Victor-Havard (p. 9-13).
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II

D’où venaient les habitudes mauvaises, l’attachement presque passionnel qui les rivaient l’une à l’autre avec les emportements, les délices, les inquiétudes d’un amour véritable ?

Cela avait d’abord commencé par l’indifférence des parents, qui les abandonnaient à des gouvernantes idiotes plus préoccupées de soigner une perruche et de corriger des fautes d’orthographe que de dorloter un enfant. Le besoin inné de tendresses maternelles, l’affectuosité native qui stagne au fond du cerveau frêle des petites filles, qui illumine leurs grands yeux étonnés et leur fait bercer durant des journées entières une mauvaise poupée de carton avec des baisers prolongés de maman, s’était développée dans l’intimité dangereuse du voisinage.

Jeanne avait adoré tout de suite l’amie plus grande et moins gamine qu’elle qui l’amusait, qui, déjà dépravée par une femme de chambre de sa mère, répondait à ses pourquoi continuels et déflorait l’innocence de ce cœur encore empli de toute l’adorable bêtise de l’enfance.

Comme il était de mode pour une jeune fille d’avoir un brevet quelconque et le vernis superficiel de savoir qui permet de tout juger à tort et à travers, on les mit au même couvent. Là, se sentant plus seule, plus délaissée, cherchant une protectrice qui lui tendrait la main, qui la défendrait contre les caprices méchants des autres pensionnaires, elle appartint plus entièrement à Eva Moïnoff, elle se soumit à son autorité despotique.

Elles s’aimaient, et il eût été difficile d’analyser ce sentiment subtil où toutes les chatteries perverses de la jeune fille qui se sent devenir femme se mêlaient à un reste de puérilité bébête, à des souvenirs de roman, à des désirs confus d’idéal ; où se retrouvait un fond d’égoïsme, — l’égoïsme à deux, qui est l’essence même de n’importe quelle affection. De là des jalousies sans cesse éveillées, des scènes larmoyantes, pour un rien, un regard, un sourire équivoque, l’échange d’un bouquet ou d’une image emblématique qu’on glisse entre les pages du paroissien…

— Tu me trompes, tu es une ingrate ! sanglotait parfois Eva, à la suite d’une récréation où Jeanne avait coqueté à droite et à gauche.

Et elles se tourmentaient mutuellement, elles se boudaient pour se réconcilier au bout de cinq minutes.

Un jour, elle l’aborda avec une moue rageuse, et lui serrant les mains dans les siennes, la regardant fixement dans les yeux, elle s’écria brusquement :

— J’ai rêvé cette nuit que tu te mariais ! Dis-moi que cela n’arrivera jamais !

Mlle de Luxille, étonnée, ne se défendait pas. Alors Eva se roula à ses genoux, s’arracha les cheveux, la gorge soulevée de hoquets convulsifs.

— J’en mourrais, vois-tu, j’en mourrais ! disait-elle.

Et Jeanne, attendrie, prise dans ses nerfs par ce désespoir théâtral, pleura à son tour, chercha des phrases consolantes, des termes câlins, afin d’apaiser sa chérie.

— Mon cher amour, je te défends de douter de moi. Tu es ma vie et ma joie. Je n’aime que toi au monde. Va, rien ne nous séparera !

Elle appuyait sa tête sur l’épaule d’Eva, et, tout bas, s’ingéniait à la persuader, à chasser ces vilaines pensées moroses ; elle lui tendait ses lèvres en se haussant sur la pointe des pieds d’un air drôle. Et leurs rires revenaient ; elles se raillaient mutuellement et se promenaient à petits pas, le bras à la taille, comme un couple idyllique, dans les allées bordées de buis du jardin…

D’ailleurs, elles n’étaient pas les seules à jouer à l’amour. La plupart des pensionnaires, en effet, se choisissaient, durant la première année, une amie du même âge et de la même taille qu’elles, pour ne pas être séparées ensuite par le classement des premières communions. Elles semblaient répéter les rôles de l’exquise comédie qu’elles créeraient plus tard dans le monde. Elles s’illusionnaient comme les folles d’un étrange poème anglais, qui s’énervent à vouloir respirer l’odeur des fleurs artificielles.

Des cadeaux réciproques scellaient leurs serments, — des bagues d’argent, que vendait la sœur tourière, et sur lesquelles étaient gravés les signes symboliques de la Foi, de l’Espérance et de la Charité. Et ces gamines qui portaient des robes courtes et faisaient des cocottes en papier de leurs livres de classe, se passaient sérieusement les anneaux aux doigts, entouraient l’aventure de mystère, s’étourdissaient de formules solennelles et se figuraient avec une sincérité absolue que désormais elles étaient liées pour toute leur vie et qu’elles devaient enfermer ce secret mystique au tréfond de leur cœur.