Deux guerres
Crowell (p. 87).
Deux guerres
La chrétienté a été récemment la scène de deux guerres. L’une est maintenant terminée, tandis que l’autre continue encore ; mais pendant un moment ils étaient menées simultanément, et le contraste qu’ils présentent est très frappant.
La première - la guerre hispano-américaine – était une vieille guerre, vaine, insensée et cruelle, inopportune, obsolète et barbare, qui cherchait en tuant un groupe de gens à résoudre la question de comment et par qui un autre groupe de gens devait être gouverné.[1]
L’autre, qui se poursuit encore, et prendra seulement fin quand toutes les guerres cesseront, est une guerre nouvelle, de renoncement à soi-même, et sainte, qui a été déclarée il y a longtemps (comme Victor Hugo le disait à l’un des congrès) par la section – chrétienne – la meilleure et la plus avancée de l’humanité contre l’autre, la section sauvage et grossière. Cette guerre a été menée récemment avec une vigueur et un succès particuliers par une poignée de chrétiens – les doukhobors.
J’ai reçu l’autre jour une lettre d’un gentleman du Colorado – Jesse Godwin – qui me demandais de lui envoyer « … quelques mots ou réflexions représentatifs de mon sentiment concernant la noble tâche de la nation américaine, et l’héroïsme de ses soldats et ses marins. » Ce gentleman, avec une écrasante majorité des américains, se sent parfaitement convaincu que le travail des américains – le meurtre de plusieurs milliers d’hommes presque non-armés (car, en comparaison avec les équipements des américains les espagnols étaient presque sans arme) – est sans nul doute une « noble tâche » ; il considère la majorité de ceux qui, après avoir tués un grand nombre de leurs semblables, sont restés sains et saufs, et se sont assurés une place avantageuse, comme des héros.
La guerre hispano-américaine – en excluant de la description les atrocités commises par les espagnols à Cuba, qui lui ont servies de prétexte – ressemble beaucoup à ceci : Un vieil homme infirme et puéril, élevé dans les traditions d’un faux honneur, défi, pour le règlement d’un malentendu, un jeune homme en pleine possession de ses forces à un match de boxe. Le jeune homme, qui, d’après ses antécédents et les sentiments qu’il professe doit être infiniment au-dessus d’un tel règlement de la question, accepte le défi. Armé d’une massue il se jette sur le vieil homme infirme et gamin, lui casse les dents, lui brise les côtes, et raconte ensuite avec enthousiasme ses grands exploits à un vaste public de jeunes hommes comme lui, qui se réjouissent et félicitent le héros qui a ainsi estropié le vieil homme.
Telle est la nature de la première guerre, qui retient l’attention du monde chrétien en entier. De l’autre, personne ne parle ; à peine si quelqu’un la connait.
Cette deuxième guerre peut se décrire comme suit : Les gens de toutes les nations sont trompés par leurs dirigeants, qui leur disent, « Vous, qui êtes gouvernés par nous, êtes en danger d’être conquis par d’autres nations ; nous veillons sur votre bien-être et votre sécurité et, en conséquence, nous vous demandons quelques millions de roubles annuellement – le fruit de votre travail – pour que nous l’utilisions à acquérir des armes, canons, poudres et bateaux pour votre défense ; nous demandons également que vous-mêmes entriez dans les institutions que nous avons organisées, où vous deviendrez les particules insensées d’une énorme machine – l’armée – qui sera sous notre contrôle absolu. En entrant dans cette armée, vous cesserez d’être des hommes avec des volontés qui sont les vôtres ; vous ferez seulement ce que nous vous demandons. Et ce que nous voulons par-dessus tout, c’est d’exercer le pouvoir ; le moyen par lequel nous dominons est le meurtre, par conséquent, nous vous apprendrons à assassiner. »
Malgré l’absurdité évidente de l’affirmation que les gens sont en danger d’être attaqués par les gouvernements des autres états, qui affirment à leur tour– en dépit de tout leur désir de paix – qu’ils se trouvent exactement devant le même danger ; malgré l’humiliation de cet esclavage auquel les hommes s’assujettissent eux-mêmes en entrant dans l’armée ; malgré la cruauté du travail auquel ils sont appelés, — ils [impassibles et nonchalants] se soumettent néanmoins à cette fraude, donnent leur argent afin qu’il soit utilisé pour leur propre subjugation, et eux-mêmes contribuent à en asservir d’autres.
Mais voilà maintenant des gens qui disent : « Ce que vous nous dites à propos du danger qui nous menace, et à propos de votre soucis pour nous en protéger, est une fraude. Tous les états nous assurent qu’ils désirent la paix, et pourtant au même moment tous s’arment contre les autres. En outre, selon cette loi que vous reconnaissez vous-mêmes, tous les hommes sont frères, et il ne fait aucune différence qu’on appartienne à cet état-ci ou à celui-là ; par conséquent, l’idée que nous soyons attaqués par d’autres nations, avec laquelle vous essayez de nous faire peur, n’a aucune terreur pour nous : nous la considérons comme un sujet sans importance. La chose essentielle, cependant, est que la loi que Dieu nous a donnée, et qui est reconnue même par vous qui nous demandez de participer au meurtre, interdit clairement, non seulement de tuer, mais aussi toute espèce de violence. En conséquence, nous ne pouvons pas, et ne prendrons pas part à vos préparatifs de meurtre, nous ne donnerons pas d’argent dans ce but, et nous n’assisterons pas aux réunions que vous organisez afin de pervertir les esprits et les consciences des hommes, et de les transformer en des instruments de violence, obéissants à n’importe quel homme mauvais qui peut décider de les utiliser.
Cela constitue la seconde guerre. Elle a été menée depuis longtemps par les meilleurs hommes du monde contre les représentants de la force brute, et s’est enflammée dernièrement avec une intensité particulière entre les doukhobors et le gouvernement russe. La gouvernement russe a utilisé toutes les armes qu’il avait en son pouvoir – mesures policières pour procéder à des arrestations, interdiction aux gens de se déplacer d’un endroit à l’autre, prohibition de toute relation des uns avec les autres, interception de lettres, espionnage, défense de publier dans les journaux des informations sur tout ce qui concerne les doukhobors, calomnies imprimées dans les journaux à leur sujet, soudoiement, flagellation, emprisonnement, et ruine des familles.
Les doukhobors ont pour leur part employer leur seule arme religieuse, c’est-à-dire, l’intelligence douce et la patience dans la fermeté ; et ils disent : « On ne doit pas obéir aux hommes mais à Dieu Par conséquent, peu importe ce que vous nous faites, nous ne pouvons pas vous obéir, et nous ne le ferons pas. »
Les hommes font l’éloge des héros de la guerre sauvage hispano-américaine, qui, dans leur désir de se distinguer à la face du monde, et de gagner une rétribution et une renommée, ont assassiné un grand nombre d’hommes, ou sont morts pendant qu’ils étaient occupés à tuer leurs semblables. Mais personne ne parle des héros de la guerre contre la guerre, ou même ne les connait, qui – ni vus, ni entendus – sont morts et meurent actuellement sous la verge, dans des cellules infectes de prison, ou dans un douloureux exile, et qui, néanmoins, tiennent résolument à la bonté et à la vérité jusqu’à leur dernier souffle.
J’ai connu des douzaines de ces martyrs qui sont déjà morts, et des centaines d’autres qui, éparpillés partout dans le monde subissent encore le martyre pour la vérité.
J’ai connu Drozhin, un paysan enseignant qui a été torturé à mort dans un bataillon pénal ; j’en ai connu un autre, Izumtchenko (un ami de Drozhin), qui, après avoir été gardé dans un bataillon pénal pendant un certain temps a été banni à l’autre bout du monde. J’ai connu Olkhovikof, un paysan qui a refusé le service militaire, et a été conséquemment envoyé dans un bataillon pénal, et qui ensuite, alors qu’il était à bord d’un navire qui le transportait en exil, a converti Serada, le soldat qui l’avait sous sa garde. Serada, comprenant ce que Olkhovikof lui disait quant à la criminalité du service militaire, est allé chez ses supérieurs et leur a dit, comme les anciens martyrs ; « Je ne souhaite pas être parmi les tortionnaires ; laissez moi rejoindre les martyrs. » Ils ont immédiatement commencé à le torturer, l’ont envoyé à un bataillon pénal, puis exilé dans la province de Yakutsk. J’ai connu des douzaines de doukhobors, dont plusieurs sont morts ou sont devenus aveugles, et n’ont cependant pas consentis aux demandes qui sont contraires à la loi divine.
L’autre jour, j’ai lu une lettre d’un jeune doukhobor, qui avait été envoyé seul dans un régiment basé à Samarcande. Encore les mêmes demandes de la part des officiers, la même persuasion de la part de l’aumônier, les mêmes menaces et les mêmes sollicitation, et toujours la même réponse simple et irrésistible : « Je ne peux pas faire ce qui est opposé à ma croyance en Dieu. »
« Alors nous allons te torturer à mort. »
« C’est votre métier. Faites votre travail et je vais faire le mien. »
Ce jeune de vingt ans, qui est abandonné de tous, dans un endroit étrange, entouré d’hommes qui lui sont hostiles, parmi les riches, les puissants et les instruits qui concentrent toutes leur énergies sur la tâche de l’amener à se soumettre, ne se soumet pas, mais continue de persévérer dans son action héroïque.
Les hommes disent : « Ces victimes sont inutiles ; ces gens périssent, mais le cours de la vie restera le même. » C’est, je crois, exactement ce qui a été dit à propos du sacrifice du Christ, ainsi que de tous les autres martyrs de la vérité. Les hommes d’aujourd’hui, particulièrement les gens instruits, sont devenus si grossiers que, suivant leur grossièreté, ils sont même incapables de comprendre la signification et les effets de la force spirituelle. Un obus avec 250 livres de dynamites, tirée dans une foule d’hommes vivants – cela ils le comprennent et le reconnaissent comme une force ; mais la pensée, la vérité qui a été pratiquée et réalisée dans la vie, même jusqu’au martyre, qui est maintenant devenu accessible à des millions de personnes – cela n’est pas une force, selon leur conception, parce que ça ne fait aucun bruit, et qu’on ne peut pas voir des os cassés et des marres de sangs. Les hommes instruits (c’est certes leur apprentissage à eux qui est mal orienté) utilisent tout le pouvoir de l’érudition pour démontrer que l’humanité vit comme un troupeau de bétail, que l’homme n’est guidé que par des considérations économiques, et que son intellect ne lui est donné que pour s’amuser. Mais les gouvernements savent bien ce qui mène le monde, conséquemment – guidé par l’instinct de conservation – ils sont principalement préoccupés de la manifestation des forces spirituelles, forces sur lesquelles dépendent leur existence ou leur chute.
C’est précisément la raison pourquoi toutes les énergies du gouvernement Russe ont été, et continuent d’être mises en œuvre pour rendre les doukhobors inoffensifs, les isoler, et les bannir hors de leur frontière.
Cependant, en dépit de tous ces efforts, la lutte des doukhobors a ouvert les yeux de millions de personnes.
Je connais des centaines de militaires, jeunes et vieux, qui, à cause de la persécution des aimable et travaillants doukhobors ont commencés à avoir des doutes quant à la légalité de leur occupation. Je connais des personnes qui, pour la première fois, ont commencé à méditer sur la vie et la signification du Christianisme seulement après avoir vu ou entendu parler de la vie de ces gens, et des persécutions auxquels ils ont été soumis.
Le gouvernement qui tyrannise des millions de personnes sait cela, et il sent qu’il a été frappé en plein cœur.
Telle est la nature de la seconde guerre qui est actuellement menée à notre époque, et voilà ses conséquences. Ce n’est pas seulement pour le gouvernement russe que ces conséquences sont importantes ; tous les gouvernements basés sur la violence et soutenus par des armées sont atteints de la même manière par cette arme. Le Christ a dit : « J’ai vaincu le monde. » En effet, Il a vaincu le monde, si seulement les hommes apprenaient à croire à la force de cette arme qu’Il a donné.
Cette arme est l’obéissance de chaque homme à sa propre raison et sa propre conscience. En vérité, cela est si simple, si indubitable, et lie tous les hommes. « Vous voulez faire de moi un participant au meurtre ; vous me demandez de l’argent pour préparer des armes ; et vous voulez que je prenne part à l’assemblée organisée des meurtriers, » dit l’homme raisonnable – celui qui n’a ni vendu ni obscurci sa conscience. « Je professe cette loi – la même que celle qui est aussi professée par vous – qui a interdit il y a longtemps non seulement le meurtre, mais également toute hostilité, et par conséquent je ne peux pas vous obéir. »
C’est seulement par ce simple moyen, et uniquement par ce moyen, que le monde est vaincu.
Novembre 1898.
- ↑ Guerre qui a eu lieu en 1898 entre les États-Unis et l’Espagne, en rapport avec le statut de colonies qu’avaient Cuba, les Philippines, Porto Rico et l’île de Guam. L’article de Tolstoï se situe après la guerre, mais avant le traité qui y mit fin officiellement, la même année. NDT.