Deux pièces étrangères à Paris

Louis Gillet
Deux pièces étrangères à Paris
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 222-228).
DEUX PIÈCES ÉTRANGÈRES
A PARIS


Odéon : Le professeur Klenow, pièce en trois actes de Mme Karem Bramson. ― Champs-Elysées : Six personnages qui cherchent un auteur, comédie en trois actes de M. Luigi Pirandello.


Le professeur Klenow, le beau drame de Mme Bramson, est, je crois, la première pièce danoise qui ait été jouée à Paris. Ce qui est singulier, c’est qu’elle a été jouée en français par un acteur danois. Avant le lever du rideau, M. Paul Reumert a dit au public un compliment fort bien tourné. Il a rappelé en quelques mots les liens littéraires qui unissent son pays au nôtre. C’est un Français, Étienne Capion, qui construisit à Copenhague le premier théâtre régulier. Un autre Français, René Montégut, instruisit la première troupe et traduisit Molière : à cette école se forma Holberg, le comique national, fondateur du drame scandinave. M. Paul Reumert aurait pu ajouter qu’il a traduit lui-même les Précieuses ridicules et plusieurs pièces de notre répertoire le plus moderne. Son petit préambule a été applaudi.

Deux minutes après, il reparaît en pivotant, fauchant le tapis d’une jambe excentrique, le torse déjeté, l’épaule remontée, coiffé en arrière d’une crinière rousse qui découvre un crâne chauve et infatué d’idéologue. C’est le professeur Klenow. Il s’assied d’un air agité, parcourt quelques lettres qu’il approche de l’angle extérieur de l’œil droit, comme un homme qui cherche un lambeau de tissu pigmenté dans une rétine détruite, et qui n’a plus dans les regards qu’un rayon qui s’éteint. Il ôte brusquement un œillet de sa boutonnière, le place sur la table dans un vase, et l’en retire en froissant avec colère la fleur fraîche. On devine à cette pantomime un malade irrité, un homme qui souffre, avec des côtés de maniaque et de tyran.

J’imagine que l’auteur aura conçu son personnage comme une variante du type de Nietzsche. On sait que l’illustre misanthrope de Bâle était lui-même un dégénéré. Comme lui, cet avorton de Klenow professe la doctrine du Surhomme. Un démon orgueilleux habite sa machine boiteuse. Il se venge par des sarcasmes de sa difformité. Son impitoyable critique déchiquette haineusement la vieille morale d’amour, édifiant à la place la nécessité absolue, l’égoïsme sacré et la loi du plus fort. Il est célèbre et misérable. Comme beaucoup de professeurs, il s’écoute parler, et affecte en parlant un ton de persiflage ; par moments, la passion éclate et le rend éloquent. M. Reumert a parfaitement rendu ce personnage antipathique, dévoré de chagrin, de désir et d’orgueil, habitué à vivre face au public, et habile à dissimuler sous des phrases concertées ce qui rampe en lui de douleur, d’amertume et d’envie.

Le premier acte est employé à poser ce caractère, que les deux suivants se chargeront d’expliquer. Nous apprenons dès le début que le héros est menacé de perdre la vue, et qu’il a recueilli une jeune fille qu’il a trouvée un soir sur le point de se jeter à l’eau, pour fuir un père ignoble qui vivait de sa honte. Klenow l’a arrachée à la mort et au vice, il s’est intéressé à elle et s’en est fait une sorte de secrétaire. La vérité est qu’Élise est belle, et que Klenow ne peut plus se passer de sa beauté. Résolu à se tuer le jour où il sera aveugle, il demande à l’enfant de lui accorder jusqu’au soir la joie de sa présence, comptant lui laisser sa fortune en échange de ce bienfait.

D’ailleurs, Élise a peur de sa canaille de père, qui a flairé sa piste et vient la relancer. Mais Klenow se découvre un rival plus dangereux : son ami le sculpteur Wedel aime Élise et annonce qu’il » veut en faire sa femme. Brusquement, le professeur n’hésite pas à mentir : il persuade Élise que son père peut la reprendre, et elle consent à l’épouser. Cet acte fourmille d’invraisemblances. Il est bien étonnant qu’Élise, sortant d’où elle sort et ayant fait le métier qu’on sait, ne se doute pas que Klenow l’aime et fasse tant la petite bouche pour épouser le vieux magot ; il est bien étonnant que ce soit justement Klenow qui reçoive par hasard la déclaration de Wedel. Ce sont de grands artifices. Mais sans cela, pas de pièce.

Deuxième acte. Un palace sur la côte d’Azur. Le mariage est resté, bien entendu, un mariage blanc ; Klenow brûle de désir rentré et de l’horreur qu’il inspire à sa femme, qui continue de faire l’innocente. À ce moment, survient Wedel, tout prêt à enlever Élise. Klenow, pour la garder, invente une nouvelle ruse. S’il n’a pu se faire aimer d’elle, il peut au moins la torturer : c’est encore une maniéré de marquer sa possession. Qu’elle suive Wedel, elle est libre : mais à l’instant, Klenow se tue. Le chantage réussit, et la jeune femme intimidée reste en larmes auprès de son bourreau.

Le dernier acte est très beau. Nous sommes revenus dans le décor du premier. La pièce tourne dans un cercle, sans issue que la mort. Klenow est devenu un aveugle à cheveux blancs. Il s’attache en désespéré à la malheureuse créature dont il a fait sa proie : il l’hypnotise par la terreur et la menace de sa mort. Pour la faire souffrir, il se fait une arme de son malheur : c’est une preuve de sa puissance. Élise croit rester auprès de lui par pitié : erreur ! Elle reste, parce que l’amour de Klenow est le plus fort. Il est plus fort que l’amour d’Élise pour le sculpteur. L’amour est sans pitié. La passion fait bon marché de la lâcheté, du crime. « Va, dit l’aveugle, va retrouver ton amant : c’est ton droit, si tu passes par-dessus mon cadavre. » Il tient un pistolet : « Dis oui... Tu n’oses pas ? Ne dis rien. Ce sera plus facile. Au moment où tu franchiras la porte, je presse la détente. » Mais elle a aperçu le salut : elle saute sur l’arme et se tue.

Alors l’aveugle à genoux, avec un sentiment de triomphe, s’assure qu’elle est bien morte : il a eu, lui aussi, sa part de la beauté ; une femme s’est immolée à lui. Et, sur le corps de sa victime, il remercie son Créateur.

La pièce n’est qu’un rôle, et ce rôle est odieux. Tout est sacrifié à une figure puissante. M. Paul Reumert a joué ce rôle en grand comédien. Mlle Clervanne a montré du naturel dans le caractère peu dessiné d’Élise. M. Gémier, en père crapuleux, roublard et bon enfant, a été la joie de ce drame sévère, gauche et plein de grandeur.

J’ai eu l’occasion de signaler ici même le talent de M. Pirandello, et le cas de ce conteur qui s’est improvisé auteur dramatique à cinquante ans. Ses pièces, à la lecture, m’avaient vivement intéressé. Il restait à savoir comment elles tiendraient la scène. L’épreuve est faite désormais. La Comédie des Champs-Elysées vient de nous donner quelques représentations des Six personnages à la recherche d’un auteur. La pièce, en Italie, a soulevé des tempêtes ; on l’a traitée de pièce futuriste. Le fait est qu’elle est admirable. Le succès a été éclatant.

Dans un de ses contes les plus curieux, l’auteur a indiqué le thème. Il se suppose sollicité par un client, un certain docteur Phileno, qui n’est autre qu’un personnage raté, laissé en plan par un romancier maladroit, et qui erre en peine d’un corps. L’étrange vagabond plaide sa cause en ces termes : « Vous savez mieux que personne que nous sommes des vivants, plus vivants que les hommes matériels qui respirent et vont sous des habits de drap : moins réels, peut-être, mais plus vrais ! Il y a tant de manières de naitre, cher monsieur, et vous n’ignorez pas que la nature se sert du génie de l’homme comme d’un instrument pour poursuivre son œuvre. « Or, un être qui naît de cette faculté créatrice qui réside dans l’esprit humain, est destiné par la nature à une vie supérieure, qui manque au mortel ordinaire, né du sein de la femme. Quand on naît personnage, quand on a le bonheur de naître personnage vivant, on se rit de la mort : on ne peut plus mourir ! L’artiste, l’écrivain, le chétif instrument de cette création, il mourra, lui, à la bonne heure : mais sa créature ne meurt plus. Et pour vivre immortelle, elle n’a que faire d’avoir des dons extraordinaires ou d’accomplir des prodiges. Dites-moi un peu qui étaient Sancho Pança, don Abbondio. Et pourtant, ils sont éternels, parce que, germes vivants, ils eurent le bonheur de rencontrer une matrice féconde, une imagination pour les élever et les nourrir. »

Cette supériorité de l’être idéal, de la création poétique, cette vérité plus vraie que la réalité même, voilà le brillant paradoxe que M. Pirandello a réussi à porter à la scène. Qu’est-ce que nous appelons la vie ? Quelque chose d’indécis, de mouvant, de fuyant, de relatif et de divers, qui nous cause à nous-mêmes de perpétuelles surprises, un flot de phénomènes dont la cause nous échappe et d’où jaillissent sans cesse des actions imprévues, sortant d’un fond obscur, à jamais inconnu. A le bien prendre, ce sont les vivants, entraînés dans le cours rapide des apparences, qui sont eux-mêmes des apparences. Au contraire, les fantômes de l’art ont seuls une vie réelle et des traits arrêtés : au milieu de la foule des êtres ordinaires, instables, problématiques, ils sont des types organisés. Ils ont ce caractère de n’exister que par une seule idée, de n’être créés que pour un seul but, comme des monomanes possédés par une idée fixe : ils ne changent plus, ils sont pour toujours Harpagon, le roi Lear ou le Père Goriot. Ils ne sont plus maîtres de modifier l’action pour laquelle ils ont été construits et qui détermine une fois pour toutes leur destinée. En vain, ils tentent d’échapper à leur définition : ils sont les prisonniers d’un rêve, et ce cauchemar qui domine leur vie est pour eux le ciel ou l’enfer.

Voici maintenant la pièce. Le rideau se lève sur le plateau, pendant une répétition. Le décor est formé par la réalité même : la scène vaste et béante, les herses, le cadre vacant, avec sa machinerie enfantine et compliquée ; on nous montre ce que le spectateur ne. voit jamais, les dessous, ce qui se passe derrière les coulisses : et nous aurons tout le temps l’impression d’assister au travail de la création artistique, comme si nous avions sous les yeux la coupe ou la section d’un cerveau fonctionnant devant nous sous un verre. Dans ce cadre, on répète une pièce de Pirandello : les acteurs en costume de ville, les hommes en veston, les dames en chapeau ; ils seront en scène jusqu’à la fin, formant le chœur ou le public, l’humanité réelle, — une collection de fantoches et de poupées. Les réflexions, le flirt, le bavardage vont leur train. L’auteur en profite pour se faire dire les sottises qui courent sur ses ouvrages. On ne sait s’il se moque du public, du théâtre ou de lui-même. Ce début est charmant.

Tout à coup, au beau milieu de ces marionnettes, descend des hauteurs des frises, par le monte-charge des accessoires (ce détail est de l’invention de M. Pitoëff), une famille extraordinaire : on dirait une bande de revenants ou de noyés. Des figures de l’autre monde, blafardes, vêtues de noir, suspectes, agitées. En effet, ces intrus en deuil n’appartiennent pas à cette terre : ce sont des personnages d’un drame abandonné, une sorte d’enfants trouvés, des laissés pour compte de la poésie. Espèce nouvelle dans la nature. L’auteur leur a donné la vie, souffrante, incomplète, larvée. Ils existent, puisque les voilà, mais ils errent inquiets, tourmentés de leur passion intérieure qui ne s’est pas réalisée. Elles veulent vivre leur vie, ces ombres, et elles tournoient, comme une nuée qui voudrait éclater, dans les limbes de l’imagination. Elles ont rencontré un théâtre et s’y sont arrêtées, puisqu’elles sont nées pour le théâtre. Est-ce qu’on va les mettre à la porte ? Est-ce qu’on ne va pas leur permettre de remplir leur destinée ?

Alors, avec une volubilité frénétique, en criant, en gesticulant, les incroyables spectres se mettent à raconter le drame qui les obsède. Quel drame ! Jugez plutôt. Six personnes : le Père, la Mère, le Fils, la Belle-Fille et deux enfants, personnages muets. Le Père est un perverti, un dilettante de la curiosité psychologique : sa femme s’est sauvée avec un secrétaire, et le mari l’y a poussée par vice, par goût de l’analyse et de la corruption. Elle a eu de son faux ménage trois enfants. Cependant, l’amant étant mort, elle tombe dans la misère. Sa fille fréquente pour vivre une de ces maisons de modes où l’on rencontre des messieurs. Un des clients de la boutique est justement le Père. La Mère survient à temps pour lui arracher sa fille. Puis, par remords, pitié, nécessité, lâcheté, cette jolie famille se recolle et reprend la vie commune. On imagine quel enfer dans cette lourde atmosphère d’équivoque et d’inceste : le Fils légitime étouffant de honte, et de dégoût, la Fille révoltée et cynique, la Mère anéantie, les petits se tuant par accident, faute de surveillance. Et c’est pour cela que dans la pièce ils sont muets. I}s existent, mais à l’état de morts, et la Mère traîne à ses côtés leurs ombres puériles.

Voilà le drame affreux qui agite cette famille de larves. Mais le drame est tout fait ! Si l’on se passait d’auteur ? Que les personnages vivent, le directeur n’aura qu’à écrire sous leur dictée : on obtiendra une pièce unique, une pièce vécue.

On décide l’essai. Et pendant toute la pièce, c’est une succession surprenante, un rythme alternatif de scènes de drame et de comédie. Ici se découvrent les ressources inouïes d’un virtuose du théâtre. Il y a tout d’abord une « comédie des comédiens, » la critique la plus fine du théâtre actuel. Naturellement, les personnages brûlent de représenter leur scène à sensation, la scène de la maison des modes. Mais il manque une figure, celle de l’entremetteuse : si on reconstituait les accessoires de son commerce ? Évoquée, elle viendra peut-être. On dispose aussitôt des affaires de femmes ; les dames veulent bien prêter leurs chapeaux, leurs manteaux. Aussitôt, l’enchantement opère, et Mme Pace s’encadre dans la porte. L’effet est saisissant. Que ne pourrait pas le théâtre, touché par un poète ? Il y a du magicien chez M. Pirandello.

Les comédiens sont transportés. À leur tour, il leur tarde de reproduire la scène que la « vision » vient de dérouler. Mais ils faussent tous les mouvements, toutes les intonations deviennent des contresens. Les personnages éclatent de rire devant cette caricature : la vie se raille de sa copie. Les acteurs se dépitent, le directeur perd son latin. On déclare que c’est injouable, et on vient de le jouer.

D’autre part, ces fantômes infatués, pleins d’eux-mêmes, se disputent à qui mieux mieux ; ils veulent tous occuper la scène, tous parlent à la fois. Le Père s’engage dans d’interminables monologues où il cherche à se disculper en étalant ses états d’âme ; la fille lui coupe ses effets avec des ricanements de Furie. La Mère ne sait que pousser son cri du premier acte. Le Fils se contracte et boude ; il ne veut rien savoir de tout ce linge sale. Il y en a qui parlent trop, d’autres qui ne parlent pas assez. C’est une anarchie, le tumulte de la vie et l’incohérence des rêves. Il manque le poète pour réduire, expliquer, ordonner ce chaos et lui imposer l’Art. Sans lui enfin, ces gens-là ne savent que nous dire : il ne reste que le fait divers.

Et pourtant, ces spectres forcenés sont vivants, bien vivants. Une passion sans frein les emporte, comme ces damnés de Dante, condamnés à refaire à jamais le même geste de crime ou de volupté, qui devient leur supplice éternel. Ces créatures surnaturelles dégagent un pouvoir pathétique de fantasmagorie et d’hallucination, et ce sont les gens de chair et d’os qui ne semblent plus que des fantômes. Au milieu de leur querelle, l’ombre envahit la scène : on ne voit plus dans une lueur violente que les six spectres qui se démènent ou se lamentent, comme des figures plus qu’humaines de l’amour, de la douleur et de la haine. Brusquement, un coup de feu éclate. Le jour revient. La vision a disparu. Cependant, il y a du sang. On emporte le petit cadavre d’un enfant. Fiction ? Réalité ? On ne sait plus où on en est. Où commence l’illusion ? Où finit la nature ? Les comédiens reviennent en scène, perplexes, incertains, troublés, doutant s’ils sont les jouets d’un songe, et quelles sont les frontières de la Vie et du Rêve.

Cette fantaisie, si pleine de sens, a été mise en scène avec un relief admirable par M. Georges Pitoëff, qui tenait fougueusement dans la pièce le personnage du Père. Mme Pitoëff a très bien joué celui de la Belle-Fille. Mme Marie Kalff a composé de la Mère une belle statue que traverse un grand cri, et Mme Irma Perrot une silhouette impayable d’entremetteuse. Quant à M. Michel Simon, ce comédien qui ne joue pas, qui n’a pas l’air de dire un rôle, il a été étourdissant : c’est un artiste d’un bel avenir.

M. Pirandello n’a fait que paraître à Paris. Nous l’y reverrons certainement. Le public lui a fait fête, ébloui par tant de grâce et d’audace, par tant d’invention, par ce don de jongler avec les idées et d’animer les abstractions, par cette profondeur qu’il sait joindre à la vie, à la verve immortelle, à tout le « diable au corps » de la farce italienne. Il n’y a pas de doute qu’il soit au premier rang des auteurs dramatiques d’Europe. M. Firmin Gémier, qui vient de nous donner le beau drame de Mme Bramson, nous doit maintenant l’Henri IV de M. Pirandello.


LOUIS GILLET.