DEUX AMOURS


I

— J’ai à vous parler sérieusement, ma chère Edwige, dit Armand qui, depuis quelques instants, semblait si préoccupé, qu’à tout instant il devenait silencieux, laissant tomber l’entretien que je m’efforçais en vain de renouer.

Nous étions assis au coin du feu, un de ces premiers feux de l’automne qui ont tant de charme et qu’on allume le soir quand le soleil, après avoir de ses rayons et de sa chaleur réjoui l’après-midi, vient à se retirer tout à coup, laissant tout derrière lui sombre et froid. La flamme qui éclairait son visage me le montrait grave et ému. Le grand calme de la campagne, particulièrement silencieuse en cette saison, régnait autour de nous. L’horizon, où descendaient déjà les ombres du soir, s’étendait à perte de vue devant les trois larges croisées de la vaste pièce où nous étions, montrant à nos regards les pelouses, les bois, la vallée avec ses ondulations et, tout au fond, le village avec le clocher de son église un peu penché.

— Je vous écoute, lui dis-je, troublée moi-même.

Je m’efforçais de paraître calme, mais mon cœur battait secrètement. Depuis plus d’un an j’avais compris qu’il m’était cher, si cher qu’en épouser un autre m’eût paru impossible. En vain mon père, désireux de mourir tranquille sur mon avenir (il se sentait malade), m’avait-il successivement proposé divers mariages qui lui semblaient faits pour assurer mon bonheur, rien n’avait pu me décider à faire le sacrifice de cette espérance caressée tout bas : devenir un jour la femme d’Armand de Montalaire, ce camarade de mon enfance, le fils de notre meilleur voisin. Et voilà comment j’étais arrivée à l’âge de vingt-deux ans sans être mariée encore.

— Vous le permettez, dit-il, je vais donc vous ouvrir mon cœur. J’aime votre cousine Marguerite. Elle est non seulement votre parente, mais encore votre meilleure amie. Oserais-je vous charger de savoir si j’aurais quelque chance d’être agréé par elle ? Vous vous demandez sans doute pourquoi je ne m’adresse pas tout simplement à votre père, qui est son tuteur. Cela serait plus naturel, en effet, mais je tiens à faire un mariage d’inclination ou à peu près. Je veux que la personne qui consentira à devenir ma femme se décide en dehors de toute pression étrangère. Je crains que, dans sa situation particulière, orpheline, sans fortune, désireuse sans doute de ne pas rester à la charge de ses parents, la pauvre enfant n’imagine devoir accepter le premier parti sortable qui se présentera. Je ne veux pas être uniquement cela pour elle et je ne ferai de démarche officielle qu’autant que je serai certain de lui inspirer quelque sympathie. Je n’oublie pas que je suis bien âgé pour elle : à peine si elle a dix-huit ans et moi j’en ai trente-quatre. Voilà pourquoi j’ose vous prier de vouloir bien découvrir ce qu’elle pense et s’il lui convient que je sollicite sa main…

Heureusement l’obscurité avait envahi le salon, et les croisées sans rideau qui ne laissaient plus que vaguement entrevoir les horizons du parc étaient baignées des teintes grises du crépuscule. Les bûches, après avoir pétillé joyeusement dans la haute cheminée, s’étaient rapidement consumées sous les cendres chaudes, les derniers tisons jetaient par intervalles avant d’expirer d’incertaines lueurs, et ces ténèbres, ce silence, qui nous environnaient et empêchaient Armand de s’apercevoir de mon émotion, donnaient en même temps quelque chose de plus solennel à cet intime entretien.

Il s’arrêta, attendant un mot d’encouragement de ma part. Je n’osais me fier à ma voix.

— Vous ne me répondez pas, dit-il en cherchant ma main. Est-ce que cette mission vous déplaît ?

— Elle me trouble un peu, répondis-je, sans trop savoir ce que je voulais dire.

— Pourquoi ? Vous avez assez de tact, assez de finesse pour approfondir la question sans la poser absolument, et si vous jugez bon de la poser, vous le ferez assez discrètement pour n’exercer aucune pression. Vous saurez démêler la vérité sans qu’on la formule et me transmettre dans toute sa justesse votre impression. C’est parce que je suis sûr de tout cela et aussi parce que j’ai une absolue confiance dans votre affectueux intérêt, dans votre amitié dévouée, que j’ai songé à m’adresser à vous.

— Je vous en remercie, Armand, mais c’est une grande responsabilité pour moi.

— Ce que vous ferez sera bien, ma chère Edwige. Mon bonheur est entre vos mains ; j’aime à l’y sentir. Il vous sera si aisé de savoir ce que pense de moi votre amie. Et… je ne suis pourtant pas un fat, mais laissez-moi vous l’avouer, il me semble que je ne lui déplais pas absolument. Est-ce de la sympathie ? Je me persuade qu’il y a entre nous une sorte d’entente.

Il attendait évidemment de ma part quelques mots le confirmant dans cette pensée et il ne m’eût pas été très difficile de les prononcer, car j’avais fait exactement la même observation, mais je ne pouvais me résoudre à l’avouer.

— Je n’ai rien remarqué, lui dis-je, cependant puisque vous le voulez, je tâcherai de savoir quel est le sentiment de Marguerite à votre égard.

— Vous êtes mille fois bonne. Vous ne savez pas à quel point je serai heureux si vous m’apportez la nouvelle que mon cœur désire…

— Que dites-vous donc là de si intéressant que vous en oubliiez l’heure et l’obscurité ? dit une voix joyeuse sur le seuil de la porte de la bibliothèque brusquement ouverte et gaiement éclairée. Et dans la baie de lumière, la silhouette de Marguerite se dessina, svelte et gracieuse dans sa robe de deuil.

— Ah ! répondit Armand en allant à elle. Pour le savoir, venez ici et soyez un peu des nôtres ; on cause si bien dans le demi jour.

Il l’avait prise par les mains et cherchait à l’attirer.

— Non, répondit-elle en riant ; tout paraît triste dans cette pièce sombre. J’aime la lumière.

— Alors c’est nous qui irons à toi.

Et je passai vivement mon bras sous le sien. Mais sans doute mon visage lui parut troublé.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle surprise.

Je mis la main sur mes yeux, feignant d’être éblouie.

— C’est le brusque éclat de cette lumière, lui dis-je. Faisons un peu de musique, veux-tu ?

— On me permet d’écouter ? dit Armand.

— On vous permet toujours tout, répondit Marguerite en ouvrant le piano.

Je sentis le regard d’Armand qui cherchait le mien, un regard de confiance et de joie qui semblait noter au passage le léger encouragement et voulait échanger entre lui et moi une douce entente. Mais il m’était trop dur d’y répondre et, détournant la tête, je me mis à chercher dans le cahier de musique le morceau désiré.


II

Je n’avais pas besoin de me livrer à une enquête sur les dispositions de Marguerite à l’égard d’Armand ; je les connaissais. Il lui plaisait infiniment ; elle me l’avait dit bien des fois et si, dans sa candeur absolue, elle ne songeait pas à lui pour elle-même, son amitié de sœur y pensait évidemment pour moi, vantant son caractère, admirant sa distinction, le trouvant parfait, n’imaginant rien de mieux que lui. Étant de son avis et aimant comme elle ce sujet, nous y étions souvent revenues, et je savais d’avance que si je lui avouais la confidence reçue, la démarche dont j’étais chargée, elle l’eût accueillie avec une vraie joie.

Mais je ne pouvais m’y décider. Voir devenir sa femme cette enfant recueillie sous notre toit par bienveillance et vis-à-vis de laquelle il me semblait m’être acquittée déjà en la traitant comme une sœur, renoncer à l’espoir depuis longtemps caressé pour moi-même, non, je ne pouvais m’y résoudre ! Tout était entre mes mains. Un mot de moi, un mot dont dépendait le sort de ce projet, suffisait pour le faire échouer ou réussir. Armand m’avait confié sa destinée, il attendait ma réponse. Lui dire que mon amie n’avait pas de goût pour lui, c’était assez pour le faire renoncer au rêve qu’il avait conçu. Découragé, redevenu maître de lui-même, pourquoi ne se retournerait-il pas alors vers moi pour qui il avait déjà de l’amitié, de la confiance ? Une chose me tourmentait : c’était l’idée du tort que je faisais à Marguerite, mondainement parlant, en la privant de ce brillant mariage. Chose étrange ! cela me semblait plus coupable que de lui enlever une affection qui lui appartenait indûment, me semblait-il, tant l’amour s’imagine avoir des droits à l’amour. Passionnément éprise d’Armand, conquérir son cœur à tout prix me paraissait presque mon droit. Mais Marguerite était pauvre, elle ne retrouverait jamais peut-être un semblable parti ; qui sait même si elle parviendrait à se marier ? Et cette pensée m’arrêtait.

— Eh bien, me dit Armand une semaine plus tard, en prenant ma main, avez-vous parlé ?

Je secouai la tête avec un geste peu encourageant.

— Cela ne va pas ? demanda-t-il anxieux.

J’hésitais.

— Je ne suis pas sûre encore, je ne crois pas. Laissez-moi pourtant quelques jours avant une réponse définitive.

Il était devenu très pâle ; mais son chagrin, au lieu de me toucher, ne devait servir qu’à m’irriter davantage.

— Voici un grand événement, me dit mon père, le soir, après que ma cousine, qui se couchait de bonne heure, se fût retirée. Il se présente pour Marguerite un parti inespéré.

Un trouble extrême s’empara de moi. Je crus qu’Armand s’était adressé à lui directement. Il continua :

M. des Aubiers la trouve charmante. Il est riche, bien élevé, fort bien de sa personne. J’en parlerai dès demain à ma nièce en l’engageant à l’accepter. Toi, de ton côté, si elle te consulte, dispose-la dans le même sens, car c’est un mariage on ne peut plus désirable pour la chère enfant, et j’en remercie Dieu.

Il me semblait que c’était en effet le ciel qui me venait en aide. Je n’avais plus désormais à m’inquiéter de la question matérielle. M. des Aubiers avait une fortune plus considérable même que celle d’Armand ; s’il sollicitait la main de Marguerite tandis qu’il pouvait prétendre à une personne beaucoup plus favorisée du côté des biens de ce monde, c’est que ma cousine lui plaisait, et c’était pour elle-même qu’il désirait l’épouser. En de pareilles circonstances, ce mariage se présentait sous d’heureux auspices, il promettait de la rendre heureuse. Mon père m’engageait à user de mon influence pour la déterminer à accepter. Est-ce que mon devoir n’était pas tout tracé ? Pleine de confiance en moi, subissant l’ascendant de mon amitié pour elle, celui aussi de mon âge et de mon expérience, Marguerite n’hésiterait pas à accorder sa main à M. des Aubiers. J’étais donc sauvée.

Et pourtant une voix que j’étouffais, une voix puissante, celle de la conscience, me disait que je n’avais pas le droit de laisser Marguerite s’engager, sans l’avertir auparavant des vœux d’Armand. Elle devait avoir le choix et décider entre eux. Je cherchais à ne pas entendre cette voix. C’est une enfant, me disais-je, elle prendra indifféremment l’un ou l’autre, sans qu’il y ait avantage pour elle à épouser l’un plutôt que l’autre, tandis qu’il est si important pour moi que ce soit plutôt celui-ci que celui-là ! En tout cas, pensais-je, par une sorte de compromis, je lui parlerai d’abord de M. des Aubiers. Si elle l’accepte, ce sera une question vidée ; si elle le refuse, il sera temps de l’entretenir d’Armand. Et en me berçant de ces spécieuses raisons, je parvins à endormir à demi les scrupules qui luttaient mal contre mon impérieuse volonté.


III

— Ainsi tu m’engages vraiment à dire oui, ma bonne Edwige ? disait Marguerite le lendemain, un bras passé autour de mon cou. Il me semble que ce n’est pas là ce que j’aurais rêvé. Je le connais si peu. Et puis je suis bien jeune, qu’est-ce qui presse ? J’aurais voulu voir venir.

— Voir venir quoi, ma chérie ?

— Je ne sais pas, mais autre chose, ne fût-ce que pour comparer et choisir.

— C’est ainsi que tu passeras à côté de ton bonheur. Qui sait si tu retrouveras jamais pareille occasion ?

— L’idée de rester vieille fille ne m’effraye pas. Quand tu aurais été mariée, je me serais volontiers consacrée à mon oncle, si bon pour moi.

— Sois sûre qu’il aime bien mieux te voir heureuse dans un intérieur à toi.

— Cela est vrai, je ne suis pas ici chez moi, et pourtant tant de bienveillance m’environne, que je ne m’y sens pas une étrangère.

— Il faut penser à l’avenir. Mon père est âgé, moi je me marierai un jour. Que deviendras-tu, seule au monde ? M. des Aubiers te déplaît-il ?

— Non, il m’est indifférent, voilà tout ; mais c’est peut-être toujours ainsi d’avance.

Elle me regardait, si naïve, si perplexe, que je me sentais troublée. J’avais envie de lui demander : « Préfères-tu quelqu’un ? » Je n’osai risquer cette question dangereuse. À quoi bon ? Je savais bien qu’elle pensait tout bas à Armand.

— Enfin, tu me conseilles ?…

— Oui, dis-je en détournant la tête.

Elle resta quinze jours à hésiter. Cependant la raison l’emporta. Ce qu’Armand avait prévu, ce qu’il avait voulu éviter, quant à lui, en ne faisant pas une demande positive : le sentiment qu’il serait sage d’accepter, la délicatesse qui faisait souhaiter à la petite orpheline de ne pas rester inutilement un objet de souci pour les siens, le désir naturel de s’affranchir d’une position dépendante, les conseils affectueux donnés par son tuteur, quelques mots de notre bon curé sur ce qu’il ne fallait pas rejeter à la légère un bienfait venant certainement d’en haut : ces considérations, ces influences diverses la décidèrent, et en pleurant un peu, sans trop savoir pourquoi, Marguerite prononça enfin le oui d’où dépendait ma propre destinée, mon repos tout au moins.


IV

J’étais assise dans l’embrasure de la croisée devant mon métier, travaillant à une broderie destinée à un ornement d’église. Marguerite, qui avait donné son consentement la veille à M. des Aubiers, se promenait avec lui dans l’allée qui entourait la pelouse vis-à-vis du château. Je les voyais marcher à pas lents, échangeant des paroles souvent coupées de silences, paraissant par intervalles dans les endroits découverts et disparaissant derrière les massifs, elle un peu pâle dans ses vêtements de deuil qu’elle n’avait pas quittés depuis près de trois ans, la mort de son père ayant succédé à celle de sa mère ; lui irréprochable en tous points, mais, par cette perfection même, singulièrement banal en comparaison d’Armand.

J’étais si occupée à compter les fils du canevas et surtout à suivre mes pensées, que je n’entendis pas s’arrêter au perron le phaéton de M. de Montalaire ; aussi quand, la porte s’ouvrant, il se trouva devant moi à l’improviste, je fus si surprise et si troublée, que j’eus un petit cri pour l’accueillir. Il était tout défait, tout ému, et venant droit à moi, posant sa main sur mon bras :

— Edwige, est-ce possible, dit-il, ce que je viens d’apprendre ? Votre cousine épouse M. des Aubiers ?

Je lui répondis par un signe de tête, n’osant me fier à ma voix.

— Vous le saviez, et vous ne m’en avez rien dit ? Si j’avais été averti, peut-être aurais-je tenté de l’en empêcher en m’adressant à elle directement. Puisqu’une autre proposition lui était adressée en même temps, je n’aurais plus eu la crainte qu’elle ne m’acceptât que par une sorte de nécessité. Maintenant il est trop tard, sa parole est donnée et… grand Dieu ! je l’aperçois là-bas seule avec lui, sa fiancée ! mais je ne m’explique pas votre silence.

— Avais-je le droit de trahir, même en votre faveur, le secret d’une autre ?

— Du moins lui avez-vous bien fait comprendre, lui avez-vous bien répété que, moi aussi, je sollicitais sa main, que je la désirais ardemment ? Ah ! je vous en veux de n’avoir pas mieux réussi…

Sa douleur, la honte de ce que j’avais fait, me bouleversaient. Je fondis en larmes.

— Pardon, dit-il en se calmant aussitôt, je suis ingrat. Excusez mon chagrin.

Je lui tendis la main. Il la prit et la retint dans la sienne en la serrant fortement.

— Vous êtes bonne, continua-t-il, vous avez pitié de moi, vous pleurez moins de ma brutalité que du chagrin de n’avoir pas mieux réussi à seconder mes désirs. Croyez cependant que je n’en suis pas moins pénétré de reconnaissance et voyez toujours en moi le meilleur de vos amis.

— Merci, murmurai-je, pleine de confusion.

Il s’était levé et, le front appuyé contre la vitre, les regardait s’avancer ensemble.

— Êtes-vous certaine au moins qu’il lui plaît ? demanda-t-il. Sera-t-elle heureuse ?

— Je l’espère. Il est très épris d’elle. Leurs âges sont bien assortis : elle a dix-sept ans, lui vingt-trois.

— Oui, j’étais trop âgé pour elle, je l’ai toujours pensé. Je saurai m’effacer ; son bonheur sera ma consolation. Qu’elle ne regrette rien, je le désire de toute mon âme.

— Que vous êtes généreux, mon pauvre Armand.

— Non, j’aime véritablement, voilà tout. Si je l’aimais moins ou mal, je songerais avant tout à moi-même au lieu de songer à elle, car il y a deux amours, j’en suis certain, et de celui qui ne cherche que sa propre satisfaction je ne veux pas. Il y a des joies infinies dans le dévouement, dans l’oubli de soi. Je ne sacrifie rien, à bien prendre, puisqu’elle n’a pas d’affection pour moi ; mais je suis persuadé qu’il m’eût été doux de lui sacrifier quelque chose, si cela m’avait été possible.

Je restai interdite, faisant un amer retour sur moi. Était-ce ainsi que j’aimais Armand ? Je comprenais toute la différence entre nous et combien j’étais indigne de lui. Aux remords se mêlait le regret de ce que j’avais fait, car je sentais qu’alors même que je deviendrais sa femme, je ne pourrais pas être heureuse avec lui, que je l’avais aimé mal, sans générosité, sans vraie tendresse. Mais le sort en était jeté. M. des Aubiers et Marguerite rentraient précisément. Il avait passé à son doigt l’anneau des fiançailles et elle me le montrait en m’embrassant, tandis qu’il demandait la permission d’aller rejoindre mon père dans son cabinet, ayant à l’entretenir de différentes choses.

— J’ai un compliment à vous faire, dit Armand avec effort. Permettez-moi de vous offrir tous mes vœux.

— Merci, répondit-elle, inconsciente de la situation ; ils me porteront bonheur, je n’en doute pas.

Armand était devenu pâle et paraissait surpris de ces paroles qui le froissaient comme un manque de tact.

— Vous avez choisi, dit-il, regardant tour à tour elle et moi ; il ne me reste qu’à m’incliner.

Un frisson de peur courut dans mes veines. Qu’allait-il ajouter ? qu’allait-elle comprendre ? Et comme elle levait sur lui ses yeux, surpris plutôt de l’accent grave et profond que des paroles, ils se contemplèrent un instant en silence. Puis, sentant l’émotion le gagner, il prit sa main, la porta à ses lèvres et sortit brusquement.

Alors Marguerite sourit en me disant :

— Choisi ! phrase de politesse sans doute, car ce n’est pas tout à fait cela. Je n’ai pas choisi ; j’ai accepté. Je pense cependant qu’il valait mieux ne pas le lui expliquer. Mais n’as-tu pas remarqué, chère, comme il avait l’air singulier ?

— Non, un ton de circonstance un peu plus cérémonieux que de coutume, voilà tout.


V

Marguerite était mariée, et désormais il me semblait que mon repos dépendait absolument de son bonheur. Si elle se montrait satisfaite de son sort, ma conscience troublée pourrait peut-être se calmer ; sinon, je le sentais bien, pas de trêve à mes remords. Il n’y avait pas une ombre dans ses yeux, pas une pâleur à son front, pas une hésitation dans son sourire, qui ne me fit ressentir une secrète angoisse. Le château de M. des Aubiers était situé non loin de nous. Condamnée à la voir souvent, je souffrais de l’état constant d’observation auquel j’étais condamnée, de l’anxieuse sollicitude avec laquelle je ne pouvais me défendre de l’étudier.

— Que tu es bonne et gentille ! me disait-elle en réponse à mes questions ; quel intérêt tu prends à moi ! Tu me ferais l’effet d’une mère si tu n’étais pas si jeune. Comment puis-je te montrer jamais assez de reconnaissance !

De la reconnaissance, elle aussi, comme Armand. Ah ! qu’ils me faisaient mal tous deux !

Lui, heureusement, était parti pour un long voyage le lendemain même du mariage auquel il avait tenu à assister. À moi seule, qui savais son secret, il avait appartenu d’admirer la fermeté de son âme. Il avait trouvé dans son cœur des paroles affectueuses pour l’un et l’autre ; il avait su forcer ses lèvres à sourire de ce sourire profond qui n’était qu’à lui ; et, dans l’église, avec quelle ardeur je l’avais vu prier ! Maintenant, il était parti pour longtemps avec sa douleur au fond du cœur. Qu’allait-il faire ?

— Es-tu heureuse, Marguerite ? demandais-je souvent à Mme des Aubiers.

— Mon Dieu, oui, je pense ; à vrai dire, je n’en sais trop rien. Je cherche quelquefois à me rendre compte de ce que c’est au fond que le bonheur. Comment le comprends-tu, toi ?

Je me gardais bien de le lui expliquer. Un jour, elle était grosse, elle venait de sentir le premier tressaillement de son enfant :

— Maintenant, je le sais, dit-elle, je suis heureuse.

Tout bas je pensais qu’elle se trompait et qu’il ne peut y avoir vraiment de douceur à devenir mère que si l’on aime avec passion le père de son enfant.


VI

Plus de deux ans s’étaient écoulés. Vers la Toussaint, à l’occasion de baux de fermes à renouveler, de vente de bois à conclure, Armand était revenu, pour passer, disait-il, quelques semaines chez lui. Affectueusement accueilli par mon père, trop seul en sa demeure, il avait bientôt repris ses habitudes d’intimité avec nous. Peu de jours se passaient sans que nous le vissions arriver. Ce fut là, un matin à déjeuner, qu’il revit pour la première fois Mme des Aubiers ; le hasard les plaça précisément l’un à côté de l’autre à table. Un peu ému d’abord, il ne tarda pas à se remettre, et je pus remarquer de quel ton de sérieux intérêt il causait avec elle, cherchant à se rendre compte de ses impressions, de ses sentiments, de sa vie, de tout ce qui la concernait enfin. L’examen fut satisfaisant sans doute, car une expression de sérénité se répandit sur ses beaux traits graves.

— Elle me semble tout à fait heureuse, me dit-il quand nous nous retrouvâmes au salon.

Nous étions debout dans l’embrasure de la croisée par laquelle on apercevait au dehors les horizons de la campagne, radieux dans la pleine lumière qui les inondait. Les arbres étalaient sur les pelouses les nuances variées à l’infini de leurs feuillages divers, les uns d’un jaune clair comme des paillettes d’or, les autres d’un rouge ardent semblable aux rayons du couchant, d’autres d’un vert sombre, d’un brun mélancolique.

Pour toute réponse, je lui montrai du doigt le petit garçon qu’elle venait de reprendre à sa nourrice et qu’elle tenait dans ses bras, se dirigeant vers nous le sourire aux lèvres.

— Nous l’avons appelé Armand, dit-elle en rougissant un peu. Mon mari dit que c’est son nom favori.

Marguerite avait demandé sa voiture de bonne heure, attendant du monde chez elle. Elle partit bientôt. Mon père alla faire sa sieste dans la bibliothèque, et nous nous trouvâmes seuls, Armand et moi, à cette place auprès de la cheminée, où nous avions causé si souvent déjà dans une intimité simple et douce.

C’était une de ces après-midi d’automne où le soleil qui brille le matin disparaît bientôt sous une teinte bleuâtre qui l’enveloppe à demi. Ce n’est pas la tristesse d’un jour chargé de nuages, ce n’est pas non plus l’éclat fatigant d’un ciel d’azur ; c’est ce charme infini de tout ce qui est adouci, incertain, voilé, on dirait un rêve suspendu à l’horizon.

— Nous avons parlé d’elle, me dit-il affectueusement ; parlons de vous aussi.

— De moi, que peut-il y avoir à dire ?

— Pas grand’ chose assurément, parce que vous ne le voulez pas. Comment se fait-il, Edwige, que vous ne soyez pas encore mariée ? Comment se fait-il que vous refusiez tous les partis qui se présentent ?

Cette question, qui touchait à ce qu’il y avait de plus profond en moi, me troubla. Je restai interdite, silencieuse.

— Je suis bien indiscret, continua-t-il.

— Vous ne sauriez pas l’être, Armand. Je ne suis pas mariée parce que j’ai passé l’âge où l’on se marie simplement pour se marier et que je ne saurais me résigner à un mariage banal.

— Vous avez raison, vous valez mieux que cela. Mais ce que je me demande parfois, c’est si vous n’êtes pas mariée parce que vous n’avez pas trouvé encore celui qui vous semblait digne de vous ou bien…

— Vous pouvez achever.

— Ou bien parce que vous éprouveriez de la sympathie pour quelqu’un qui ne vous aurait pas exprimé la sienne ?

— Peut-être.

Nos yeux s’étaient rencontrés et nous nous taisions tous deux. Au bout d’un moment, prenant ma main et très bas :

— Edwige, voulez-vous devenir ma femme ?

C’était là ce que j’avais attendu, rêvé, voulu, et pourtant ce n’était pas de la joie que j’éprouvais en cet instant, mais un trouble infini, une incertitude pleine d’anxiété. Devenir sa femme ! Pourquoi fallait-il qu’un tel bonheur fût gâté par un éternel remords ! Ce bonheur, me serait-il même possible de le goûter ? Ne s’y mêlerait-il pas longtemps pour moi le sentiment que c’était un bien volé, la crainte de regrets chez lui, la gêne d’un secret entre nous et cette ombre que toute faute met devant elle ?

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? dit-il avec trouble.

— Je suis très touchée de votre pensée, Armand, mais je me demande si vous pourrez être heureux avec moi…

— J’en suis persuadé et vous ne sauriez pas en douter. Est-il un homme qui, avant de se marier, n’ait caressé quelqu’une de ces espérances qui ne se réalisent pas, et s’il ne renie pas son rêve, ne peut-il le retrouver ailleurs ? Le bonheur ne se revêt pas toujours de la forme prévue ou choisie d’abord. Qu’importe, si c’est le bonheur ?…

Il parlait d’une voix grave et lente, et je me sentais pénétrée de respect pour la manière simple, vraie, profonde, dont il me laissait entrevoir ce qui se passait en lui. Sans dédaigner une affection qui avait longtemps occupé son cœur, que le devoir l’avait aidé à vaincre, mais dont il gardait le souvenir et l’estime, il ne se refusait pas à en accueillir une nouvelle dans le domaine du possible.

— Si vous pensez vraiment, lui dis-je, que cela puisse être pour vous le bonheur, je serai à vous, Armand, et heureuse, bien heureuse, car moi, je n’ai personne à oublier…

Il porta ma main à ses lèvres.

— Merci, dit-il.

Personne, non, pensais-je ; je l’avais uniquement aimé. Mais que ne pouvais-je dire aussi que je n’avais rien à oublier ? Hélas ! n’y aurait-il pas toujours entre lui et moi le fantôme inconnu de ma trahison ? Moralement, goûte-t-on le repos en dehors de la paix de l’âme ? Et, humainement, peut-on jouir de l’amour, même réciproque, lorsqu’on se cache quelque chose ? Douloureux problèmes qui devaient désormais torturer mon cœur.

Il continua :

— Peut-être vous semblera-t-il étrange que ce soit à vous, que j’avais prise pour confidente, que je m’adresse aujourd’hui. Mais, c’est étrange, il me semble que ce que vous savez est un lien entre nous ; et, pour moi, j’en sens ma confiance accrue. Il fait si bon se mouvoir dans la franchise et la vérité !


VII

Mon rêve s’était réalisé. J’étais sa femme et il me disait qu’il était heureux. L’était-il réellement ? L’espérance qu’il s’en faisait avait-elle tenu sa promesse ? Je ne pouvais voir une ombre sur son front sans m’imaginer que c’était un souvenir qui traversait sa pensée. Disait-il un mot aimable à Marguerite, il me semblait y lire un regret. Me parlait-il de sa confiance en moi, je me demandais s’il m’observait et cherchait à découvrir. Sa tendresse, son estime, me faisaient l’effet de choses imméritées. Je ne jouissais pleinement de rien.

Parfois, il me prenait un désir insensé de lui avouer la vérité, d’être méprisée, haïe par lui, mais du moins d’être sincère. La crainte de l’affliger retenait sur mes lèvres cet aveu plein d’épouvante. D’autres fois, j’éprouvais un besoin de toucher à la plaie ; je lui parlais du passé, de ses projets, de ses songes évanouis ; je le conjurais de me dire s’il m’aimait autant qu’il l’avait aimée.

— Enfant, me disait-il, en mettant un baiser sur mon front ; je vous aime bien davantage.

Ce secret entre lui et moi mettait une glace étrange de mon côté. Il me reprochait souvent d’être trop froide, trop mesurée, trop silencieuse, de manquer d’abandon ; il s’informait si je souffrais de quelque chose en lui et s’étonnait de voir une larme au fond de mes yeux. Peu à peu je me rassurai, je m’accoutumai à ma dissimulation, je me résignai à mes remords. Il semblait si réellement satisfait de sa destinée qu’il eût été étrange de le plaindre.

J’étais mariée depuis dix-huit mois et je venais de mettre au monde mon premier-né. J’avais été longue à me rétablir ; au bout de quelques semaines je commençais à me lever sans sortir encore, et Marguerite chaque jour ne manquait pas de s’installer plusieurs heures auprès de mon fauteuil pour me tenir compagnie. Armand, dans tout l’épanouissement de ses joies paternelles, s’asseyait souvent entre nous ; il prenait son fils dans ses bras et c’étaient des joies infinies.

Je me souviendrai toute ma vie de ce jour-là. Sur le guéridon qui se trouvait à côté de ma chaise longue on avait servi le thé, et mon amie faisait, pour m’en éviter la fatigue, les honneurs du goûter.

C’était une radieuse journée de juin. Le soleil entrait en plein dans le salon, clair, lumineux, chatoyant, dorant tous les objets, mettant des reflets dans tous les coins.

Après avoir posé sur mes genoux la tasse qui m’était destinée, Marguerite s’était assise devant la petite table étroite et mon mari se trouvait vis-à-vis d’elle, séparé seulement par le plateau d’argent sur lequel on avait placé la théière et la bouilloire. Il la regarda un moment, à la fois gai et attendri ; un mystérieux sourire errait sur sa bouche ; puis, prenant sa main avec un geste fraternel :

— Je puis bien vous le dire, maintenant que je suis le plus heureux mortel que la terre ait porté, fit-il joyeusement, mais vous m’avez rendu bien infortuné autrefois, petite cruelle !

— Moi ! fit-elle ingénument, sans le savoir bien certainement.

— Êtes-vous oublieuse à ce point ? continua-t-il. Me repousser, vous en aviez le droit ; mais ne plus même vous souvenir de mes vœux, ce n’est pas bien. Moi je me rappellerai toujours des chères larmes que vous m’avez fait verser…

Elle avait un peu rougi. Peut-être était-elle moins consolée que lui et regrettait-elle toujours son rêve.

— Vraiment ! répliqua-t-elle avec effort, mais je ne m’en sens pas du tout responsable, car en vérité je ne m’en suis pas doutée le moins du monde. Cela eût été difficile…

Armand me regarda surpris.

— Voyons, ma chère, dit-il, réveillez un peu sa mémoire…

Mes lèvres étaient incapables de former un son. Qu’aurais-je pu dire d’ailleurs ? Tremblante, éperdue, je fondis en larmes.

— Edwige, ma bonne Edwige, s’écria-t-il, est-ce que je vous fais de la peine en rappelant ce vieux passé qui est si bien mort ? Oserais-je en parler devant vous en ce moment et le ferais-je s’il en restait la moindre trace sérieuse ? Ne savez-vous pas mieux que personne que je suis aujourd’hui le premier à me féliciter d’un refus dont vous m’avez si bien dédommagé !

— Un refus ! dit Marguerite en se mettant à rire cette fois de son rire jeune et charmant, tout à fait remise de son premier trouble. Mais vous me rendez folle ! C’est vous dont la mémoire s’embrouille, je crois ; vous confondez avec quelque autre, laissez-moi vous le dire ! Que m’avez-vous jamais demandé que je vous aie refusé ?

Armand avait compris. Il eut pitié de moi, d’elle aussi peut-être… Il ne voulut pas me faire rougir ni rougir lui-même de sa femme devant elle.

— Oui, vous avez raison, répondit-il, je n’ai jamais osé vous faire savoir, mais je m’imaginais que vous aviez deviné…

Et il se mit à parler d’autre chose.


VIII

Et maintenant Armand sait, il sait. Ah ! quelle différence si cela avait été par moi qu’il l’eût appris ! Il ne m’a jamais dit un mot à ce sujet. Combien j’aurais préféré ses reproches et lui parler à cœur ouvert de ma faute ! Mais ce silence, toujours ! Quelquefois j’ai envie de le rompre pour lui demander pardon, mais je n’ose. Exiger qu’il me pardonne, ce serait vraiment trop. Il me semble qu’il est complètement changé à mon égard. Est-ce une erreur, une imagination de ma part ? Je voudrais tant pouvoir deviner ce qu’il pense de moi, s’il me méprise, s’il me hait, s’il souffre, s’il regrette, s’il l’aime de nouveau, son amour n’étant plus maintenant refroidi par la pensée qu’elle n’a pas voulu de lui ? Je crois toujours sentir ses yeux fixés sur moi. Il me regarde longuement comme quelqu’un qui réfléchit, tantôt avec colère, à ce qu’il me semble, tantôt avec une froideur plus navrante encore, parfois avec une pitié qui paraît du dédain plus que de la compassion…

Les années se sont écoulées, tristes, lentes, glacées. Il se détache de moi de plus en plus. Je sens que j’ai perdu son estime. Comment m’en étonner ? Peut-on aimer là où l’on n’a plus ni respect ni confiance ? Les seuls moments où j’ai le sentiment que nous nous rapprochons, que nous nous entendons, sont ceux pendant lesquels notre fils est entre nous. Roger a trois ans, il ressemble à son père. C’est lui que j’embrasse, quand je n’ose pas embrasser Armand.

Hier son père lui montrait des images dans un vieux volume aux gravures coloriées, à l’antique reliure, trouvé dans un coin de la bibliothèque, contenant des récits de l’histoire sainte, qu’il se plaisait à lui expliquer. Je travaillais en silence, écoutant les naïves questions de l’un, les patientes explications de l’autre et admirant le charmant tableau qu’ils formaient tous deux.

Armand racontait à son fils le jugement de Salomon, les deux femmes se disputant l’enfant, la froide cruauté de l’une, le cri de l’autre, le cri de l’amour vrai.

— Cet amour-là, disait-il en passant la main sur la jolie tête blonde au regard curieux, cet amour-là se reconnaît à l’oubli de soi-même, au dévouement à la personne aimée qui fait que l’on ne songe qu’à elle, que l’on ne s’occupe que de son bonheur, que l’on n’a d’autre intérêt que le sien.

Il s’arrêta en voyant mes yeux fixés sur lui et, rapidement, tourna la page. Je m’étais levée et me glissant à ses genoux :

— Pardon, lui dis-je, pardon ! Si vous saviez combien je voudrais vous avoir toujours aimé de cet amour-là, combien je souffre et me suis repentie !

Il ouvrit ses bras et les referma sur moi, me serrant en même temps que Roger sur sa poitrine.

— Cet amour dont je parle, dit-il, ma chère Edwige, c’est celui que j’ai pour vous au fond du cœur, et c’est pourquoi, malgré tout, mon pardon vous est acquis, ou pour mieux dire, c’est pourquoi vous n’en avez pas besoin…

Mme  Calmon.