Victor-Havard (p. 125-132).
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VI

M. Thiaucourt reçut d’abord avec une indifférence presque impertinente les avances de ses cousins. Il ne se souciait aucunement de produire sa femme dans ce milieu douteux, de la voir se lier avec des parents plus riches qu’elle et sur lesquels couraient des bruits fâcheux. Il tenait à garder sa dignité de parent pauvre auprès de ces parvenus, à toiser de loin leur luxe et leurs équipages et ne pas avoir l’air de quémander un dîner.

Mais Luce n’entendit pas de la même oreille et combattit les objections de son mari. Elle était très curieuse de connaître Mme de Tillenay, de fréquenter un peu le monde, et d’avoir un prétexte à mettre une jolie toilette nouvelle. Ils avaient tort de se claustrer dans leur bonheur.

Ils ne s’aimeraient que mieux après avoir regardé par-dessus le mur des autres. Puis, ils n’étaient pas polis, en jetant ainsi au panier les invitations de Mme de Tillenay, en leur répondant par des refus sans motif.

Et très forte, comme toutes les femmes qui ont un désir en tête, elle obtint de son mari tout ce qu’elle voulût avec quelques baisers et l’obligea à écrire sous sa dictée une lettre charmante à son cousin Stanislas.

Ils dînèrent le jeudi suivant chez les Tillenay. Jeanne avait prévenu la jeune femme d’arriver de bonne heure, surtout sans toilette. Elle n’aurait qu’une ou deux amies de pension et un vieux parent de son mari. Malgré cela Mme Thiaucourt mit une coquetterie de débutante à s’habiller.

C’était en juin. Il commençait à faire chaud.

Elle choisit une robe d’une simplesse adorable. Toute légère, en foulard, avec sur le tissu des grappes de fraises roses et vertes entourées de leurs collerettes de feuilles, qui s’égrenaient en un dessin rythmique. La robe semblait avoir été chiffonnée par les doigts d’une fée japonaise. Le corsage était plissé dans le dos.

Les manches moulaient les rondeurs graciles des bras et un bout de ruban, servant de ceinture, nouait la taille comme une bague de fiancée.

Le chapeau en paille de quatre sous n’avait pour garniture qu’un gros bouquet de fraises fraîches piqué dans une étoffe rose ancienne.

Ainsi, Luce était délicieusement jolie et semblait avoir dix-sept ans, avec ses cheveux emmêlés sur les cils, sa bouche ronde étonnée et ses grands yeux de velours sombre où passaient des curiosités brusques.

Jeanne pensa mourir de dépit quand elle se compara dans la glace à cette apparition de printemps, quand elle s’aperçut surtout de l’impression profonde que Mme Thiaucourt produisait sur Mlle Moïnoff.

Mais n’avait-elle pas préparé elle-même le piège qu’elle destinait à engluer la jeune femme, et de quoi se plaignait-elle ?

Et malgré la jalousie qui l’oppressait, — peut-être avide aussi d’entrevoir comme une soubrette par le trou de la serrure les détails polissons d’un enjôlement, — elle trouva un prétexte de maîtresse de maison pour rejoindre après le dîner les hommes au fumoir et elle laissa Mme Thiaucourt aux prises avec Eva, qui, toute rouge d’émoi, les yeux étincelants, bavardait avec Luce sur un canapé.

Ce furent au début des questions futiles de chiffons, puis des souvenirs de couvent gais et jeunes. Elles semblaient deux petites pensionnaires en congé. Il ne leur manquait que des poupées et des robes courtes pour ajouter à la réalité du tableau. Eva plaisait beaucoup à Mme Thiaucourt. Elles se faisaient des confidences et riaient très haut. Mlle Moïnoff faisait la naïve, la sœur cadette qui demande des détails scabreux à sa grande sœur mariée et elle disait parfois des choses que Luce ne comprenait pas. Alors, avec des mots enfantins, des comparaisons, des périphrases, elle tâchait à lui en expliquer le sens, à tourner son imagination curieuse vers des horizons nouveaux et mystérieux. Cela embarrassait Luce et la travaillait malgré elle. Tout honnête et pure qu’elle était, elle sentait éclore en elle une tentation de connaître cette mignarde façon d’aimer plus féminine, plus subtile que lui apprenait Mlle Moïnoff. Eva, brusquement, s’agenouilla devant elle.

— Je crois que nous avons le même pied, fit-elle, et, l’ayant déchaussée, elle prit le tout petit pied de Luce entre ses mains et mordilla de baisers la soie rose du bas.

Mme Thiaucourt chatouillée se renversait, riait plus fort. Eva s’assit à nouveau auprès d’elle et d’une voix caressante, lui prenant tour à tour les mains et la taille, plantant son regard dans ses yeux, reprit :

— Je rêverais d’être votre bonne, de vous coiffer tous les matins, d’avoir dans mes doigts vos cheveux, qui sont fins comme des écheveaux de soie ; je rêverais de vous déshabiller, le soir, d’emporter votre corset et d’y respirer comme en un sachet l’odeur de votre chair ; je rêverais de vous sortir du bain, de vous serrer contre moi étroitement, humide dans le peignoir de laine ; je rêverais cela parce que vous êtes jolie et délicate et charmante, parce que je n’ai jamais rencontré de femme au monde qui fût pareille à vous, parce que — ce n’est peut-être pas bien sage ce que je vous avoue là — parce que je vous aime de toutes mes forces et de tout mon cœur !

Elle était si sincère, si passionnée que Luce subissait intérieurement la puissance dominatrice de cette prière amoureuse, fermait les yeux à demi, ne l’interrompait pas et en demeurait impressionnée comme si elle eût écouté la musique d’un concert sensuel et doux. À ce moment, loin de son mari, pénétrée jusqu’aux moelles par une sensation de plaisir aussi charnelle que cérébrale, curieuse de tout ce qui est inédit, comme toutes les femmes, elle eût facilement cédé aux obsessions d’Eva, elle n’aurait pas eu la force de résister. Et, amusée, coquette, elle lui répondit :

— Quand entrez-vous à mon service, jolie petite bonne ?

— Vrai, continua Mlle Moïnoff, vous ne dites pas non ? Je ne vous coûterais pas cher, allez.

— Combien, mademoiselle ?

— Oh ! si peu que rien, seulement la permission de vous embrasser comme cela deux fois, le matin et le soir, comme cela…

Et en prononçant ces derniers mots, elle l’embrassa avec une sorte de folie dans les cheveux blonds, d’un blond d’or, qui frisottaient sur sa nuque ; elle appuya sa bouche longtemps dans la chair duvetée, et Luce en eut un frisson maladif qui la secoua du cerveau aux talons. Puis elles se turent, comme grisées, et soudain, étant enlacées l’une à l’autre, naturellement, leurs lèvres se heurtèrent et prolongèrent leur baiser. Luce était sans volonté.

Mais Mme de Tillenay ouvrit la porte et sa présence dissipa aussitôt l’espèce de torpeur qui paralysait les forces de sa cousine. Eva, furieuse d’être ainsi dérangée, se mordit les lèvres jusqu’au sang, et elle haussa ironiquement les épaules lorsque son ancienne amie s’écria :

— Eh bien, avez-vous dit beaucoup de mal de moi ?

Luce répondit :

— Nous n’avons seulement pas prononcé votre nom !