Deux pages de l'histoire d'Amérique/6

INTRODUCTION
À L’ÉTUDE DE LA
GÉOLOGIE.


Cum eo eram cuncta componens quando appendebat fundamenta terræ.
Proverbes.

MONTRÉAL

INTRODUCTION
à l’étude de
LA GÉOLOGIE.




On distingue en Europe deux camps bien distincts de géologues, — de ceux qui font abstraction de la religion, et qui prétendent que le géologue ne doit pas s’en mettre en peine, de peur qu’elle ne retarde les progrès de la science, et de ceux qui font marcher de pair et en harmonie l’étude de la religion et celle des sciences, comme sont, pour la plupart, les savans anglais, tels que Blair, Buckland, Conybeare, Murchison, De La Bèche et autres, auxquels il faut joindre Cuvier, Elie de Beaumont, le chevalier Marcel De Serres chez les Français.

Dans un ouvrage récent[1] M. Reboul, de l’Institut, un des plus entêtés des géologues purs, déclare la guerre aux savans d’outre mer.

Chose étrange, dit-il, des écrivains de ce siècle, et notamment des Anglais, semblent avoir oublié toute mesure dans le mélange qu’ils ont fait de la géologie et de la théologie.

On accordera sans hésiter à M.  Reboul que Mgr  d’Hermopolis a dit nommément aux géologues : prouvez d’une manière certaine que le monde avec ses planètes et ses animaux est beaucoup plus ancien que le genre humain, et vos découvertes seront le commencement explicatif d’un texte dont le sens n’est pas encore entièrement fixé ; et Bacon, fidei tantum dentur quæ fidei sunt ; et St. Augustin, si nullus exitus datur ut pie et digne de Deo quæ scripta sunt intelligantur, nisi figurata et in enïgmate proposita credamus ; et Origène enfin — Père hétérodoxe : — Quel homme de bon sens se persuaderait jamais qu’il y ait eu un premier, un second, un troisième jour de la création, ayant chacun leur soir et leur matin avant qu’il y ait eu ni soleil, ni lune, ni étoiles. Quel homme assez simple pour croire que Dieu, faisant le personnage de jardinier, ait planté un jardin en Orient ; que l’arbre de vie fût un arbre véritable dont le fruit eût la vertu de conserver la vie ?[2] On veut même accorder à M. Reboul avec un petit salvo, que si le législateur suprême a voulu nous admettre à posséder quelques notions positives sur le système et l’histoire du monde, ce n’est point à des pasteurs hébreux, mais à Copernic, à Keptler, à Galilée, et à Newton ou à Laplace qu’il a transmis ses lumineuses inspirations. On veut enfin admettre la conclusion, — non celle de M. Reboul, mais celle qui se déduit naturellement des autorités qu’il cite.

Analisons en effet : Galilée, Kepler, Laplace sont des génies inspirés par la nature de même que Newton. Il ne s’en suit rien contre les géologues anglais, à moins qu’ils ne se mettent sans raison[3] en contradiction avec les principes mis en évidence par ces génies surhumains, qui ne sont cependant pas des géologues. M. Reboul aurait pu citer plus à propos le baron Cuvier ; mais il n’est pas pour lui, non plus que Buckland, D’Omalus d’Halloy, Passot et d’autres géologues, qui se sont rangés du côté des pasteurs hébreux.

Le texte de St. Augustin les condamne-t-il ?… Ils ne défendent pas le texte et chaque mot du texte de la Genèse quand-même, bien qu’ils n’y sentent pas qu’absurdités, comme M. Reboul semblerait le supposer ; mais ils prétendent que l’on peut admettre le récit de Moïse, et demeurer encore aussi bons géologues que le membre de l’Institut.

Notre savant cite plus mal habilement encore Origène, non pas tant parce qu’il n’est pas orthodoxe, — cela ressemblerait trop à une chicane — mais parce que ce philosophe des premiers tems du christianisme ne pouvait voir qu’une allégorie dans le récit génésiaque précisément, supposé-je, parce qu’il n’était et ne pouvait être géologue. Que M. Reboul rejette s’il lui plaît, les pasteurs hébreux, mais qu’il ne leur substitue pas Origène.

Cependant M. de Fraissynous ne me condamne-t-il pas par son interpellation aux géologues ?… Desdouits, professeur au collége Stanislas nous dit : « la succession des phénomènes géologiques, tels que la formation des bancs minéraux et l’enfouissement des fossiles dans les roches pierreuses accusent d’immenses intervalles de temps. Les faits géologiques ne sont nullement le produit des jours génésiaques, et Moïse n’a point parlé des créations primitives parce qu’elles n’ont aucun rapport nécessaire avec celle de l’homme. »

Le savant membre de l’Institut de France a donc tort de se prévaloir de ce qu’a dit un grand évêque de France, mais qui vivait à une époque encore malheureuse pour la géologie.

Le cardinal Wiseman nous apprend que St. Justin martyr suppose une période indéfinie entre la création et l’organisation de l’univers, et que St. Cœsarius et St. Basile pensaient de même, ce qui lui donne lieu d’affirmer que les concessions qu’exigent les géologues leur avaient été faites depuis longtems. I am anxious — and I trust the authorities I just now gave will secure that point, — to show, that what has been claimed or postulated byit ; has been accorded of old by ornaments and lights of early christianity, who assuredly would not have sacrificed one title of scriptural truth.

Qui oppose-t-on enfin aux géologues chrétiens ?… Bacon, le père de la physique moderne : fidei tantum dentur quæ fidei sunt dit mylord Verulan. Mais ce tantum exige implicitement que l’on donne à la foi ce qui est à la foi. L’on n’arrive pas avec le savant français à la conclusion captieuse « que les géologues n’ont rien à démêler avec ce qui est censé dogmatique, » proposition qui équivaut à celle-ci : Élevons la géologie sur les ruines de la foi, proposition qui serait logique après tout, si elle ne venait pas après une pétition de principe. Car M. Reboul suppose et ne prouve pas « qu’aucunes concessions de la géologie et de l’astronomie ne sauraient concilier ce que les sciences ont de plus positif avec l’interprétation du récit mosaïque ; »  encore moins prouve-t-il « que la doctrine diluvienne des observateurs anglais n’est ni religieuse ni géologique : » il se contente de l’affirmer et s’attend probablement là-dessus que ces docteurs, ainsi que la société géologique d’Angleterre, céderont leurs diplômes à l’auteur de la Géologie de la Période Quaternaire habituellement orgueilleux de sa science, et qui termine pourtant son livre en s’excusant fort naïvement d’avoir passé sous silence les observations géologiques les plus récentes à raison de l’isolement où se trouve le lieu qu’il habite des principales communications littéraires. Or la géologie est une branche toute d’observations, et ce n’est qu’à force de fouilles dans les archives de la nature qu’on en fera une science mûre. Après cet aveu innocent de M. Reboul, les historiens, je songe, ne regarderont pas avec lui sa géologie quaternaire comme une introduction à l’histoire ancienne !

M. Reboul triomphe de pouvoir opposer aux géologues chrétiens le docteur Fleming, qui les accuse de dénaturer par leurs interprétations le texte de la bible ; et il se montre selon lui meilleur théologien qu’eux, quoiqu’il ne soit pas aussi grand géologue, espèce d’ironie qui dévoile assez bien pourquoi M. Reboul ne veut pas que les théologiens se mêlent de géologie : c’est précisément pour restituer aux philosophastes le droit qu’ils ont cru avoir pendant quelque temps de rire aux dépens de la religion. Du reste, le cardinal Wiseman a dénoncé lui aussi et les théologiens ennemis quand même de la géologie, et les mauvais géologues, qui ont cru étayer la religion en débitant de vaines théories…[4]

Quant au mérite théologique du docteur Fleming on peut présumer que M. Reboul n’en est pas le meilleur juge.

Je ne conclurai donc pas que le cardinal Wiseman, le chevalier De Serres, De la Beche et Boubée ont eu tort de publier l’harmonie des sciences et de la religion, la cosmogonie de Moïse, le Manuel de Géologie et la géologie mise à la portée de tout le monde. Si les savans d’Angleterre ou du continent peuvent, la géologie à la main, vérifier la Genèse, qui ôsera les en blâmer.

Mais j’induirai de la scission bien marquée qui existe entre certains observateurs français et la plupart de ceux d’Angleterre, que la géologie est encore bien loin d’être devenue une science mûre, bien que Wiseman entrevoie l’époque où il sera permis de l’enseigner dans les écoles de même que les autres sciences naturelles. Cela est si vrai que d’Omalus[5] va jusqu’à traiter d’hypothèse gratuite cette opinion que M. Reboul regarde comme fondamentale de la géognosie zoologique, savoir : que les trilobites, les grans sauriens, les mammifères tertiaires, et enfin les animaux quaternaires tels que les quadrumanes et l’homme, ont dû apparaître à de grands intervalles de temps.

La philosophie du XVIIIe siècle, encore trop peu avancée dans les sciences physiques, n’a voulu voir dans le récit de Moïse que des faits incohérens, en contradiction avec les faits physiques les mieux démontrés.

M. Reboul, qui s’appuie de Bacon, ignore-t-il que ce philosophe a dit : Peu de science éloigne de la religion ; une grande science y fait revenir. Peu de science éloigne de la religion, il n’en faut pas d’autre preuve que ce que dit le voyageur Brydone du chanoine Recupero, — de sa découverte des sept laves distinctes de Jaci recouvertes de verdure, et de la période de quatorze mille ans qu’il exige pour la formation de ces strata, imposture dont il est parlé au long dans la cinquième lecture de Wiseman.

Ce récit mosaïque, taxé d’erreur et de fausseté, était cependant plus d’accord avec les découvertes géologiques les plus récentes que les systèmes imaginés par les plus beaux génies : « élevé dans toute la science des égyptiens, mais supérieur à son siècle, Moïse nous a laissé une cosmogonie dont l’exactitude se vérifie chaque jour d’une manière admirable. Les observations géologiques récentes s’accordent parfaitement avec la Genèse, sur l’ordre dans lequel ont été créés successivement tous les êtres organisés, » dit le baron Cuvier.[6]

Mais il est d’un bien haut intérêt, pour savoir si la cosmogonie de Moïse s’accorde ou non avec les faits géologiques, de déterminer ce qu’il faut entendre par les six jours mentionnés dans la Genèse, et quelle durée on doit leur attribuer. Ces jours doivent-ils être considérés ou non comme des périodes de temps indéterminées, et convient-il de croire que la création a été instantanée ?

Nous avons vu ce que dit plus haut Desdouits. Le mot iom doit donc exprimer des périodes indéterminées, et non des jours ordinaires : ut non eos illis similes sed multum impares minime dubitemus, dit Augustin. Moïse lui-même ne l’entend-il pas d’une époque en se résumant ainsi : Telles ont été les générations des êtres au jour Dieu créa le ciel et la terre ; — c’est enfin de la sorte qu’ont pensé Deluc, Cuvier, Champollion, contre Letronne et Buckland. Le cardinal Wiseman est indécis. Une telle interprétation sera corroborée par celle du refrain continuel fuit vespera et fuit mane, dans le même sens que Daniel lorsqu’il dit usque ad vesperam et mane dies duo millia tricenti (v. 14), car ainsi que le fesait observer Deluc, comment, en parlant de la première époque, Moïse aurait-il pu l’assimiler à des jours de vingt-quatre heures, puisque ceux-ci sont mesurés par des révolutions de la terre sur son axe, en présence du soleil, et que cet astre n’a été disposé qu’à la quatrième époque, pour répandre la lumière sur la terre.

Les six jours de la création sont donc selon l’idée heureuse de Bossuet six progrès par lesquels le monde est devenu ce qu’il est aujourd’hui. Entre les créations des êtres organisés, plusieurs révolutions ont anéanti les diverses générations qui ont apparu aux diverses phases de la terre, après lesquelles notre planète pacifiée reçut les êtres qui l’animent maintenant. C’est la période historique à laquelle nous appartenons et qui dure encore.

Gloire à Moïse qui a proclamé il y a trois mille ans ce fait si remarquable de la succession des êtres vivans en raison directe de la complication de leur organisation, — fait qui n’est connu à nos savans par des observations positives que depuis moins d’un demi siècle.



  1. Géologie de la Période Quaternaire.
  2. Philokalie.
  3. Des théories entières, regardées d’abord comme lois, sont souvent abandonnées de nos jours, comme la théorie de la lumière de Newton, ce que M. Reboul paraît ignorer, — ce dont, du moins, il ne veut tenir aucun compte.
  4. Truly, théories such as these (de Burnet, Woodward, Whiston, Hooke &c.) which caused Voltaire, in his scoffing mood, to say that “philosophers put themselves, without ceremony, in the place of God, and destroy and renew the world after their own fashion” materially hurt, instead of assisting, the cause of religion. For De la Bèche has observed, that, when a river grows impetuous in its course, and threatens an inundation, they are the bridges which men have thrown over it, that they may pass in safety, or the drains they have constructed to turn it into useful purposes, which give its waters a dangerous accumulation, and, by opposing a frail bar, impart to them, when this is broken, a more fearful rush; and so may we here say, that the artificial means thus taken, to pass unhurt over what was deemed the dangers of this study, did rather give those dangers a greater power: and as Dr. Knight observes, when they were overthrown by the advance of science, seemed to entail some disgrace upon the subjects they pretended to illustrate.
  5. Élémens de Géologie.
  6. Discours sur les Révolutions du Globe.