eux seuls, en ces temps gris de molle abatardise,
Ont pu carrer un torse où brûle un cœur qui bout,
Et, le jour de leur mort sur la place âpre et morne,
— Leur doyen Anneessens criant son droit, très haut —
Mourir comme vous deux, comtes d’Egmont et d’Hornes,
Superbement, en dominant leur échafaud.

Enfin, lorsque l’on crut qu’il n’était plus personne
D’assez maître de son orgueil et de ses bras
Pour secouer les jougs et les jeter à bas,
La révolte bondit des terres brabançonnes,
Faisant trembler le sol jusqu’au bout du pays ;
Plus tard encor, ceux des sablons mauves et gris,
Ceux des marais pâles et roux de la Campine
Opposèrent leur rage aux rages jacobines
Et, lourdement, avec leur pique, avec leur faulx,
Avec leur Dieu planté dans leur cœur volontaire,

En s’acharnant pour leur foyer et pour leur terre
Furent, sans le savoir, des saints et des héros.

Ainsi, bien que la mort frôlât d’une aile sombre
Les ors que les beffrois dardaient, même en son ombre,
Quelques brusques sursauts, quelques grondements sourds,
Se propageant au loin jusqu’aux plaines perdues,
Chargeaient les quatre vents de dire à l’étendue
Que la Flandre, dans son tombeau, vivait toujours.