Victor-Havard (p. 96-101).
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II

Cependant Jeanne sautelait d’une fantaisie à une autre, mettant dans tout ce qu’elle entreprenait le même entraînement irréfléchi, la même passion tenace.

Depuis qu’ils avaient pendu la crémaillère et loué à Passy un de ces jolis hôtels neufs entre cour et jardin, qui sont presque à la porte du Bois, elle ne s’occupait guère que de ses chevaux.

Dès le patron-minette, dépeignée, habillée à la va-comme-je-te-pousse, la jeune femme descendait dans la cour pour assister au pansage et elle prenait elle-même l’étrille, se retroussait les manches, tutoyait les palefreniers, sifflait et crachait comme eux.

Leurs chansons ordurières, leurs gros mots la réjouissaient, et malgré les sursauts effarés de M. de Luxille, les signes désespérés de la marquise scandalisée, elle employait à plaisir cet argot d’écurie quand elle dînait chez ses parents.

— Très moderne, ma femme, très moderne ! disait insoucieusement Stanislas, et le mari et la femme se gaussaient ensuite des remontrances familiales.

Jeanne avait chaque jour de longues conférences avec son cocher François. C’était un gentleman irréprochable, qui se faisait habiller par un des meilleurs tailleurs de Londres, ne montait sur son siège qu’aux grandes occasions, pariait la forte somme aux courses et entretenait une actrice des Bouffes. Il traitait M. de Tillenay d’égal à égal.

— Madame m’intéresse, affirmait-il souvent d’un air protecteur. Je crois qu’on pourra en tirer quelque chose.

François accompagnait Mme de Tillenay au Bois et lui apprenait à conduire. Et il détaillait au passage les amazones et les équipages que croisait leur phaéton, il égayait Jeanne de son bagout insolent, des anecdotes croustillantes ramassées dans les couloirs du Cirque ou au pesage d’Auteuil. On aurait cru, à l’entendre, que la société ressemblait à une épave mangée aux vers, vermoulue, pourrie, que les hautes marées ont jetée à la côte, qu’il n’y avait pas dans Paris une femme honnête et un mari heureux. Et le cocher achevait l’éducation de sa maîtresse, remuait un tel fumier, dépeignait de tels vices, que Jeanne en était tout émerveillée, tout alléchée.

Elle eût voulu imiter Mme Musard, transformer les boxes de son écurie en de véritables boudoirs, avec des auges de marbre blanc et des trumeaux de Chaplin rosant les murs de leurs nudités claires.

Son linge, ses mules, ses jupes apportaient dans l’appartement une odeur de litière dont s’imprégnaient peu à peu les tapis et les meubles.

La femme disparaissait en elle de plus en plus. Elle en perdait les coquetteries innées, les subtilités perverses, les besoins de plaire ou de tenter. Elle n’était plus qu’un garçon, un bout de gosse qui a traîné et se dépenaille par goût autant que par habitude. Et elle avait aux lèvres une réponse invariable pour ceux qui la blâmaient de se bohémiser ainsi :

— À quoi bon, maintenant que j’ai un mari ?

Cette vicieuse avait une dévotion outrée, la religiosité baroque des créoles qui couvrent leur Sainte Vierge d’une housse pendant qu’elles s’abandonnent aux étreintes amoureuses d’un galant. Et elle se confessait régulièrement, communiait, faisait brûler des cierges. La peur de l’enfer, des bûchers imaginaires que l’Église a allumés dans les profondeurs insondées de la nuit future, la secouait de frissons, l’agenouillait, récitant, les mains jointes, des actes de contrition larmoyants. Et elle ergotait avec sa conscience troublée.

Commettait-elle vraiment un péché en resserrant les liens qui l’unissaient à son amie ? Cet amour était-il coupable ? Elle ne violait pas les promesses jurées à l’autel. Elle ne trompait pas son mari. Sa chasteté de femme honnête demeurait inviolée, et aucun autre homme que Stanislas n’avait encore effleuré même le bout de ses doigts. Ce sujet revenait souvent dans ses conversations avec Eva, et celle-ci la rassurait par des raisons spécieuses, calmait ses scrupules, lui fermait la bouche avec des baisers.

Et elles stigmatisaient avec une inclémence presque haineuse les femmes qui, lasses de traîner leur boulet obligatoire, ne résistaient pas à la tentation d’être adorées et prenaient un amant. Eva avait-elle donc perdu le souvenir de la chaude soirée d’été où elle s’était livrée comme une fille ? N’aurait-elle pas dû rire au nez de Mme de Tillenay quand elle déclarait de sa voix fausse de gamin en train de muer que pour rien au monde elle ne consentirait à recevoir une de ces « créatures », à avoir l’air d’approuver leurs « débordements honteux ? »

Ces crises d’honnêteté les amenaient toujours à des crises d’éréthisme.