Deux mois d’émotions/La Marquise de Gange

W. Coquebert (p. 1-93).



LA MARQUISE DE GANGE.


À MADAME ANAÏS SÉGALAS.


I


Bellegarde, 20 août 1842.

Me voici bien loin de Paris, madame ; de ce Paris que nous aimons tant, malgré tout le mal que nous en disons parfois du bout des lèvres tandis que nous l’habitons ; mais à peine l’avons-nous quitté, que notre cœur se serre et se glace loin de ce grand foyer des vertus, du génie, de l’entbousiasme, de tout ce qui fait vivre l’homme d’une vie intelligente ; la tête encore remplie des grands bruits de la cité souveraine, I’esprit encore agité de ses grandes agitations : agitations politiques, agitations littéraires, agitations des intérêts rivaux, éléments divers de passions toujours en haleine. Je crois, de la solitude ou je vous écris, sentir comme un retentissement intérieur de tout ce que je n’entends plus, et voir passer dans mon âme l’image des grandes scènes que je ne puis plus contempler. Quel beau spectacle que celui de ce noble peuple parisien si actif, si courageux, si lier, si indépendant, grâce à son amour du travail ! passion sérieuse qui l’élève et le conduit, qui le prend au berceau et I’accompagne à la tombe, Ces réflexions sur l’admirable activité de la population de Paris me viennent naturellement ici, ou le peuple est doux, calme, honnête, mais si indolent que sa vie est comme un demi-sommeil. Et d’abord, que je vous dise que j’habite un village assez pittoresque, peu distant des bords du Rhône, à une lieue de Beaucaire et à deux lieues d’Arles. Ce village s’appelle Bellegarde ; il est bâti au pied d’un coteau, sur le versant duquel on voit le cimetière avec ses pierres blanches, ses croix de bois noir, et son enceinte de murailles à demi couvertes par les ronces et les mauves sauvages.

La situation du cimetière m’a fait remarquer qu’ici les morts étaient beaucoup mieux logés que les vivants, car sur ce coteau l’air est pur, vivifiant, et la contagion de la fièvre d’accès, presque épidémique cette année dans toute la contrée, est, à mi-côte, beaucoup moins à craindre que dans la plaine, où les marais qui se sont formés depuis les inondations du Rhône répandent les exhalaisons les plus dangereuses. J’ai reçu ici l’hospitalité chez d’excellents parents, qui occupent la seule habitation agréable du pays. C’est une grande maison blanche, entourée d’un vaste jardin et d’un parc dont les beaux arbres épurent et rafraîchissent l’air véritablement de flamme dans cette saison. Quand la chaleur est trop intense, je m’assieds sous ces ombrages, une source vive coule à mes pieds, je respire les arômes des fleurs, dont le parfum si vif dans les climats chauds se répand autour de moi. J’écoute le bourdonnement des insectes, et au milieu de cette atmosphère de vie, de bruit, de lumière et de chaleur bien aimée par nous, enfants du Midi, je lis, je rêve ou j’écris. Le plus souvent je rêve en écoutant le chant languedocien des villageoises qui viennent laver leur linge dans la source voisine ; ma fille joue autour de moi, elle coupe l’herbe et les fleurs avec ses blanches petites mains, elle ramasse les jolis cailloux du rivage, elle saute et jase, et parfois essaie un chant naissant, modelé sur les chants qu’elle entend. Après plusieurs années d’agitation et de travail, oh ! qu’il est doux de rêver ainsi et de ne rien faire ! Le spectacle de cette petite population agricole et paresseuse me délasse : il doit être facile de mourir ici, car on n’y vit réellement qu’à demi. À Paris on vit trop ; c’est pour le cœur et pour l’intelligence une surexcitation de toutes les joies et de toutes les douleurs à la fois.

Cette nuit il a fait une pluie d’orage, pluie bruyante accompagnée d’éclairs et de coups de tonnerre : ces pluies d’été sont tellement abondantes, que parfois elles percent les toitures et administrent une douche inattendue aux dormeurs surpris.

La matinée, rafraîchie par l’ondée, m’a permis de gravir le coteau où est situé le cimetière ; au sommet de ce coteau s’élève un immense débris de tour, qui servait, diton, autrefois de phare.

Ces ruines, d’une extrême solidité, rappellent un peu celles de la tour Magne ; elles, pourraient bien également être romaines ; seulement, au moyen âge, des constructions doivent avoir été superposées sur les bases de la tour. Quoi qu’il en soit, ce vieux monument répand sur le village de Bellegarde comme un reflet d’ancienneté qui attache. Je me suis d’abord arrêtée au cimetière ; j’en ai franchi la porte. J’avais raison de vous dire qu’ici on ne devait point redouter la mort ; on la redoute si peu qu’on l’expose aux regards des passants dans toute son horreur, dans toute sa nudité. À part quelques tombes rares recouvertes d’une pierre tumulaire, les autres n’ont qu’un simple manteau de gazon, beaucoup même n’ont qu’une couche de terre souvent fraîchement remuée, pour faire place aux morts nouveaux, qui viennent troubler dans leur sommeil ceux qui les ont précédés ; de ce déplacement successif dans une étroite enceinte résulte un bouleversement d’os humains vraiment effroyable. Souvent le fossoyeur inattentif laisse à découvert ce qui fut une tête, un bras, une poitrine d’homme, ce qui n’est plus aujourd’hui qu’un débris de squelette. Penchée sur une tête de mort, dont les trous béants semblaient me fixer, je n’eus pas le courage d’Hamlet, je ne pris pas dans mes mains ce crâne glacé pour en peser le vide ; mais je me rappelai là vos beaux vers et je les murmurai comme une expression poétique de notre néant.

Squelette, qu’as-tu fait de l’âme ?
Foyer, qu’as-tu fait de ta flamme ?

Cage muette, qu’as-tu fait
De ton bel oiseau qui chantait ?
Volcan, qu’as-tu fait de ta lave ?
Qu’as-tu fait de ton maître, esclave ?

En quittant le cimetière, je me suis dirigée vers la tour en ruine-qui s’élève perpendiculairement au-dessus ; j’avais visité ces vieilles constructions il y a quelques jours, et l’on m’avait fait remarquer que l’entablement de la porte qui donnait accès à la tour manquait entièrement ; cet entablement se composait d’une seule et vaste pierre couverte d’une inscription latine. Cette pierre avait été transportée dans une campagne voisine de Bellegarde, où l’on voit aussi les ruines d’un couvent et d’une église de templiers. J’ai voulu visiter ces ruines : il ne reste presque rien du couvent, mais l’église est encore debout ; seulement on a muré la porte principale, et on y entre aujourd’hui par une des poternes latérales. La nef de cette petite église de style bizantin est soutenue par quatre piliers massifs ; les portes et les fenêtres sont d’une ogive composite. Je suis entrée avec une sorte de respect dans cette enceinte, où les fiers templiers avaient autrefois officié. Hélas ! cette église est aujourd’hui une grange et une étable ; les vaches et les mulets mangent aux râteliers fixés aux débris des autels ; le fumier jonche les dalles du sanctuaire, et les tribunes servent de lits aux pâtres et aux laboureurs. Au moyen d’une étroite échelle, je gravis jusqu’à une de ces tribunes, où l’on remarque encore des fragments de la plus élégante architecture. Comme j’approchais, j’entendis des gémissements : c’était un pauvre paysan qui s’était blotti là tremblant la fièvre sur sa couche de paille où étaient les pompes de l’église, le déploîment de force de cet ordre guerrier et religieux, où étaient ces redoutables templiers. Leurs ombres superbes devaient s’indigner en face d’une pareille profanation ; un instant j’évoquai le passé, et tout le poétique roman d’Ivanhoé se ranima devant mes yeux. La vision disparut, je ne vis plus que des ruines. Mon Dieu, comme tout s’efface : les hommes d’abord, puis les monuments, puis les nations ; le tour du globe viendra !

En sortant de l’église, je retrouvai, appuyée contre un mur, la pierre qui servait d’entablement à la porte de la tour. L’inscription latine qui la couvre est un verset à moitié effacé d’un psaume de David ; sans doute cette inscription fut gravée là au temps des guerres de religion ; la tour de Bellegarde servait alors de lieu de refuge au parti qui, tour à tour vainqueur ou vaincu, cherchait à en déloger le parti ennemi, ou en était délogé par lui. Que de sombres et sanglantes passions se sont agitées dans cette tour ! Je viens d’en parcourir l’enceinte aujourd’hui envahie par les broussailles et les arbustes sauvages. Je me suis assise sur la fenêtre en meurtrière qui domine la plaine au midi ; des festons de lierres, des rameaux de vignes et de figuiers sauvages pendent sur ma tête ; une pierre me sert de pupitre, et c’est de là que je vous écris. Je découvre un très beau panorama : d’abord le village et les fermes des environs ; de vastes terres couvertes de vignes, d’oliviers et de mûriers ; puis d’immenses saulées au bord des marécages ; puis enfin, au dernier plan, la ligue bleue du Rhône, des eaux duquel semble s’élever, un peu au nord, Beaucaire avec son vieux château, et, au midi, Arles, dont les monuments se détachent sur la transparence du ciel. Rien n’est plus doux à l’âme que ce ciel si limpide, si palpable, si je puis m’exprimer ainsi, dont le regard semble pénétrer les profondeurs et voir au delà Dieu. Et maintenant que je vous ai dit ce que c’est que le petit pays où je me repose, il faut que je vous raconte comment j’y suis arrivée, la route que j’ai suivie, les impressions de mon voyage et la dramatique histoire qui s’est tout à coup ranimée pour moi sur les bords du Rhône.

J’ai quitté Paris il y a quinze jours ; j’en suis partie presque sans regrets, car tous mes amis étaient absents ; vous-même, madame, vous alliez en Champagne où vous trouverez sans doute des inspirations que le public applaudira cet hiver. De Paris à Châlon la route est monotone, ou plutôt le voyage de deux jours et deux nuits en diligence est tellement accablant que la fatigue altère la beauté des sites et des paysages que l’on traverse ; d’ailleurs j’ai hâte d’arriver dans mon cher Midi, c’est du Midi surtout dont je veux vous parler. Je dois pourtant un souvenir à Montereau, ville charmante, admirablement située, dont le pont à jamais mémorable est consacré par un double souvenir historique ; à Sens, dont la cathédrale est une des plus belles de France ; à Auxerre, également céIèbre par deux églises gothiques de la plus rare architecture. Que vous dire des plaines de la Bourgogne si tristes, si longues et seulement accidentées çà et là par de pauvres villages de chaume ? Quand la diligence passe, on voit sortir de ces misérables demeures, où le jour ne pénètre que par la porte, quelques femmes aux regards curieux ; elles ont la tête couverte d’une coiffe dont la garniture très large flotte de chaque côte sur l’épaule ; elles portent en général un fichu rouge, une jupe de laine brune très courte, qui laisse voir leurs jambes et leurs pieds presque toujours nus. Parfois de grands enfants déguenillés traversent ces villages, poussant çà et là des troupeaux de vaches ou d’oies rétifs à leur direction. Souvent je descendais aux relais et j’entrais sous ces toits de chaume pour demander pour ma fille une tasse de lait. Le lait écumant et tout chaud m’était servi dans une petite jatte bien propre. Les femmes qui me le vendaient avaient un visage triste et un peu hébété, mais qui ne portait pas toutefois les traces de la souffrance et de la misère ; pourtant je ne pouvais me défendre d’un serrement de cœur en pénétrant dans ces sombres habitations, et en voyant où une fraction de la race humaine naît, vit et meurt. Une seule chambre, où sont plusieurs lits, sert pour toute la famille, et même pour les animaux domestiques, tels que chiens, chats, poules et cochons de lait. Autour de la cheminée et au plafond sont suspendues les viandes salées ; aux murs sont adossés les bahuts et les armoires, et sur des étagères s’entassent les vaisselles de terre ou de fer ; enfin, cette unique chambre offre le pêle-mêle le plus bizarre de meubles, de comestibles, d’animaux, d’enfants et de vieillards ; c’est un tableau d’intérieur à défier le pinceau le plus exercé des peintres flamands.

En arrivant à Châlon, on est tellement brisé de fatigue, qu’on n’éprouve pas d’autre désir que de se reposer quelques instants, en attendant l’heure du départ du bateau à vapeur qui vous fait descendre mollement le cours de la Saône jusqu’à Lyon. Ce bateau, qui se nomme l’Hirondelle, est gracieux et élégant comme son nom, il est de v plus très confortable ; on y trouve des livres, des journaux et un excellent restaurant, ce qui n’est pas à dédaigner, car l’air des rivières et des fleuves excite vivement l’appétit. Rien n’est délicieux comme les bords de la Saône ; ils ont été si souvent décrits que je ne chercherai plus à les décrire. Assise sur le pont, je jouissais délicieusement de ce panorama mobile qui glissait sous mes yeux : c’était souvent comme une scène de pastorale animée ; des jeunes filles encadrées par un paysage charmant baignaient leurs pieds dans les flots de la Saône ; d’autres conduisaient par les cornes une vache blanche, douce et soumise, qui flairait le vert pâturage et s’y détachait ; c’était encore, tantôt un pittoresque village, un clocher dentelé, groupé, sur quelque colline boisée ou sur les rives murmurantes de quelque grand ruisseau qui venait se jeter dans la Saône ; tantôt une élégante villa, ou un vieux manoir, se cachant dans un bouquet d’arbres, ou dominant la cime d’un rocher ; puis, c’étaient au loin, à l’est, les montagnes de la Suisse confondant leurs lignes blanches avec les lignes du ciel. En approchant de Lyon, on salue l’île Barbe, poétique sentinelle de la cité : quel délicieux tableau forme cette île ! En vain les inondations l’assiègent chaque hiver et lui enlèvent quelque pan de sa robe de verdure. La nature, toujours facile et prompte à se reproduire et à rajeunir, nous la montre au printemps suivant plus fraîche, plus riante et plus parfumée. Il n’en est pas de même de l’homme : une fois ravagé, il ne se relève plus ; la trace des malheurs qui le frappent est ineffaçable : c’est qu’en lui ce n’est pas seulement la matière qui est atteinte, c’est l’âme, et l’âme impose au corps sa douloureuse et tyrannique influence. En approchant de Lyon, les coteaux qui bordent la Saône deviennent plus élevés et plus nus ; sur un de ces rochers voisins des faubourgs de la ville, s’élève la statue mutilée de l’Homme de la roche ; l’Homme de la roche est une légende très chère au peuple lyonnais ; n’attendez pas que je vous en fasse le récit, j’aime mieux vous rappeler que c’est sur cette même montagne que Jean-Jacques Rousseau, pauvre et inconnu, passa la nuit à la belle étoile ; il dormit là très bien et fit de beaux rêves. Enfin voilà Lyon, Lyon triste et enfumé, les maisons de ses faubourgs semblent disputer de hauteur aux coteaux des rivages : Lyon si sombre en hiver et qui se déride à peine sous un soleil éclatant. J’avais habité cette ville autrefois ; avant d’avoir vu Paris, elle me semblait alors belle et grande, maintenant je la trouvais d’une effrayante tristesse, et cependant j’étais heureuse de la revoir. Lyon, c’est un peu pour moi le pays natal, c’est le berceau de mon père, j’allais y retrouver d’anciens amis, d’excellents parents ; j’ai passé trois jours à Lyon : le premier jour a été donné à l’amitié ; j’ai voulu d’abord revoir une bonne cousine qui avait été l’amie de ma mère, et qui, dans mon enfance, m’avait entourée de soins et de gâteries ; les mêmes bontés qu’elle avait eues pour moi, elle les a prodiguées à ma fille. J’ai passé près d’elle des heures de tristes et douces émotions. Nous avons ranimé tous les souvenirs de famille, pleuré ensemble sur ceux qui sont morts et même sur ceux qui survivent. Ma cousine demeure sur les quais de la Saône ; durant nos longues causeries, je suivais du regard le cours des flots ; le mouvement des passants sur les ponts, l’agitation de ces quartiers si populeux, si animés : cette ville me semblait prospère ! Mais hélas ! en hiver, quand les fleuves débordent, quand les malheureux ouvriers sont poursuivis dans leurs hautes tanières par le froid et la faim, l’aspect change : la ville est couverte d’un voile de brume noire qui est vraiment l’emblème de sa misère profonde. Quand j’ai traversé Lyon, la chaleur était extrême, et, malgré les observations amicales de ma cousine, je voulus, par un soleil dévorant, aller faire un pèlerinage à Fourvières. Fourvières est une chapelle élevée en l’honneur de la Vierge, sur une haute montagne qui domine Lyon au nord, sur les rives de la Saône ; cette montagne, couverte d’arbres, de maisons, et dont le point culminant est la chapelle couronnée de son clocheton gothique, est de l’effet le plus merveilleux. Deux routes conduisent à Fourvières, une lente, mais praticable, l’autre rapide, abrupte : je montai par la première, je descendis par la seconde. Pour se rendre à Fourvières, on traverse le quartier Saint-Jean, sombre comme tous les quartiers de Lyon, plus sombre peut-être. Saint-Jean est une vieille cathédrale gothique qui m’a paru moins belle que celles de Sens et d’Auxerre, et dont je ne vous parlerai pas. Depuis quelque temps, on a tellement abusé des descriptions architecturales, que je crois devoir en être fort sobre. Mon ascension à Fourvières fut très fatigante ; mais je me trouvai bien payée de ma peine en arrivant sur la terrasse de la chapelle. Que Lyon est beau, vu de ces hauteurs ! Enserrée dans la gracieuse ceinture que lui forment le Rhône et la Saône, la ville déploie son vaste labyrinthe de rues étroites, hautes et tellement pressées qu’à cette distance on ne distingue point les intervalles et qu’on dirait un amas confus de maisons. Deux places seulement se dessinent sur cet entassement, la grande place de Bellecour avec sa promenade de tilleuls, ses belles façades, sa statue équestre de Louis XIV ; la place des Terreaux, plus petite, mais, à mon avis, plus intéressante que sa rivale. C’est là que s’élèvent deux grands monuments : l’hôtel-de-Ville et le palais Saint-Pierre avec son musée. De Fourvières, le Rhône et la Saône, couverts d’un grand nombre de ponts, produisent un effet magique ; on distingue le confluent ; le Rhône fougueux reçoit dans son sein la paisible Saône dont les eaux tranquilles sont longtemps avant de se confondre à ses flots agités. Les nouveaux faubourgs de Lyon s’étendent fort loin du côté du Rhône et sont mieux bâtis que la ville ; puis viennent les plaines qui se déroulent jusqu’à l’horizon ; puis, aux dernières limites, on devine plutôt qu’on ne les voit les montagnes de la Suisse.

Je ne vous dirai rien de l’intérieur de la chapelle de Fourvières ; comme toutes les chapelles votives, les murs en sont couverts par de burlesques petits tableaux (qu’en style d’atelier on pourrait appeler d’exécrables croûtes) représentant toutes les maladies et tous les accidents douloureux dont est frappée notre pauvre humanité. Puis c’est un amas de bras, de jambes, de têtes cassés, dont l’effigie en cire témoigne là de la reconnaissance des blessés ramenés tout à coup à la vie par l’intercession de la Vierge. La foi seule peut rendre touchants de pareils symboles de la reconnaissance des hommes envers la Providence.

Je descendis de Fourvières par la voie presque perpendiculaire appelée le Sentier des Anges, et en effet il faut des pieds éthérés pour ne pas se blesser à ce chemin caillouteux et raide borné de chaque côté d’un haut mur ; parfois, par quelque crevasse de ce mur, on a tout à coup sur la Saône ou sur la campagne un point de vue pittoresque.

Le Sentier des Anges aboutit aux rues étroites et sombres du quartier Saint-Jean, si l’on peut donner le nom de rues à de pareils alignements de maisons ; et d’abord on se trouve dans une ruelle appelée la Montée des Capucins. De chaque côté, le long des maisons, en place de trottoirs sont de hautes marches qu’on franchit péniblement. Les piétons peuvent d’un côté à l’autre se donner aisément la main ; de pauvres maisons sales, noires, bornent à perte de vue cette misérable ruelle, à chaque étage (et nous en avons compté neuf) : on entend le bruit monotone des métiers auxquels les ouvriers indigents sont enchaînés dès l’aube, et qu’ils ne quittent souvent qu’après une longue veillée. C’est là, madame, que se fabriquent les plus riches et les plus élégantes étoffes, celles qui ornent les plus beaux salons de Paris, celles qui parent les femmes les plus charmantes. De ces demeures délabrées et malpropres où nos élégantes n’oseraient pas poser le pied sortent les merveilleuses soieries, les gazes prestigieuses dont elles se parent, insoucieuses de ce qu’il a fallu de travail et de peine aux pauvres gens qui les ont fabriquées. Je considérais avec une mélancolie profonde ces déplorables habitations : parfois une tête hâve, à l’expression presque idiote, apparaissait à une des longues fenêtres, ou bien c’étaient des enfants amaigris qui venaient jeter des immondices sur le seuil de leur pauvre maison, ou bien encore une femme vieillie avant l’âge qui lavait le linge de sa famille dans un tonneau rempli d’eau jaunie. La vue de cette effrayante misère me plongeait dans une douloureuse méditation. Que de plaies encore dans notre belle France, où pourtant nous avons tous un désir sincère de voir le peuple libre et heureux ! L’indigence de ces pauvres ouvriers me fit penser à celle des ouvriers d’Angleterre, et alors je fis un rêve : oh ! si j’étais la reine-Victoria, quelle joie ineffable, quelle satisfaction divine j’éprouverais à prendre pour un temps la place de la Providence, et à répandre sur les classes qui souffrent toutes les richesses que la royauté enfouit dans ses palais. Ah ! quel bonheur pourrait être égal à celui de voir tous ces fronts sombres se dérider, toutes ces bouches fermées par l’angoisse de la misère sourire et proférer des paroles d’actions de grâces ; quel plus beau luxe que l’allégresse de tous ces heureux qu’on aurait faits ! Comme on serait belle alors avec la simple robe de mousseline ou de toile perse que Marie Antoinette se plaisait à revêtir dans son riant Trianon ! comme on serait justement fière de s’offrir aux regards des ambassadeurs surpris, le front non couvert de pierreries ruineuses, mais rayonnant d’un saint orgueil, et de leur dire au milieu de ses palais dépouillés : « Allez voir mon peuple heureux et qui n’expire plus de faim, ce sont là mes joyaux et mon luxe. » Une voix vint m’arracher à mon rêve : Il faudrait, me dit-elle, pour accomplir ce généreux désir, être reine absolue ; que voulez-vous que fasse une pauvre reine constitutionnelle ? ses diamants ne lui appartiennent même pas !

Je continuai ma route en pensant avec douleur : Quoi ! n’y a-t-il pas de remède à ces maux ? Ces hommes qui sont nos frères sont-ils destinés, ainsi que les générations qui les suivront, à vivre de la sorte et à être frappés par la mort, sans avoir connu aucune des douceurs de la vie ? Comme je pensais ainsi, la psalmodie d’un chant de mort sortit d’une de ces pauvres demeures, un prêtre parut, couvert du blanc surplis et de l’étole ; il était suivi de quatre hommes portant une bière enveloppée d’un drap noir ; un enfant de chœur aspergeait le cercueil d’eau bénite ; le cortège gravit la montée des Anges ; je le suivis du regard et de l’oreille jusqu’à ce qu’il eût disparu et que je n’entendisse plus le chant des morts !

L’accueil gracieux et empressé de mes amis adoucit seul le lendemain ces lugubres impressions. Je revis des personnes que j’avais connues il y avait quinze ans, et qui m’étaient encore bien chères. Je veux vous parler surtout de M. et madame Yéméniz. M. Yéméniz est un des plus riches et des plus célèbres négociants de Lyon ; c’est sous sa direction que se fabriquent ces éblouissantes étoffes pour tentures et pour meubles, que vous avez pu admirer aux fêtes des Tuileries et du pavillon Marsan. Pour choisir les dessins, faire harmoniser les couleurs de ces étoffes d’or, d’argent et de soie, il faut avoir quelque chose d’un artiste, et M. Yéméniz a une véritable nature d’artiste. Né en Grèce, il est venu fort jeune en France, mais il a importé de son pays le goût exquis de la littérature antique et de l’art grec ; il disserte en connaisseur sur les chefs-d’œuvre de l’architecture païenne, et il parle comme un Grec du temps de Périclès cette belle langue d’Homère et de Platon, que si peu de ses concitoyens entendent encore. C’est avec une sorte de respect filial et religieux qu’il s’est plu à réunir dans sa riche bibliothèque les plus rares et les plus précieuses éditions d’auteurs grecs ; les chefs-d’œuvre des premiers âges de l’imprimerie ; les volumes les plus parfaits sortis des mains des Aides et des Elzévirs ; il possède un exemplaire d’Aristote, sur vélin, incomparablement plus beau que celui qui est à la Bibliothèque royale. Bien que j’eusse pu dire à M. Yéméniz comme la Henriette de Molière : Pardonnez moi, monsieur, je ne sais pas le grec, j’étais enchantée de voir ces beaux livres, ces reliques des plus grands esprits que l’humanité ait produits ; l’art des Banzonnet et des Thouvenin a recouvert tous ces merveilleux volumes des plus admirables couvertures. — Peu de tems après son arrivée en France, M. Yéméniz se maria à la jeune personne la plus belle et la plus distinguée de Lyon. Madame Yéméniz est encore, à l’heure qu’il est, d’une frappante beauté ; elle est aussi la personnification, si je puis m’exprimer ainsi, de tout ce qu’il y a d’intellectuel et d’élevé dans cette grande ville de Lyon, la seconde ville du royaume. Elle aurait pu se faire un nom dans les lettres : elle a dédaigné cette carrière éclatante, mais souvent bien douloureuse ; son esprit se répand autour d’elle, éclaire ses enfants, console ses amis, charme la ville qu’elle habite, et s’élance en jets brillants vers nos écrivains les plus célèbres qui se plaisent à correspondre avec elle.

Il est une autre femme de Lyon dont l’image poétique avait longtemps préoccupé mon imagination de jeune fille : c’est madame la marquise de Sermezi, qui a été admirablement belle et qui est une des femmes artistes les mieux organisées de ce siècle. Avant mademoiselle Fauveau et la princesse Marie, elle avait fait en sculpture les œuvres les plus gracieuses et les plus hardies. J’ai revu au musée de Lyon deux de ses statues ; mais ce ne sont pas là ses ouvrages les plus remarquables : c’est chez elle, c’est dans son bel hôtel de la place de Bellecour, qu’il faut voir ses nombreux ouvrages réunis ; elle a compris tous les genres ; elle a fait de la sculpture gothique avec la naïveté d’un artiste du xiie siècle. Dans les sujets païens, elle s’est pénétrée de la beauté de la forme et l’a répandue sur son œuvre ; enfin, elle a exécuté les bustes de ses amis et de plusieurs personnages célèbres avec une vigueur d’expression et de vie qui révèle une puissante originalité. Comment le nom de cette femme grand artiste n’est-il pas plus connu ? c’est que madame la marquise de Sermezi, riche, noble, entourée de respect et de considération, a fui et redouté elle aussi la célébrité. Personne ne sait plus qu’elle, personne ne songe moins qu’elle à montrer ce qu’elle sait ; elle lit le latin et le grec, parle l’espagnol, l’italien et l’anglais ; elle m’a souvent rappelé ces grandes dames du siècle de Louis XIV, madame de Sévigné ou madame de Lambert, répandant autour d’elles un parfum involontaire de leur esprit et de leur érudition, mais sans penser à en faire parade. Allez chez madame de Sermezi, vous admirerez d’abord les belles statues, les groupes charmants qui ornent ses salons, mais il faudra que vous deviniez quel en est l’auteur ; au bas d’un sujet grec, vous remarquerez quelques vers d’Homère ou de Pindare ; elle ne vous dira pas qu’ils ont été choisis et inscrits par elle ; de même de ce distique latin, ou de ces vers de Shakspeare, du Dante ou de Lopez de Vega, ornant divers morceaux de sculpture. Parfois c’est à notre poésie naissante qu’elle s’est plu à demander des inspirations, à Charles d’Orléans, à Loyse Labbé, à Clément Marot ; et alors ces vers naïfs servent de commentaire au plâtre ou au marbre qu’ils ont fait naître. En 1826, j’avais habité Lyon plusieurs mois avec ma mère, nous dînions tous les dimanches chez madame de Sermezi ; j’étais alors une enfant sombre, assez maussade ; pourtant cette femme si distinguée avait toujours pour moi quelque parole gracieuse ou touchante. Son souvenir ne m’avait jamais quittée ; j’aurais été heureuse de la revoir en passant à Lyon : elle était à la campagne. Je rencontrai chez madame Yéméniz le docteur Polinière, le premier médecin de Lyon et l’ami de madame la marquise de Sermezi ; il m’assura qu’elle me gardait toujours un affectueux souvenir. J’ai été charmée de tracer ici l’impression si vive qu’elle m’a faite dans mes jeunes années.

Après ces journées de fêtes du cœur et de l’esprit, il fallut songer à quitter Lyon à quatre heures du matin, par un temps frais et pur. Nous montâmes sur un élégant bateau à vapeur, qui devait le soir même me déposer sur le sol natal. L’Aigle, tel était le nom de ce bateau, rasait les flots avec la rapidité de l’oiseau qui lui servait d’emblème. Debout sur le pont, je regardais le jour se lever dans les saulées du rivage et répandre ses lueurs blanches sur les grèves que nous rasions, je pensais à cette phrase de Pascal : Les fleuves sont de grands chemins qui mènent où l’on veut aller. La vapeur a rendu le mot d’une incontestable justesse.

Les bords du Rhône ne valent pas ceux de la Saône ; ils sont souvent plats et nus. Je ne vous dirai rien de Vienne et de Valence ; ce n’était pas encore là mon cher Midi, mais enfin je vis se dessiner sur le Rhône, grossi par la Drôme, l’Isère et d’autres rivières, les arches innombrables du pont Saint-Esprit, se déroulant sur l’immense largeur du fleuve ; je sentis un air plus brûlant circuler autour de moi ; j’aspirai cet air de flamme, cet air natal, avec bonheur ; enfin, je vivais, je rajeunissais : cette chaleur, souvent accablante même pour les enfants du Midi, est nécessaire à mon organisation ; en la ressentant après tant d’années, j’éprouvais un ineffable bien-être. Le bateau fuyait toujours ; déjà je voyais, par l’œil de la pensée, les lieux qui m’attendaient ; bientôt je découvris au loin les monuments d’Avignon : d’abord le château du pape et l’église bâtie sur la même hauteur. Avant d’arriver à Avignon on aperçoit, à gauche sur le rivage, une tour ronde, très élevée, parfaitement conservée et d’une belle architecture ; elle se mire dans les flots, le vent s’engouffre dans ses meurtrières, et, durant la nuit, on dirait un fantôme qui pleure et se lamente. La tradition populaire nous apprend que cette tour était souvent visitée, au commencement du dix-huitième siècle, par un vieillard qui mourut centenaire à Avignon. Ce vieillard se nommait le marquis de Gange ! ce vieillard, c’était le mari de la marquise de Gange. À ce nom, je vous vois tressaillir, le souvenir d’un drame sanglant se réveille en vous. Voulez-vous, madame, tandis que le bateau m’entraîne et que la tour fatale fuit comme une ombre, voulez-vous que nous ranimions les acteurs de cette tragédie mémorable ; et d’abord revoyons insouciante et heureuse cette jeune Diane de Joannis, marquise de Castellane, puis marquise de Gange ; elle surpassait en beauté, en grâces, en charmes irrésistibles, cette autre Diane célèbre[1], maîtresse de trois rois. Elle aussi sut éveiller, en paraissant à la cour de Louis XIV, l’admiration passionnée du grand roi, mais elle s’attira en même temps son respect.

En 1655, on dansait au Louvre, dans les appartements d’Anne d’Autriche, un de ces ballets mythologiques ou le jeune roi se plaisait à figurer, et où tout le luxe de la première cour de l’Europe était déployé. La salle du trone offrait un aspect féérique, toute la noblesse de France, portant les costumes les plus splendides, y afflueait ; les femmes les plus belles, les hommes les mieux tournés, dansaient au quadrille du roi ; louis XIV, plein de grâce et de jeunesse, vêtu en guerrier antique, donnait la main à une ravissante femme qui touchait encore à l’adolescence. Rien n’était divin et pur comme la beauté de cette femme, sous son costume de nymphe ; on eût dit un de ces marbres sans prix détachés du Parthenon ; elle portait une tunique de gaze blanche parsemée d’étoiles de diamants ; son front, d’un admirable contour, était couronné d’une simple guirlande de feuillage ; mais ce feuillage était formé par des émeraudes. Les traits de cette femme étaient de la plus rare perfection, sa taille n’avait pas de rivale ; chacun se pressait autour d’elle pour l’admirer ; un murmure de louanges la poursuivait ; le roi n’en détachait pas ses regards et oubliait ce soir-là mademoiselle de Mancini, qui étouffait quelques larmes jalouses. Eh bien ! cette jeune femme seule semblait ignorer qu’elle était l’objet de l’attention générale, elle dansait rieuse comme une jeune fille, et de temps en temps elle jetait un doux et tendre regard à un jeune gentilhomme qui la contemplait silencieux. Ce gentilhomme, c’était son mari, c’était le marquis de Castellane ; cette jeune femme si enviée, c’était Diane de Joannis, alors marquise de Castellane, plus tard marquise de Gange.

La reine mère, assise sur un trône, suivait avec intérêt du regard son fils et sa belle danseuse. Deux autres trônes s’élevaient auprès de celui d’Anne d’Autriche, celui destiné au jeune roi et un autre occupé par une femme, par une reine dont le costume attirait l’attention et parfois les sarcasmes des jeunes seigneurs de la cour. Au premier aspect, à la physionomie de cette femme, à son allure décidée, on hésitait à croire qu’elle n’appartenait pas au sexe masculin. Elle avait adopté un déguisement turc d’une grande richesse, mais qui se rapprochait beaucoup d’un habit d’homme. Son turban était orné d’un croissant de pierreries, elle portait à sa ceinture un poignard dont elle jouait en guise d’éventail, elle levait et croisait les jambes ; enfin ses grands yeux pleins de feu s’arrêtaient de préférence sur les femmes, dont elle se plaisait à faire baisser les regards. Les traits de cette singulière personne annonçaient la fermeté de son caractère : elle avait le front haut, le nez grand et aquilin, la bouche large, mais ornée de belles dents. Sa taille était petite et mal faite, et c’est sans doute pour en dissimuler les défauts qu’elle choisissait toujours des costumes qui se rapprochaient de celui des hommes. Cette femme, cette reine, c’était Christine de Suède, qui venait d’arriver en France. On l’accueillait à la cour de Louis XIV avec les honneurs dus à son rang : l’étiquette et la politique voulaient qu’on eût pour elle de grands égards. Mais Anne d’Autriche, le cardinal Mazarin et le jeune roi lui-même souffraient visiblement de son passage à la cour. Autant elle émerveillait les savants de l’époque par son érudition variée et sa facilité à parler toutes les langues, autant elle révoltait les gens de cour par son mépris des convenances et son souverain laisser-aller.

Quand Louis XIV eut fini de danser son pas, il se sépara de sa belle danseuse et s’inclina en passant devant le trône de la reine de Suède ; mais celle-ci l’appelant familièrement : — Frère, dit-elle, j’ai de grands reproches à vous faire ; ne me fuyez pas ainsi dans la crainte d’une réprimande. Le jeune roi s’approcha en rougissant un peu. — Quoi ! n’avez vous pas de honte, continua Christine, de désespérer ainsi une chère âme qui vous adore ? et de la pointe de son poignard elle désignait au roi une grande jeune fille brune, assise à l’écart dans un angle de la salle, et qui semblait tristement préoccupée. C’était la nièce de Mazarin, mademoiselle de Mancini, alors aimée par le roi et oubliée ce soir-là pour la marquise de Castellane.

— La belle Diane vous fait perdre la tête et le cœur, poursuivit Christine qui jouissait de l’embarras du roi ; vous êtes léger et cruel envers cette pauvre Mancini, à qui hier encore vous juriez un amour éternel. — Madame, madame, murmura le roi comme pour demander merci. — Écoutez-moi, frère, dit la reine de Suède en descendant du trône et en s’appuyant sur le bras du roi, je vais vous faire une confidence qui mettra en demeure votre chevalerie et vous forcera bien de renoncer à la marquise. — Voyons, dit le roi. — Eh ! bien, cette divine Diane, j’en suis amoureux fou. — Dites amoureuse folle, répondit le roi en riant. — Non, sire, je dis amoureux ! Pour les femmes l’amour n’est qu’une dépendance, et vous le savez, toute dépendance, même celle d’un trône, m’est odieuse ; je veux donc faire la cour à la belle Diane comme si j’étais un homme, je veux me pénétrer de ce rôle, et peut-être la métamorphose que j’ai si souvent désirée s’opèrera-t-elle enfin ! Le roi et les courtisans qui l’entouraient riaient aux éclats. Dès à présent j’entre en scène, poursuivit Christine. Oh ! vous n’oserez pas vous déclarer mon rival. Et, brandissant son poignard d’un air à la fois comique et martial, elle s’approcha de la jeune marquise de Castellane et lui exprima mille folles tendresses.

Ce qu’il y avait de réel dans ce jeu bizarre, c’est que Christine de Suède, comme toutes les grandes intelligences, était toujours frappée et attirée par le charme et la beauté de la forme dans la nature comme dans les arts. Elle n’avait pu se défendre d’un sentiment d’admiration passionnée en voyant cette jeune femme d’une incomparable perfection, et qui surpassait l’image du beau idéal que son esprit avait jusqu’alors caressée. C’est sous cette influence qu’elle lui écrivait le lendemain : « Ah ! si j’étais homme, je tomberais à vos pieds soumis et languissant d’amour ; j’y passerais mes jours, j’y passerais les nuits pour contempler vos divins appas et vous offrir un cœur tendre, passionné et fidèle ; puisque cela n’est point, tenons-nous-en, incomparable marquise, à l’amitié la plus pure, la plus confiante et la plus ferme. De mon côté, voilà ce que je pense ; mais mes brûlants désirs ne sont point satisfaits. Vos beaux yeux, vous le savez, sont les auteurs innocents de tous mes maux : eux seuls peuvent dans un instant en réparer l’outrage, et faire mon bonheur en les adoucissant. Me refuseriez-vous, hélas ! un de vos regards gracieux ? Non, non, aussi sensible que belle, vous écouterez avec complaisance les tendres plaintes de ma douleur profonde, et je passerai le reste de ma vie dans un douloureux enchantement.

» En attendant qu’une agréable métempsycose change mon sexe, je veux vous voir, vous adorer, et vous le dire à chaque instant. Jusqu’à présent, j’ai cherché partout le plaisir, et je ne l’ai point goûté ; si votre cœur généreux veut avoir pitié du mien, à mon arrivée à l’autre monde je le caresserai avec une volupté toujours nouvelle ; je le savourerai dans vos bras victorieux, et le ferai durer éternellement. Dans cette douce espérance, je file des jours de vie, et mon bonheur s’accroît en pensant à vous.

» Adressez donc vos prières au ciel, belle marquise, afin que mes vœux soient exaucés autant pour votre félicité que pour la mienne, qui dépend entièrement de vous pour le présent et pour l’avenir.[2] »

Qu’on juge par cette tendresse passionnée, exprimée par une femme, de l’impression que la jeune marquise de Castellane produisit à la cour : durant un temps toutes les autres femmes furent oubliées ; on ne parla que d’elle, on la surnomma la belle Provençale. Mignard fit son portrait, et nous devons à ce pinceau célèbre la conservation de ces traits divins. Tant d’hommages, tant d’adulations, n’altérèrent point la pureté d’âme de la belle Diane ; elle aimait son mari, et, pour mieux lui prouver son amour, souvent elle fuyait le monde, réservant pour lui seul toutes les grâces de sa beauté et de son esprit. Le marquis de Castellane servait dans la marine, les devoirs de sa charge l’appelèrent sur mer, Diane dut le quitter ; ce fut un déchirement inexprimable ; il lui semblait que cette séparation serait éternelle. Ce douloureux pressentiment s’accomplit ; le marquis périt dans un naufrage sur les côtes de Gênes, et sa veuve désolée quitta la cour pour le pleurer dans la solitude. Elle possédait de grands biens dans le comtat Venaissin ; elle se retira à Avignon, dans cette impie Babylone, suivant I’expression de Pétrarque. Comment une voix intérieure ne l’avertit-elle pas que là allait commencer pour elle une vie fatale qui la conduirait à une mort sanglante ?

II

Avignon était bien alors cette ville de plaisirs, de corruptions et d’intrigues, telle que l’amant de Laure l’avait connue ; telle que I’avait faite le séjour des anti-papes et des cardinaux. Lieu d’asile étranger dans le sein même de la France, le rebut de tous les ordres ecclésiastiques, la lie de la société, les condamnés de tous genres qui avaient pu échapper à la justice, y affluaient. Il y avait aussi au-dessus de cette tourbe le vice poétique et doré, les intrigues coupables, mais tolérées par le monde et même encouragées par lui, s’exerçant dans une société choisie à laquelle la cour du vice-légat servait de théâtre. Le vice-légat était à cette époque un cardinal italien plein d’esprit et d’instruction, aimant la poésie et la musique, et se plaisant à réunir dans son palais tous ceux qui pouvaient contribuer à accroître sa réputation de protecteur des lettres. Les femmes un peu compromises, mais encore belles et jeunes, les hommes de mauvaises mœurs, mais à manières élégantes, recherchaient surtout la cour d’Avignon. Là, pourvu que les dehors fussent observés, toute licence était permise.

La belle Diane de Joannis était un enfant lorsqu’elle avait quitté Avignon, et à présent, en y revenant veuve du marquis de Castellane, elle avait résolu d’y passer ses jours dans la retraite ; elle fuyait le monde, mais le monde vint à elle. Le bruit des triomphes qu’elle avait obtenus à la cour de Louis XIV avait attiré sur elle l’attention ; elle était belle, riche, veuve, elle se devait, disait-on, elle appartenait de droit à la petite cour d’Avignon dont elle deviendrait la reine. Durant trois ans, la marquise de Castellane, tout entière à sa douleur, repoussa victorieusement les sollicitations du monde ; mais, au retour d’un voyage en Italie, le carinal-légat, à qui Christine avait parlé à Rome de la belle Diane, mit tant d’instance auprès de la jeune veuve, qu’il obtint enfin d’elle la promesse qu’elle viendrait un soir entendre dans son palais un jeune chanteur italien du plus grand talent que le cardinal avait ramené. Lorsque le jour de cette fête arriva, Diane était encore indécise ; elle quittait à regret sa solitude et ses habits de deuil, il lui semblait que désormais, entre elle et le monde, était une barrière qu’elle n’aurait jamais dû franchir. Cependant le vice-légat lui envoya ses équipages ; on l’attendait, elle dut céder.

C’était par une splendide soirée d’été, le palais du cardinal était décoré avec la plus grande recherche ; la fête se préparait dans les jardins et dans le cloître à sveltes colonnettes, voisin de la chapelle ; c'est dans ce cloître qu’on devait chanter. Un tapis moelleux couvrait les dalles, des lampes antiques étaient suspendues aux ogives, entre chaque colonne, et des guirlandes des fleurs les plus précieuses formaient une sorte de voûte à treillis, à travers les interstices de laquelle brillaient les vives étoiles du ciel éclatant du midi. Les jardins, éclairés par des verres de couleur, avaient dans chaque bosquet des siéges élégants ; on jouait çà et là des symphonies harmonieuses, en attendant que les morceaux de chant se fissent entendre. Les salons, le cloître, les jardins, se remplissaient d’invités, la belle Diane n’arrivait pas. Les hommes étaient impatients et désireux de la voir, les femmes étaient impatientes aussi, mais craintives d’une crainte jalouse.

Parmi les gentilshommes français qui cherchaient à la cour d’Avignon une vie de dissipation et de faciles plaisirs, le plus beau, le plus élégant, le plus renommé, était Charles de Vissec de Latude, marquis de Gange ; il possédait des biens considérables dans le comtat Venaissin et le marquisat de Gange, voisin des montagnes des Cévennes. Fils aîné de sa maison, il avait deux frères qui, suivant la loi d’alors, n’ayant eu aucune part au patrimoine paternel, avaient cherché fortune, l’un dans les ordres, l’autre dans les armes. L’aîné de ces deux cadets, l’abbé, avait une nature souple, artificieuse et profondément habile ; aspirant à toutes les dignités ecclésiastiques, il faisait une cour assidue au vice-légat, espérant qu’un jour la pourpre romaine serait la récompense de sa courtisanerie. Envieux de la fortune de son frère, il le poussait occultement à des dépenses folles dont il profitait, plaçant auprès de lui des intendants infidèles ou des agents de plaisir ; enfin, foncièrement corrompu, il cachait ses penchants dépravés sous des dehors hypocrites ; tel était l’abbé, frère du marquis de Gange. En apparence, cet homme était réservé, spirituel, et il avait une figure pleine de distinction et de douceur.

Le caractère du chevalier était tout-à-fait opposé à celui de son frère : c’était une nature soldatesque et sans frein, d’une valeur brutale et emportée ; deux siècles plus tôt, il eût été dans l’action un excellent chef de partisans. Sans portée dans l’esprit, il était gouverné par l’abbé qui exploitait ses instincts grossiers et les faisait servir à ses fins dans les circonstances où il lui fallait un séïde pour accomplir quelque coup de main coupable, mais courageux. L’abbé était le bras, le chevalier était l’arme ; ainsi le renard menait le loup. Le chevalier avait aussi le goût des plaisirs ; mais pour lui les plaisirs n’étaient pas une corruption raffinée, mais un emportement féroce ; il était toujours prêt à dire aux femmes qui lui plaisaient, en brandissant son épée : L’amour ou la mort. Son visage portait bien l’expression de ses instincts ; quoique ses traits ne manquassent pas de régularité, ils étaient toujours contractés par la colère, il avait l’air insolent et querelleur. Nous avons déjà dit que le marquis de Gange, frère aîné de l’abbé et du chevalier, était beau, nous ne l’avons point assez dit ; sa beauté était si noble, si parfaite, si attrayante, qu’on ne pouvait le voir sans en être frappé. Ses yeux noirs avaient en amour la plus enivrante expression, sa bouche souriait d’un sourire irrésistible, tous ses traits étaient empreints d’une distinction rare. Sa taille était haute et svelte, c’était le plus beau gentilhomme de France. Quelle âme cachait cette enveloppe si séduisante ? hélas ! par une sorte de fatalité, les qualités morales avaient été comme annulées par ces charmes extérieurs. Ayant été habitué dès l’enfance à une adoration servile, adulé pour sa fortune, pour son haut rang, et surtout pour sa beauté ; à peine adolescent, ayant trouvé l’amour presque sans le chercher, recevant la cour des femmes plus qu’il ne la leur faisait lui-même, le jeune marquis de Gange se sentait irrésistible, et, dans la bonne foi de sa fatuité, il en était venu à se croire une espèce de Dieu auquel toutes les femmes devaient leur encens. Cette préoccupation continuelle de ce qu’il valait avait appauvri son intelligence et desséché son cœur ; cet homme avait tous les vices de la vanité : un égoïsme profond, un amour désordonné du luxe, une cruauté froide pour tout ce qui ne lui servait pas de piédestal.

Ce soir-là, plus beau que jamais, il assistait à la fête du vice-légat. Il était presque irrité de ce que la présence attendue de la jeune marquise de Castellane troublât l’attention d’ordinaire exclusive qu’on lui accordait. Tout à coup une pensée l’arracha à cette préoccupation, un sourire de triomphe glissa sur ses lèvres : « Mais, pensa-t-il, ce n’est point une rivalité que je dois redouter, c’est une nouvelle conquête qu’il faut que j’espère. Cette femme si vantée a vingt-cinq ans ; elle est bien belle sans doute ; mais, plus jeune qu’elle, je saurai lui plaire, je le saurai si je le veux, et pour la première fois de ma vie peut-être irai-je à elle si elle ne vient point à moi, car je veux un jour qu’on puisse dire que celle qui a résisté à Louis XIV a cédé au marquis de Gange ! » Ainsi il pensait lorsque Diane entra, ce fut de toute part un bruit confus d’admiration. Appuyée sur le bras du cardinal-légat, Diane traversa le cloître transformé en galerie ; comme si elle n’avait pas voulu ce soir-là quitter tout-à-fait ses habits de deuil, elle avait revêtu une robe traînante de velours noir relevé au corsage par des agrafes de perles fines. Ses beaux cheveux bruns, frisés en mille petites boucles sur son front, retombaient en boucles flottantes enlacées de perles sur son cou et ses épaules. Jamais elle n’avait été plus belle ; une expression pensive augmentait le charme de ses traits. Elle s’assit sur un fauteuil ; le vice-légat donna un ordre et tout à coup un voix claire, vibrante, entonna un magnifique chant d’église ; Diane, émue par ces accents, tourna la tête du côté d’où ils partaient ; elle vit le jeune chanteur italien, et, attachant quelques instants ses regards sur lui, elle fut frappée de son air de profonde mélancolie : pâle, immobile son corps et son visage n’avaient pas d’autres mouvements que celui de ses lèvres ; on eût dit un être d’une autre sphère sorti tout à coup des caveaux funéraires du cloître et prêt à y redescendre lorsque son chant mélancolique aurait cessé. Comme si cette vue lui eût fait mal, Diane en détourna les yeux ; ce fut en cet instant qu’elle rencontra pour la première fois le regard du marquis de Gange. Sa tête, aussi régulièrement belle que celle du chanteur italien, mais colorée, pleine d’animation et d’éclat, la frappa d’une douce sensation ; elle venait de contempler la mort, elle voyait à côté la vie dans toute sa jeunesse et sa séduction. Le marquis la regardait ardemment, et pour la première fois il semblait rencontrer dans une femme la beauté que jusqu’alors il n’avait jamais remarquée qu’en lui. Deux autres hommes placés près de Diane tenaient arrêté sur elle un regard brûlant ; c’étaient l’abbé et le chevalier ; tout à coup le chevalier dit brutalement à l’abbé : « Frère, dussé-je escalader les murs de son hôtel et assassiner ses gens, il faut que je tienne une nuit cette femme dans mes bras. — Frère, répondit l’abbé en souriant horriblement, quelle singulière fraternité de sensation nous pénètre ! oui, à mon tour, dussé-je employer les boissons léthargiques, les fausses clés et les poisons, il faut que cette femme me soit soumise. » Tandis qu’ils échangeaient ces étranges paroles, le chant continuait plus sonore et plus grave, et Diane, de nouveau émue par cette belle voix, avait courbé la tête, son esprit se perdait dans un monde intérieur. Quand le chant eut cessé, le vice-légat suivi du jeune chanteur s’approcha de la marquise : — Eh bien ! madame, que pensez-vous de cette voix ? lui dit-il. — Admirable ! je n’en ai jamais ouï de plus touchante. — Entendez-vous, Rincio ? reprit le cardinal. — Diane leva la tête et elle tressaillit, en apercevant le chanteur qu’elle ne croyait pas là. Voyons madame, donnez-lui votre belle main à baiser, ce sera pour le pauvre garçon une douce récompense. Diane tendit sa main et le chanteur s’inclinant la saisit dans ses mains glacées pour la porter à ses lèvres ; mais tout à coup, après avoir regardé l’intérieur de cette main, il poussa un petit cri d’effroi et la laissa retomber. — Qu’avez-vous, Rincio ? dit le cardinal. — Maître, du sang, un meurtre, un assassinat : cette femme si belle, si admirée, si digne d’amour, mourra violemment de la main des siens ! — Insensé, taisez-vous, s’écria le légat. — Que dit-il ? ajouta Diane ; mourir de la main des miens, il ignore que je n’ai plus au monde qu’un grand-père qui m’adore, et une mère dont je suis l’idole. Et, comme rassurée par cette pensée, elle eut un sourire de compassion pour ce pauvre être frappé d’une sanglante vision. Le cardinal fit un signe au chanteur et celui-ci se retira en silence sans lever les yeux sur Diane. — Mon devin est en défaut, reprit le vice-légat en offrant son bras à Diane qui se levait ; quelquefois, à la seule inspection de la main d’une personne, il a deviné tout son avenir ; mais désormais, par ce qu’il vient de vous dire, madame, il me rend à jamais incrédule à sa science. — Il faut le plaindre, dit la marquise, il a l’air d’un jeune homme maladif et malheureux. — Oui, bien malheureux, murmura le cardinal. En cet instant ils passaient devant le marquis de Gange. — Marquis, dit le vice-légat, félicitez-moi et adressez, au nom de tous les gentilshommes d’Avignon, des actions de grâces à madame de ce qu’elle a bien voulu embellir cette fête de sa présence. — L’astre de la Provence ne pouvait pas nous priver plus longtemps de son éclat, répondit mythologiquement le marquis, et, marchant à côté de Diane, il continua à lui adresser toutes les formules de la galanterie d’alors. Diane n’écoutait ses paroles que comme une musique agréable, mais quand elle rencontrait ses regards elle en était singulièrement pénétrée. Lorsqu’elle parla de se retirer, le vice-légat proposa de nouveau ses équipages, le marquis de Gange offrit les siens avec insistance, Diane ne refusa point, et un mois après on célébrait à Avignon le mariage de la jeune veuve avec le marquis de Gange.


III

On parla beaucoup de cette union : en général, on la trouva tout-à-fait naturelle ; ils étaient tous les deux beaux, jeunes, riches, ne se convenaient-ils pas parfaitement ? — Les femmes disaient : — Celle qui, dit-on, a résisté à Louis XIV, qui a eu la constance de rester veuve pendant trois ans, a cédé enfin au marquis de Gange, cela devait être ; eh ! qui peut lui résister ! — Les hommes enviaient le marquis et auraient volontiers troublé son bonheur. Quant à elle, quant à lui, voici ce qui les avait décidés.

Diane avait l’âme tendre et triste : la figure du marquis l’avait involontairement émue, et quand il lui parla d’amour, elle se décida au mariage par une espérance grave et sainte, l’espérance de devenir mère ; bonheur qu’elle n’avait point goûté dans son premier mariage. Ce qui décida le marquis, ce fut la satisfaction orgueilleuse d’accomplir ce qui, jusqu’alors, avait été réputé impossible, de toucher cette femme pudique et fière, et de lui faire oublier un premier mari qu’elle pleurait encore. D’autre part, la jeune veuve possédait une immense fortune, tandis que celle du marquis, grevée par de folles dépenses et une mauvaise gestion, diminuait tous les jours. Malgré ces purs sentiments d’un côté, et ces calculs vaniteux, intéressés, de l’autre, durant deux ou trois ans cette union fut assez douce ; Diane était devenue mère deux fois, un fils et une fille remplissaient sa vie et empêchaient son cœur de s’apercevoir de ce qui manquait de sentiments élevés au cœur de son mari. Pour lui, il était si fat de sa femme, si je puis me servir dans ce sens d’une pareille expression, il était si orgueilleux de l’avoir conquise, qu’il s’en montrait en apparence amoureux. Durant ce temps l’abbé et le chevalier nourrissaient et dévoraient leur passion : l’abbé sentait que son heure n’était pas venue ; quant au chevalier, il eût voulu dans son emportement enlever sa belle-sœur la première nuit de ses noces. Son frère le contint : « Allons voyager un an ou deux, lui dit-il, à notre retour le fruit désiré sera mûr ; » et ces deux hommes, convenant entre eux d’un pacte de corruption, quittèrent la maison de leur frère en y appelant toutes les malédictions de l’enfer.

Diane avait vingt-cinq ans lors de son second mariage, le marquis de Gange n’en avait que vingt-trois ; cette différence d’âge d’abord peu apparente devint insensiblement plus marquée, les fatigues de la maternité enlevèrent à la marquise cette fleur de jeunesse et de beauté que nous n’avons qu’une fois.

Les femmes qui l’avaient regretté, et celles qui ne pouvaient se défendre pour lui d’un sentiment tendre, commencèrent à railler le marquis de sa fidélité à une femme qui n’était plus dans tout l’éclat de la jeunesse ; c’en fut assez pour cet homme puéril et efféminé ; Diane n’étant plus l’objet de l’admiration générale et même de la jalousie des femmes, il ne pouvait consentir désormais à mener avec elle une vie en apparence regulière ; il se rejeta dans le monde, et il eut bientôt reconquis sa réputation de séducteur irrésistible ; alors, tout ce qu’il estima encore dans sa femme, ce fut son immense fortune. Diane ne s’aperçut pas d’abord de ce changement : très occupée de ses enfants, elle trouvait en eux une puissante distraction. Ce sentiment maternel, plus vif qu’aucun autre, l’empêchait de songer à pénétrer la nature de son mari ; d’abord elle l’avait aimé instinctivement ; maintenant elle l’aimait moins, mais sans se rendre compte encore de son caractère. Insensiblement le marquis se montra si froid, si indifférent, puis si dédaigneux pour elle, que Diane en fut frappée ; elle chercha à le ramener en faisant appel à sa raison et à son cœur, et, pour la première fois, elle découvrit avec un effroi naïf et douloureux qu’il n’y avait dans cet esprit que de vaniteuses passions, et dans ce cœur que d’égoïstes instincts. À son tour, elle essaya de chercher dans le monde une distraction à son chagrin, et certes, si son âme élevée avait pu être satisfaite par les jouissances de la vanité, elle aurait trouvé dans les hommages qu’on lui rendit alors une douce vengeance de la conduite de son mari : jamais Diane n’avait paru plus belle aux hommes intelligents ; les chagrins, les angoisses et les joies de la maternité avaient donné à son visage ce cachet de beauté intellectuelle qu’on n’acquiert guère avant trente ans. Mais Diane se lassa des hommages du monde. Le vice-légat, qui avait pour elle une affection toute paternelle et une vive sympathie d’esprit, voulut distraire cette gracieuse imagination qu’une tristesse sombre atteignait déjà ; il inspira à Diane le goût des lettres, il lui fit lire les poètes italiens, et l’engagea à cultiver le talent naturel qu’elle avait pour la musique. Souvent il lui envoyait ce jeune chanteur italien dont le chant avait autrefois ému Diane ; c’était toujours un jeune homme pâle, timide et mélancolique ; il paraissait heureux de chanter pour distraire Diane qui parfois l’accompagnait sur le luth ou la viole d’amour.

Telle était la vie de la marquise de Gange, lorsque l’abbé et le chevalier reparurent dans la maison de leur frère ; la sagacité de l’abbé eut bientôt pénétré la désunion qui existait entre les deux époux ; il l’avait prévue, il songea à en profiter habilement : il se rendit utile à son frère, il redevint son intendant en chef, et le marquis, entraîné par de ruineuses dépenses, trouva commode d’avoir un trésorier complaisant, qui ne lui faisait aucune observation sur la dilapidation des biens de sa femme. Insensiblement, l’abbé devint le maître absolu dans la maison de son frère. La marquise elle-même se sentait sous sa dépendance ; son service, ses femmes, tout était soumis au commandement de l’abbé. Jugeant la situation propice, l’abbé se décida enfin à faire connaître à Diane la passion profonde qu’il nourrissait pour elle. Un mouvement d’horreur, suivi d’un mépris glacial, répondit à cet aveu. L’abbé étouffa sa rage et dit froidement au chevalier : — « À votre tour maintenant, vous savez notre pacte ; cette femme doit nous arriver l’un par l’autre. » Le chevalier fut reçu comme l’avait été l’abbé. Épouvantée de tant d’audace, la marquise eut un instant l’idée de tout révéler à son mari, d’en appeler à son honneur, au nom de leurs enfants. Le souvenir des torts récents du marquis la retint ; qu’avait-elle à espérer de cet homme, il traiterait de folie, de chimère, le récit qu’elle lui ferait de la passion coupable de ses frères ; mieux valait étouffer l’angoisse de sa situation. Dans les graves circonstances de la vie, quand l’être sur lequel nous avions droit de compter nous manque, à quel cœur s’adresser, à quel bras avoir recours ?

Diane se prit à pleurer avec amertume en pensant à son isolement ; sa mère, sa seule confidente, sa seule amie, était loin d’elle, elle donnait des soins à son père mourant. Ainsi sans appui, la marquise de Gange se souvint tout à coup de la sanglante prédiction que le jeune Rincio lui avait faite chez le cardinal ; jamais, avant ce jour, elle n’avait songé à lui en reparler, mais à présent elle en était comme subitement frappée. Cet avenir menaçant lui apparaissait ; elle y croyait, elle le sentait proche. Elle voulut revoir le jeune chanteur à l’instant même, et lui faire répéter les paroles fatales qu’il avait autrefois prononcées. Elle donna l’ordre qu’on allât le chercher. Quand Rincio entra, il trouva la marquise de Gange assise sur un grand fauteuil, pâle, défaite, le visage couvert de larmes ; il comprit qu’elle était frappée par une grande douleur ; lui même était profondément malheureux, et comme Diane était la seule personne qui lui eût jamais témoigné quelque intérêt, il lui avait voué un profond dévouement.

— Rincio, dit vivement la marquise, prenez ma main, examinez-la, et répétezmoi aujourd’hui ce que vous m’avez dit autrefois.

Rincio tressaillit douloureusement, mais l’affection qu’il sentait pour cette femme désolée lui inspira tout à coup ce qu’il devait faire. — Madame, dit-il en s’inclinant avec respect, jusqu’à ce jour j’avais eu l’espérance que vous aviez oublié des paroles insensées prononcées par un pauvre fou ; rien n’est vrai dans ces paroles, rien que le délire d’une imagination malade qui m’égare souvent. Pardonnez-moi l’impression pénible que je vous ai laissée, puisque cette impression vous est revenue. — Ainsi, Rincio, rien n’est vrai dans cette prédiction, reprit amèrement la marquise ; ainsi vous ne prévoyez rien de fatal dans ma destinée ? Oh ! dans ce cas, Rincio, je suis meilleure devineresse que vous, car je me sens, dès ce jour, vouée à quelque horrible catastrophe. — S’il en est ainsi, madame, s’écria vivement le jeune chanteur, si quelque malheur vous menace, oh ! comptez sur moi, permettez-moi de veiller sur vous ; je ne suis rien dans ce monde, ma vie n’est utile à personne, la mort me serait douce ; oh ! laissez-moi vous servir, ne repoussez pas l’appui du pauvre Rincio. Et en prononçant ces paroles il s’agenouilla respectueusement aux pieds de Diane : touchée de ces offres de dévouement, elle lui tendit la main ; en cet instant la porte de l’appartement s’ouvrit et l’abbé parut… — À merveille ! madame, s’écria-t-il, à merveille ! — Et, sans prononcer une parole de plus, il se retira en riant ironiquement. Mais, quelques secondes après, il revint suivi du marquis de Gange. Rincio n’était plus dans l’appartement, le marquis éclata en injures et en menaces contre sa femme, heureux de trouver enfin un tort réel à celle qu’il avait jusqu’alors si gratuitement affligée. Diane resta impassible, et comme si elle avait dédaigné de donner aucune explication à son mari : — Monsieur, dit-elle froidement en sortant, demain je me retirerai dans un couvent ou chez ma mère. — Le marquis écumait de rage. Que ne peux-tu, mon cher abbé, dit-il à son frère, me débarrasser de cette femme comme tu m’as débarrassé du souci de gérer ma fortune !

L’abbé eut un sourire atroce, et il serra la main de son frère.

Le soir de ce jour, la marquise descendit à souper comme de coutume ; elle voulait dérober à ses enfants et à ses gens ces dissensions intérieures ; triste et malade, elle mangea peu, elle goûta seulement à un mets qu’elle aimait beaucoup, c’était une crème à l’amande[3]. À peine en eut-elle avalé quelques cuillerées, que des coliques horribles la contraignirent à quitter la table : elle crut comprendre, mais elle n’osa exprimer ses soupçons ; les soins de ses femmes la soulagèrent. Elle échappait à peine à cette crise lorsqu’un domestique lui annonça que le vice-légat venait d’arriver et demandait à lui parler ; elle donna l’ordre qu’on l’introduisit ; il entra suivi du marquis de Gange. — Madame, dit le cardinal en s’approchant du lit de repos où Diane était couchée et en lui prenant la main, j’ai un grand malheur à vous annoncer ; vous êtes déjà triste et malade, que Dieu vous donne du courage pour recevoir la nouvelle que je vous apporte. M. de Nochères, votre grand-père, est mort ; si vous aviez une âme moins élevée, les grands biens qu’il vous laisse pourraient être une consolation à votre douleur, mais je vous connais, et je sais que la fortune ne vous touche point. — Et ma pauvre mère ? demanda douloureusement Diane. — Elle a fermé les yeux à son père, elle reviendra près de vous aussitôt qu’elle aura rempli de pieux et derniers devoirs. — Madame est-elle l’unique héritière, demanda avidement le marquis ? — Oui, monsieur, répondit sévèrement le cardinal, et peut-être qu’une pareille considération vous décidera à traiter plus respectueusement à l’avenir la mère de vos enfants. — Mais votre excellence ignore… murmura le marquis. — Je sais tout, poursuivit le cardinal, et votre scène de ce matin est d’autant plus odieuse et ridicule que ce pauvre Rincio… il dit quelques mots à voix basse à l’oreille du marquis, qui ne put s’empêcher de laisser échapper un léger éclat de rire ; puis, se tournant vers Diane : — Ma chère amie, pardonnez-moi je vous en conjure, j’étais un fou, me voilà revenu à la raison et bien décidé à vous rendre heureuse. — Heureuse ! répéta lentement Diane. — Allons, promettez-moi devant monsieur le cardinal que vous ne me quitterez pas. — Pour nos enfants, monsieur, répondit tristement la marquise, je veux bien continuer à vivre avec vous, mais j’ai besoin de quelques mois de retraite ; laissez-moi partir pour Gange avec mes enfants et y recevoir ma mère ; peut-être quand nous nous reverrons j’aurai oublié le passé et serons-nous moins malheureux. — Le marquis insista pour accompagner sa femme ; mais, soutenue par le légat, Diane finit par l’emporter, et il fut convenu que dès le lendemain elle partirait seule avec ses enfants pour le marquisat de Gange. Quand le cardinal et le marquis se furent retirés, la pauvre femme, poursuivie par les plus sombres pressentiments, écrivit durant cette nuit son testament ; elle instituait sa mère son héritière, à la charge de remettre sa succession à ses enfants. Après avoir tracé cet écrit, elle l’adressa au vice-légat accompagné d’une déclaration où elle protestait contre tout autre testament qu’elle pourrait faire plus tard.


IV

Gange est une petite ville assez riante, située sur la route qui conduit de Nîmes au Vigan.

C’est par une belle journée de mai 1667 que la marquise y arriva. Quand elle se retrouva seule avec ses enfants, au milieu d’une population dont elle était adorée, il lui sembla qu’elle était en sûreté. Elle pénétra sans terreur dans ce vieux château désert, dont une façade donnait sur une place et I’autre sur la campagne ; elle alla s’asseoir dans un grand salon qui s’ouvrait sur les jardins. Ce salon, en boiseries, d’un aspect assez sombre, avait pour tout ornement deux grands portraits en pied qui se souriaient : c’étaient le portrait de Diane, peint par Mignard, et celui du marquis de Gange. Tous les deux jeunes, tous les deux beaux, tous les deux heureux, tels qu’ils étaient au moment de leur mariage. Diane tenait ses enfants par la main en regardant ces portraits : sa fille et son fils répétaient le nom de leur père ; elle fut émue au son de leur douce voix, elle s’attendrit en pensant à son mari, elle s’accusa de l’avoir trop accusé, et elle espéra pouvoir lui rendre dans l’avenir, sinon des sentiments à jamais éteints, du moins un peu d’estime… un peu d’amitié ! C’était le père de ses enfants ! — Puis, pensait-elle, ma mère va arriver, elle veillera sur moi, elle me délivrera de l’abbé et du chevalier ; oh ! ma vie sera belle encore avec ma mère et mes enfants. Durant quelques jours elle se livra à ces douces espérances ; elle faisait avec ses enfants de longues promenades dans les champs, elle recevait les dames de la ville, que sa gracieuse bonté attirait et charmait ; elle allait porter aux pauvres des consolations et des aumônes, et elle sentait son âme revenir à la paix, presque au bonheur. Elle éprouvait pourtant un indicible malaise depuis le jour où elle avait goûté à cette crème aux amandes, elle sentait des douleurs d’entrailles qui souvent lui arrachaient des cris. Un jour, où elle avait été forcée de s’aliter, elle était plongée dans un demi-sommeil, lorsqu’elle crut entendre dans la cour le roulement d’une voiture ; elle s’élance à demi de son lit, et dit à une de ses femmes : — Ma mère, ma mère qui arrive ! — Non, madame, répond la femme de service qui s’est approchée de la fenêtre, ce sont M. l’abbé et M. le chevalier. La marquise de Gange laisse échapper un cri : — Mon Dieu ! que me veulent-ils ? dit-elle avec épouvante en cachant sa tête dans ses mains ; puis, comme humiliée d’avoir montré son effroi, elle donne ordre qu’on lui amène ses enfants, et, lorsqu’ils sont auprès d’elle, elle attend avec plus de courage l’arrivée de ces deux hommes. L’abbé entre suivi du chevalier, il affecte des manières courtoises et même amicales ; il fait à sa belle-sœur de tendres reproches d’avoir quitté si brusquement Avignon, puis il ajoute d’un ton moins riant, mais toujours affectueux : — Vous vous êtes rendue coupable envers mon pauvre frère d’une véritable trahison, vous avez fait un testament où vous le dépouillez non-seulement de ses droits d’époux, mais encore de ses droits de père ; et pensez-vous, madame, que, si la mort vous enlevait à notre adoration, personne mieux que votre mari sût veiller sur les intérêts de vos enfants- ? — Je sais quel est mon devoir, répondit la marquise. — Votre devoir, madame, est d’écrire aujourd’hui même un nouveau testament, de réparer l’injure que vous avez faite au marquis de Gange. — Diane réfléchit un instant ; elle savait que la protestation qu’elle avait adressée au vice-légat entachait de nullité toutes les dispositions nouvelles qu’elle pourrait faire. — Eh bien ! qu’il en soit selon votre désir, dit-elle à l’abbé. — À l’instant même, celui-ci lui présente un nouveau testament à signer. Elle le parcourut à peine du regard, puis elle y apposa son nom sans hésitation. Elle fait ensuite comprendre à ses beaux-frères qu’elle désire être seule et prendre un peu de repos. Ils sortent, et la malheureuse femme espère enfin être délivrée de ses persécuteurs. Vers la fin du jour, elle demande une potion : elle l’attendait de la main d’une de ses femmes, mais c’est l’abbé qui entre tenant un verre d’une main et de l’autre un pistolet qu’il cache à moitié ; le chevalier le suit l’épée hors du fourreau ; ils s’approchent tous les deux du lit de Diane éperdue. Un instant elle espère que le chevalier s’est armé pour la défendre.

L’abbé la détrompe en prononçant ces mots d’une voix terrible : — Madame, il faut mourir : choisissez, le feu, le fer ou le poison. — Mourir ! et qu’ai-je fait pour mourir ? s’écria la malheureuse femme. — Prenez votre parti, répond rudement le chevalier, ou nous déciderons à l’instant pour vous. Elle prend d’une main tremblante le verre de poison et le porte à ses lèvres, tandis que l’abbé appuie sur sa poitrine le canon de son pistolet, et que le chevalier lui présente la pointe de son épée. Elle avale cette horrible liqueur avec fermeté : son front ruisselle de sueur ; quelques gouttes du breuvage tombent sur son sein et y laissent des taches noires qui attestent la violence du poison. On la force à boire jusqu’au fond du verre : elle obéit, puis demande avec résignation qu’on lui envoie les secours de la religion. Les deux assassins sortent en fermant la porte à clé. Ils vont donner ordre à l’aumônier du château de se rendre auprès d’elle et de la voir mourir. Ce prêtre se nommait Perrette, c’était l’âme damnée de l’abbé ; il avait été son précepteur, et tout enfant lui avait donné d’infâmes leçons qui portaient aujourd’hui leurs fruits.

Cependant Diane n’avait pas perdu sa présence d’esprit : à peine seule, elle s’élance vers la fenêtre de sa chambre élevée à vingt pieds du sol ; elle allait se précipiter lorsque Perrette arrive ; il veut la retenir par sa robe, elle résiste, laisse un lambeau de son vêtement entre les mains du prêtre, et par une sorte de miracle elle ne se blesse point dans sa chute et retombe sur ses pieds. Perrette alors, ne pouvant l’atteindre, lance sur elle une énorme cruche pleine d’eau qui tombe à ses côtés. Diane mouille sa longue chevelure, en plonge les tresses dans son gosier, et provoque un vomissement qui la délivre d’une partie du poison. Elle cherche ensuite à s’évader ; un palefrenier lui ouvre une issue par les écuries, elle fuit, elle se jette dans les rues déjà obscures, pieds nuds, à peine couverte d’un jupon en lambeaux, l’air égaré, les cheveux épars, et criant au secours. Le chevalier et l’abbé, avertis par Perrette, la poursuivent en disant qu’elle est folle, que l’état dans lequel on la voit en est la plus sûre preuve : on les croit, on les laisse pénétrer dans la maison où la marquise de Gange vient de se réfugier ; le chevalier, qui est arrivé le premier, demande à rester seul avec sa belle-sœur pour la calmer, dit-il, et pour la ramener à la raison. À peine s’est-on éloigné que, rugissant comme un tigre, il se précipite sur la marquise, il lui plonge cinq fois son épée dans le corps et lui en laisse le tronçon dans l’épaule. L’abbé survient. — Retirons-nous, lui dit le chevalier, l’affaire est faite. Et à la faveur de la nuit ils parviennent tous deux à s’évader.

La marquise de Gange survit quelques jours à ses horribles blessures. Son mari est averti du crime commis par ses frères ; il se sent complice et n’ose se rendre à Gange. Après deux jours d’hésitation, il y arrive pourtant ; il avait un dernier acte à arracher à sa femme expirante, il voulait la forcer à rétracter la protestation qu’elle avait adressée au vice-légat.

La marquise de Joannis de Roussans, la mère de Diane, était près d’elle quand le marquis de Gange arriva ; elle ne put soutenir la vue de cet homme ; elle sentait que lui aussi était un des assassins de sa fille. Malgré les instances de la mourante, qui la conjure de pardonner à son mari, elle s’éloigne remplie d’une sainte colère, elle quitte sa fille pour aller demander vengeance contre ceux qui l’ont frappée.

Diane expira en tendant la main à son mari, et en faisant jurer à son fils et à sa fille le pardon de ses assassins.

Le parlement de Toulouse rendit un arrêt contre les coupables ; l’abbé et le chevalier furent condamnes à être rompus vifs, le prêtre Perrette aux galères perpétuelles, et le marquis de Gange au bannissement à vie. Les preuves manquaient contre ce dernier.

L’abbé et le chevalier avaient fui de France. Le chevalier prit du service à Venise et mourut au siège de Candie. L’abbé se retira en Hollande, où il séduisit une jeune fille de grande famille qu’il finit par épouser. Perrette, attaché à la chaîne des galériens, mourut en chemin.

Quant au marquis de Gange, après quelques années d’exil, il fut rappelé par son fils. Lors de la révocation de l’édit de Nantes, il se rendit odieux dans les Cévennes par les vexations qu’il exerça contre les protestants, et, lorsque cette distraction cruelle lui manqua, le plus infâme dessein pénétra dans cette âme à jamais gangrénée par le vice. La femme de son fils était pure et belle, il tenta de la séduire. Le jeune marquis de Gange, épouvanté de cet excès de corruption, se vit forcé de chasser lui-même son père et de demander qu’il fût de nouveau exilé de France.

C’est alors que le misérable vieillard alla se réfugier dans une petite ville du comtat Venaissin ; mais là, à peine fut-il connu qu’il devint pour tous un objet d’horreur. Pour échapper au mépris et à la réprobation qui le poursuivaient, souvent il s’enfermait durant des mois entiers dans la vieille tour battue par les flots du Rhône : on croit même qu’il y mourut, et depuis lors les enfants de la contrée ne passent pas sans terreur près de l’enceinte maudite.

Mais déjà la tour avait fui loin de moi, Avignon avait disparu : encore quelques instants et j’allais toucher au rivage où j’étais attendue. Avant de saluer les vieux créneaux des châteaux rivaux de Beaucaire et de Tarascon, je veux encore, madame, vous tracer un souvenir qui touche au drame sanglant que nous venons de ranimer ensemble.

En 1829, en allant avec ma mère faire un voyage dans les Cévennes, nous passâmes à Gange. Nous occupions le coupé de la diligence, et je pouvais facilement causer avec le conducteur. C’était un homme du pays, je le questionnai sur le tragique événement dont Gange avait été le théâtre. En vain je sollicitai ses souvenirs : il ne savait rien de la tradition.

Mais au nom du marquis de Gange il me dit avec satisfaction : Oh ! je l’ai bien connu, le dernier marquis de ce nom ; il est mort il y a quelques années ; je le voyais toutes les semaines, j’étais son commissionnaire. Quoique tout-à-fait idiot, il était fin à l’endroit des bons morceaux. — Idiot, lui dis-je, l’héritier de la maison de Gange, idiot ? — Oui, mademoiselle, comme qui dirait un homme dans l’enfance ; il avait été toujours ainsi depuis qu’il était né. Ce n’est que pour apprécier une dinde truffée qu’il était pjein de ruse et de sagacité. — En vérité ? — À chaque voyage à Nîmes, je lui apportais un de ces gibiers, et je vous assure que j’avais bien de la peine à le satisfaire ; quand la dinde n’était pas assez grosse, les truffes assez parfumées, ce pauvre vieillard pleurait et s’arrachait les cheveux. Ma mère fit quelques réflexions tristes et morales sur cette étrange expiation ! Le dernier descendant de la famille de Gange frappé d’idiotisme et d’abrutissement !!!

Mais voici devant moi mes tours bien-aimées, les tours crénelées du vieux donjon de Tarascon ; leurs ombres carrées se reflètent dans le Rhône ; sur I’autre rivage, voilà Beaucaire ; voilà la colline couronnée de la chapelle bâtie par Saint-Louis ; voilà le pont féerique, le gracieux pont suspendu qui unit, comme une ceinture flottante, les deux villes ensemble ; voilà les vertes pelouses de Beaucaire ombragées par de vieux arbres ; là les marchands de tous les pays se donnent rendez-vous le temps de la foire. Que de belles soirées j’ai passées là quand j’étais jeune fille ! Je n’ai pu retenir mes larmes en revoyant ce rivage : c’est que les jours évanouis ne reviennent jamais, c’est que ceux que j’aimais ne sont plus ! La cloche du bateau venait de sonner, les voyageurs descendirent sur la grève. Je trouvai là des parents et des amis, je montai avec eux dans la carriole de campagne, conduite par d’agiles mulets qui agitaient leur collier de grelots. C’est ainsi que j’arrivai au village de Bellegarde.

Adieu, madame ; nous partons demain pour Nîmes, puis nous irons à Arles, à Marseille ; je voudrais passer tout I’automne dans ces belles contrées.

Gardez-moi un bon souvenir.

  1. Diane de Poitiers.
  2. Lettre de Christine de Suède à la marquise de Gange.
  3. Historique.