Deux et deux font cinq/L’Oiseuse Correspondance
Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Oiseuse Correspondance.
L’OISEUSE CORRESPONDANCE
Du flot montant de ma quotidienne correspondance, j’écume les suivantes communications tendant à démontrer que le record de la candeur est plus imbattable qu’on ne saurait croire.
J’ai adopté, pour la reproduction des susdites, la manière monomorphe, afin d’épargner quelque fatigue au lecteur surmené. (Depuis longtemps, j’ai remarqué que la semaine de Pâques surmène le lecteur plus qu’il ne convient.)
Première lettre :
» Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l’un de vos prochains articles ?
» Voici :
» Il s’agit d’un jeune commis israélite, nommé Caen, qui entre dans la maison Duseigneur (confection en tous genres).
» Il fait l’affaire du patron qui l’associe, et de la fille du patron qu’il épouse.
» Aussitôt, il devient gros comme le bras de M. Caen-Duseigneur.
» Dieu bénit leur union, et une petite fille arrive qu’on dénomme Rachel.
» Et, alors, cette petite fille s’appelle Rachel Caen-Duseigneur.
» Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d’en faire un de ces petits chefs-d’œuvre dont vous êtes coutumier.
» Agréez, etc.
Deuxième lettre :
» Permettrez-vous à deux de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l’un de vos prochains articles ?
» Voici :
» Il s’agit de deux messieurs qui voyagent sur le rapide de Paris au Havre : un petit monsieur malingre et menu, un gros individu robuste et corpulent.
» Pour tuer le temps, le gros individu robuste et corpulent pose des devinettes au petit monsieur malingre et menu.
» Malgré mille efforts, ce dernier n’arrive pas, et finalement :
» — Voyons, fait-il timidement, mettez-moi sur la voie.
» Le gros individu ne fait ni une, ni deux, et, prenant au pied de la lettre la proposition du petit monsieur, il le jette par la portière, sur les rails, brutalement.
» Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d’en faire un de ces petits chefs-d’œuvre dont vous êtes coutumier.
» Agréez, etc.
Troisième lettre :
» Permettrez-vous à un de vos nombreux lecteurs et admirateurs de vous fournir un sujet pour l’un de vos prochains articles ?
» Voici :
» Il s’agit de deux jeunes gens qui arrivent au café.
» Ils commandent deux verres de chartreuse.
» — De la jaune ou de la verte ? demande le garçon.
» — De la violette ! répond froidement l’un des jeunes gens.
» — De la violette ! s’effare le garçon. Mais il n’y a pas de chartreuse violette !
» — Eh bien ! et la chartreuse de Parme, donc ?
» Le garçon arbore une tête qui montre combien embryonnaire son stendhalisme !
» Vous le voyez, cher monsieur, ce thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d’en faire un de ces petits chefs-d’œuvre dont vous êtes coutumier.
» Agréez, etc.
» de chic à Got. »
Quatrième lettre :
» Permettrez-vous à une de vos nombreuses lectrices et admiratrices de vous fournir un sujet pour l’un de vos prochains articles ?
» Voici :
» Il s’agit d’un jeune homme dont les trois seuls vrais frissons dans la vie consistent :
» 1o En une invétérée passion pour sa bonne amie qu’on appelle Tonton ;
» 2o En un culte fervent pour l’œuvre de M. Taine dont il possède, au meilleur de sa bibliothèque, tous les ouvrages ;
» 3o En un attachement presque maternel pour un jeune thon qu’il élève dans un aquarium avec des soins touchants.
» Or, un jour, ce jeune homme est forcé de s’absenter pendant quelques semaines pour (… trop long).
» Quand il revient, un de ses amis l’attend à la gare, avec des yeux de funérailles.
» — Mon pauvre vieux, dit cet homme triste, tu vas trouver ta maison bien vide…
» — Pourquoi donc ?
» — Gustave a profité de ton absence pour s’introduire chez toi et t’enlever Tonton, ton Taine et ton thon.
» Vous le voyez, cher monsieur, le thème est un peu mince, mais avec votre esprit et votre fantaisie, vous ne pouvez manquer d’en faire un de ces petits chefs-d’œuvre dont vous êtes coutumier.
» Agréez, etc.
- » Une gardeuse de hannetons. »
Je passe sous silence, entre autres correspondances, une lettre roulant entièrement sur les localités de la banlieue de Paris, et dans laquelle on se demande, non sans angoisses, ce que les bougies valent. « D’ailleurs, ajoute mon correspondant, est-on bien fixé sur la question de savoir si Levallois paierait… » Charmant, n’est-ce pas ?
Dans un autre ordre d’idées, j’ai également reçu une lettre de M. Pierre Louÿs, un jeune littérateur de beaucoup de talent, qui veut bien m’informer du brevet qu’il vient de prendre pour se garantir la propriété de sa nouvelle invention, le Tabac sans fumée.
La chose vaut la peine qu’on en reparle.
J’y reviendrai, comme dit Sarcey, dans une de mes prochaines causeries.