Deux cœurs dévoués/31
XXXI
Les adieux.
Toute la nuit se passa, à la lueur de la lampe d’albâtre, dans la chambre de la marquise qui, comme raffermie par les consolations de la religion, adressait à son mari, dans une grande liberté d’esprit, ses dernières recommandations, testament solennel et plus attendrissant que celui qu’elle avait écrit. Elle lui confia ses pauvres, les petits enfants de son asile, et lui fit promettre d’aller souvent les visiter, en s’occupant d’eux par lui-même ; elle lui dévoila, pendant ces heures suprêmes et silencieuses, les admirables secrets, les espérances de son cœur, qui était celui d’une sainte. Tous les domestiques, à genoux dans les appartements qui touchaient à sa chambre, priaient à voix basse, anxieux au moindre bruit, et jetant sur la femme de chambre, quand elle passait, des regards tout remplis de crainte douloureuse.
Les souffrances que la marquise endurait et qui faisaient parfois se crisper ses mains sur son lit, ne l’empêchaient pas de continuer à parler à son mari. Lui, les yeux fixés sur elle, tandis que de grosses larmes coulaient sans qu’il les essuyât, épiait de minute en minute, avec une poignante attention, les progrès que la mort faisait sur cette noble créature.
Le jour avait succédé à la nuit quand la porte s’ouvrit devant une jeune femme qui vint tomber à genoux devant le lit de Béatrice.
La marquise ouvrit les yeux, le rayonnement de l’amour maternel se peignit dans ses regards mourants !
« Ma Cora ! murmurait-elle d’une voix éteinte, ah ! que j’avais besoin de te voir ! »
Elle attira vers elle la tête adorée de sa fille, pressa contre ses lèvres ce front charmant, resta longtemps muette en la serrant contre son cœur ; puis ses mains s’en détachèrent, un soupir s’échappa de sa bouche, et son âme s’envola dans le dernier de ses baisers maternels ; cette tardive joie avait été trop forte, elle avait hâté sa fin. Béatrice retomba à jamais glacée sur son oreiller… et on n’entendit plus dans la chambre que les sanglots de deux cœurs désespérés.
Le même jour, presque à la même heure, Louise, malade depuis trois mois, avait fait rouler son lit jusqu’auprès de la fenêtre ouverte ; les premiers rayons du soleil, le parfum des fleurs, le chant des oiseaux arrivaient jusqu’à elle ; tout était vie et mouvement au dehors, tout était deuil et tristesse dans la petite ferme.
Pourtant Louise avait un sourire sur les lèvres, elle se tournait vers le ciel resplendissant, et une joie douce et nouvelle remplissait son cœur.
Elle aussi, elle avait reçu le sacrement de vie, le sacrement d’amour ; elle s’était préparée pour le grand voyage de l’éternité. Cette âme droite et pure n’en ressentait pas d’effroi ; elle se confiait paisiblement à Celui qui a dit :
« Heureux les pauvres ! heureux les simples ! »
Elle était pauvre, elle était humble ; elle s’en allait après avoir accompli sa modeste tâche, sans orgueil d’avoir fait le bien, sans amertume contre cette mort qui l’emportait au moment où la destinée lui souriait, où, après tant de misère et d’épreuves, elle connaissait enfin l’aisance et le repos.
Elle voyait le sort de ses enfants assuré, elle les avait tous rendus dignes d’elle ; tous, et surtout Louis, son fils adoptif, cette âme arrachée par elle à la douleur et peut-être au mal, cause de beaucoup de ses souffrances, mais aussi source de ses plus grandes joies.
Il pleurait à côté d’elle, et, jusqu’à son petit-fils, tous ses enfants demandaient sa guérison à Dieu.
« Mes enfants, leur dit-elle, le bon Dieu veut bien de moi maintenant ; il ne m’aurait pas prise quand vous étiez petits ; mais à présent, je n’ai plus rien à faire. Je puis mourir, vous êtes tous établis et heureux ; ne faut-il pas qu’un jour on s’en aille pour faire place aux jeunes ? Mes chers enfants, que j’ai tant aimés, je ne vous quitte pas sans regrets, mais je vous quitte sans crainte. L’un après l’autre vous viendrez, à votre heure, me rejoindre là-haut ; j’ai l’éternité pour vous attendre… et puis, je veillerai sur vous, je prierai mieux pour vous quand je serai dans le ciel, si toutefois le bon Dieu veut bien que j’y entre… Vous viendrez me voir de temps en temps au cimetière, et je vous entendrai ; j’irai vous écouter, je serai toujours là, invisible, mais présente… car je sais bien, moi, que le Seigneur ne peut pas séparer une mère qui est morte de ses enfants, sans cela son ciel ne semblerait pas enviable. »
Elle continua ainsi à leur adresser des paroles touchantes qui, en remuant encore plus tous ces pauvres cœurs, étaient déjà comme une consolation et un baume versé sur leurs regrets.
Elle baisa alternativement les fronts de ses filles et de ses fils et le crucifix de bois que pressaient ses mains pieuses. Louis, le plus tendre de tous, était aussi le plus accablé. En perdant sa mère, il perdait tout ; elle était le lien qui le rattachait à sa famille d’adoption : ce lien brisé, il croyait tout anéanti.
Elle lui parla longtemps à voix basse, en essuyant elle-même les larmes qui couvraient son visage, et lui recommanda Catherine, sa dernière fille.
« Elle a été ta sœur jusqu’à aujourd’hui et moi ta mère ; n’as-tu jamais songé, mon enfant, à ce que je devienne par elle ta mère tout à fait ? Elle est un peu plus âgée que toi ; mais c’est un brave cœur.
— Ma mère, dit Louis, nulle femme ne me conviendrait mieux que Catherine ; soyez en paix, si elle m’aime un peu, je la rendrai heureuse. »