Deux mois à Lille par un professeur de musique/CHAPITRE III

Imprimerie de Mme Bayart (p. 11-15).


CHAPITRE III.

La Musique au Théâtre.


La scène du Grand-Théâtre est tenue actuellement par des artistes d’un mérite peu commun en province ; mais les conserverons-nous longtemps ? De brillantes propositions, paraît-il, leur arrivent de tous côtés, et M. Aubert, notre vaillant Roland, ne se laissera-t-il pas entraîner dans les défilés lointains d’un Roncevaux théâtral, où il peut être sûr de moissonner les lauriers du héros qu’il représente, sans à voir à craindre sa fin prématurée ?

Les chanteurs nous conduisent naturellement à parler de leurs satellites les choristes, qui pèchent à Lille comme dans la plupart des autres villes ; on paie trop peu ces aspirants artistes, et celui ou celle qui se sent un peu de voix vise à parvenir par le travail à chanter les premiers rôles et ne reste généralement pas dans les chœurs.

J’ai entendu, c’est cependant l’exception, critiquer vivement l’orchestre et lui refuser même la mesure, cette première qualité de tout ensemble musical. Voici franchement l’opinion que me dicte ma position indépendante : si l’Orchestre du Grand-Théâtre ne vaut pas celui du Grand-Opéra de Paris, il renferme du moins un certain nombre d’exécutants qui n’y seraient nullement déplacés, et l’on peut en toute sûreté aller voir jouer une œuvre sérieuse sur la première scène lilloise ; l’auditeur le plus difficile pourra garder de l’exécution un souvenir très honorable pour les chanteurs, pour l’orchestre et son chef expérimenté, et enfin pour la direction qui dans la mise en scène, fait preuve de goût et d’intelligence.

Il m’arrive souvent, quand j’ai à faire un voyage d’une certaine durée, de prendre les premières jusqu’au prochain changement de train, là de passer dans les troisièmes et enfin de terminer mon voyage en secondes, cela dans le seul but d’observer la différence d’habitudes, de langage, et de recueillir les opinions variées de chaque classe de la société sur le premier sujet venu que je propose à mes compagnons de voyage.

Cette manie, car on m’a déjà prévenu que c’en était une, je l’emporte au théâtre, et j’aime assez, quand je vois jouer un opéra, recueillir un peu à droite et à gauche l’opinion de chacun. C’est ainsi que j’ai entendu dans la classe éclairée des appréciations pleines de tact et de finesse, de même que dans les sphères aériennes du paradis des réflexions marquées au coin de l’intelligence m’ont prouvé l’existence du bon sens musical jusque dans la classe ouvrière.

Mais à toute médaille il y a un revers. J’assistais ces jours derniers à la représentation d’un opéra pour lequel je professe, à mon faible sens, une grande estime ; installé dans un fauteuil d’orchestre, j’avais deux voisins fort aimables, et avant que la représentation fût commencée, il s’était établi entre nous une conversation assez suivie qui m’avait appris que mes interlocuteurs n’étaient pas musiciens, et n’avaient d’autres connaissance de l’art que celle acquise par la fréquentation assidue du théâtre.

J’avais entendu à Paris des gens qui font autorité en musique exprimer sur cette œuvre l’appréciation la plus favorable ; aussi l’on peut juger de ma stupéfaction en entendant dire que le premier acte était détestable et l’ouverture décousue. Cependant, revenu un peu à moi, j’essayai de défendre l’ouvrage, mais ce fut en vain, et je saluai mes voisins, me promettant d’être entièrement de leur avis, quand ils auraient su trouver quel fil il fallait pour recoudre l’étoffe.

De l’orchestre, je passai dans une loge dont les premières places étaient occupées par deux dames ayant pour cavalier un monsieur endormi profondément dans l’ombre du fond et qui ouvrit un œil pour me regarder entrer, mais le referma bien vite dès que j’eus pris place à côté de lui. Les charmants détails dont le deuxième acte est rempli pouvaient me faire croire que mon voisin ne fermait les yeux que pour mieux les entendre, et le silence des deux dames pouvait s’interpréter par l’intérêt que leur inspirait la pièce ; quand l’une d’elles, rompant cette placidité que je prenais pour de l’attention soutenue, dit à sa voisine : « Mme X a une bien jolie robe. — Oui, répondit l’autre dame, c’est une robe qui durera tout l’abonnement. » Cependant l’acte tirait à sa fin, le rideau se baissa, le musicien dormait toujours, et les dames continuant, en fait d’impressions musicales, à se communiquer leurs réflexions sur les toilettes, je quittai ma loge et me dirigeai vers le parterre, afin d’y entendre le reste de l’opéra.

Là, je liai connaissance avec des amateurs intrépides, habitant la banlieue, mais ne manquant aucune représentation, quelque temps qu’il fît. De mes trois nouveaux voisins, un seul avait la parole et était religieusement écouté par ses compatriotes. Selon lui, il y avait dans leur orphéon de *** des chanteurs qui avaient bien autrement de voix que les artistes de la scène. « Et notre fanfare, monsieur, si vous l’entendiez enlever un pas-redoublé ? »

— Cependant, dis-je modestement, il me semble que le baryton ne va pas trop mal, et que l’orchestre joue assez en mesure.

— Ah ! monsieur, soit dit sans vous offenser, on voit bien que vous n’êtes pas musicien ; je ne veux pas me faire regarder pour cela comme un grand artiste, mais j’aime la musique, je la protège et j’apporte avec bien du plaisir mon concours à nos deux Sociétés philharmoniques.

Là-dessus arriva le final, couvert dans toute la salle par de chaleureux applaudissements auxquels mon bon voisin, malgré sa critique, donna un puissant concours, agissant ainsi avec autant de générosité qu’à l’égard des musiques de son pays. Mais, pardonnez-moi les écarts de mon imagination ! je ne sais pourquoi je me présentai le Mécène de *** ou mouchant complaisamment les chandelles à la répétition, ou servant de pupitre en tenant la partie devant l’exécutant, ou bien portant la grosse caisse sur son dos dans les promenades militaires de la fanfare.

Le théâtre des Variétés a, lui aussi, son importance dans un cadre plus modeste. Je ne puis trop en parler, n’y ayant assisté jusqu’à présent qu’à un petit nombre de représentations.

J’y ai revu avec plaisir Mme Daynes-Grassot, qui faisait il y a quelques années les délices d’une scène secondaire de province. On se disait alors : « Nous ne la conserverons pas, son rare talent l’appelle dans une grande ville. » C’est ce qui est arrivé. Mme Daynes, chanteuse agréable, comédienne intelligente, réussissant dans tous les genres, est de ces artistes qui peuvent se demander : « Quo non ascendam ? » car le dernier mot n’est pas dit sur elle.

Je terminerai ce chapitre en signalant l’ennui qui résulte pour le public dans les deux théâtres de n’entendre l’orchestre que quand il y a opéra ; un maigre quatuor est une bien pauvre introduction à une représentation dramatique ; une belle ouverture exécutée pour ouvrir la séance coûterait un peu de travail à l’orchestre du Grand-Théâtre, et celui des Variétés, moins nombreux, a cependant encore quelques ressources qui ne sont pas à dédaigner. Je ne veux pas oublier son chef, M. Daynes, dont j’ai apprécié ailleurs qu’ici la modestie et l’habilité. »