Deux cœurs dévoués/22
XXII
Anxiétés de Louis.
Il passa l’Arc de triomphe, descendit les Champs-Élysées en regardant attentivement les plus belles maisons pour trouver celle de la marquise. Toutes ces maisons plus ou moins riches, plus ou moins sculptées lui semblaient à peu près pareilles. Il vit bien dans la rue de Rivoli de somptueux hôtels ; mais il avait déjà aperçu un palais dominant un immense jardin, dans lequel se pressait une foule élégante.
Certainement, c’était dans cette superbe maison que devait habiter sa noble bienfaitrice. Il entra dans le jardin, suivi de Moricaud, crotté jusqu’au museau. Un instant, Louis s’arrêta, honteux de se présenter si mal vêtu, avec un chien si sale devant la marquise ; il n’y avait pourtant pas de temps à perdre. Peut-être qu’en ce moment sa pauvre mère grelottait sans feu en mangeant son dernier morceau de pain, et maître François Lourdet se mécontentait de son absence ; car il ne lui avait accordé que jusqu’au jeudi, et on était déjà au vendredi.
Il alla donc tout droit à la grande porte, et s’adressant au soldat qui en gardait l’entrée :
« Mme la marquise ? demanda-t-il poliment en ôtant son chapeaux
— Quelle marquise ? dit le militaire en regardant avec étonnement le petit berger.
— Eh bien ! Mme la marquise qui demeure ici. Est-ce pas là son château ?
— Imbécile ! s’écria son interlocuteur en riant aux éclats ; mais ce sont les Tuileries, ici !
— Je ne sais pas, moi… ça se peut bien, balbutia l’enfant confus. Alors, où est-ce que je trouverai Mme la marquise de Méligny ? Indiquez-moi son château, s’il vous plaît.
— Je ne connais pas de marquise de Méligny, moi, mon petit, cherche ; tu ne sais donc pas son adresse ?
— Non. Je croyais que j’allais la retrouver tout de suite ; à Morancé, c’est bien facile à trouver son château : il n’y en a qu’un ; mais, à ce qu’il paraît, il y a beaucoup de châteaux à Paris.
— Tu me parais fameusement neuf, mon pauvre garçon, reprit le militaire en continuant à rire ; comment veux-tu trouver une dame à Paris sans savoir son adresse ?
— Oh ! mais celle-là n’est pas comme les autres : tout le monde la connaît en Touraine à dix lieues à la ronde.
— Je te réponds qu’on ne la connaît pas si bien ici. Est-elle riche, cette marquise ?
— Oh ! oui, elle est riche.
— Est-elle jeune ?
— Oh ! oui, et elle est bien belle, comme Notre-Dame.
— Alors, la meilleure manière de la trouver, c’est d’aller à la porte des théâtres ou des hôtels, comme les ambassades, ou même ici quand il se donne des bals. Tu la trouveras peut-être comme ça, Dieu aidant, au bout d’un mois… ou d’un an.
— Un an !… Mais qu’est-ce que c’est que les ambrassades et les théâtres ? Je sais bien un peu ce que c’est qu’un théâtre, et il y en a à la fête de Vierval ; mais l’autre chose ?
— L’autre chose, les ambrassades, comme tu dis, ce sont les maisons des ambassadeurs, c’est-à-dire les envoyés de tous les rois du monde, pour représenter leur pays.
— Oh ! je chercherai bien encore ailleurs ; un mois ! merci, s’il me fallait attendre un mois, je mourrais de faim, et ma mère aussi, ajouta-t-il tout bas. Est-ce donc bien grand cette ville-là, et y est-on donc si riche qu’on ne connaît pas Madame ? Tous les pauvres la connaissaient à Morancé.
— Écoute, lui dit le soldat ému à la vue du pauvre enfant accablé, si tu veux, je t’aiderai, je demanderai à toutes mes connaissances, à mon colonel même s’il connaît Mme de…
— Mme la marquise de Méligny, répondit Louis.
— Méligny, bien ; je vais écrire ce nom-là. Demain, si tu n’as pas trouvé ta dame, comme je suppose, reviens, je saurai peut-être quelque chose.
— Merci, répondit Louis ; je vous remercie bien. »
Il s’éloigna, suivi de Moricaud, acheta deux sous de pain dans la rue Saint-Honoré, le mangea avec son chien ; il n’avait plus que dix sous dans sa poche : trois jours encore, et il connaîtrait les horreurs de la faim !…
Il serra soigneusement ce qui restait de son pain et se mit à parcourir les rues, frappant aux plus belles maisons et demandant Mme de Méligny partout. Chaque fois qu’il apercevait une voiture traînée par de beaux chevaux, avec ses glaces levées parce qu’il faisait froid, il courait pour distinguer le visage des femmes qui s’y trouvaient ; il manqua plusieurs fois de se faire écraser et recommença cent fois, toujours sans succès.
Le soir, il vit s’illuminer tous les magasins et, en atteignant les boulevards, il contempla avec admiration cette longue ligne lumineuse qui s’étend depuis la place de la Concorde jusqu’à celle de la Bastille.
Ce naïf enfant, qui avait pris les Tuileries pour le château de la marquise, allait frapper aussi à la porte de l’Opéra, quand il vit écrit au-dessus : Académie impériale de musique. Il s’arrêta.
« Madame, sans doute, ne doit pas demeurer là ; c’est égal, je vais attendre : c’est peut-être cette belle maison que le sergent appelle un théâtre. »
Il s’assit sur une des marches, regardant descendre des voitures les belles dames en toilette de bal. Ses yeux, fascinés par tant d’éclat, ne pouvaient se détacher de ces ombres brillantes qui passaient rapidement devant lui ; Moricaud, couché aux pieds de son jeune maître, ne bougeait pas, et semblait admirer aussi. Quand tout le monde fut arrivé, Louis passa bien au moins deux heures à ne plus voir personne que les voitures vides et les cochers attendant leurs maîtres. Il allait se lever pour sortir de son engourdissement et se réchauffer en marchant, lorsque quelques personnes reparurent sous le péristyle ; il rouvrit ses yeux à demi fermés, la foule élégante s’écoula d’abord lentement, puis à flots pressés ; mille charmantes femmes apparurent ensemble, les carrosses s’avancèrent ; il y eut pendant un moment un brouhaha de voix, de chevaux, de cris, de rires, un éblouissement de lumières, de beautés et de toilettes ; puis tout rentra dans le silence ; le gaz s’éteignit, la rue devint déserte, et sur les marches de ce palais de la musique, il ne resta que l’humble enfant, qui s’y endormit d’un paisible sommeil.
Le jour naissait à peine quand il se réveilla ; il frotta ses yeux rougis par le froid, se leva tout debout, et, comme il avait faim, vint se rasseoir à la place où il avait passé la nuit pour manger le reste de son pain. Moricaud n’était pas non plus très-réchauffé ; il se frotta contre son petit maître, comme pour chercher un peu de chaleur. Le temps était sombre, un voile de brume semblait envelopper la ville ; il se mit en route, il erra tout le jour dans les détours inextricables de ces rues sans nombre ; il se perdit si bien qu’il ne put retrouver les Tuileries. Quand il les demanda, à la hauteur de la rue du Temple, on les lui indiqua comme on put ; à chaque rue, il redemandait sa route ; il arriva enfin : le sergent n’y était plus !
Le pauvre enfant commençait à perdre tout espoir ; il avait donné le matin ses derniers deux sous au boulanger ; il se demandait s’il était possible de trouver la marquise dans une si grande ville, et commençait à croire qu’en lui disant qu’il pouvait chercher un an, le soldat ne le trompait pas.
Cette nuit-là, il ne dormit pas un instant, et sans Moricaud, qu’il garda dans ses bras sur le banc de pierre où il était tombé accablé de lassitude et de chagrin, il eût couru grand risque de mourir de froid.
Le matin du troisième jour, il vint résolument se poster devant la porte des Tuileries, pensant que tôt ou tard le soldat viendrait ; d’ailleurs c’était sa dernière ressource.
Vers deux heures, il commença à tomber une pluie glacée, qui transperçait Louis en trempant ses minces vêtements. Le pâtre transi songeait à chercher un refuge sous une porte cochère, quand il reconnut le militaire qui lui avait déjà parlé.
« Tiens ! te voilà, mon petit, dit le brave homme à Louis, eh bien ! je me suis informé de ta marquise ; il s’est trouvé que c’est pas mon colonel qui la connaît ; ça m’a étonné, car il connaît fameusement du monde dans la haute volée ; cependant, il ne la connaît pas ; mais j’ai trouvé…
— Vous avez trouvé, vous savez son adresse ! s’écria Louis qui mourait d’impatience.
— Oh ! c’est une chose très-originale, va. Voilà comment j’ai trouvé : tu sais, on dit : Cherchez et vous trouverez ; moi, j’ai cherché, j’ai imaginé de demander à mon capitaine, à mon lieutenant, à mon sous-lieutenant s’ils ne connaissaient pas par hasard Mme de Méligny, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Personne n’en savait rien, et tu ne sais pas, voilà que j’ai découvert que Luce Dubreuil, un fusilier comme moi, pas plus, sait l’adresse de cette grande dame, parce qu’il a un frère dont le cousin est…
— Mais l’adresse, l’adresse…
— T’es bien impatient, mon petit… l’adresse… Qu’est-ce que je disais ? Dubreuil a été souvent chez cette dame, parce que son cousin est le maître d’hôtel de Mme de Méligny… et l’adresse… je l’ai écrite… Ah ! mon Dieu… où est-elle ?…
— Est-ce que vous l’avez perdue ?
— Oh ! je dois bien me rappeler… ça ne fait rien ; c’est rue de Grenelle Saint-Germain, ou… rue de Grenelle-Saint-Honoré… rue Saint-Guillaume, ou… diable ! je ne me souviens plus, c’est bien un nom de saint, mais je ne sais plus lequel.
— Alors, comment saurai-je ?
— Écoute, reviens demain à cette heure-ci, je te le dirai, pour sûr.
— J’aurais bien voulu la savoir aujourd’hui, répondit Louis avec des larmes plein les yeux.
— Je te la dirai demain, je te le promets, va, petit. »
L’enfant s’en alla chercher un refuge sur le banc de pierre où il avait déjà passé la nuit ; il grelottait sous la pluie qu’un vent glacial n’avait pas dissipée ; il ne lui restait plus de pain. Son estomac, vide depuis huit heures du matin, demandait en vain un aliment. Moricaud tournait vers son jeune maître des yeux suppliants.
« Je n’ai plus de pain, mon pauvre Moricaud, dit l’enfant en caressant la tête de son chien ; il faut dormir sans dîner. »
Il essaya de dormir, mais il ne le put pas ; il resta encore toute cette nuit-là, les yeux grands ouverts, prêtant malgré lui l’oreille au bruit de la rue, regardant ceux qui passaient, essayant de ranimer son courage et ne le pouvant pas.
Une journée seulement le séparait de son but : le pauvre Louis se sentait si faible qu’il doutait s’il l’atteindrait.
Le soleil parut enfin, éclairant à peine un ciel sombre, chargé de nuages. La neige commença à tomber, Louis resta plusieurs heures comme pétrifié sur son banc avec Moricaud sur sa poitrine, dont la chaleur lui communiquait un peu de force. Quand il entendit sonner trois heures, il se décida à se lever, secoua la neige qui couvrait son manteau et se mit en marche. Il était si engourdi, qu’il pouvait à peine avancer.
Il atteignit la porte des Tuileries, le soldat n’était pas encore là. Il n’arriva que vers six heures et demie. Du plus loin qu’il aperçut Louis :
« Je ne suis qu’un imbécile ! cria-t-il au petit garçon, c’est Saint-Dominique, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, numéro vingt-neuf ! »