Deux courts récits

Traduction par H. Aymé-Martin.
La Nouvelle RevueTome 117 (p. 193-203).


DEUX COURTS RÉCITS




LE FOLLET DANS LA GLACE

(Fable pour Marie).




i

Il y avait une fois à Milan, à deux pas de la galerie de Cristoforis, une vieille dame, richissime et fort laide, la comtesse X. qui adorait recevoir du monde ; et comme elle avait un excellent cuisinier, jamais le monde ne lui manquait. Son salon contenait un soir onze visites : une jeune veuve, une dame anglaise, un conseiller à la Cour, un gros général, un lieutenant de génie fluet, un maître de musique à crinière et un poète pelé célèbres tous deux, plus quatre jeunes dandys très affairés à ne rien faire.

La conversation ayant roulé sur le parallèle éternel entre la vanité masculine et la vanité féminine, la majorité fut d’avis que le sexe fort était le plus vaniteux ; mais quand pour en donner un exemple, la maîtresse de la maison déclara que pas un homme si vieux et sérieux fut-il, n’était capable de passer devant un miroir sans contempler au moins à la dérobée sa séduisante image, nos hommes célèbres, le conseiller, le gros général protestèrent que c’était faux et que la vanité masculine se manifestait de toute autre façon. Deux légers éclats de rire aussitôt trillèrent dans l’air. Chacun crut que la veuve avait ri, et la veuve, de son côté, crut que c’était l’anglaise. Mais point : celui qui avait ri n’était autre qu’un de ces lutins familiers qui tournent autour de nous pour nous suggérer des mensonges et des péchés d’amour-propre. L’entretien expira là, car minuit venait de sonner. Les deux dames se levèrent et la maîtresse de la maison, fort aimablement, invita toute la compagnie à dîner pour le lendemain à six heures.

Le lendemain qui était une agréable et chaude journée d’avril, nos gens chacun de leur côté, se rendirent à l’invitation, les dames en voiture et les messieurs à pied. Le conseiller et le général demeuraient rue Alexandre Manzoni, les autres habitaient, qui rue du Mont, qui rue St-André, qui Gros-Faubourg, qui Faubourg-Neuf. Bref, chacun d’eux prit par la galerie de Cristoforis, et bien que tous y passassent entre six heures moins le quart et six heures le hasard voulut qu’aucun d’eux ne fut accompagné. Tu sais que la galerie de Cristoforis forme deux passages à angle droit et qu’au coin se trouve un miroir que l’on rase quand on débouche d’un passage dans l’autre, en face de la brasserie Trinck. L’esprit malin se blottit derrière ce miroir et attendit nos invités pour leur jouer un de ses tours diaboliques. Le général passe le premier, se regarde dans la glace du coin de l’œil, et découvre, avec épouvante, une tache d’encre sur sa joue gauche. C’était six heures moins cinq, il n’avait pas le temps de retourner chez lui. Le général hâte le pas, son mouchoir sur sa figure, et à peine est-il entré dans l’antichambre de la comtesse qu’il demande au domestique une serviette avec un peu d’eau. Le domestique l’introduit dans une chambre à coucher et s’apprête à remplir la cuvette quand on sonne de nouveau à la porte. C’est le conseiller qui arrive le mouchoir sur la joue gauche et s’écrie : — Vite, je vous prie, une serviette et de l’eau. Le domestique le conduit dans une autre chambre à coucher et lui donne de quoi se laver. On sonne : voici le lieutenant qui, la main au visage, s’exclame : — C’est ennuyeux, j’ai des gants qui déteignent ; avez-vous de l’eau ? — Le domestique, ahuri, le mène dans une troisième chambre à coucher. Quatrième coup de sonnette ; c’est le professeur de musique qui dit brusquement : — De l’eau ! indique-moi une chambre. — Monsieur — répond le garçon d’un ton sec, — il y a déjà trois messieurs en train de se laver dans trois chambres, et il ne reste plus que la chambre de la comtesse de libre. Si vous voulez, je vous apporte ici une serviette et de l’eau. — Apporte — réplique le maître. Le garçon part, revient avec une serviette et de l’eau. Le professeur se frotte la figure, puis regarde si la serviette est sale, et comme la serviette est immaculée, il frotte puis regarde et refrotte comme un désespéré. Autre coup de sonnette. C’est l’illustre poète, qui, voyant que son ami se nettoie, s’écrie : — Bravo. J’ai besoin de me débarbouiller, moi aussi. Suis-je propre ? demande l’autre en présentant sa face. — Parfaitement — Le maître, satisfait, entre chez la comtesse où il trouve le général et les autres dames. Puis ce sont tour à tour trois des jeunes gommeux qui sonnent et chacun d’eux demande du savon, une serviette et de l’eau. Le domestique se contient à grand peine pour ne pas rire et ne sait où donner de la tête. Il n’a plus de serviettes et court chez la lingère lui en demander ; la lingère s’emporte ; cependant, on sonne à la porte et personne n’ouvre ; la comtesse sonne, à son tour pour qu’on aille ouvrir, elle sonne une seconde fois et personne ne bouge ; elle sort et appelle ses gens. Alors le quatrième fashionable — qui attendait sur son seuil, persuadé lui aussi d’avoir de l’encre au visage — en entendant la voix de la comtesse qu’il craint de rencontrer dans le vestibule, mouille son mouchoir de salive, et une fois sûr que personne ne lui a vu faire cette malpropreté, se frotte la joue gauche de toutes ses forces, comme les autres. Enfin tous les invités sont réunis au salon, et la comtesse, qui, entre temps, a eu vent de quelque chose par le domestique, dit en souriant : Qu’avez-vous donc à la joue, mon cher général, pour être si rouge ? — Aussitôt, les autres messieurs qui croient également avoir la joue rouge, portent instinctivement la main au visage ; la comtesse rit, un des jeunes gens rit, puis un second, un troisième suivent, et tout le monde éclate. La glace étant rompue, la comtesse raconte la chose aux deux dames et toutes veulent savoir le pourquoi de cette épidémie extraordinaire.

— En ce qui me concerne — répondit le poète — il faut croire que la duchesse Y., une amie d’enfance, une vraie sœur pour moi, aura aujourd’hui avalé de la suie, car avant de venir chez vous, je suis allé la saluer à la gare, et elle m’a justement embrassé ici sur la joue gauche.

— Moi, par contre — dit le conseiller à la cour — je crois que c’est la teinture du ministre B. qui m’aura sali. Ce dernier est aujourd’hui à Milan et m’a fait appeler pour une affaire de la plus haute importance. Nous sommes de vieux amis, et lui, en plaisantant m’a pris une joue entre le médius et l’index. Comme il se teint, il est tout naturel qu’il eût les doigts sales.

— Quant à moi — dit le lieutenant qui avait oublié l’histoire des gants qui déteignent — j’ai promis une aquarelle à Sarah Bernhardt, et comme le temps presse, j’ai dû l’achever. Je me serai sans doute taché avec de l’encre de Chine.

— Je sortais de chez moi — dit à son tour, le professeur de musique — quand il m’est venu une idée pour le prélude de mon quatrième acte. Une véritable illumination savez-vous ? Je le dis parce que je n’ai aucun mérite à cela : les inspirations me viennent ainsi mystérieusement. J’ai couru à la maison pour jeter quatre mesures sur le papier, et certainement, dans la fougue de la composition, quelque pâté m’aura éclaboussé la figure.

— Voici — dit le général qui avait dépassé la soixantaine. Je fais tous les jours beaucoup de gymnastique. Aujourd’hui, à cinq heures, j’ai fait plusieurs rétablissements aux anneaux. Un des anneaux devait être sale et m’aura maculé le visage.

— Je ne sais comment pareille chose a pu m’arriver — dit un des jeunes dandys. — Aujourd’hui même il y a une demi-heure, je me suis savonné avec le Shetland-Soap, une nouveauté anglaise que j’ai fait venir de Londres et que peut-être personne ne connaît à Milan !

— Comment, comment ? — s’exclamèrent deux de ses collègues en dandysme. — Moi, je l’ai depuis hier ! — Moi, depuis avant hier !

— Alors — répliqua l’autre — la faute doit être au Shetland-Soap.

— Mais non — s’écria le quatrième, celui qui avait fait sa toilette sur le seuil de la porte — je l’ai employé moi aussi, et je ne crois pas être sale, regardez.

— Mais, messieurs — observa la comtesse — vous me dites tous : ce sera le savon, ce sera l’encre de Chine, ce sera ceci, ce sera cela. Je voudrais bien savoir, maintenant, comment vous avez fait pour découvrir ces taches sur vos figures et pourquoi vous ne les avez remarquées que dehors.

Il y eut un silence un peu long.

— Un ami — commença le poète, gêné… Mais au même instant, le général, résolu, répondit sans détour :

— À vrai dire. Pour ma part, je vous l’avoue, comtesse, je me suis regardé dans le miroir de la galerie de Cristoforis.

— Ah ! bien ! — Ah ! diable ! — Ah ! sapristi ! — s’écrièrent involontairement le maître de musique, le lieutenant et un des jeunes dandys.

— Ah ! ah ! — firent à leur tour les dames qui avaient deviné, et elles obligèrent nos trois amis à reconnaître qu’eux aussi s’étaient regardés dans la glace ; puis les dames et les quatre coupables confessés fondirent bruyamment sur les autres messieurs pour leur faire avouer, et sauf le poète qui s’obstina avec l’histoire de son ami, tout le monde allégua le miroir maudit de la galerie.

— Dites béni, messieurs — observa la comtesse en riant, car je vois que sans lui vous m’arriviez avec une lamentable figure.

— Ce n’est que trop vrai — répondit le général — demandez à Frédéric. Frédéric, le garçon, entra, à ce moment pour annoncer que le dîner était servi.

— N’est-il pas vrai, Frédéric — lui dit le général — que j’avais le visage dans un joli état ? Et les autres aussi, n’est-ce pas ?

— En vérité — répondit Frédéric — pour ce qui est de Monsieur le général, de Monsieur le conseiller et de Monsieur le lieutenant, je ne puis rien dire car ils avaient le visage couvert, mais quant aux autres messieurs, j’ai vu parfaitement qu’ils n’avaient rien.

Tous protestèrent, et le domestique tint bon, laissant même entendre que le général et le lieutenant se trouvaient dans le même cas.

— Comment, comment ? — s’exclama la comtesse ! — c’est de la magie ! Nous n’irons pas à table que nous n’ayons découvert ce mystère !

— La petite table, comtesse ! — dit la dame anglaise qui était spirite et se livrait souvent à des expériences en compagnie de la maîtresse de la maison — il faut interroger la petite table.

Ce qui fut dit fut fait. On apporta la petite table qui se mit aussitôt à tourner avec un craquement général comme si elle riait. Interrogée sur le comment et sur le pourquoi des fameuses taches elle fit cette judicieuse réponse :


Chaque miroir est ma demeure,
Les taches sont ma tromperie
Toutes les autres sont tromperies
De leurs seigneuries.

Le Follet de la Galerie.


Sans attendre la fin, ces Messieurs crièrent : — à table ! à table ! Vite ! Vite ! Des histoires ! Des blagues ! À table ! à table ! — Et entraînant avec eux les dames qui, comme des folles, riaient d’eux et surtout du poète, de sa duchesse et de son ami, ils se précipitèrent comme un ouragan dans la salle à manger.

ii

LA VISITE DE SA MAJESTÉ


Le 12 décembre 1873, S. A. R. le Prince Régent rentrait d’une partie de chasse vers deux heures de l’après-midi. Le comte B…, président du Conseil, l’attendait et eut aussitôt avec lui un entretien d’environ vingt minutes. À la suite de ce colloque, S. A. R. se rendit immédiatement dans les appartements de la Princesse Wilhelmine, son épouse. Les deux dames d’honneur qui assistaient leur auguste maîtresse, jugèrent, en voyant entrer S. A. R. en habit de chasse et l’air préoccupé que quelque chose de nouveau se passait, et se retirèrent. Alors le Prince demanda à sa femme si elle savait que le sénateur H. se trouvait à toute extrémité.

Certainement elle le savait : trois fois par jour, la cour envoyait prendre de ses nouvelles.

« Eh bien — dit le Prince — le comte B. veut que j’y aille. »

Le sénateur H. philosophe et historien de renom, était considéré comme une gloire nationale. Républicain farouche dans sa jeunesse, ennemi quasi personnel du Roi, il s’était par la suite, grâce à une vanité excessive, réconcilié avec la monarchie ; mais sans transiger sur ses opinions philosophiques et religieuses que la pieuse princesse Wilhelmine abhorrait.

« Naturellement, tu n’iras pas ! — répondit-elle. »

S. A. R. s’irrita fort et répliqua qu’Elle irait. Au fond, le Prince Régent aurait voulu ne pas y aller, et il s’était longtemps défendu contre son ministre. Il prisait peu la haute culture de H. ; son incrédulité bruyante lui répugnait, et les injures décochées contre le défunt roi, son auguste frère, étaient toujours restées gravées dans son cœur, même après la conversion du philosophe à la monarchie. Mais S. A. était faible et n’avait pas su résister au ministre quand celui-ci lui avait parlé d’un honneur à rendre à H. comme hommage à l’opinion publique et du danger qu’un refus pût être attribué à des menées cléricales. Car, chose inimaginable, cette visite, c’étaient les amis du moribond et ses partisans qui secrètement l’avaient demandée. Dépité d’avoir cédé, le Prince s’emportait à présent contre sa femme précisément parce qu’elle lui tenait le langage de sa conscience : alors qu’il était venu la voir dans une espérance contraire. Il se soulagea en déclarant que les femmes proposaient toujours des moyens fort aisés, mais que le cas était complexe, que le pardon des offenses était d’ailleurs un acte chrétien, et qu’une bonne épouse devait avoir un sentiment plus juste de la situation délicate et difficile où il se trouvait en présence de son ministre et de la nation. La Princesse riposta vivement et finit par dire que s’il s’était agi de ****, son écrivain favori, le Prince Régent n’aurait assurément pas bougé de chez lui.

« Celui-là est un honnête homme — répondit le Prince — Il y aura Dieu à son lit de mort. L’autre se contentera de moi ».

Et il ordonna à un aide de camp de faire dire aussitôt chez H. que S. A. R. y serait à quatre heures.

Dès qu’elle fut seule, la princesse Wilhelmine manda en hâte auprès d’elle un chanoine de la cathédrale qui était son aumônier privé, et son agent secret dans les affaires de conscience multiples où S. A. R. quelque peu tracassière en bien, suivant le mot de Chamfort, s’immisçait volontiers sans recourir au grand aumônier de la Cour. Elle voulut savoir par le chanoine si le clergé avait tenté ou se préparait à tenter quelque chose auprès de H. qui avait été croyant dans sa prime jeunesse et était notoirement lié d’amitié avec un évêque. Le chanoine répondit que la chancellerie épiscopale avait pratiqué quelque démarche, mais vainement. Eut-il été même dans de bonnes dispositions, qu’il aurait été impossible de parvenir jusqu’au moribond tant l’ennemi gardait bien l’antichambre. Cette résignation révolta la princesse qui fit observer qu’on peut circonvenir un millier de gardiens avec l’aide de Dieu, mais que ses ministres ne doivent pas se décourager. Alors le chanoine, piqué sans doute, et de l’air résolu de qui révèle un secret, confessa à S. A. que, à l’insu de l’Archevêque et de la Curie, un prêtre essayerait la nuit suivante de pénétrer auprès du malade, en se substituant à l’infirmière avec qui toutes les intelligences opportunes avaient été prises. — La Princesse battit des mains : c’était peut-être, lui-même, ce prêtre ? — Non, ce prêtre était un grand quémandeur d’aumônes que connaissait la Princesse, un saint homme, d’esprit borné, enthousiaste, inconsidéré, un de ceux qui voient des miracles partout et en attendent à tout moment. S. A. fut médiocrement satisfaite du choix, mais elle se tranquillisa quand elle apprit que de choix, il n’y en avait pas eu — le prêtre ayant déclaré lui-même à un ami qu’il voulait tenter le coup — et lorsque le chanoine eut fait remarquer à S. A. que l’instrument le plus imparfait peut être efficace dans la main de Dieu.

Chez H. la foule allait et venait comme dans le palais d’un prince déchu où se tiendrait un colossal encan. De fait, maints vaniteux avides de réputation par surcroît, et maints visages avides de réputation par nécessité, venaient en cueillir là quelques bribes à bon marché, se réclamant de l’amitié du grand homme, lequel, du reste, pour un ami qu’il comptait dans l’Épiscopat catholique en avait une légion dans la canaille laïque : tous amis, ceux-ci de sa jeunesse rebelle et qui à mesure que la célébrité de H. grandissait, s’étaient accrochés à ses basques au point que tout en désirant s’en défaire, il n’y avait jamais réussi.

Un état-major de ce monde là recruté parmi les bigots d’athéisme les plus violents et les plus fameux, avait installé son quartier général dans la chambre du malade et dans un salon attenant. Ils avaient relégué à part, presque de vive force, la timide famille du professeur, composée d’une sœur et de son mari, et ils s’étaient emparés de H. comme de leur bien. Ils avaient remplacé le médecin ministériel par un professeur radical, et avaient défendu de ne laisser entrer ni prêtres, ni frères, ni sœurs. Ils recevaient et ouvraient les dépêches, expédiaient aux journaux les bulletins de santé, faisaient allumer de grands feux dans la cheminée et se restauraient par de fréquentes rasades avec le porto, le marsala ou le cognac de la maison. L’un d’eux osa même fumer ; mais la majorité s’y opposa. Ils s’étaient si bien identifiés à leur illustre ami que quand quelqu’un demandait des nouvelles de celui-ci, ils répondaient toujours à la première personne du pluriel, disant : « Ce matin nous allons mieux, » « ce soir nous sommes plus mal, » jusqu’à ce que vint le moment de dire « nous sommes morts. »

H. avait une paralysie cérébrale, et ne conservait plus qu’une lueur de raison. Il donnait signe de vie seulement quand on lui disait que la cour et les grands Corps de l’État avaient envoyé prendre de ses nouvelles, qu’il était arrivé des télégrammes de personnalités importantes, que les journaux s’occupaient de sa maladie, en faisant des vœux pour sa guérison et en exprimant ceux du peuple tout entier. Alors le sénateur, d’un air hébété, bégayait : « Ah ! la Cour, » « Ah ! le Sénat, » « Ah ! la Chambre. » Il n’émettait pour les autres qu’un petit gémissement sourd. À la réception d’un article ou d’un messager, il n’y avait pas jusqu’à l’ami qui débouchait le cognac et à l’ami qui attisait le feu dans la cheminée qui ne se sentissent grandir en valeur et en majesté. Nombre de dames venaient aussi qui se disputaient l’honneur de donner à H. un morceau de glace en se toisant d’un œil dur et froid. Mais vers minuit, il ne restait plus dans la chambre du malade que sa vieille infirmière.

Les amis, par l’entremise de députés, avaient pesé sur le Président du Conseil pour obtenir l’Extrême-Onction du Prince-Régent, et comme on l’a vu, ils y avaient réussi. Un aide de camp vint l’après-midi informer la sœur et le beau-frère de H. que S. A. R. arriverait vers quatre heures. Les amis aussitôt firent part de la nouvelle au malade après un court préambule qui en effaça le lugubre sens. Mais cette signification, aussi bien, échappait à H. ; et seule, sa vanité moribonde se ranima à ce violent coup d’éperon. « Ah ! le Prince, » balbutia-t-il, et ses yeux s’éclairèrent.

S. A. R. en descendant de voiture chez H. se trouva nez-à-nez avec nos cinq amis, avant d’aviser le beau-frère et la sœur, et en parut fort choqué. Il monta rapidement l’escalier, et exprima le désir que la famille l’introduisit. La famille l’introduisit bien, mais derrière, d’autres personnes suivirent et la chambre s’emplit de monde. Le Prince s’approcha du lit, et se pencha sur le malade. À la brève excitation antérieure avait succédé un état comateux.

« Me reconnaissez-vous, mon cher sénateur ? — dit S. A. R. — c’est moi, Adalbert. Je suis venu vous remonter un peu. Vous avez tant travaillé pour votre gloire et pour celle de notre pays. Le peuple et moi, vous remercions. Nous souhaitons que vous vous rétablissiez et que vous travailliez encore. » — Le Prince se tut, incliné un moment vers le moribond, puis il se redressa et dit à voix basse : « Je crois qu’il n’a pas entendu. » La sœur de H. remercia S. A. en pleurant. Un des amis, solennellement et tout haut, s’écria : « La Nation se souviendra et aussi la postérité ». Le Prince n’eut pas l’air d’entendre et prit congé de la dame et de son mari en disant que si le malade pouvait arriver à le reconnaître, il retournerait. Lorsqu’à son départ, il traversa le salon, un individu mal accoutré, avec une barbe de fleuve, se mit à le haranguer. « Votre Altesse a accompli aujourd’hui un de ces actes… » Mais son Altesse, excédée de ce monde là, lui tourna le dos et sortit.

Le soir, les médecins opinèrent qu’il y avait du mieux et que probablement la nuit se passerait sans complication. Le Sénateur avait quelque peu recouvré ses esprits et l’usage de la parole. Vers neuf heures, il avait demandé aux docteurs d’une voix suffisamment claire si le Roi n’allait pas venir. Il avait exactement dit « le Roi ; » mais le fait de prendre un Régent pour un Roi, était fort excusable à ce moment de la vie où tous nous nous attachons beaucoup plus au fond qu’à l’apparence des choses.

Il lui fut répondu que le Prince… « le Roi ! le Roi ! ». Il voulait absolument un Roi à son lit de mort. On dut s’exécuter. On lui dit donc que le Roi était venu alors qu’il dormait et que S. A… « Sa Majesté » grommela le malade ; — parfaitement, que Sa Majesté avait promis de retourner sous peu. — À une heure du matin, le calme régnant partout, les membres de la famille allèrent se coucher. Les deux amis qui étaient de planton cette nuit là ne se couchèrent pas, mais s’endormirent dans les profondeurs moëlleuses de deux grands canapés près de la cheminée du salon. Ils avaient, pour mieux dormir, posé la lampe à terre, derrière un fauteuil.

L’infirmière assise auprès du lit, avança la tête pour regarder le malade. Doucement, doucement, elle se leva et l’observa de plus près. H. avait les yeux fermés, la respiration régulière. L’infirmière prit son châle gris, sortit, traversa le salon sur la pointe des pieds, disparut. Cinq minutes après, elle retourna, enveloppée encore dans le châle gris. Son pas était différent ; il était plus lent, plus allongé et pour ainsi dire plus grand : le pas, en somme, de quelqu’un de très circonspect et qui n’est pas sûr de lui-même. Elle heurta légèrement contre un guéridon et s’arrêta pendant quelques secondes. Les quatre jambes noires qui émergeaient des deux canapés vers la cheminée ne bougèrent pas et l’infirmière sans autre encombre, atteignit la chambre de son malade. Là, c’était plus obscur encore. Cachée par les courtines, une veilleuse brûlait entre les volets et les vitres. L’infirmière regarda à son entour un moment comme si elle ne reconnaissait pas le lit, observa le malade qui dormait toujours et sans quitter son châle se mit à prier fervemment, à voix rapide et basse.

Dix minutes après, le malade poussa un soupir. Alors la fausse infirmière se leva, et se penchant sur lui, l’appela, d’un élan étouffé : « Sénateur ! Sénateur ! » Celui-ci ouvrit des yeux troubles et tourna la tête dans la direction de la voix : « Une visite, Sénateur ! — Une visite ! » — « Sa Majesté ?  », bégaya le Sénateur, « Sa Majesté ? », et il essaya de lever la tête. — « Oui, oui, Sa Majesté ! » dit le petit prêtre, en prenant aussitôt l’accent de l’enthousiasme. Les yeux du Sénateur s’allumèrent.

« Le Roi ? le Roi ? » dit-il.

« Dieu ! » répondit le prêtre. Le châle gris lui glissa des épaules dans le geste qu’il fit pour tirer de sa poitrine un crucifix qu’il éleva les mains jointes en même temps qu’il redressait la tête emporté par son zèle imprudent. « Sa Majesté Divine, Dieu grand, Dieu miséricordieux qui vous ouvre les bras, qui vous appelle, qui m’envoie moi, son ministre… » Quand il avait dit « Dieu ! » les couvertures avaient bougé comme si l’agonisant était pris d’une convulsion. Lorsqu’il dit « son ministre » une voix, gutturale, étrange, peureuse, l’interrompit. Les couvertures cessèrent de remuer. Le prêtre, épouvanté, regarda H. Il était mort.

Le nom de Dieu l’avait frappé et tué en quelques secondes qui suffisent pour nous laisser ainsi qu’à la Princesse une pieuse espérance ; mais le chanoine ne saurait dire ce que le gauche et trop simple prêtre a été dans les mains de Dieu : un instrument de piété ou un instrument de colère et de justice.


A. FOGAZZARO,
traduit de l’italien par H. Aymé-Martin.