Deux et deux font cinq/Artistes

Deux et deux font cinq (2+2=5)Paul Ollendorff. (p. 254-259).

ARTISTES


Ce soir-là, je rentrai tard (ou tôt, si vous aimez mieux, car déjà pointait l’aurore).

Je m’apprêtais à exécuter la légère opération de serrurerie qui permet à chacun de pénétrer chez soi, quand, de l’escalier, me descendirent des voix :

— C’est très embêtant !… Il est à peine quatre heures : il nous faudra attendre deux heures avant qu’un serrurier ne soit ouvert.

— Pourquoi perds-tu la clef, aussi, espèce de serin ?

Accablé sous le reproche, l’espèce de serin ne répondit point.

Les interlocuteurs descendaient et je les aperçus : deux jeunes gens sur la face desquels s’étendait un voile de lassitude inexprimable et dont les cheveux un peu longs figuraient une broussaille pas très bien tenue.

Je suis l’obligeance même :

— Messieurs, m’inclinai-je, je vois ce dont il s’agit. Voulez-vous me permettre de vous offrir l’hospitalité jusqu’à la venue du grand jour ?

Consentirent les jeunes gens.

Je les introduisis dans mon petit salon rose et vert pomme, orgueil de mon logis, et m’enquis s’ils souhaitaient se désaltérer.

Ils voulaient bien.

Je débouchai une bouteille de cette excellente bière de Nuremberg que les barons de Tucher se font une allégresse de m’offrir, et nous causâmes.

Les jeunes hommes — je l’aurais gagé — se trouvaient être des artistes : un poète, un peintre.

Voici les termes du poète :

— Je suis du groupe néo-agoniaque, dont la séparation avec l’école râleuse fit tant de tapage l’hiver dernier.

— Mes souvenirs ne sont pas précis à cet égard, répondis-je courtoisement. Vous êtes nombreux dans le groupe néo-agoniaque ?

— Moi d’abord, puis un petit jeune homme de Bruges. Et encore le petit jeune homme de Bruges décrit maintenant une arabesque d’évolution qui le disside de moi, sensiblement.

— Alors, vous ne vous battrez pas dans votre groupe. Et, dites-moi — excusez ma crasse ignorance — quelles sont les doctrines du groupe néo-agoniaque dissident de l’école râleuse ?

— Voici : il n’y a pas à se le dissimuler, notre pauvre dix-neuvième siècle tire à sa fin. Il râle, il agonise. Sa littérature doit donc consister en un râle, un rauque râle à peine perceptible.

— Alors, vos vers ?

— Sont de rauques râles à peine perceptibles.

— C’est parfait ! Vous publiez où ?

— Nulle part ! Ma littérature se cabre à être traduite typographiquement par le brutal blanc et noir. Je ne publierai ma poésie qu’au jour où existera une revue composée, au moyen de caractères éculés, sur du papier mauve clair, avec de l’encre héliotrope pâle.

— Diable ! vous risquez d’attendre encore quelque temps !

— Toutes les heures viennent !

Une objection me vint que je ne sus point garder pour moi.

— Mais si la littérature d’un fin de siècle doit être gâteuse, agoniaque et râlante, alors, dans cinq ans, en 1901, vous devrez, dans les revues littéraires et les livres, pousser des vagissements inarticulés ?

Pour toute réponse, le néo-agoniaque déboucha une deuxième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg.

Ce fut au tour du peintre :

— Moi, je fais de la peinture furtivo-momentiste.

— De la peinture ?

Furtivo-momentiste… j’évoque sur la toile la furtive impression du moment qui passe.

— Ça doit être intéressant, cette machine-là.

— Pas le moins du monde ! Le moment qui passe passe si vite, qu’il est tout de suite tombé dans le gouffre du passé.

— Peignez l’avenir, alors.

— Pas plus intéressant ! L’avenir est séparé du présent par rien du tout, puisque le mot que je vais dire est déjà dit.

— Comme l’a chanté ce vieux Boileau, notre maître à tous :

Le moment où je parle est déjà loin de nous.

Cet alexandrin de Boileau jeta comme un froid, duquel profita une troisième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg pour se faire déboucher par le furtivo-momentiste.

Cependant, la grande ville s’éveillait. On entendait s’ouvrir, claquant fort, la devanture des fruitiers, et déjà les actifs serruriers s’apprêtaient à leur tâche du jour.

Le néo-agoniaque en ramena bientôt un, et sur la gracieuse invitation de ces messieurs, je pénétrai dans leur domicile, non sans m’être loti de trois autres bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg. (Il est des matins où l’homme le plus sobre assécherait des citernes.)

Dans le logis de ces messieurs, le confortable était remplacé par une poussière copieuse et probablement invétérée.

Des hardes, d’un ton plutôt pisseux, gisaient sur les meubles les moins faits pour les recueillir.

Sur une table, traînait tout ce qu’il faut pour ne pas écrire.

Dans un autre coin, se trouvait assemblé l’attirail nécessaire pour ne pas peindre ; de vieilles toiles informément ébauchées, des palettes dont la sécheresse semblait dater de la Renaissance, des brosses qu’on aurait juré sorties de chez Dusser, des tubes d’où s’étaient évadés, sans espoir de retour, les riches cobalts et les lumineux cadmiums…

— C’est là votre atelier ? fis-je au peintre.

— Mon atelier ? Quel atelier ?

— Eh bien, là où vous travaillez, parbleu !

— Là où je travaille, moi ? Mais est-ce que je travaille, moi ? Est-ce qu’un sincère furtivo-momentiste peut travailler ?… Dans le temps, oui, j’ai travaillé… Le matin, je me mettais à peindre une bonne femme… j’allais déjeuner… je revenais… Eh bien, ça n’y était plus… En une heure, devenu vieux jeu, ridicule, périmé ! Alors, j’ai renoncé à peindre.

Et pour marquer son inexprimable lassitude le furtivo-momentiste déboucha la cinquième bouteille de mon excellente bière de Nuremberg. (J’ai oublié de faire mention de la quatrième : je serai reconnaissant au lecteur de me pardonner ce petit oubli.)

Sur la cheminée de ces messieurs s’étalait la photographie d’un jeune homme chevelu portant cette dédicace : « À Loys Job’ Har. »

— Loys Job’ Har, c’est moi, fit le poète.

— Tous mes compliments ! C’est un fort joli nom. Vous êtes d’origine chaldéenne, sans doute ?

— Pas du tout… La vérité m’oblige à vous avouer que mon vrai nom est Louis Jobard. J’ai cru pouvoir prendre sur moi de l’esthétiser légèrement.

— Vos aïeux ont dû tressaillir en leur sépulcre.

— Qu’ils tressaillent à leur aise ! Quand ils auront bien tressailli, ils ne tressailliront plus.

À mon tour, je me nommai.

Une très visible moue vint aux lèvres de Job’ Har.

— Votre nom ne m’est point ignoré ; mais je n’ai rien lu de vous… Cependant, dans les crèmeries où nous passions, j’ai parfois entendu des gens de basse culture intellectuelle qui s’éjouissaient de vos facéties.

Je n’eus l’air de rien, mais je me sentis abominablement vexé.

Et sur les six bouteilles de mon excellente bière de Nuremberg, j’en regrettai quatre, sincèrement.