Deux nouvelles/Texte entier



LÉON HENNIQUE


DEUX NOUVELLES
Les Funérailles de Francine Cloarec.
Benjamin Rozes.
Portrait de MICHIELS
BRUXELLES
Henry KISTEMAECKERS, Éditeur
25, rue Royale, 25

MDCCCLXXXI



LES FUNÉRAILLES
DE
FRANCINE CLOAREC


I



Quand les croque-morts se furent arrêtés devant le numéro onze de l’impasse de Guelma, ils jetèrent sur la haute maison sale un regard qui la parcourut de la base au sommet. À quel étage pouvait bien être la morte ?… Aucun volet fermé ne guidant leur investigation, après un échange de paroles brèves durant lesquelles on les vit former un groupe très-obscur sur la neige, ils pénétrèrent à la file dans le couloir béant par où leur besogne devait s’accomplir. Derrière eux, cahin-caha, sous la conduite d’un vigoureux gaillard à épais bicorne, le corbillard des pauvres arriva au petit trot d’une vieille jument pisseuse.

La loge du concierge était close, mais l’escalier, plein de tapage, retentissait sous les coups d’un balai agile, dans le silence de la matinée.

— Hé ! l’portier ! on d’mande l’portier, cria l’un des croque-morts, tandis que ses camarades tapaient leurs gros souliers neigeux sur le carrelage du couloir.

— Voilà ! voilà ! Qu’est-ce qu’on me veut ? répondit une voix fraîche, une voix de jeune fille.

— C’est nous.

— Qui, vous ?

— Les pompes funèbres.

On murmura : Seigneur Dieu !… déjà ?… Puis, sur un ton clair, la même voix reprit !

— Minute, je descends.

Les quatre hommes attendirent. Par la porte ouverte, le jour gris pénétrait jusqu’à eux, éclairait le dos de leurs talmas noirs, promenait des lueurs sur le vernis éteint de leurs chapeaux. L’escalier craquait sous un pas lourd qui se dépêchait. Au bout d’un instant, une grosse femme de quarante ans, à figure bonasse, apparut et s’arrêta un peu effrayée sur les dernières marches du rez-de-chaussée. C’était la concierge dont la robe vineuse, retroussée par devant, découvrait un jupon de tricot violet, des bas malpropres serrés à la cheville par d’énormes chaussons lacés, dont un caraco de mince flanelle laissait grelotter furieusement la poitrine flasque. Le premier moment de stupeur passé, la bonne femme se rasséréna.

— Tiens, fit-elle, sur un timbre très-doux, si harmonieux qu’il semblait ne point appartenir à un pareil tas de graisse, vous venez déjà pour la petite ?

— Oui, pour Francine… Francine Clo… je ne sais plus comment…

— Arec, Francine Cloarec, affirma un croque-mort à tête sanguine.

— Oui, c’est bien ce nom-là : Francine Cloarec… une bretonne… Attendez que je prenne sa clef, reprit la concierge.

Elle passa entre les croque-morts, péniblement, et ouvrit la porte de la loge. Une bouffée de chaleur malsaine s’en échappa.

— Mais entrez donc, ajouta-t-elle, vous vous chaufferez au moins, au lieu de rester là comme des perdus.

— Bah ! dit l’homme sanguin, pourquoi faire ?

Néanmoins, ils se faufilèrent tous les quatre autour d’un petit poêle dressé sur une plaque de tôle, dans un coin. Personne n’avait envie de parler. Seule, une casserole bouillait avec un cliquetis de couvercle, une susurration gênante, et de temps à autre bavait sur la fonte rougie. Brusquement, la concierge s’écria :

— Je ne trouve plus la clef.

Les croque-morts ne répondirent pas. Le dos rond, les mains tendues, ils se chauffaient dans des postures de travailleurs fatigués avant de se mettre à l’ouvrage.

Alors commença un bruit assourdissant, un bruit de tiroirs qu’on ouvrait, qu’on refermait, un remue-ménage de tasses dont le grincement traîna sur le marbre de la cheminée, un va-et-vient de clefs passées en revue, de meubles qu’une main rageuse dérangeait. Égayé par ce tumulte, un serin, dans une cage, contre la fenêtre, se mit à chanter.

— Veux-tu te taire ? cria la concierge impatientée.

Mais l’oiseau se sentait heureux, et le cou gonflé, tout droit sur un barreau, semblable à une étrange fleur jaune, il s’évertuait à lancer des roulades. Tous les yeux étaient braqués sur lui.

— Ah çà, la mère, finit par dire le plus jeune des croque-morts, nous n’avons pas le temps d’attendre, nous autres ; si on allait chercher un serrurier ? Ça ne doit pas manquer par…

La concierge lui coupa la parole.

— D’abord, la clef ne peut pas être perdue…, je ne perds jamais rien ;… elle est là, pour sûr, quelque part ; seulement il s’agit de la retrouver… Ce que c’est que de ne pas avoir de mémoire pour deux sous ! Chaque fois que je range quelque chose, j’ai toutes les peines pour remettre la main dessus. C’est réglé…

Et soudain, elle poussa un cri de triomphe :

— Ah ! je ne suis guère futée… Montons ; Mlle  Sauvageot qui a veillé le corps cette nuit, aura mis la clef sous le paillasson.

Les croque-morts se levèrent comme un seul homme. Au moment où on quittait la loge, le cocher du corbillard dont la haute stature, dans son manteau plantureux, barrait la porte de la rue, s’écria :

— Dis donc, Guillemin, tu n’aurais pas une pipe de tabac ?

— Si,… attrape.

— En te remerciant, ma vieille.

Et il ajouta :

— Je crois que le bon Dieu va encore nous plumer des pigeons.

On s’engagea dans l’escalier. La concierge précédait les quatre hommes, et tout en grimpant, déjà essoufflée au bout de quelques marches, les mains sur les cuisses, elle trouvait le moyen de jaboter :

— Cette pauvre Francine !… vingt ans à peine… Ah ! elle n’a pas traîné longtemps… J’en suis encore sens dessus dessous… Je la vois toujours comme quand elle est arrivée de son pays. Une vraie fleur ! Elle voulait entrer en place chez des bourgeois ; malheureusement, elle ne savait pas… cuisiner… À Paris, la cuisine c’est tout… Alors, n’est-ce pas ? elle a fait des ménages… ça lui aidait à vivre… Il n’en manque pas dans la maison qui gagnent de l’argent avec leur je-ne-sais-quoi… Elle aurait pu faire comme celles-là,… mieux même,… mais ça n’entrait pas dans son idée… Sage, l’enfant ! aussi sage qu’une image… jamais plus d’un homme à la fois… Ne faut-il pas que les jeunes gens s’amusent ?… Vrai de vrai, une bonne fille, allez !… courageuse… Toutes mes commissions, c’est Francine qui me les faisait… Il y a cinq mois, j’avais pincé un chaud et froid dans le ventre ; eh bien, trois fois par jour, elle descendait me frictionner… Et ça ne l’empêchait pas de trouver du temps pour l’artiste du sixième qui faisait ses portraits avec elle… Un beau jour, ils ont couché ensemble… j’aurais voulu que ça dure, mais ils ne se sont pas arrangés… La voilà morte à cette heure !… L’avant-dernière nuit, M. Vigneron, son voisin,… a entendu comme un gargouillement… Il dormait à moitié… C’est lui qui m’a dit la chose, pas plus tard qu’hier… Ouf !… nous y sommes… Un sacré exercice pour mes pauvres jambes !

Maintenant, une puanteur d’égout, une odeur de graillon rance et de charnier encombraient la respiration, s’échappant des cabinets mal fermés, des plombs ouverts, de certaines portes, de la poussière huileuse et humide répandue. Tout cela, chassé par l’air glacial de l’impasse, avait escaladé l’escalier, s’était donné rendez-vous au sixième étage de la misérable maison. Une tiédeur moite faisait suinter les murs au-dessus des lambris ravagés. Un des croque-morts ne put s’empêcher de proclamer :

— Cré nom, ça schlingue ferme.

— Oui, répondit simplement la concierge.

Et toujours à la tête de son escorte, elle enfila une courte allée au bout de laquelle on fit halte devant une porte basse percée d’un point lumineux par le trou de la serrure. La porte ouverte à l’aide de la clef ramassée sous le paillasson, une clarté jaunâtre se jeta dans le couloir, inondant de sa pâleur soudaine la concierge indifférente et l’impassibilité de l’homme qui la suivait directement. On entra. Les croque-morts ne se découvrirent point.

La petite mansarde était toute grise sous le vasistas entr’ouvert et chargé d’une épaisse couche de neige. Le lit en fer où reposait Francine paraissait maigre ; elle, longuement plate, enveloppée jusqu’au cou dans la blancheur douteuse d’un drap quelconque, ses piètres cheveux blonds, rares aux tempes, dispersés dans les creux du traversin, le front buriné de rides légères, la bouche déjà vieillie par vingt-quatre heures de rigidité, semblait une statue de cire abîmée grâce aux cahots de mille voitures foraines, détériorée par d’innombrables exhibitions. Entre ses paupières qu’une liqueur séreuse mouillait, on apercevait un coin de ses regards qui avaient été bleus. Aucune croix ne lui barrait la poitrine ; on ne voyait à son côté ni eau bénite, ni chandelle allumée, mais en compensation, sur la cheminée, dans un de ces vases couleur d’absinthe si communs aux étalages des faïenciers, un bouquet d’herbes sèches, jadis cueillies hors barrières, étalait sa fine contexture d’aigrette. Tout était d’une propreté méticuleuse autour du cercueil allongé en plein milieu de la mansarde ; la malade avait dû se lever, peut-être la veille de sa mort, afin de ranger et d’épousseter son ménage. Non loin d’une confection pitoyable, effiloquée, pendue à un clou, défroque sur laquelle un chien n’aurait pas voulu dormir, la photographie d’un garçon boucher, le dernier amant de Francine, se pavanait en tablier blanc, au centre d’un cadre payé vingt centimes dans un bazar. Le reste avait été volé par la concierge.

Il faisait très-froid.

— Allons, hop ! hop ! Guillemin, fit le croque-mort à tête sanguine.

Et rejetant son talma sur ses épaules, afin d’avoir les bras libres, il alla se planter aux pieds du cadavre. Mais Guillemin opérait un creux dans la sciure du cercueil ; un camarade le remplaça.

— Vous tenez à l’emporter avec le drap ? demanda la concierge, l’œil pétillant d’avidité.

Ils répondirent :

— Ce sera comme vous voudrez.

— Bien sûr, il vaut mieux le laisser, reprit-elle, les vivants en ont plus besoin que les morts.

Et, sans plus de façons, elle l’attira délicatement, et le jeta sur son bras, sans le plier. Francine était nue. On l’avait dépouillée même de la chemise où elle avait sué pour mourir. Rien ne voilait ses seins flétris, ses côtes aussi saillantes que des passementeries sur un dolman, l’ossature de ses larges hanches au fond desquelles son ventre glabre ne se soulevait plus. Ses jambes émaciées, très-grosses aux genoux et aux chevilles, ressemblaient à de l’ivoire vieilli. Un mince porte-bonheur en cuivre, quelque souvenir d’amour sans doute, cerclait encore son poignet droit. Et comme les croque-morts pris d’émotion s’étaient regardés, la concierge rendit le drap. Alors, sans une parole, ils ensevelirent le pauvre corps et le portèrent tout raidi dans son cercueil. Un flot de sciure de bois, histoire de boucher les trous, paracheva la cérémonie. Le long couvercle de sapin vissé, il ne s’agissait plus que de faire descendre au fardeau les six étages gluants de la maison.


II



Les croque-morts crachèrent dans leurs mains et soulevèrent la bière. Mâtin, elle était lourde. Quand tous eurent trouvé une position satisfaisante pour qu’aucun effort ne fût perdu, ils avancèrent de quelques pas. Tonnerre ! voici que l’angle formé par la porte et le mur du couloir manquait de tournant, à cette heure ! Le cercueil fut dressé, la tête de la morte en bas, puis descendu en hauteur dans l’étroit corridor. Et pendant qu’on se remettait en marche, après de nouvelles difficultés pénibles, la concierge courut frapper à une porte, au fond du même corridor.

— Monsieur Richard ?

— Quoi ? répondit celui-ci.

— C’est prêt.

— Bon, j’arrive.

La descente du cercueil s’opérait mal. À chaque instant, un choc terrible de catapulte ébranlait la rampe de l’escalier, gémissait dans la cage sonore. Plusieurs éraflures d’un blanc frais entamaient déjà la crasse des murailles. Aux étages inférieurs, des portes s’ouvraient et des gens se demandaient :

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc ?

C’est alors que la concierge, tremblante pour l’immeuble confié à sa garde, se mit dans la caboche d’intervenir. Sa voix, naguère si flûtée, avait changé de diapason.

— Prenez garde à mon mur, beuglait-elle. Courage !… méfiez-vous, là, aux communs… Il en faudrait un, juste où il n’y a personne… Penchez-vous à gauche, à cause de la fenêtre… Hé ! vous…, oui…, le grand sec…, vous gênez les autres.

Elle distribuait ses ordres en capitaine de navire, comme si elle commandait une manœuvre entravée par des vents hostiles.

Tous les petits appartements avaient déversé leur monde bavard sur les paliers. Du haut en bas de la maison, à présent, chacun savait que le cercueil de la bretonne du sixième produisait ce tintamarre ; et on jacassait à qui mieux mieux ; et des enfants abandonnés pour satisfaire d’irrésistibles curiosités piaillaient comme si on les égorgeait avec un plaisir barbare. Lorsque la bière tranquille traversait les paliers au milieu des locataires, quelques femmes lâchaient un vigoureux signe de croix, d’autres murmuraient : Pauvre fille, dans la quiétude qui se faisait. Au deuxième étage, le heurt d’une querelle de ménage éclata.

— Jules, tais-toi, tais-toi, suppliait une femme, le cercueil passe.

L’homme répondit :

— Je m’en bats l’œil.

Néanmoins, Francine Cloarec approchait du corbillard. Aussitôt en bas, dans le couloir principal, les croque-morts éprouvèrent le besoin de se reposer. Ils l’avaient bien gagné, sans compter un verre de vin, mais aucun cœur philanthropique ne se décidant à les secourir, ils gardèrent leur soif pour plus tard.

La bière gisait piteusement à leurs pieds tandis qu’ils s’épongeaient la face avec de larges mouchoirs. Le trottoir, où de gros flocons légers tombaient comme des plumes, avait un aspect de mélancolie crapuleuse. Une couverture de neige commençait à vêtir de blanc le dais noir du corbillard dont on n’apercevait qu’une maigre partie sur deux moitiés de roues.

— Ah ! voilà monsieur Richard, fit la concierge qui, prestement, avait mis des galoches, passé un châle, s’était campé sur le chignon un antique chapeau où tremblaient, dans la candeur d’un grossier montage artificiel, quelques brindilles perlées.

L’ex-amant de Francine, Joseph Richard, le peintre, dégringolait, en effet, les dernières marches de l’escalier. Rien ne le distinguait du vulgaire. Il était accompagné par un garçon pansu dont les yeux en trous de vrille luisaient au-dessus d’une paire de joues très-nourries. L’un et l’autre étaient assez flambants dans leurs interminables gâteuses, la figure propre, la barbe peignée.

Sur ces entrefaites, arriva une vieille dame, modeste rentière pour qui Francine, lors de son arrivée à Paris, avait apporté une lettre de recommandation.

— Bonjour, Madame Brachet, s’écria la concierge.

Celle-ci répondit :

— Bonjour, madame.

Un bonnet de deuil à superbes rubans la coiffait ; elle avait aussi un paletot garni de renard, des caoutchoucs. D’ailleurs, elle ne s’était jamais occupée de la bretonne, si ce n’est pour venir la sermonner en temps inopportun.

Mais déjà les croque-morts avaient empoigné le cercueil et l’avaient glissé dans le corbillard où il s’était allongé avec un grondement lourd. En un clin d’œil, il fut caché sous l’énorme housse usée, frangée de blanc. Clac ! un coup de fouet cingla le dos de la jument. À droite et à gauche, les ouvriers funèbres réglaient leur pas sur celui de la bête. Trois parapluies s’étaient ouverts, et les gens de l’enterrement se dirigeaient vers le cimetière Montmartre.

Ces funérailles étiques, les pieds dans la neige, le front fouetté par des tourbillons blancs qu’une brise désagréable entraînait vers le sol, collaient les boutiquiers aux vitres de leurs magasins. Des passants jugèrent à propos de s’arrêter pour suivre du regard l’infime cortége. Lui, accomplissait son voyage lamentable. Nulle parole ne s’échangeait. À la hauteur de la rue Coustou, la concierge fixa par une épingle les rubans flottants du bonnet de madame Brachet. La neige menaçait de les mouiller. Devant la rue Lepic, la vieille demanda :

— Mais qui donc a payé un terrain à Francine ?

— C’est monsieur Richard, lui fut-il répondu.

Elle se retourna pour considérer le peintre qui marchait silencieusement abrité.

Le boulevard de Clichy était méconnaissable. Les jeunes arbres de son refuge striaient de lignes sombres le ciel dont l’écroulement s’accentuait. Les fenêtres des maisons ressemblaient à des yeux d’aveugles. On distinguait à peine la coloration violente des affiches sur les murs grossièrement poudrés. À quelques mètres du corbillard, une paire d’apprentis en goguette traînaient un camion où quelques barres de fer se bousculaient avec un fracas tempêtueux de féérie. Pas un chien n’aboyait.

Tout à coup, au moment où l’on abandonnait le boulevard pour enfiler l’avenue du cimetière du Nord, le voile de neige s’éclaircit, les flocons cessèrent de se poursuivre, et l’entrée du cimetière apparut, dans une vibration de jour clair, à peine taché par des houppes fragiles, au bout d’un tapis immaculé, entre des boutiques encombrées de plantes vertes, d’immortelles durement multicolores, de tombes qui attendaient. Une cloche tinta deux fois, prévenant les fossoyeurs.

— Sapristi ! murmura l’ami de Joseph Richard, ça manque de gaieté.

— Tu l’as dit, répliqua le peintre.

On franchissait le seuil du cimetière, quand un gardien en uniforme bleu, le coupe-chou pendu à un baudrier, s’approcha du cortége.

La concierge prévint sa question.

— Francine Cloarec, dit-elle.

— Francine Cloarec, répéta le fonctionnaire à deux ouvriers dont la mine était prodigieusement stupide.

Ceux-ci, les fossoyeurs, allèrent prendre la tête du corbillard afin de le diriger vers la fosse de la bretonne. La marche en avant recommença plus lente encore.

On passa le long d’un calvaire en granit ; on entra dans une avenue où des sycomores entrelaçaient leurs branches chargées de neige. Au-dessus de la voiture mortuaire, le chapeau du cocher avait des oscillations comiques. Et le cimetière, à certains endroits, paraissait immense, s’allongeait démesurément, tortueux, plein d’arbustes vivaces dont plusieurs avaient l’air accroupi, donnant l’illusion d’une ville peuplée de bizarres et minuscules palais à demi enfouis sous une avalanche. Capricieusement, il s’éclaircissait ; une ligne de sureaux, d’acacias, d’épines dépouillés, hachait le ciel sur un monticule, semblait une envolée de quelque chose, puis les horizons se remettaient à mourir, un aplanissement de terrain amoindrissait tout, et la sinistre architecture des croix et des tombes envahissait de nouveau les deux côtés de l’avenue, dans une sorte d’éblouissement crayeux. Une incompréhensible excitation, malgré la froidure, attaquait les nerfs, s’exhalait de la placidité même du paysage. D’arbre en arbre, des roitelets s’amusaient à suivre l’enterrement.

Mais, depuis cinq minutes, une conversation s’était engagée entre le peintre Richard et son ami. Peu à peu, le corbillard les avait distancés, et maintenant ils gesticulaient à qui mieux mieux ; la conversation avait dégénéré en dispute.

— Alors, tout ce que nous voyons là n’est pas épatant ? disait le gros pansu.

— Peuh ! faisait Richard, tu m’affliges.

— Bon, je suis sûr que tu préfères ton infecte forêt de Fontainebleau ? n’est-ce pas ?

— Mon infecte forêt !… mon infecte forêt !… reprenait l’autre en haussant les épaules.

— Ton ignoble forêt, si tu le préfères… Ah ! tu sais, voilà trop longtemps qu’on nous bassine avec cette forêt-là… D’abord, je te défie de m’y trouver un seul arbre vrai, on les rend pittoresques aussitôt qu’ils commencent à pousser. On y a mis des rochers en carton-pâte.

— Tout ça, c’est des paradoxes, répliqua vertement le peintre ; il y a des gens qui soutiennent aussi que la neige n’est pas blanche partout.

— Non, elle n’est pas blanche partout… Tiens ! arrive, je vais te montrer quelque chose que tu n’as jamais vu, toi qui demeures à trois pas d’ici. Arrive.

Ils dépassèrent une route qu’un égouttement continu emplissait d’une même note, tournèrent à leur droite, gravirent une légère côte, et bientôt s’arrêtèrent sur un plateau où des tiges d’orties desséchées hérissaient la neige autour d’eux. Là, ils reçurent une commotion.

Une vaste étendue de cimetière abandonné resplendissait sous un jour de pénombre, était claquemurée. L’atmosphère implacable avait l’air de vouloir s’éterniser ainsi. De la neige, toujours de la neige. Les arbres en étaient tristes. On en apercevait sur la crête des moindres aspérités, sur les ifs et les fusains épars. Entre deux talus où elle s’allongeait moins accidentée, des traces de pieds rompaient sa monotonie, fuyaient en tournoyant comme un vol de pigeons dans un ciel cotonneux ; et cela ne se perdait qu’à une espèce de bois sacré où des tombes écroulées les unes sur les autres, bousculées par le temps, éventrées par les hivers, dans un enchevêtrement de croix et de palissades brisées, d’arbres, de plantes, de buissons morts, faisaient rêver à on ne sait quelle vengeance canaille autrefois assouvie.

Le souvenir de Francine Cloarec s’éloignait du peintre et de son ami ; ils ne pensaient plus au corbillard. Un saisissement vague, une inquiétude tranquille les agitaient seuls, les gênaient un peu ; ils auraient été incapables de l’appliquer à quoi que ce fût, mais elle existait. Joseph Richard prit la parole :

— Nom de nom, ça vous a tout de même un sacré caractère.

— Parbleu ! fit le gros pansu.

Puis il ajouta :

— Tu commences à comprendre. Eh bien ?

— Je reviendrai.

— Ah ! ah ! Vois-tu le pétard, au Salon, sur une grande toile ? Il faut peindre ça sans rien sacrifier à la convention, parce que si tu veux retrancher ou ajouter quelque chose, ce ne sera plus le cimetière Montmartre. Le public doit pouvoir comparer. Qu’est-ce que tu dis de ce fonds de maisons inégales, de gigantesques cheminées d’usines, de hangars ?… Et de la trouée, à gauche, sur une houle de toits ? Doit-il faire assez froid là-dessus, hein ? Sacristi !… Quand tu auras fourré dans ton tableau la butte, ce tas de bâtiments que nous voyons, un hospice sans doute, le moulin de la Galette avec ses cinq ou six drapeaux qui ne valent pas la corde pour les pendre, tu pourras te vanter d’avoir eu sous les yeux un fameux coin de nature… Tiens ! en ce moment, aperçois-tu des tons roses, là-bas, sur la neige, des finesses bleutées, des jaunes exquis, et toutes sortes de phénomènes d’irisation parmi les ombres pâles ? Le sentiment de ça, c’est la solitude ; donc, pas de personnages idiots. Et tâche d’avoir de l’intelligence pour ne point ressembler à la plupart de tes confrères…

Ils promenèrent encore pendant quelques minutes leur contemplation sur les splendeurs du paysage d’hiver, mais une lassitude avachissante les envahissait, et leurs yeux devenaient troubles.

— Oh ! fit tout à coup le peintre, l’enterrement !… nous oublions l’enterrement.

— C’est vrai.

Sans plus tarder, ils regagnèrent d’un pas accéléré l’avenue que, précédemment, ils avaient quittée. Personne n’était là pour leur indiquer le chemin à prendre. Ils se sentirent très embarrassés. L’idée de suivre les traces du convoi sur la neige ne leur vint pas ; et ils se regardaient, la face ahurie, ne sachant à quel saint se vouer. Un corbillard qui se dirigeait vers eux ne tarda point à les rejoindre. C’était celui de Francine, mais la bretonne n’y était plus.

— Cocher, où est la fosse ? demandèrent-ils.

Celui-ci, son grand fouet à la main, se tourna sur le siége de la voiture pour leur crier :

— Toujours tout droit.

À cent mètres plus loin, ils croisèrent les croque-morts, dont le retour s’effectuait avec une satisfaction visible.

— Où est la fosse ? répétèrent le peintre et son ami.

Les quatre hommes répondirent :

— Un peu plus loin… sur la droite.

En effet, un peu plus loin, sur la droite, la concierge barrait un sentier.

— Ah çà, monsieur Richard, d’où venez-vous ? cria-t-elle.

Le gros pansu soufflait bruyamment. Il salua la vieille madame Brachet, dont le nez se terminait par une goutte brillante. Or, tandis qu’un des fossoyeurs jetait sur le cercueil la première pelletée de terre, quelques flocons se remirent à danser. Ils voltigeaient d’abord dans le ciel gris, puis glissaient vers la neige du sol. Les pelletées commencèrent à se succéder avec des chocs roulants. Chacun restait cloué à sa place.

— Eh bien ! fit brusquement la concierge en ouvrant son vaste parapluie, qu’est-ce que nous faisons ici, plantés comme des pieux ?… Allez, nous ne la ressusciterons pas !

Puis, l’âme heureuse, elle ajouta :

— Dites donc, madame Brachet, ce n’est point tout le monde qui serait sorti par une fichue neige comme ça !…

La vieille dame ébaucha un sourire angélique. Et on s’en alla.

Ainsi eurent lieu les funérailles de Francine Cloarec.


BENJAMIN ROZES


I



Le matin où il s’aperçut de ce qui lui survenait, durant sa promenade habituelle, le long d’une petite source dont la voix était rieuse, presque à l’entrée d’un bois situé à une demi-lieue du pays natal, M. Rozes, accroupi, déculotté, ancien notaire, se releva tout pâle.

La journée de juillet s’annonçait splendide. Mille fleurettes piquaient l’herbe ; un souffle parfumait la solitude, agitait les bosquets, courait sur les touffes d’orties. Des gueules-de-loup sauvages formaient un tas jaune. Dominant un coin d’éclaircie, un orme, les feuilles retroussées par une brise haute, semblait criblé de papillons verts.

— Diable ! murmura M. Rozes.

Deux loriots se mirent à siffler.

— Diable ! diable ! répéta M. Rozes.

Autour du bois, dans le bleu du ciel, au-dessus de la plaine cultivée, les alouettes prenaient des bains de soleil.

— Sapristi ! fit encore M. Rozes.

Des pièces de trèfle et de luzerne ressemblaient à de grands tapis de velours. Quelques nappes d’or s’étalaient déjà ; des champs achevaient de mûrir, houleux parfois, fuyant vers les lointains en lignes de plus en plus minces ; et parmi les verdures basses, des envahissements de coquelicots, çà et là, faisaient des ceintures aux moissons, les ornaient de taches vermeilles. Juchée sur une hauteur, au bout d’une route droite, encaissée, assez large, une sorte de maigre ville rompait la ligne d’horizon, dressait un clocher, éclatait en une suite de toits et de murs clairs empanachés d’arbres.

Les minutes s’écoulaient. Un instant, le chapeau de M. Rozes se promena derrière un brouillard d’épis barbus, s’arrêta, fut comme un gros champignon, se remit en marche, puis l’ex-notaire apparut, lui-même, tout entier, sur un des talus de la route.

Il était tiré à quatre épingles, coiffé d’un panama irréprochable. Aucun poil trop long ne déparait sa chevelure bien taillée, ses moustaches courtes, son collier de barbe blanchissante. L’œil était doux, le nez ordinaire, la face plate. Sa redingote bleue, échancrée, permettait d’apercevoir un bas de gilet fabuleusement propre, une chaîne de montre arrondie sur son ventre, mais une chaîne particulière, digne d’un homme riche, composée d’anneaux en platine et de lapis-lazulis. Ni gras, ni maigre, M. Benjamin Rozes (ainsi désigné dans le pays pour le distinguer de son frère Alfred, rentier), avait sa canne à bec de corne, un pantalon gris-perle, des guêtres.

Il fut vite sur la route, malgré ses cinquante-cinq ans. De tristes réflexions devaient l’absorber, car il allait, tête pesante, par longues enjambées, sans cette pensée consolatrice d’un Créateur que, très-souvent, lui suggéraient les magnificences de la nature, le soleil et le bien-être des matinées chaudes.

Il n’entendit pas le bonjour d’un vieux terrassier ; celui-ci passa, en bras de chemise, la poitrine nue, ses outils sur l’épaule. D’ailleurs, la route était presque déserte ; seuls, des grillons cliquetaient dans l’herbe. Quand la brise soufflait sur les talus, leur gazon paraissait plus vert, et elle soulevait une poussière qui détalait prestement. Les poteaux du télégraphe bourdonnaient comme des guitares fêlées.

Cependant la route devint plus populeuse, et petit à petit, les travailleurs commencèrent à pulluler.

— Bonjour, monsieur Benjamin, disaient-ils.

À cent mètres de la ville, un véritable concert l’assaillit. Hommes, femmes, enfants, le nouveau vicaire, tout cela se mit à crier au milieu d’un tapage de gros souliers et de sabots contre le sol :

— Bonjour, monsieur Benjamin. Bonjour, monsieur Rozes.

Des chiens le reconnaissaient ; un ânon cessa de braire ; le brigadier de la gendarmerie ôta son képi. Par dessus les haies d’épines, derrière les sureaux chargés de grappes noires, dans les potagers où des soleils, sur de minces tiges, le regardaient comme des figures, à tout moment des voix partaient, lui jetaient un bonjour jovial.

L’ancien notaire se contentait de frôler son chapeau. On se regardait très-étonné.

Qu’avait donc M. Rozes, pour se sauver ainsi ? Pourquoi ne le voyait-on point, à l’exemple de chaque jour, se planter n’importe où, les jambes ouvertes, dans son étrange roulis de tout le corps, jacasser de la pluie, du beau temps, des récoltes, s’informer du cousin parti soldat, de la vache prête à vêler, du catarrhe de la grand’mère, des moutards, de la première chose venue, puis brusquement, tirer de sa poche une fine paire de ciseaux, se couper un poil de barbe, avec une moue du visage ? Oui, quel malheur venait donc de frapper M. Rozes ?

Il se garait à peine des chariots ; il ne donna même pas un coup d’œil à la forge où, pourtant, on ferrait la jument de son gendre et successeur ; il n’entra pas à l’auberge du Paon Rouge, tenue par un de ses anciens domestiques ; il ne s’occupa point de la mare communale où, ce jour-là, dans le soleil qui allumait les eaux bourbeuses, une bande de canards jouait, nageait, plongeait avec un entrain de tous les diables. — Il avait oublié de saluer le cimetière !

Les premières maisons de la ville semblèrent obscurcir encore l’ennui du notaire ; il marcha plus vite. Un indéfinissable sentiment, de la honte peut-être, lui courbait l’échine, lui restituait ses jambes de la vingtième année. Il se précipita dans une ruelle. Des murailles filaient à ses côtés, lui faisaient l’effet de montagnes entre lesquelles il se sentait maigre et chétif. Son panama le fatiguait. Soudain, une ombre se dessina devant lui ; M. Rozes leva les yeux et reconnut le fils Michaut, un immense cuirassier en permission depuis quelques jours. L’un et l’autre essayèrent de se céder le pas, mais sans y parvenir. Quand le notaire allait à droite, le fils Michaut se dirigeait vers la droite, et plusieurs fois ils opérèrent le même manége. Néanmoins, le fils Michaut finit par ne plus bouger, et le notaire put continuer son chemin, poursuivi par le craquétement sec des basanes du soldat.

Cinq minutes après, M. Rozes sonnait à une porte où, sur une plaque de cuivre, on pouvait lire : Pédoussault, docteur-médecin, successeur de M. Coquidé.

Ce fut Pédoussault, en tablier bleu de jardinier, qui vint ouvrir.

— Tiens ! monsieur Benjamin… enchanté de vous voir !… Et quelle maladie vous amène ?

— J’ai quelque chose à vous montrer, répondit le bonhomme. Il était en sueur, tout tremblant ; des larmes lui montaient aux yeux, mais il se calma, le médecin lui demandait :

— Voulez-vous que nous passions dans mon cabinet ?

— J’allais vous en prier.

M. Pédoussault ouvrit une porte, et quand ils eurent pénétré dans une petite pièce, meublée seulement d’une glace, d’une table en acajou, d’un fauteuil et d’un divan recouverts de cuir noir, il fit asseoir son client.

— Eh bien, mon cher monsieur ?

— Personne ne peut nous entendre ?

— Personne.

— Alors, voilà !… Soyez sans inquiétude, il y avait une source, j’ai pris soin de le laver.

Le notaire farfouilla un instant les poches de sa redingote, puis, avec mille soins, en tira son mouchoir qu’il déploya, les mains nerveuses, sur un des coins de la table.

— Regardez, murmura-t-il.

M. Pédoussault se pencha. C’était un jeune homme à l’air vieux, blond, sans barbe, et longtemps il s’abîma dans une muette contemplation. Des moutons, au loin, poussaient des vagissements. Un bourdon égaré piquait des têtes contre la glace.

À son tour, M. Rozes demanda :

— Eh bien ?

— C’est vous qui avez fait ça ?

— Oui,… tout-à-l’heure.

— Sacristi ! dit le médecin.

Puis, au bout d’un nouveau silence :

— Vous pouvez vous vanter d’avoir un tœnia des mieux conditionnés.

— Un tœnia ?

Benjamin Rozes ouvrait de grands yeux.

— Tœnia ou ver solitaire, comme vous voudrez.

Et la bouche satisfaite, M. Pédoussault ajouta :

— Peut-être un bothriocéphale… je serais assez porté à le croire.

— Oh ! soupira l’ancien notaire.

— Oui, reprit le docteur, peut-être un bothriocéphale. Le bothriocéphale est généralement moins long que le tœnia vulgaire ; on assure qu’il passe rarement douze à vingt pieds.

— Vingt pieds !… vingt pieds ! balbutiait le notaire à demi suffoqué… J’aurais vingt pieds de bothriocéphale dans les intestins ?

Le docteur Pédoussault ne répondit pas ; il travaillait sa mémoire, mais bientôt, pareil à un écolier sûr d’une leçon, il s’emballa :

— Le bothriocéphale est le plus souvent de couleur grise ; il est plus mince, plus large, à anneaux moins longs que le tœnia vulgaris. Sa tête n’est pas plus volumineuse, mais elle a la forme plus ovoïde, et n’a que deux orifices papillaires au lieu de quatre. Le col de ce ver n’est pas distinct du corps. Quelques auteurs le disent laineux, au microscope…

— Hélas ! de quel monstre me parlez-vous ? s’écria le notaire.

Pédoussault était lancé, il ne s’arrêta point.

— Le corps du bothriocéphale se compose d’anneaux courts, comme j’ai eu l’honneur de vous l’affirmer. Ces anneaux n’ont pas de pore latéral, mais un pore facial, ou sorte de fossette au centre de laquelle un petit dard, une épine conduit à l’oviducte. La queue de la bête se termine d’ailleurs carrément, en cela semblable à celle du tœnia commun.

— Seigneur ! fit M. Rozes.

Son sang se glaçait, et perdant la perception du milieu où il se trouvait, un immense découragement le conduisit à fixer un bout de papier qui traînait non loin de lui, recroquevillé, sur une des lames du parquet.

À présent, ravi de son savoir, le jeune Pédoussault avait un sourire épanoui au coin de la bouche. D’ailleurs, l’épouvante de son client l’égayait. Il s’écria :

— Pour la minute, l’important serait de vous débarrasser de ce locataire incommode.

— Oui, dit M. Rozes.

— Et le plus vite possible, n’est-ce pas ? reprit le docteur.

— Oui, répondit encore le notaire.

Il essayait de sourire aussi, mais son sourire se figea quand le médecin, l’œil tranquille, ajouta :

— Ce n’est pas facile, facile… d’autant plus qu’on peut avoir plusieurs bothriocéphales.

— Plusieurs !

— Ça s’est vu. — Ne ressentiez-vous pas, déjà depuis quelque temps, des picotements, des douleurs dans la région épigastrique ?… autour du nombril ?… des ondulations dans l’abdomen, des borborygmes, des coliques ?… N’aviez-vous pas un appétit fort vif ? des digestions pénibles ?… une toux avec sputation fréquente de salive ?… des vomissements ?… un sommeil entrecoupé ?… des mouvements convulsifs ?… de la tristesse ?

À chacune des questions, M. Rozes répondait par un geste, tantôt négatif, tantôt affirmatif. Un sentiment de stupéfaction douloureuse lui dilatait les prunelles, lui communiquait presque les symptômes dont on lui parlait. Il devenait de plus en plus blême. Alors pour le rassurer :

— Voyons, monsieur Rozes, dit le médecin, un peu de courage !… Tranquillisons-nous… Il ne faut pas nous laisser abattre. Que diable ! vous êtes un homme, ne vous exagérez rien. On vous guérira, on vous délivrera, très vite,… du moins, je l’espère.

Un rayon de soleil se promenait sur le gilet de M. Rozes, emplissait d’étincelles sa splendide chaîne de montre, donnait au bonhomme un air cossu, malgré sa tête bouleversée.

— Et quelle méthode comptez-vous employer ? Souffrirai-je beaucoup avant de guérir ?

Sérieusement, Pédoussault répondit :

— Ni la méthode de Beck, ni celle de Clossius… ni celles d’Hufeland, de Lagène, de Mathieu, de Mme  Nouffer, du professeur Dubois, mais la mienne, la meilleure… la vraie ! Nous commencerons le traitement demain. — Venez voir mes poiriers.

— C’est que l’heure de mon déjeûner approche, insinua le notaire… Ma femme pourrait s’inquiéter.

— Ah !… il a faim, dit le docteur… Très-bien, ne le contrariez jamais.

— Qui ?

— Le bothriocéphale.

Un frisson parcourut le notaire. Mais déjà Pédoussault lui serrait la main.

— Mes respects à madame, je vous prie… Et veillez à lui donner ce qu’il aime… Je serai demain chez vous à la première heure… Au revoir.

— Pas un mot à qui que ce soit, n’est-ce pas ? Je vous recommande le secret le plus absolu.

— Pour qui me prenez-vous ?

— À demain.

— Vous avez votre morceau de ver ?

— Oui, dans mon mouchoir.

Les deux hommes échangèrent une nouvelle poignée de main, et Benjamin Rozes se dirigea vers sa confortable maison.

À cette heure, la ville déjeunait, fenêtres ouvertes, et des éclats de rire, des conversations, un cliquetis gai accompagnaient M. Rozes.

— Voilà des gens heureux ! pensait-il.

Son mal lui apparut datant de loin déjà ; une mélancolie pleureuse s’emparait de lui, l’apitoyait sur son propre sort. D’ailleurs son estomac criait famine, appauvrissait encore la misère de ses idées ; et il se rappela une de ses filles, morte à la fleur de l’âge. Alors il fut tout-à-fait malheureux, parcourut sa vie, enchaîna des mésaventures passées à des tourments véritables, s’entoura des cadavres de sa famille. Quand il faisait son droit, jadis, à la faculté de Douai, n’avait-il pas échoué une première fois à chacun de ses examens ? Une couturière, son unique passion d’étudiant, s’était joué de lui pendant quinze mois, avait failli le cribler de dépenses. Son mariage, retardé par une entorse, lui revint en mémoire. Des saignements de nez avaient compromis son adolescence ; il était une victime des élections municipales. Certes ! le destin devait lui en vouloir, car aujourd’hui, malgré sa dette si largement payée à la souffrance commune, malgré les quelques infirmités inhérentes à l’âge mûr, pour l’achever sans doute, voici qu’un tœnia, non pas un tœnia vulgaire, mais un bothriocéphale s’occupait de le dévorer. Et peu à peu, inconsciemment, accablé, vieilli par ses pensées, M. Rozes se mit à traîner la jambe, à s’appuyer d’un bras plus lourd sur sa belle canne en jonc luisant.

Le soleil prenait la rue en longueur, surchauffait les maisons, rôtissait le ventre de l’ancien notaire, tandis que devant lui, à une cinquantaine de mètres, rabougri et noir, l’hôtel de ville, jeté sur les pavés comme un pont couvert sur de l’eau, semblait trop pesant pour sa voûte pleine de lumière. Des hirondelles, à tout moment, la traversaient avec des cris.

Cependant, de loin, M. Rozes aperçut sa maison dont les briques rouges, les volets nouvellement peints, éclataient comme une preuve de richesse tranquille, et il se calma. Une chose le tarabustait bien encore : comment savoir les goûts du bothriocéphale ? mais un appétit désordonné lui fit juger prudent de manger le plus tôt possible.

Mme  Rozes l’attendait. Au récit du fatal événement, elle fondit en larmes. Le déjeuner fut maussade, les mets pleins d’amertume.

Et ce jour-là, pour la première fois depuis dix ans, on ne vit l’ex-notaire, ni à la gare, à l’heure des trains, ni au cercle, à midi et demie sonnant, ni à trois heures chez son gendre, maître Perrin, ni à quatre heures précises, en train de pêcher à la ligne, sous ses peupliers, dans sa petite propriété du bord de l’eau, ni sur l’Oise, à cinq heures, dans sa barque.

Le spleen tenait Benjamin Rozes. M. Coquidé, dont Pédoussault avait épousé la fille, lui avait pourtant dit, une semaine auparavant : mon gendre sera de l’Académie de médecine ! mais l’ancien notaire avait beau ruminer cette phrase, elle ne parvenait point à le distraire : son bothriocéphale était triste.


II



Trois fois les pendules sonnèrent dans le silence de la maison. L’horloge de la cuisine commençait, lointaine, avec timidité ; d’autres voix lui répondaient, au premier étage, à l’entresol, puis cela se terminait par un charivari clair.

Cependant, maître Rozes, échoué sur un coussin, au fond de son grand fauteuil en tapisserie, somnolait, languissait, s’attristait de plus en plus, de temps à autre poussait un soupir caverneux. Une mèche de sa chevelure correcte lui glissa vers l’œil, il ne la releva point. Qu’allait-il arriver ?… Pédoussault parviendrait-il à déloger la bête ?

L’avenir s’annonçait impénétrable.

Des sueurs froides couvraient le brave homme à la pensée que, maternellement, il portait dans ses entrailles, comme les femmes enceintes, un être, quel être ! nourri par lui, vivant par lui, grâce à d’étranges moyens. Et il se le représentait tantôt vorace, tordu en de folles ondulations, agitant une tête fine, pointue, tantôt, au mépris des plus vulgaires notions d’anatomie, dormant en rond le long de sa colonne vertébrale, ainsi que jadis il avait vu des serpents entrelacés à des branches, à Paris, derrière les vitrines du Jardin des Plantes.

Mme  Rozes ne savait à quelle sainte se vouer. Mince, pâle, coiffée de bandeaux plats, le nez bouffi, serrée dans une robe de cachemire grenat, elle contemplait son mari dont l’attitude était navrante.

Jamais, au grandissime jamais, dans le pays, jusqu’à ce jour, un ver solitaire n’avait osé s’attaquer à un homme considérable et considéré comme l’était M. Rozes ; pourquoi donc une pareille violation de territoire ? N’avait-on pas le meilleur boucher de la ville, un philtre perfectionné, des légumes choisis entre tous, mille habitudes de propreté ? Les consommations du cercle où Benjamin, chaque après-midi, prenait un verre de bière, ne venaient-elles pas d’une excellente maison ? Quel restaurant pouvait se vanter d’avoir vu M. Rozes depuis… depuis…

Et Mme  Rozes entamait déjà un maigre calcul, quand une inquiétude lui traversa l’esprit : le ver solitaire ! cela se communiquait-il ?…

Plusieurs frissons la parcoururent, mais un coup d’œil jeté en arrière sur trente ans d’affection réciproque fit envoler cette fumée d’égoïsme.

Le salon où on s’était retiré, le déjeuner fini, un salon où les visites pénétraient seules, avait un aspect aventureux, grâce à son parquet dont les lames cirées à outrance, malgré l’épaisseur des volets fermés, luisaient comme de la glace. Dans un coin, sous une housse, un piano ressemblait à un catafalque. Deux tapis neufs, l’un devant la cheminée, l’autre aux pieds d’un antique bahut, rappelaient vaguement l’Orient, ses marchandises à vil prix. Un canapé, quelques fauteuils, six chaises se morfondaient le long des murs ; et juste au centre d’une table à trois pieds, ornée d’un marbre, entre des albums de photographie : celui des étrangers, celui de la famille ! un palmier nain attaqué de névrose se dépêchait de vivre au-dessus d’un cache-pot trop petit, badigeonné de fleurs champêtres.

Un tel affaissement chez un ancien notaire, son mari, homme d’humeur égale, stupéfiait Mme  Rozes, la laissait rêveuse.

— Benjamin, à quoi penses-tu, demanda-t-elle tout-à-coup.

Lui, la tête pleine de tourments, tracassé par une légère douleur du côté de l’estomac, poussa un nouveau soupir, répondit :

— À rien… je me contente de souffrir.

Puis il ajouta, la voix creuse :

— J’ai un bothriocéphale !… à mon âge !… moi ! N’est-ce pas ridicule ?

— Mon Dieu, murmura la bonne dame, comme tu te fais de la bile !

Sous les fenêtres du salon, à chaque instant, des voitures, des charrettes passaient avec fracas, mais les curiosités de M. Rozes ne suivaient plus leurs pérégrinations sur les chemins poussiéreux, dans les paysages connus ; et il n’évoquait ni le visage des voyageurs, ni le grand fouet sautillant des cochers, ni le cahotement des capotes secouées par les vieux ressorts des guimbardes.

— Mon pauvre Benjamin !… mon pauvre Benjamin ! répétait Mme  Rozes.

De l’ennui tombait des corniches, emplissait l’atmosphère du salon ; Mme  Rozes bâillait derrière sa main. Le tic-tac de la pendule, sur la cheminée, allait un train d’enfer, et parfois semblait sortir des lampes à ses côtés, parfois du piano, parfois d’une chaise, toujours la même.

— Tu devrais te secouer un peu, Benjamin.

— Me secouer !… me secouer !… grogna M. Rozes… si tu crois que je suis en train de me secouer !

Il se leva pourtant, se mit à marcher les deux mains sur son ventre, au fond de ses poches, et le bruit de ses pas dans la pièce close apportait de la diversion à ses pensées.

Quelque chose, un cordon de sonnette ! soudain rappela au notaire le morceau de ver négligé pour les tourments de l’heure présente ; comme à tous les esprits impressionnables et plats, l’idée de le conserver lui apparut.

— De l’alcool ! fit-il.

Puis s’adressant à sa femme :

— As-tu de l’alcool ?

— Non, mon ami, mais Suzanne pourrait aller en chercher. — Pourquoi faire ?

— Parbleu ! pour conserver ça.

Et il prit son mouchoir, l’étala encore, mais cette fois très-complaisamment, avec l’arrière-satisfaction d’effrayer sa femme, et l’âcre plaisir d’un malade déjà ancien, qui peut toucher sa maladie du doigt.

— Tiens ! s’écria-t-elle, on dirait du macaroni.

Cette manière d’envisager son tœnia blessa M. Rozes.

— Oui, répondit-il, séchement.

Elle le considéra, l’œil abasourdi, mais ne sachant que penser, craignant aussi d’avoir lâché une bêtise, de ne pas trouver de mots assez forts pour exprimer la sincérité de sa commisération, elle se dirigea vers la porte, balbutiant :

— Je vais envoyer Suzanne chez le pharmacien.

Benjamin Rozes l’arrêta.

— Pas Suzanne, dit-il… Suzanne est bavarde… Elle irait tout raconter. Mon bothriocéphale a vingt pieds de long… Pense donc ! si on allait savoir.

— Alors, quoi ?

— Du cognac fera l’affaire, décida Benjamin. Il vaut mieux sacrifier une bouteille de cognac.

Mme  Rozes se dépêcha vers la salle à manger. D’incommensurables reptiles peuplaient son imagination ; elle les voyait s’élancer, puis se tordre dans des blancheurs lumineuses.

Quand elle fut devant le buffet, elle l’ouvrit lentement, choisit une bouteille à moitié vide, avisa un pot de confiture dont les facettes bien nettoyées brillaient à l’ombre d’une étagère, et revint au salon, ses trouvailles à la main.

Maître Rozes, debout, continuait à inspecter le fruit de ses entrailles.

— Me voilà ! fit Mme  Rozes.

Elle déboucha la bouteille et versa le cognac dont le parfum se répandit, capiteux, dilatant les narines de M. Rozes. En ménagère savante, la brave dame sentit se réveiller tous les instincts d’économie épars dans son système nerveux.

— Du si bon cognac ! dit-elle tristement, c’est dommage !

Benjamin ne l’entendit pas ; la face attentive, déjà penché au-dessus du pot de confiture, avec adresse, il s’occupait à faire glisser hors de son mouchoir le morceau de tænia. Celui-ci résistait, presque sec à cause de la chaleur, mais la persévérance du notaire en eut raison, et il tomba dans le liquide, en un petit paquet qui fit sauter des gouttes. Les manchettes si impeccables de M. Rozes en furent maculées.

Alors on s’approcha de la porte de la salle à manger restée ouverte, et là, dans la traînée de lumière que d’épais rideaux blanchissaient encore, le bocal s’éleva au milieu d’un silence grave.

Le cognac scintillait piqué d’or, le morceau de tænia prenait des proportions plus larges, et il ressemblait à ces serpents que les marins apportent de très loin, au fond d’étranges flacons pleins d’eau-de-vie.

Ce rapprochement surprit M. Rozes lui-même ; il en vacilla sur sa base. Ses intestins lui apparurent furieusement carminés, tels que les planches d’un livre de médecine lui en avaient montré jadis, un soir, chez le docteur Coquidé, et il vit son pauvre diable d’abdomen percé à jour par les voracités du bothriocéphale.

À cette minute, la sonnette se mit à cabrioler dans l’entrée de la maison, comme prise de folie ; elle tintinnabulait d’abord, pareille à une clochette d’église, puis brusquement s’enlevait, se cognait, se renversait avec un carillon enragé.

— Encore Jeanne qui fait des siennes ! dit Mme  Rozes.

— Oui, accentua le notaire, toujours cette petite imbécile !… je vais lui donner un bon soufflet.

— Oh ! Benjamin, tu ne feras pas ça.

Mais Suzanne, la cuisinière, venait d’ouvrir la porte, et assourdie par la distance, par les obstacles à traverser, une voix d’oiseau légère et flûtée demandait :

— Grand-père est là ?

— Oui, mademoiselle Jeanne… Vous savez bien qu’on vous a défendu de sonner si fort.

— J’avais oublié, se contenta de répondre la gamine, et elle riait.

M. et Mme  Rozes passèrent dans la salle à manger, fermèrent à clef derrière eux la porte du salon, attendirent. Alors leur petite fille entra, la frimousse mignonne, ses cheveux blonds retenus au sommet de la tête par un ruban. Elle avait six ans ; un tablier jaune soutaché de rouge garantissait sa robe, et au-dessus de chaussettes gros-bleu, on apercevait ses mollets grêles, brunis par le soleil. Comme elle se sentait fautive, elle se montra gentille, pateline, embrassa ses grands parents avec une explosion de tendresse. M. Rozes n’eut même pas le courage de la gronder.

— Jeanne, tu vas tâcher d’être sage, n’est-ce pas ? dit Mme  Rozes. Ton grand-papa est malade.

— Ah ! fit la petite.

Puis après un moment de réflexion :

— Pourquoi n’est-il pas couché ? quand on est malade, on se couche.

Et sautant à une idée plus amusante, elle ajouta :

— Je vais voir les poules.

M. et Mme  Rozes la suivirent. Ils traversèrent un vestibule dont les dalles semblaient pommadées, n’avaient pas une éraflure, et débouchèrent dans une cour soigneusement entretenue où, au pied d’une muraille tapissée de lierre, sous un coup de soleil aigu, dominant une minuscule pièce d’eau peuplée de poissons rouges, quelques rochers de tournure artificielle, çà et là, se hérissaient piqués de fleurs et de feuillages aquatiques en zinc. L’ex-notaire en avait trouvé l’ordonnance, et ce coin était sa gloire ! mais un accès de délicatesse, accès maladif sans aucun doute, lui révéla brutalement la mesquinerie de sa conception.

— Jeanne, ne tourne pas la manivelle, cria-t-il, Jeanne, veux-tu bien finir ?

Bast ! il était trop tard. Des hauts lys violacés, du cornet d’argent des arômes, de la coupe crênelée des nénuphars, de la pointe verdâtre de certains boutons s’échappèrent avec un murmure gai des fusées d’eau qui montaient pareilles à des aigrettes, se croisaient comme les épées d’une panoplie, scintillaient, se laissaient choir en cascades ; tandis que sous les rides et les figures du lac embryonique, les poissons rouges ivres de joie se livraient à des écarts désordonnés.

L’enfant battit des mains.

— Vois-tu, grand-père… ils sont contents.

Dégoûté de la vie, Benjamin Rozes donna un tour à la manivelle, et les eaux tombèrent, s’entourant d’une dernière fraîcheur.

La petite fille demeura très-sotte, avec des envies de pleurer qui lui faisaient trembler les lèvres.

Contre la maison, trois grenadiers, plusieurs lauriers-roses, dans des caisses nouvellement peintes, étaient rangées en bataille ; debout sur un fouillis d’arbustes, au bout de la cour, une barrière plantée en un mur bas, séparée en deux par une porte, permettait d’apercevoir une corbeille de géraniums roses, et plus loin, la tige vermeille d’un ricin à larges feuilles.

— Allons, Jeannette, viens voir les poules, dit Mme  Rozes.

Elle entraîna l’enfant.

Aussitôt seul, Benjamin jeta un coup d’œil circulaire à ses plantations. Tout se tenait à sa place : aucune main n’avait encore profité de sa maladie pour essayer quelque changement. Il lui sembla cependant que sa femme venait de lui manquer d’égards. En effet, pourquoi l’avait-elle quitté ? Ne le savait-elle pas mal à son aise, tourmenté ?

Elle n’était pas loin, il est vrai, puisque de la cour où il se trouvait, on entendait la voix calme de Mme  Rozes, les jacasseries de l’enfant. Alors pris d’oisiveté, les cuisses lourdes, machinalement, selon sa vieille habitude, il roula sur ses pieds, de la pointe au talon, considérant la boule de verre qui étincelait comme un fruit merveilleux au sommet du kiosque où il logeait ses poules ; et petit à petit, ses pensées l’abandonnèrent. Elles s’enfuirent d’abord sur l’acacia d’un voisin, puis disparurent pareilles à une volée de moineaux.

À leur retour, M. Rozes se sentait tout gaillard ; on eût dit que le soleil avait assaini ses vieilles chairs, rendu de l’élascité à ses membres. L’envie lui vint de fumer un cigare, un des cigares de la boîte qu’il n’offrait jamais, un de ces cigares dont la fauve nuance avait le talent de le réjouir, et qu’il n’eut pas fixé au coin de sa bouche avant de se l’être passé sous le nez à différentes reprises. Oui, mais le bothriocéphale !… L’ancien notaire haussa les épaules.

Somme toute, maintenant, malgré ses craintes, malgré ses ennuis récents, malgré la maladie dont il était sûr, il se supputait fort tranquille, le ventre reposé, la tête badine. Tant pis pour l’animal, pensa-t-il. Et il alluma son havane.

Les premières fumées qu’il en dégagea lui causèrent un bien-être intense. Il fit quelques pas, se retourna et aperçut ses rocailles ornées de leurs plantes raides ; elles ne lui semblèrent plus vilaines. Décidément il renaissait.

L’après-midi était magnifique ; le ciel d’un bleu de turquoise s’étendait limpide sans nuées vagabondes. À l’entrée du jardin, une touffe d’héliotropes s’entourait de parfums. M. Rozes les huma délicieusement mêlés aux émanations de son cigare. Un tænia ! un tænia !… eh bien, oui, un tænia !… la belle affaire ! Est-ce qu’on mourait de ces choses ?… Ce brave Pédoussault allait lui enlever ça comme on arrache une dent, et tout serait dit… Parbleu !… Pas mal serin encore un joli cœur qu’il connaissait de s’être occupé d’une pareille vétille ?

Une satisfaction redondante épanouissait la face du notaire. D’un geste il ramena son collier de barbe en avant, loucha pour le mieux voir ; aucun poil trop long ne le déparait.

La fenêtre de la cuisine était béante, il s’en approcha.

— Eh bien, Suzanne, demanda-t-il en se frottant les mains, que mangerons-nous ce soir ?

Suzanne se retourna. Elle venait de soulever le couvercle d’une casserolle, et un jet de fumée blanche s’échappait, montait en s’élargissant.

— Tiens ! c’est vous, monsieur ?… Je vous croyais avec madame.

Benjamin réitéra sa question, mais la cuisinière ne voulut pas y répondre.

Alors, la bouche grasse de salive à la pensée qu’on lui ménageait une surprise, Benjamin Rozes s’en fut vers le jardin. Ma femme aura passé par là, pensait-il ; elle m’a vu malade… je suis un peu gourmand !… J’aurai un dîner selon mes goûts.

De nouveau inquiet au sujet de sa tenue, tout en marchant, il s’examina des bottines jusqu’à la poitrine : pas le moindre duvet ; le débraillé des heures précédentes l’avait laissé intact. Il descendit les marches de son jardin, promena un lent regard sur sa propriété, des capucines aux géraniums, des œillets aux zinias, des verveines aux glaîeuls. D’une chiquenaude il jeta par terre une chenille en train de lui déchiqueter les feuilles d’un rosier. Le sable de l’allée craquait sous ses bottines. En cotoyant la vigne, tout haut, il dit :

— Nous aurons du raisin, cette année.

— Espérons-le, s’écria Mme  Rozes, au bout du jardin. Nous en avons eu si peu l’année dernière.

Benjamin la rejoignit, l’œil tellement radieux, le cigare si cavalièrement dressé qu’elle le fixa, très-étonnée.

— Ah ! ah ! fit-elle, ça va donc mieux ?

Lui, par manière de plaisanterie, lui lança de la fumée au visage.

Elle se mit à tousser, riant, suffoquant.

— Est-ce bête ! tu sais bien que je n’aime pas le tabac.

— Grand-père, fais-moi la même chose, dis, fais-moi la même chose, cria la petite Jeanne enthousiasmée.

Elle s’était jetée sur l’ex-notaire, lui avait saisi les mains, et sautait, sautait comme si du caoutchouc, sous ses bottines, l’obligeait à rebondir.

Benjamin Rozes recommença le manége, mais l’enfant toute crispée finit par demander grâce, et l’entraîna vers la volière.

Des poules, un coq de Cochinchine becquetaient des épluchures ; quelques pigeons sur leurs perchoirs sommeillaient ou se lissaient les plumes.

— Veux-tu me la donner, ta volière, dis, grand-papa ? demanda Jeanne.

Elle avait des cils presque blancs, fort longs ; Benjamin les remarqua.

— Oui, ma mignonne, répondit-il… Tout ça est à toi… Je te donne tout : le coq, les poules, les pigeons.

— Et tes lapins, tu me les donnes aussi ? demanda-t-elle encore, enhardie par son premier succès.

— Oui, les lapins ! même celui qui a des yeux rouges, tout.., tout ! mais à une condition…

— Laquelle ?

— C’est qu’ils resteront ici.

Il eut une bonne grosse joie, tandis que la fillette le regardait, un peu désappointée. Et il l’embrassa.

Derrière eux, à l’ombre d’un sorbier dont les baies étaient mûres, un banc les invitait à s’asseoir. Tous s’y casèrent.

— Cocoorico ! chanta le grand coq, les ailes déployées, la crête haute.

La chaleur du jour commençait à s’évaporer. On ne se parlait plus, l’âme plongée dans une extase médiocre. Le ciel avait des teintes orangées çà et là mêlées à de délicates brumes grises ; de la placidité montait du jardin, des ruelles environnantes.

— Hou ! fit brusquement M. Rozes.

Sa femme et Jeanne tressautèrent. Lui, éclata de rire. Le bothriocéphale, parait-il, avait changé d’humeur. Et Benjamin riait encore, la bouche large, secoué par une quinte qui froissait son gilet, quand les Perrin, mari et femme, se présentèrent à l’entrée du jardin.

Maître Perrin, le gendre des époux Rozes, notaire aussi, mais de taille irrespectable, se pavanait dans un veston d’alpaga. Le chef coiffé d’un chapeau de paille à bords plats, à large ruban, il possédait un pantalon de coutil, si collant que les tiges de ses bottes se laissaient deviner, couronnées d’un cercle crasseux. Une paire de favoris, le long de ses joues, paraissait être du fil de fer, avoir été fixée là par les mains limailleuses d’un serrurier. Mme  Perrin, plus grande que son mari, le nez osseux, portait une robe à pois obscurs sur fond blême, des mitaines en filoselle.

— Vous êtes là, demanda-t-elle ?

Trois voix, sur trois timbres différents répondirent :

— Oui.

— Ne vous dérangez pas.

On allait se joindre ; maître Perrin, jusqu’alors somnolent, se précipita.

— Eh bien, lança-t-il, que vient-on de nous raconter !… Est-ce vrai ?

— Quoi ?

— Vous avez le ver solitaire ?

Benjamin Rozes devint pâle.

— Comment, vous savez ?… déjà ?

— On vient de nous l’apprendre.

— Qui ?

— Mon premier clerc.

— Oh !… c’est trop fort, souffla Benjamin… C’est trop fort !

Il étouffait de colère.

— Où diable ! votre clerc a-t-il pu savoir ça ?

— Par la buraliste.

— De plus en plus fort !… Me voici dans de jolis draps !

Et comme la petite Jeanne, les yeux écarquillés, demandait :

— Un ver solitaire, qu’est-ce que…

Benjamin Rozes lui coupa la parole.

— Quelqu’un m’aura entendu chez Pédoussault, beugla-t-il… C’est certain !

À présent des larmes lui envahissaient les cils.

— Oui, bien sûr, quelqu’un m’aura entendu, répéta-t-il plus doucement… Je suis la fable de toute la ville.

Et, navré, il s’abattit sur le banc. L’idée d’accuser Pédoussault ne lui venait pas.

— Voyons, mon père,… fit madame Perrin.

Puis elle se tut, incapable de consolations.

Au loin, une caille chantait. Contre le groupe en proie aux mensonges des mélancolies, un vent léger balançait les fleurs de neige d’un arbuste.

— Rentrons, dit M. Rozes.

Tous rentrèrent à la queue-leu-leu. À peine dans le salon, Benjamin fondit en pleurs.

Et pourtant, sur la table, au fond du pot de confiture, sous les feuilles pleureuses du palmier, déjà, reposait un fragment de son bothriocéphale. — N’importe !

— Laissez-moi seul, s’écria-t-il… Vous m’assommez tous à me regarder ainsi. J’ai besoin de rester seul.

Alors, sans tergiverser, habituée par tempérament aux exigences, aux vexations, à la maussaderie des malades, comme elle était venue, la famille se retira.


III



Le fait est que chacun, à présent, dans la petite ville, connaissait l’accident de M. Rozes.

Comment ? Pédoussault aurait pu le dire, mais mieux encore le père Coquidé, un vieillard sec et long comme une allumette, un vieillard dont la face exsangue était ornée de narines prodigieusement bourrées de tabac.

Lentement, le cou cerclé de soie marron, à l’heure où Benjamin abattu par sa première consultation regagnait son domicile, le vieux docteur avait ouvert la porte du jardin de son gendre, et, après quelques tours et détours parmi les fameux poiriers, après un coup d’œil jeté aux tomates, il était venu s’inviter à déjeuner. Tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, les deux sommités médicales du pays se réunissaient et, le ventre à table, se plaisaient à causer des choses du métier, toujours d’accord, toujours on ne peut plus satisfaites et fières de leur savante ignorance. Ce fut en plongeant son couteau dans la graisse d’un succulent pâté de canards que Pédoussault confia au père Coquidé le secret de M. Rozes.

Rien ne pouvant stupéfier Coquidé, il ne s’étonna point.

— Tant mieux ! Rozes est un pingre, proclama-t-il seulement… Je ne l’ai jamais vu indisposé.

Puis le nez pincé entre ses doigts, au fond d’un large foulard à carreaux jaunes, il ajouta, d’une voix bizarre :

— Il faut le saigner à blanc.

Ce disant, il se moucha trois fois avec des bruits de trompette.

— L’important, reprit-il en s’essuyant,… pour nous autres médecins de campagne, est de lanterner la clientèle ; sans lanterneries, pas de foin dans nos bottes… Lanterner ! tout est là… Ça ne fait de mal à personne, le plus souvent,… et nous voyons venir les maladies, ce qui est un avantage !

Pédoussault ne répondit pas, mais il se frotta les mains ; il partageait au plus haut degré l’opinion de son beau-père. D’ailleurs il devait tout au vieux praticien : sa femme, pour le moment aux bains de mer, sa position ! et par conséquent le plus profond respect. Il était même allé jusqu’à lui pardonner un vice impardonnable que celui-ci s’était acquis depuis plusieurs années : l’ivrognerie !

En effet, Coquidé, dont la sobriété avait été jadis proverbiale, en très peu de temps, depuis la mort de sa femme, était devenu un buveur fieffé ; lucide, le matin, il flambait comme un jeune homme, s’épanchait l’après-midi en de sinistres et folles gaîtés de médecin, et cela se terminait le soir par un ahurissement doux.

On ne l’invitait plus à dîner, mais il se consolait en déjeunant le plus souvent possible avec son gendre. Ils mangèrent un bifteck aux pommes soufflées, des flageolets, une forte salade de cresson, chacun une tranche de marolles gras ; ils burent du pomard, sirotèrent du café très noir, l’arrosèrent d’un rhum ancien de la Martinique. Quand on se leva de table, selon sa seconde habitude, Coquidé était gris ; alors il quitta son gendre, et, le chapeau sur l’oreille, se dirigea vers l’unique cercle de la ville.

Cet établissement prospérait, établi depuis peu sur la place de l’église, et son possesseur, jadis Lacapelle, aujourd’hui Monsieur Lacapelle s’arrondissait à vue d’œil. D’ailleurs, il était perruquier, marchand de parfumeries.

— Eh bien, quoi de neuf ? entendit crier Coquidé, au moment où il abandonnait la voûte de l’hôtel de ville.

L’ivrogne leva la tête, et aperçut le principal horloger du bourg, un énorme gaillard à longue barbe, sergent des pompiers, bavard et menteur comme un enfant. Assis à califourchon sur une chaise, à la porte de sa boutique, celui-ci fumait sa pipe au soleil, sans paletot, le gilet débraillé, en compagnie d’une chienne griffon blanc et orange dont la gueule haletait et dont les mamelles pendantes s’aplatissaient sur le trottoir.

Les deux hommes se saluèrent.

— Un joli temps !

— Superbe.

— On aura beau dire, ça fait du bien.

— Sans doute, fit Coquidé.

— Vous venez de chez M. Pédoussault ?

— Tout juste.

— Les affaires ?

— Malades.

— Tant mieux pour les médecins ! proclama l’horloger. Et il se caressa la barbe, tandis que Coquidé ricanait de la plaisanterie, montrait ses dents jaunes de vieil écureuil.

— Hé ! hé ? c’est donc drôle ?

— Non, répliqua Coquidé, seulement, je m’amusais en pensant à M. Rozes.

— Pourquoi ?

— Il a le ver solitaire.

— Allons donc !

La nouvelle réjouissait l’horloger, lui dilatait la face, et comme Coquidé lâchait un rire incisif, à son tour il éclata en un gloussement qui enflait sa bedaine.

— Au revoir, dit Coquidé, pris de soif, on m’attend au cercle.

Et il n’avait pas encore tourné le coin de la grand’rue, quand l’horloger, tel qu’il était, la démarche lourde, sa pipe comme piquée dans sa barbe, se dirigea vers une maison voisine, afin de raconter la chose. Péniblement, à cause de la chaleur, sa chienne se leva et le suivit.

Près du cercle, Coquidé perçut un tapage de voix, un bruit fêlé de billes sur un billard ; il pressa le pas, traversa le magasin de parfumerie, entra dans une grande salle où une vingtaine d’individus étaient éparpillés debout, assis à des tables.

— Ah ! ah ! voici M. Coquidé, cria-t-on de toutes parts.

Lui, dès la porte, s’était confectionné un air lugubre, se ménageant un effet avec le bothriocéphale de Benjamin Rozes.

— Bonjour, fit-il.

À la ronde, on lui distribua des poignées de main, mais il demeurait imperturbable. Quelqu’un finit par s’en inquiéter.

— Eh bien, quoi ?… ça ne va donc pas ?

— Monsieur Rozes a le ver solitaire, proclama Coquidé…

— Le ver solitaire ?

La nouvelle parcourut le cercle. — M. Rozes !… le ver solitaire !…

Durant plusieurs minutes on n’entendit que ces mots. Ils dominaient les conversations, s’élançaient d’un bout de la pièce à l’autre, se glapissaient, se chantonnaient, s’envolaient dans les fumées du tabac, allaient se noyer au fond de certains breuvages.

Certes ! en temps ordinaire, un pareil trouble, jeté dans les entrailles du premier venu, n’aurait ému personne ; mais cette fois, il fallait l’avouer, le hasard facétieux avait su choisir sa victime. Quelle tuile pour Benjamin Rozes !… pour ce diable de bonhomme Rozes si propret, si méticuleux, si facile à troubler ! La situation apparaissait à chacun sous son véritable jour : irrésistiblement comique. Malgré la médiocrité du milieu, comme toujours, au spectacle d’une farce réussie, on riait, et comme toujours aussi, quand la farce n’est pas seulement un spectacle, de la méchanceté couvait sous les rires. Quelque chose encore chatouillait la gaillardise du cercle, c’était le côté malpropre de la maladie.

Pourtant, petit à petit, la grande salle reprit son aspect tranquille. Elle était très longue, tendue d’un papier jaunâtre à dessins verts, et le jour l’envahissait par cinq fenêtres dont trois sur la rue, deux sur un clos où une chèvre paissait, entre des pommiers.

Un billard invalide, éraflé de coutures et de lignes crayeuses, achevait de s’y délabrer, et tout autour, appuyées contre les murs, des tables en marbre noir, à égale distance les unes des autres, poissées de ronds luisants, donnaient à cet endroit affublé du nom de cercle l’aspect navrant des salles de cabaret.

Deux joueurs tenaient le billard : le premier, maigre, avec un gros ventre, la mine d’un putois en mal d’enfant, le second solide et tumultueux, si robuste que le meuble craquait sous lui quand un coup allongé l’obligeait à se vautrer sur une bande.

— Rrran ! ça y est !… une vraie boîte à musique ! criait alors un petit être maflu, en train de jouer au piquet.

L’hercule partait d’un rire bruyant, terrible, d’un rire à faire danser les verres sur les tablettes d’un buffet. Et de temps en temps, selon la position des billes sur le tapis vert, on l’entendait proclamer : Vive la ligne !… Les lunettes au grand père ! — ou bien encore : Les amoureux, faut que ça s’colle !

Sans cesse il s’approchait de la même table, saisissait une chope, la vidait d’un trait, poussait un rugissement de satisfaction.

— À la santé de M. Rozes, disait-il.

La bière tombait dans son estomac avec un bruit mou.

— Garçon, une autre chope !

On le servait immédiatement.

Coquidé allait de groupe en groupe, buvait aussi, parlait et reparlait du ver solitaire, en faisait un reptile parfois indestructible. Pédoussault, s’il avait entendu son beau-père, n’aurait pu s’empêcher de le serrer dans ses bras.

Les billes du billard cliquetaient ; certains individus s’abrutissaient en d’interminables parties de cartes ; des gens ennuyés prenaient leurs chapeaux, sortaient, revenaient, puis ressortaient encore, et la sonnerie du magasin, à chaque instant, démontrait aux plus incrédules que le commerce était prospère.

Ce soir-là, dès six heures, le cercle fut vide, et la maladie de Benjamin défraya les curiosités ; d’ailleurs l’horloger avait colporté la nouvelle, l’avait même si bien agrémentée que, à cette heure, M. Rozes, en proie aux appétits de mille vers, ressemblait à un fumier, après la pluie. Les oreilles du pauvre homme devaient lui tinter. — En tout cas, il n’était pas à la noce.

Son dîner achevé, il avait gagné son lit, laissant sa fenêtre entr’ouverte ; mais comme l’épicerie Wathier-Museux s’ouvrait devant sa porte cochère, il entendait un vacarme peu habituel, un concert de voix exaltées qui lui fendillait l’âme.

La nuit tomba, l’atmosphère de la rue se fit silencieuse ; petit à petit, tout entier à un assoupissement tiède, Benjamin Rozes vit s’évanouir les formes éparses dans sa chambre. L’allumeur de réverbères passa ; sa perche grinçait contre la targette des becs de gaz ; et soudain, un coup de lumière s’enleva, vint se plaquer sur la tapisserie, au bout des rêves de l’ex-notaire. Les cloches de l’église, au loin, annonçaient une mort ; des bruits montaient de la maison, des bruits qui cessaient avec tranquillité, laissant autour du malade on ne sait quel vide ennuyeux. Benjamin, pelotonné entre ses draps, gisait sans forces, sans volonté. Rien ne lui souriait plus ; il se sentait inerte, et sa pensée flottait en proie à de profondes lassitudes, roulée comme une épave, apathiquement endolorie, mais agacée cependant. Benjamin Rozes compta les plis de ses rideaux ; il y en avait trente-deux ; une manie de compter toute chose l’envahissait… Un, deux, trois, quatre… quatre et quatre font huit… Il compta les bouquets de fleurs assombris sur le papier teint de ses murailles… Tic-tac, tic-tac… chantait la pendule… Il compta les va-et-vient secs du balancier ;… puis les pieds tordus des chaises debout sur le parquet plein de reflets métalliques ; il compta ses dents, les dîners où, depuis six mois, on l’avait invité, et plus il comptait, plus sa tristesse devenait poignante, l’énervait misérablement.

Cependant des cris lui parvinrent ; ils s’élançaient du faubourg le plus éloigné, se rapprochaient.

— Tiens !…, un incendie ! pensa M. Rozes.

Mais aucune caisse ne battant le rappel, il se leva en chemise, alla entr’ouvrir une fenêtre. Des pressentiments agitaient sa poitrine ; une curiosité nerveuse l’incitait. D’un regard il parcourut la rue en longueur. Dans le jour qui s’obscurcissait de plus en plus, les becs de gaz brûlaient avec des clartés pâles. La voûte de l’hôtel de ville semblait très profonde, et soudain, dans un tapage perçant, elle vomit une cohue de galopins qui arriva comme une trombe.

— Ah ça, finirez-vous votre vacarme, tas de moutards ? beugla quelqu’un. Qu’est-ce que vous traînez là ?

— Le ver de M. Rozes, répondit un enfant.

Du coup l’ex-notaire apparut à sa fenêtre, se pencha tout entier, brandissant son poing, criant d’une voix stridente :

— Petits misérables !… petits misérables !

Le groupe s’éparpilla, disparut, pareil à une nuée de chauves-souris.

Benjamin regagna son lit ; une colère froide le secouait.

— Mon Dieu ! fit-il.

Et il appela :

— Louise !… Louise !

Sa femme ne tarda pas à venir, une lampe à la main, calme, le ventre éclairé par le rond de lumière de l’abat-jour.

— Tu as besoin de quelque chose ?

— Non, répondit-il ; viens te coucher.

Mme  Rozes déposa la lampe sur la table de nuit, et sans étonnement, jadis élevée en vue de toutes les soumissions, elle se déshabilla, enfouit ses cheveux sous un bonnet à ruches, enleva ses bottines, roula sur ses jarretières jusqu’aux chevilles ses bas, qu’elle déposa sur une chaise.

Ses épaules étaient maigres ; elle dégrafa son corset, pudiquement mit une chemise de nuit et se dirigea vers le lit conjugal.

— Fais-moi de la place, Benjamin.

Il recula, maussade, après avoir éteint la lampe. Le sommier craquait.

— Il faudra le faire arranger, dit-elle.

— Bonsoir, fit Benjamin.

— Bonsoir.

Ils s’embrassèrent. Mme  Rozes pria Dieu pour ses enfants, puis s’endormit.

Le sommeil emporta aussi Benjamin Rozes, mais il ne fut pas long à s’éveiller, mouillé de sueur, un tremblement aux reins. Un cauchemar lui montrait un être famélique, étendu contre lui, putride et rongé ainsi qu’un vieux vêtement. Toute la nuit, des spectacles atroces le hantèrent : c’étaient des animaux armés de gueules ouvertes comme des précipices, des mains glaciales et tâtonnantes qui lui massaient le ventre, des couleuvres dont la gueule fumait. — Il eut une vision obscène, d’un cynisme que sa conscience, en aucun cas, ne pouvait admettre. Et le temps s’allongea, finit par prendre les proportions exagérées d’un siècle.

Peu à peu, pourtant, le jour parvint à blanchir les vitres devant son insomnie, à rendre aux objets leur forme connue.

À six heures sonnant, Mme  Rozes se leva, descendit à la cuisine, attendit Suzanne, commanda le déjeuner. À huit heures, Pédoussault était là, l’œil aimable, prétendait avoir oublié Benjamin, lui ordonnait une purgation composée d’eau de Sedlitz. Un enterrement passa sous les croisées du malade : le vicaire d’abord, en surplis, la croix entre les mains ; deux chantres bien nourris ; des enfants de chœur ; le doyen ; le bedeau, un vieux à barbe de singe dont l’échine courbée s’inclinait vers la gauche, grâce au cercueil du nouveau-né qu’il portait comme un clerc d’huissier porte sa serviette. Une foule suivait : des femmes en deuil, des hommes d’aspect réfléchi, çà et là quelques enfants. Tous, sachant Benjamin Rozes atteint de maladie, jetèrent un regard sur ses fenêtres. Il les vit et sa tristesse en augmenta.

Durant cinq journées, Pédoussault purgea son client. L’ex-notaire ne quittait plus les cabinets. Il les avait accaparés, se consumait en efforts superflus, s’y adonnait à la douleur, furieux quand on venait le déranger, s’écriant d’une voix rauque et comprimée :

— Il y a quelqu’un !

On l’entendait gémir du grenier. Des morceaux de vers l’abandonnaient, se cassaient péniblement, mais la tête d’aiguille du bothriocéphale résistait à la médication. Obligé de lâcher son fauteuil, de déguerpir à chaque minute sans crier gare, Benjamin Rozes, dès le second jour de son régime, avait refusé les visites de condoléance. Ces courses continuelles le lassant, sur les conseils de Pédoussault, curieux d’examiner les fragments du ver solitaire, on installa dans la chambre à coucher une antique chaise percée reléguée depuis plus de dix ans au fond d’un débarras. — Elle infecta la maison. — Suzanne avait beau courir dans les corridors, maintenir les odeurs sous un couvercle de sapin commandé exprès, elles s’échappaient néanmoins, s’emparaient des armoires, du linge, promenaient partout leur puanteur tiède, malgré les courants d’air, malgré les branches de lavande que madame Rozes ne cessait de brûler.

Benjamin s’assombrissait encore. Les éternels bouillons gras lui soulevaient le cœur ; il n’avalait qu’avec dégoût les mouillettes jaunies par les œufs à la coque. Il ne conversait plus, ne voulait confier à personne le soin de chercher la tête de son bothriocéphale.

Armé d’une baguette, les lèvres plissées, gris de fièvre, après chacune de ses coliques, on l’apercevait fouillant la cuve de sa chaise avec anxiété.

— Eh bien, demandait madame Rozes ?

— Rien…, rien ! répondait-il.

Il attendait la tête de son bothriocéphale, le front vide, l’œil fiévreux. Telles, après un gros temps, lorsque la houle moutonne encore, les femmes de pêcheurs consultent l’horizon.

Tout rappelait à Benjamin son malheur ; les bouts de ficelle, les cordons de souliers, la longueur de quelques objets.

Un immense découragement le saisissait, avait saccagé ses sentiments familials, ses instincts de gastronomie, de bien-être, le transformaient en une machine bruyante et patibulaire comme une bouche d’égout. Et il traitait sa femme beaucoup plus mal que la dernière des domestiques.

Pédoussault en supprima les purgations.

— C’est curieux ! disait-il, en se frottant le bout du nez, je n’y comprends rien !… Ce bothriocéphale est d’une ténacité !…

Il recommanda au vieux notaire de reprendre le train-train de son ancienne vie.

— Recherchez les distractions, ajouta-t-il, et mangez des viandes saignantes.

Un matin donc, après cette recommandation, agacé par l’infatigable dévouement de sa femme, Benjamin se dirigea vers sa propriété du bord de l’Oise. Ainsi que les jours précédents, le temps était superbe, mais le bonhomme ne se ressemblait plus. Le long de ses jambes, son beau pantalon gris-perle avait l’air vieillot, et sa redingote tombait en cascades inaccoutumées. Il marchait, la bouche mauvaise, inquiet des rencontres à venir. Des touffes d’herbes, au pied des murailles, ressemblaient à de la verdure de cimetière. Rien n’intéressait Benjamin Rozes.

Il fila devant l’église, atteignit une ruelle en pente, descendit vers la vallée où, dans une profondeur, un bras de rivière bouillonnait au soleil sous les tournoiements répétés d’une roue mue par la vapeur. Il cotoya une rangée de tanneries ; des peaux séchaient pendues à des crocs jaunes de rouille. Sur un talus hérissé de buissons et de cigües étalées comme des parasols, une volée de moineaux le regarda passer. Le toit de sa maisonnette lui apparut ; il s’allongeait d’un bleu sombre entre les troncs de peupliers dont la cime papillotait. Les feuillages étaient pleins de ciel. Benjamin ouvrit la barrière qui séparait son immeuble du chemin. Un grand soupir le soulagea : il n’avait rencontré personne. La solitude du lieu l’écrasant, ses yeux s’humectèrent. Il s’approcha de l’eau, se laissa tomber sur une chaise, sa chaise ! installée contre un tamaris, et longtemps il demeura plongé dans une contemplation morose, l’esprit bercé par le murmure de vie qui s’exhalait du paysage. Une lame de soleil descendit sur son épaule ; la pesanteur de ses jambes l’accablait. Alors, clairement, au milieu de sa somnolence lucide, il vit le gravier de la rivière au-dessus duquel des flottes de petits poissons remontaient le courant, se piquaient d’étincelles.

— Suis-je assez malheureux ! pensa Benjamin.

En face de lui, une branche cassée ridait la surface de l’Oise. À sa droite, sous la hauteur des arbres, dans un demi-jour vert très-fin, la rivière faisait un coude, coulait comme une masse de plomb, à peine troublée par le zig-zag leste d’un poisson, par le voyage d’une feuille tombée. Sa barque était vaseuse. Un rateau gisait près de sa chaise. Aucune douceur ne descendant en Benjamin Rozes, il retourna chez lui.

Pendant quinze longues journées, il vint de même à sa propriété, afin de se distraire, tout vibrant d’intentions, mais les distractions ne voulaient plus de lui, et ses projets s’éloignaient comme l’eau de la rivière, de façon monotone. Néanmoins il s’acharnait à revenir.

Et une après-midi, plongé dans son étrange sommeil, il se tenait assis contre le tamaris, quand une grosse voix le réveilla en sursaut :

— Hé !… Benjamin.

— Quoi ? fit-il… Tiens !… Alfred…

— La porte est-elle ouverte ?

— Je crois que oui.

Un homme entra, les mains ornées de gants beurre frais. Il avait le visage couperosé, l’œil vitreux, une moustache grise, taillée en brosse. C’était le frère de M. Rozes qui se décidait à lui revenir, bien que, huit mois auparavant, des affaires d’intérêts les eussent à peu près brouillés.

— Eh bien, demanda-t-il ?

— Ça ne va toujours guère, répondit Benjamin.

— Pourquoi n’es-tu pas à Paris ?

— Ah oui,… c’est vrai !… Paris… Je n’y avais pas pensé.

— Ton Pédoussault est un filou.

— C’est que,… déclara Benjamin.

— Quoi ?

— Il ne sera peut-être pas content.

— Qu’est-ce que ça te fait ?… Je quitte ta femme… Nous sommes d’accord… En route ! il y a un train pour Paris à trois heures. Ta malle est prête. — Je t’accompagne.

À trois heures, le train emportait les deux frères.

Trois décoctions de racine de grenadier guérirent M. Rozes.

Il ne salue plus Pédoussault.

FIN.