Deux mois à Lille par un professeur de musique/CHAPITRE VII

Imprimerie de Mme Bayart (p. 29-43).


CHAPITRE VII.

La Musique classique à Lille.


On cultive à Lille tous les genres de musique classique, depuis la modeste sonate jusqu’à la symphonie à grand orchestre. Comme interprètes de cette dernière spécialité, il convient de mentionner d’abord l’orchestre du Cercle du Nord, qui a déjà fait entendre avec succès plusieurs œuvres applaudies dans les concerts de Pasdeloup ; il faut citer ensuite, chose rare en province, les réunions privées qui se tiennent chez un amateur distingué, dans le but d’exécuter les symphonies des anciens maîtres, réunions qui comptent jusqu’à trente ou quarante musiciens sous la direction d’un pianiste compositeur bien connu.

Chaque année, pendant le Carême, des séances de quatuors, sorte de concerts spirituels, ont lieu dans la salle de l’Académie de musique. Je n’ai encore qu’entendu parler de ces auditions très suivies, paraît-il ; mais ce que je connais déjà du mérite individuel de M. P. Martin, premier violon, et de ses conjoints, ne me laisse aucun doute sur la valeur de l’ensemble.

Enfin, dans des maisons particulières on exécute aussi des quatuors et tous les genres possibles de compositions classiques : sonates, trios, quatuors pour quatre instruments à cordes ou pour piano, violon, alto ou violoncelle, quintettes, septuors (ceci est plus rare) et même des double-quatuors et des octuors. Ces réunions ont lieu avec ou sans le concours d’artistes : on trouve ici, pour les instruments à cordes, des amateurs qui ne sont pas à dédaigner, et dans les dames, des pianistes qui mènent rondement jusqu’à la fin la lecture à première vue d’un trio ou d’un quatuor.

Il n’est pas à ma connaissance que l’on joue à Lille les œuvres classiques pour instruments à vent écrites par les maîtres anciens et modernes ; toutefois, les ressources qui existent encore dans ce genre en permettent facilement l’exécution.

La question de la musique de chambre dans les salons paraît d’abord délicate à traiter : une séance publique est, par son caractère, accessible à toutes les critiques ; mais il est beaucoup plus épineux de porter le flambeau de l’investigation jusque dans un intérieur musical privé, régi tout naturellement par le double principe du chacun chez soi et chacun pour soi. Cependant, comme les faits que je vais énoncer se passent dans les maisons dont je m’honore d’être l’ami, j’espère, m’abstenant de toute personnalité, pouvoir arriver à traiter mon sujet sans froisser la susceptibilité de personne.

Ainsi que je le disais tout à l’heure, la musique est en honneur à Lille, elle y reçoit, à l’égal des autres connaissances humaines, un culte assidu, même de la part de ceux qui n’en font pas profession. Mais cette passion si vive, quand elle n’est pas réglée, tourne souvent au détriment du fini de l’art, en ce que beaucoup d’amateurs, forts de leur facilité de lecture, voient sans cesse du nouveau sans rien approfondir et ne gardent de l’œuvre déchiffrée que l’idée incomplète résultant d’une première exécution.

— « Nous sommes amateurs et nous faisons de la musique pour nous amuser, me répondait-on dernièrement à ce sujet.

— « Très bien, si vous faisiez comme chez certaines personnes où l’on ferme la porte à ceux qui ne jouent pas ; mais vous avez toute une galerie d’auditeurs…

— « Qui ont le droit de se retirer s’ils ne prennent pas de plaisir à la réunion.

— « Votre accueil est trop aimable pour qu’ils se permettent cette grossièreté : ils resteront jusqu’au bout ; mais le lendemain, il pourra bien arriver qu’on porte sur l’exécution de la veille des jugements mérités mais peu flatteurs pour votre amour-propre.

— « Des amateurs n’ont pas d’amour-propre.

— « Des amateurs, c’est possible ; mais vous associez des artistes à vos récréations musicales : par cette seule raison qu’ils sont artistes, ils doivent avoir l’amour-propre de la perfection. Croyez-vous qu’ils se contentent d’exécuter une seule fois ces mêmes œuvres que les grands maîtres comme Alard, Franchomme et autres ne veulent jouer en public qu’après de longues études partielles et simultanées ? »

La passion absolue de la musique de chambre, à l’exclusion de tout ce qui n’est pas classique, trouve ici de fervents adeptes. Pour eux, qu’est-ce que Rossini ? un petit cuistre italien qui a essayé de faire des quatuors, mais qui ne sera jamais rangé (cela est certain) dans les bons auteurs de musique de chambre. Jamais leur salon ne retentit d’une noble trio de Meyerbeer ; hors de la musique classique, point de salut.

J’assistais, il n’y a pas bien longtemps, chez des amis, à la lecture à première vue d’un quatuor pour instrument à cordes : l’allegro, l’andante et le minuetto réussirent tant bien que mal, et si l’on n’y goûta pas les nuances qui ne peuvent être données qu’à un morceau bien compris et bien su, du moins y eut-il ensemble et la note fut-elle faite ; mais ensuite arriva le scherzo : là, après un court sujet proposé par le violon, on devina instinctivement de loin l’approche de la fugue ; en effet, c’est bien elle. Mais bientôt, s’affranchissant des liens qui la retiennent, oubliant combien de dièzes sont écrits à la portée, elle cesse brusquement d’être tonale et se jette à corps perdu dans les modulations les plus imprévues et les plus ingrates pour l’oreille. Que font alors nos exécutants ? Le deuxième violon se perd dans la partie, sans rien comprendre à celles de ses voisins, et ne croit pas pouvoir mieux faire que de presser le mouvement ; le violoncelle régulateur de la mesure retarde par opposition, et le premier violon, qui sent que son second le serre de près et va bientôt lui marcher sur les talons, prend un galop précipité ; seul, l’alto plus aguerri cherche en vain à soutenir la retraite ; à chacune de ses entrées, son archet scie vigoureusement la corde, sa voix vibrante énumère tous les temps de la mesure, mais peine inutile, fuga fit cædes, sauve qui peut général, et après avoir bien couru, on s’arrête enfin, tous les fronts ruissellent, toutes les poitrines sont haletantes.

— « Monsieur, me demande tout ingénument la demoiselle de la maison, gracieuse jeune fille de quinze ans, est-ce que cette musique vous plaît ? Pour moi, elle ne m’amuse plus.

— « Ni moi non plus, assurément, Mademoiselle ; et j’ajouterai même que, le morceau serait-il convenablement su, il courrait encore la chance de nous ennuyer.

— « Quoi, Monsieur, dit la maman, pouvez-vous juger ainsi la musique classique, émettre de pareilles opinions en présence d’une enfant qui pourrait être votre élève ?

— « Je m’autorise bien vite, Madame, de l’épithète que vous venez de donner à mademoiselle votre fille, pour répéter une fois de plus que « la vérité sort de la bouche des enfants ». Puissiez-vous toujours, Mademoiselle, conserver la même franchise et exprimer toujours avec autant de sincérité l’effet que vous fait la musique que vous entendez !

— « Mais de mieux en mieux ! Croirait-on qu’un artiste, un professeur puisse tenir ce langage ? Le moment n’est pas opportun, mais je vous assigne demain pour deux heures. Des explications sont nécessaires.

— « Demain, à deux heures, comptez sur moi, Madame. »

À l’heure fixée, j’arrive, Madame est au salon, en compagnie du vaillant alto. Leurs fronts sont soucieux, leurs regards sombres : l’hérésie est en présence de l’orthodoxie.

— « Je crois, Madame, dis-je, que si vous êtes mon juge, Monsieur devra faire l’office de ministère public, et je ne vois pas le seul avocat qui aurait pu défendre ma cause.

— « L’avocat est à sa pension. Préparez bien vos arguments. Et tout d’abord, je trouve mal séant à un professeur de critiquer l’exécution d’un morceau que des amateurs lisent à première vue.

— « Permettez, Madame. Je sais bien que déchiffrer est synonyme de faire des fautes ou tout au moins de jouer l’œuvre sans nuances ou sans intelligence de son caractère ; mais je reconnais que ces messieurs ont exécuté le scherzo de leur mieux, et je vous rappelle mes propres expressions d’hier : j’ai dit que cette fugue serait-elle bien sue, elle m’ennuierait, et j’ajouterai : non seulement moi, mais encore d’autres.

— « Pourquoi ?

— « Parce qu’avant tout, j’ai le tort d’aimer la mélodie, qu’il ne faut pas songer à trouver dans la fugue, résultat d’un froid calcul. Inventée, selon toute apparence, pour suppléer au défaut d’inspiration mélodique, elle donne au compositeur qui l’a étudiée suffisamment les moyens de noircir beaucoup de papier sans être obligé de faire la dépense d’un chant.

— « Mais dans tout morceau, il y a au moins un chant principal.

— « Un chant, Madame ! Parle-t-on de chant, de mélodie dans une fugue ? Ce genre de composition tout pédantesque n’admet que le mot sujet ou contre-sujet. Prenez quelques notes au hasard que vous mettrez l’une au bout de l’autre ; cela suffit au musicien savant pour vous faire une fugue ; mais de chant point n’est question. Du reste, comme preuve, veuillez, Madame ou Monsieur, me citer le chant de votre scherzo d’hier.

— « Nous avouons que nous ne le pouvons ; mais peut-être y arriverions-nous avec le livre à la main.

— « Prenons donc le quatuor ; vous avez eu l’heureuse idée d’en acheter la partition, il sera facile, ayant toutes les parties simultanées sous les yeux, de faire l’analyse générale de l’œuvre. Nous trouvons tout d’abord un sujet ou demande, suivi tout naturellement d’une réponse ; la réponse est à la quarte, aussi assigne-t-elle la distance de quarte à toutes les imitations qui vont se produire dans le courant de la fugue. Quant au contre-sujet, nous trouvons…

— « Ah ! par exemple, en voilà du pédantesque !

— « Je vous attendais là, Madame. Récapitulons : vous n’avez pu trouver dans cette fugue la moindre idée mélodique ; vous ne pouvez y admirer la beauté des accords, car le morceau, par son mouvement rapide, n’est qu’un steeple-chase à quatre, et une partie ne s’arrête guère sur un accord que juste le temps nécessaire pour reprendre haleine. En résumé, il est très intéressant, très instructif pour l’harmoniste de promener son scalpel sur le corps de ce scherzo et de faire l’analyse anatomique de toutes ses parties. Mais pour des amateurs, bon Dieu ! pour des amateurs qui n’ont à chercher dans la musique qu’une récréation, qu’y a-t-il donc dans une fugue ? Un sujet d’étude, peut-être ? une occasion de s’exercer à faire de la musique d’ensemble difficile ? Mais alors, dans ce cas, la séance doit avoir lieu à huis-clos. Pourquoi essayer de jouer une telle œuvre en présence d’auditeurs ?

— « Mais parce que c’est de la musique classique.

— « Je m’attendais à cette réponse. Il existe à Paris et dans les grandes villes de France des sociétés d’artistes formées dans le seul but de faire entendre de la musique classique ; mais elles savent faire la différence existant entre la musique dite de chambre qui plaît à un public intelligent, et cette musique toute de science que j’appellerai musique d’école, car elle ne peut servir qu’à l’instruction des artistes et sera toujours pour la masse des amateurs un grimoire incompréhensible.

— « Comment osez-vous critiquer ainsi les œuvres des grands maîtres ?

— « Mais je ne critique nullement ; je ne fais qu’assigner à chaque genre de musique ses interprètes et ses auditeurs. Soyons classicophiles, soit, mais non classicomanes ; et c’est tomber dans ce défaut, à mon avis que de vouloir jouer quand même tout ce qui est classique, intelligible ou non. Que Beethoven dans son Op. 59 nous ait laissé l’exemple d’anticipations le plus surprenant peut-être qui existe, cela importe assez peu, je crois, à ces messieurs ; et cependant, voilà ce qu’il y a de plus saillant dans un allegro qui ne brille certes pas par les beautés mélodiques. Que, dans ce Minuetto in Canone de Mozart, le violoncelle, entrant sur la fondamentale de neuvième mineure, exécute à une mesure de différence en retard la partie du premier violon, et fasse néanmoins bonne basse contre lui, voilà une chose réellement curieuse à lire sur la partition ; mais qu’y a-t-il pour l’auditeur ? une phrase musicale assez pauvre exécutée par le premier violon et accompagnée d’une façon plus que bizarre. Je pourrais encore, Madame, vous citer un trio de…

— « Oh ! de grâce, assez de technologie. Vous n’aimez pas véritablement la musique.

— « Je n’aime pas celle qui ne représente rien. La musique au théâtre fait corps avec la parole pour peindre toutes les passions du cœur humain ; s’idéalisant davantage dans les œuvres classiques de chambre ou de symphonie, elle se présente à nous, ou plein de grâce naïve et de simplicité, ou de noblesse et de grandeur. Mais pour remplir ces différents buts, il lui faut avant tout la mélodie, le reste vient en seconde ligne. À quoi sert d’affubler du plus splendide vêtement harmonique une phrase plate et sans caractère ? À quoi ressemble donc un morceau où le chant ne domine pas ? à une riche confection recouvrant un mannequin à la devanture de la Ville de Paris ?

— « Oh ! ceci dépasse les bornes ! Quand donc ces grands maîtres qui sont vos modèles cesseront-ils d’être le point de mire de votre audacieuse critique ?

— « Madame, Haydn, Mozart et Beethoven sont nos maîtres à tous ; mais ces grands hommes ont dû à leur nature humaine d’avoir des défaillances qu’il est permis maintenant de signaler, car Voltaire le disait avec raison : « On doit des égards aux vivants et l’on ne doit aux morts que la vérité. » Ces défaillances tiennent à bien des causes. Je suis certain que Sainte-Cécile a su faire donner à cet illustre trio la meilleure place de toutes dans le paradis des musiciens ; eh bien ! supposons un instant que nous autres mortels puissions poser des questions aux habitants de l’éternel séjour ; ceci admis, je demande à Haydn : « — Maître, comment se fait-il qu’après avoir écrit des symphonies admirables, pleines de mélodie et de science tout à la fois, vous en ayez composé d’autres dans lesquelles on rencontre peu ou point de chant, et qui, à proprement parler, ne sont pas amusantes du tout ? — Mon petit ami, me répondrait le grand compositeur, vous l’avez facile à dire. Quand le prince Esterhazy me demandait de lui écrire une symphonie dans un très bref délai, vous admettez que je ne pouvais refuser à mon protecteur chez qui j’étais si bien. Je me mettais de suite à la besogne et m’occupais tout d’abord à trouver un sujet ; si j’étais bien disposé, la mélodie ne me faisait pas défaut, mais si quelque contrariété, quelque douleur, quelque accès de goutte me chagrinait, vous comprenez que la fraîcheur des idées devait s’en ressentir ; cependant il fallait obéir : je prenais le premier motif qui me venait, et comme vous le savez, on m’a reconnu un peu de facilité pour tourner, retourner et ramener une phrase ; j’arrivais en fin de compte à achever mon œuvre.

— Et chez vous, divin Mozart, pourquoi à côté de sonates charmantes, en trouve-t-on d’ennuyeuses par l’absence complète de la pensée mélodique ?

— Que vous êtes bon ! Quand mes créanciers venaient me réclamer le paiement de dettes depuis longtemps arriérées, je courais bien vite chez un éditeur, et je lui disais : « Combien me paierez-vous une sonate ? — Tant. » Aussitôt, je rentrais chez moi, je prenais la plume et cherchais à avoir fini au plus vite, afin de faire cesser ces récriminations importunes en leur remettant les quelques florins qui devaient rémunérer mon travail.

« Beethoven aussi a payé sa dette à la faiblesse humaine. Sourd et infirme avant l’âge, souffrant d’embarras financiers, il n’a pu maintenir toutes ses compositions au même degré de valeur ; la science profonde ne fait jamais défaut, mais il faut bien le dire, le feu de l’inspiration est quelquefois complètement éteint. C’est ainsi qu’il y a peu de temps, un des premiers violoncellistes de Lille et moi étudiions concurremment une sonate écrite par ce grand maître pour piano et violoncelle ; on dit que dans l’antiquité deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, mais du moins pouvaient-ils s’aimer et s’estimer, tandis que deux musiciens ayant bien leurs deux oreilles ne peuvent vraiment jouer la sonate dont je parle sans avoir horreur l’un de l’autre : toutes les duretés possibles, les rencontres les plus désagréables, les rythmes les plus contrariés et les plus bizarres sont accumulés dans cette œuvre étrange. Beethoven semble avoir voulu porter un défi aux musiciens. Si l’on ne savait quel est l’auteur, on croirait tout d’abord entendre un pêle-mêle de notes incohérentes et jetées au hasard sur le papier ; et pourtant, non, lisez, analysez, tout est bien dans les règles ; mais un élève d’harmonie qui présenterait des choses de ce genre à son professeur serait vertement blâmé de son peu de tact auditif et prié d’écrire à l’avenir plus convenablement.

— « C’est donc une nouvelle édition des Grands hommes en robe de chambre que vous nous donnez là ! Il ne manque plus que de nous faire assister à la préparation de leur pot-au-feu et à tous les détails domestiques de leur vie privée. Je serais curieuse, en vérité de savoir ce que le génie et l’inspiration en musique ont de commun avec ces petites mesquineries d’intérieur que vous nous dévoilez.

— « Madame, chez les grands musiciens comme chez les petits, l’inspiration dépend, plus que vous ne le pensez, des différentes conditions d’existence dans lesquelles ils se trouvent. Vous m’avez invité l’autre fois à venir respirer dans une soirée intime ce parfum d’aménité qui embaume votre agréable intérieur ; en même temps que votre lettre, j’en recevais une autre qui m’apprenait que mes parents et mes amis étaient toujours heureux et en bonne santé ; je me suis donc rendue chez vous l’esprit dégagé de toute préoccupation. À mon arrivée, je n’ai trouvé qu’un accueil cordial et des visages bienveillants ; vous m’avez prié d’improviser au piano : mon inspiration a pu fournir, si je me rappelle bien, une ouverture, une rêverie modérément mélancolique, un boléro et enfin une polka pour vous faire danser. Mais si, au sortir de chez moi, mon propriétaire m’avait durement réclamé un terme échu depuis longtemps, si j’avais rencontré sur mon chemin des créanciers me poursuivant de leurs menaces jusqu’à votre porte, si je n’avais vu dans votre salon que des envieux disposés d’avance à critiquer tout ce que j’aurais joué, croyez-vous que la source de la mélodie n’aurait pas été quelque peu obstruée ? Vous n’en doutez pas, je pense ! Eh bien ! c’est cependant pour obéir sans retard à un ordre autocratique, ou pour payer des dettes arriérées, ou même pour avoir un misérable morceau de pain, que les plus grands compositeurs ont dû souvent prendre la plume, et les productions résultant de cette inspiration forcée, contrariée, ne peuvent réellement exciter qu’un enthousiasme de commande chez les amateurs qui les exécutent ou les entendent jouer.

— « Je vois avec peine que vous chercheriez volontiers à détacher la jeunesse studieuse des beautés solides de la musique classique.

— « Nullement, Madame. Je crois qu’un professeur ne doit avoir d’autre volonté que celle des parents de ces élèves. Qu’il les bourre de classique, si tel est leur bon plaisir, mais aussi que sa conscience lui fasse un devoir de les renseigner sur la vraie route, quand ils paraissent ne pas la connaître, voilà mes idées à ce sujet. On fait apprendre la musique aux enfants un peu pour eux, pour leur agrément personnel, mais aussi pour autrui, car dès qu’ils sont en état de jouer un petit morceau, on se hâte de le faire entendre aux amis et connaissances. L’amateur est donc appelé comme l’artiste à avoir un public qui demande à être satisfait. Pour cela, choisissez un peu dans tous les styles ; prenez de la musique de chambre, mais n’en prenez que de l’intelligible ; faites aussi un choix dans les œuvres modernes de nos compositeurs fantaisistes…

— « Oui, dans ces compositions insipides qui prétendent reproduire le chant de l’hirondelle, la chute de la cascade, le bruit de la mer…

— « Retenez bien que je vous ai dit de choisir, de ne pas prendre au hasard. Et tenez, sans sortir de Lille, je vous citerai, en fait de musique imitative, « Sur mer », par M. Steinkühler, notre concitoyen : on ne saurait mieux rendre le clapotement de la vague contre les flancs du navire. Voilà une imitation de bon aloi, qui n’a rien d’outré et qui doit trouver sa place sur tous les pianos. En musique comme en littérature, notre époque a certainement vu éclore des œuvres creuses et insignifiantes, mais il y a des exceptions. Ne croyez-vous pas qu’une transcription d’opéra habilement faite, qu’un joli caprice d’Ascher ne sera pas mieux placé sous les doigts délicats d’une jeune fille qu’une vieille figure toute scholastique, toute radoteuse ?

« Tout pianiste doit aussi savoir faire danser. Cela n’est pas difficile : il ne faut qu’avoir une mesure bien carrée et un jeu ben marcato ; mais encore faut-il le pouvoir.

— « On a pour cela des ménétriers.

— « Pas toujours. Dans les réceptions intimes, la maîtresse de maison remplit souvent ce rôle ; elle aime avec raison être relayée dans cette corvée fatigante. Permettez-moi de vous citer à cet égard une petite anecdote. Je me trouvais, il n’y a pas longtemps, dans une petite ville renommée pour ces eaux thermales. Vous savez, Madame, la vie agréable qu’on mène aux eaux, à la condition de n’y être attiré que par une de ces bonnes petites maladies qui rendent simplement intéressant : le matin, la colonne des baigneurs est réunie pour déjeuner à la table d’hôte, colonie de gens de tout âge, de toute condition, plus ou moins souffrant ; chacun s’informe avec intérêt à ses voisins de l’état de leur santé, du degré d’acuité de leurs douleurs et de l’effet produit par le bain ou la douche prise au point du jour ; puis on convient de l’emploi qu’on fera de la journée. Des affiches ornées de gravures placardées aux murs de la salle indiquent les sites les plus pittoresques des environs ; on choisit un but ; les bons marcheurs saisissent le traditionnel bâton du touriste, on loue des calèches pour les invalides, et quelques ânes pour le plus grand amusement des dames et de la jeunesse. Que de culbutes ! que d’éclats de rire ! Un jour même, une de ces entêtées montures entraîna et bien malgré elle sa cavalière dans un cabaret rempli de buveurs. Voyez-vous les gens se levant précipitamment, le verre à la main, et ne sachant où se réfugier pour éviter les ruades d’Aliboron. Mais enfin, on arrive à destination ; on s’assied sur le gazon de la clairière, on y joue aux petits jeux innocents, des ravitailleurs de bonne volonté vont chercher du laitage et des fruits à la ferme voisine, les gens posés et rassis s’enfoncent dans le bois pour pêcher les truites et les écrevisses qui abondent dans le ruisseau ; souvent un amateur de trompe de chasse fait retentir les échos de la feuillée ; puis on revient tout gaîment, à petit pas, en causant, pour l’heure du dîner.

« Nous comptions parmi nous un certain nombre de musiciennes ; aussi, le repas fini, on organisait dans le salon un concert qu’on faisait suivre d’un bal auquel prenait part tout le personnel ingambe de la colonie. Rien de plus agréable que ces soirées intimes qui réunissent tous les âges et où ne règne d’autre étiquette que la simple politesse. Malheureusement un nuage venait assombrir le tableau : Parmi nos virtuoses se trouvait une demoiselle qui interprétait avec succès la sonate et le rêveur Chopin, mais qui n’entendait goutte à la musique de danse ; confondant les temps faibles avec les temps forts, changeant à chaque instant de mouvement, elle jetait le désarroi parmi les danseurs ; aussi les mines s’allongeaient-elles quand on la voyait se mettre au piano. On en était même arrivé au point de ne plus voir approcher qu’avec terreur le moment du bal, et des jeunes gens exaspérés parlaient de renoncer à la danse pour aller s’asseoir à la table de jeu avec les goutteux et les paralytiques, quand l’un de nous émit l’ingénieuse idée d’engager à l’avance Mademoiselle X à danser pour toute la soirée. À peine un quadrille était-il terminé que vite trois ou quatre danseurs se précipitaient pour obtenir la mazurka ou la polka suivante, et c’était réellement plaisir de voir l’enchantement peint sur les traits de la bonne mère par la recherche assidue dont sa fille était l’objet. Les choses durèrent ainsi pendant plusieurs jours, nous étions tous dans le ravissement ; mais je ne sais par quelle indiscrétion la supercherie fut découverte, et les deux dames, confuses et humiliées, se firent servir dans leur appartement et ne reparurent plus au salon.

« J’en resterai là pour aujourd’hui, Madame. Tout ce que je pourrais ajouter reviendrait à dire que la musique, selon moi, doit être pour l’amateur une récréation à la fois utile et agréable…

— « Chut !… j’entends ma fille qui rentre… Parlez d’autres choses.

— « Respectez ses oreilles, me dit gravement l’alto taciturne.

— « Quelle déception pour moi qui me flattais de vous convertir ! »

— « Non possumus. »

Les amateurs de musique classique à Lille peuvent être divisés en deux camps bien distincts : d’abord, les admirateurs exclusifs de la musique ancienne, qui, après avoir été jadis les valeureux champions de l’art en sont aujourd’hui les vétérans émérites ; puis les partisans de la musique moderne. Parlez-leur de Beethoven et des compositeurs les plus récents, tels que Fesca, Mayseder, Onslow, Mendelsohn ou de Reissiger. Mais de Boccherini ? « C’est une vieille perruque ! » et Mozart ? « Je vous avoue que je le trouve creux », me disait dernièrement un des plus solides amateurs de cette ville. Et Haydn ? « Vieillot, démodé » : et Pleyel, Kozeluch, Rasetti, si souvent aimables ? « Vieilleries, vieilleries ! »

Il serait fastidieux de suivre les musiciens dans la passion qu’ils ont pour tel auteur préférablement à tout autre. C’est ainsi que certains amateurs exprimeront pour R. Schumann l’enthousiasme le plus ardent, le plus exclusif, et consacreront tous leurs loisirs à l’interprétation de cette nébuleuse musique qui s’explique souvent par l’état d’aliénation mentale de l’auteur.

On goûte peu ici les compositeurs pour la chambre actuellement existants. Et cependant, quoi de plus charmant que la musique de Félicien David, aussi descriptive que la peinture. Quoi de plus clair que les trios, quatuors, et quintettes d’Ad. Blanc ? Je ne sache pas qu’on connaisse à Lille les dernières œuvres classiques de M. Fétis : ce n’est pas qu’elles soient remarquables par leur mélodie, mais on me paraît dans certains cercles tenir assez peu à cette qualité pour accorder au moins de l’estime aux savantes compositions du musicien le plus érudit de notre époque.