Victor-Havard (p. 28-31).
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VI

Petite comme une figurine de Saxe qu’on pose sur une étagère, Eva avait le charme troublant de certaines musiques, de certains paysages qui fouettent les nerfs et dont aucune impression nouvelle ne pourrait arracher le souvenir obsédant. La couleur ambrée du thé qui se refroidit au fond d’une tasse de chine rose teintait ses cheveux. Elle se coiffait à la façon des babies qui sourient si drôlement dans les aquarelles de Kate Greenway. Aussi les Luxille avaient-ils l’habitude de l’appeler « miss Eva ». Des curiosités allumaient le regard insolent de ses prunelles claires. Le pli moqueur de sa bouche aux lèvres charnues déconcertait ceux qui la traitaient comme une enfant.

Elle venait d’avoir seize ans et elle était tout à fait femme, — n’ayant même plus les grâces incertaines de la nubilité naissante. Les pointes aiguës de ses seins crevaient l’étoffe du corsage. La minceur de sa taille, les amples contours de ses hanches et de petites chevilles étroites et fines la rendaient pareille à une de ces poneytes nerveuses et vives qu’on dresse au manège pour être montées « en dame ». Et il s’évaporait de ses dessous — de son linge et de sa chair — comme une odeur de fourrures qui ont été enfermées longtemps dans un coffret de santal, — une odeur à la fois forte et douce d’une indéfinissable subtilité qui montait à la tête.

Mlle Jeanne de Luxille n’avait aucune ressemblance avec son amie.

Elle manquait totalement de féminilité. On eût dit d’un groom effronté de cocotte, — un de ces « Bobs » gouailleurs que Grévin plante en quatre traits de plume dans l’antichambre de Rose Mirliton ou de Tata Chiquette. Plate, dégingandée, garçonnière, avec son petit chignon d’Anglaise, sa frange lisse, sa maigreur maladive, elle avait l’air d’avoir été taillée à coups de serpe dans une racine de buis. Elle marchait de l’allure saccadée et automatique des « boudinés », qui s’en vont le dos un peu courbé et brinquebalant des coudes.

Mais dans cette figure fruste, l’on ne voyait que les yeux, — les yeux larges, veloutés, profonds comme la mer tapissée d’algues vertes. Ils riaient d’un rire spirituel et insouciant de jeunesse. Toute la vie, tous les désirs inavoués, les sensations multiples du cœur et du cerveau se concentraient à l’abri de ces cils longs et noirs, flottaient tour à tour comme des ombres ou comme des rayons sous ses paupières. Une perdition s’en dégageait.

Son masque ensorcelait étrangement. Il y avait comme un arrière-goût de vice.

Bien qu’elle eût une année de moins qu’Eva, elle était aussi dépravée, aussi gangrenée que sa grande amie. L’élève même dépassait parfois sa maîtresse, intervertissait les rôles anciens. Elle écoutait aux portes les conversations lâchées de M. de Luxille. Et cherchant à tout comprendre, à tout connaître, elle amplifiait des riens, elle flairait sous les choses les plus naturelles des obscénités monstrueuses, comme une curieuse qui, dans une bibliothèque, ne reluquerait que les titres à double entente et les volumes orduriers.

Elle savait déjà dissimuler ses pensées avec une habileté rusée et ne dire que ce qu’elle voulait dire. Et Mme de Luxille, attendrie, citait les réponses ingénues de sa fille, s’émerveillait de sa candeur d’Agnès, de ses interrogations naïves. Une enfant pareille n’avait besoin d’aucune surveillance et elle se déchargeait davantage de son éducation.

Mme Moïnoff en faisait autant. Elles furent enchantées toutes les deux, lorsque Jeanne et Eva demandèrent à partager la même chambre, afin de préparer plus sérieusement leur examen prochain.

Et la marquise augmenta les appointements de l’institutrice, qui développait en elles un tel amour du travail.