Deux et deux font cinq/La Vraie Maîtresse légitime

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LA VRAIE MAÎTRESSE LÉGITIME


Sur un éclat de rire approbateur de son mari (ou de son amant ? j’ignorais encore), la jeune femme reprit, avec une assurance non dénuée de culot, le récit de leur aventure :

— D’abord, moi, quand j’étais jeune fille, il y a une phrase qui revenait souvent dans la conversation des personnes graves et qui m’intriguait beaucoup. Les personnes graves répétaient à mi-voix et avec des petits airs pudiques et idiots : « On ne doit jamais se conduire avec sa femme comme on se conduit avec sa maîtresse. » Dans mon vif désir de m’instruire, je m’informais : « Comment se conduit-on avec sa femme ? Comment se conduit-on avec sa maîtresse ? » Et il fallait voir la tête ahurie des bonnes femmes ! Au fond, je crois qu’elles n’avaient, sur ce sujet, que des notions très superficielles. Alors, elles me faisaient des réponses flasques et mucilagineuses : « Eh bien ! mon enfant, voici : les messieurs tiennent, devant leurs maîtresses, des propos qu’ils ne doivent pas tenir devant leur femme… Les messieurs vont avec leurs maîtresses dans des endroits où ils ne doivent pas amener leur femme », etc., etc… J’avais beaucoup de peine à me payer de ces raisons, et un jour je faillis flanquer une attaque d’apoplexie à une grosse dame pudibonde, en lui demandant froidement : « Est-ce que les messieurs embrassent leurs maîtresses d’une certaine façon qu’ils ne doivent pas employer avec leur femme ? » À part moi, je me disais confidentiellement : « Toi, ma petite amie, quand tu seras mariée, tu prieras ton mari de te traiter en femme légitime d’abord, et puis ensuite en maîtresse », me réservant, bien entendu, de choisir le mode de traitement qui conviendrait le mieux à mon tempérament.

— Vous parliez, approuvai-je chaudement, en femme libre et débarrassée de tout préjugé mondain.

— Oh ! vous savez, les préjugés mondains ! étant toute petite, je m’asseyais déjà dessus.

— Mais continuez, je vous prie, madame, le récit de ce qui vous advint par la suite.

— Malgré ma détestable réputation dans le monde, je me mariai tout de même et j’épousai Fernand, ce mauvais sujet-là. N’est-ce pas, Fernand, que tu es un mauvais sujet ?

— Détestable, mon petit rat, et combien répréhensible ! Quand je rentre en moi-même, je prends des bottes d’égoutier.

— Et moi, trois épaisseurs de scaphandre.

Quelques baisers s’échangèrent alors, pour démontrer que ce dégoût (évidemment joué) de leur moi n’était pas mutuel. Et la jeune femme poursuivit :

— Vous vous imaginez peut-être qu’une fois mariée, le monde allait nous ficher la paix avec les différents procédés qu’on emploie à l’égard des maîtresses et des légitimes ? Ah ben, ouiche ! Au contraire, cela ne fit que redoubler. On aurait juré que mes parents et ceux de Fernand s’étaient donné le mot pour nous raser de leurs jérémiades bourgeoises. À les entendre, on ne pouvait s’embrasser un peu qu’après avoir poussé le verrou de sûreté. Heureusement que Fernand et moi, nous ne sommes pas des types à nous laisser racler les côtelettes longtemps et impunément.

— Racler les côtelettes ?

— Oui, raser… quoi ! Nous nous rebiffâmes avec une sombre énergie et une peu commune trivialité d’expressions. Un jour, dans un grand dîner, chez les parents de Fernand, je me lève au dessert et je vais embrasser mon petit mari. Tête de ma belle-mère ! Alors, moi, devant tout le monde : « Vous avez donc peur que la police ne vienne fermer votre boîte ! » Il faut vous dire que le père de Fernand est président du tribunal civil de B… Et tout le temps comme ça ! Mais le pire, et ce qui nous a tout à fait fâchés avec nos familles respectives, c’est la blague que nous fîmes, l’été dernier, à nos deux vénérables familles… Quand j’y pense, j’en suis encore malade !

— Je ne demande qu’à gagner votre maladie ?

— Oh ! vous allez voir, ça n’est pas bien méchant… à raconter… Mais quand on a vu la tête des gens !… Nous avions loué à Hennequeville un délicieux petit pavillon normand, couvert de chaume.

Chaume, sweet, chaume !

— Très drôle, chaume, sweet, chaume ! Un pavillon normand que Fernand eut l’idée baroque de baptiser Bombay Cottage.

Mes parents vinrent passer une quinzaine chez nous, et les parents de Fernand une autre quinzaine. Ils étaient enchantés de notre installation : Bombay Cottage par ci, Bombay Cottage par là ! Or, ce ne fut qu’à la fin de la saison qu’ils s’aperçurent du déplorable et charmant calembour, appellation de notre home : Bombay Cottagebon bécotage ! Ces pauvres gens, du coup, se crurent déshonorés, rompirent définitivement, et nous coupèrent les vivres ou, tout au moins, ce qu’ils purent nous en couper. Alors, que fîmes-nous, Fernand et moi ?… Ça, si vous le devinez, vous serez un rude malin !

— Je ne suis pas un rude malin.

— Eh bien, purement et simplement, Fernand et moi, nous demandâmes le divorce et nous l’obtînmes ! De sorte que nous ne sommes plus mari et femme, mais amant et maîtresse… Alors, personne n’a plus rien à nous dire. Nous rigolons comme des vieilles baleines, et pas plus tard que la semaine dernière, nous nous sommes fait fiche à la porte de trois hôtels de Cannes. Ohé ! ohé !

— Et comptez-vous quelquefois vous remarier ?

— Oh ! pas avant qu’on soit devenu des vieux types ridicules ! Pas, mon petit Fernand ?

Et Fernand, secouant la cendre de sa pipe, acquiesça.