L’Humanité nouvelle d’octobre 1906 (p. 64-89).


DEUX TSARS


Lorsque, il y a plus de trois siècles, le tsar Ivan IV surnommé le Terrible, avait, parmi tant d’autres atrocités, imaginé de faire chasser dans le fleuve une foule inoffensive et docile, — le peuple russe dans sa pieuse résignation, voyait dans cet acte de l’implacable souverain un châtiment de Dieu, que ses péchés lui avaient mérité. Ce tsar cruel n’était que l’instrument de la volonté divine, la cause essentielle de toutes les souffrances, qu’il lui faisait endurer, résidait en lui-même et c’était pour le rappeler au bien que le Très-Haut, toujours bon et juste, les lui laissait infliger. Cette foi candide en l’intervention du Ciel apaisait les rancunes populaires, et écartait toute velléité de révolte.

De plus, à la mémoire de tous était présent le joug, des Tartares, qui durant deux cents ans avait pesé sur le pays. Les envahisseurs ont pu s’en rendre maîtres, parce que, pendant de longues années, des siècles, il a été déchiré par les guerres civiles, dues aux rivalités des princes, qui en vertu de leur droit de succession gouvernaient les différentes provinces. Mais unifié sous l’autorité d’un tsar, qui veillait sur ses destinées, il pouvait désormais envisager l’avenir sans inquiétude. En outre Ivan IV, ce premier tsar ayant reçu le sacre, symbolisait aux yeux de la nation russe la force et la grandeur de la patrie.

À cette époque éloignée, en Russie, la culture empruntée en même temps que la religion orthodoxe à Byzance, n’avait fait que peu de progrès. La science ou plutôt la vie intellectuelle d’alors s’abritait dans les couvents. Parmi les boyars eux-mêmes on pouvait rarement rencontrer un lettré capable de signer son nom ; encore les lectures de ceux qui recevaient quelques éléments d’instruction, se bornaient-elles aux livres saints et autres biographies des saints et des saintes. Les nouvelles des événements les plus importants dans la vie nationale, des faits d’actualité ou des choses vécues se transmettaient de bouche en bouche, colportés à travers le pays d’une ville à l’autre et de village en village par des pèlerins ou encore par des mendiants sillonnant le pays, trouvant l’hospitalité chez les habitants chaque fois qu’ils venaient frapper à leur porte.

Bien que dans ces temps ténébreux le peuple russe ait été plongé dans l’ignorance complète, il jouissait néanmoins de toute sa liberté. Des boyards siégeaient dans la Douma et les représentants du peuple, les Zemskié Loudis prenaient part aux délibérations des Zemskis Sobors convoqués dans des circonstances particulières afin de prendre une résolution dans les questions, que la situation grave imposait.

De cette manière, sous un régime plutôt patriarcal, un lien indissoluble s’était établi entre le peuple russe et son chef suprême. Or, élevés à cette hauteur par la volonté de la nation les premiers tsars élus et leurs successeurs par droit d’hérédité étaient tenus à présenter, à leur avènement sur le trône, la Zapis (message), qui était en quelque sorte un engagement vis-à-vis de la nation.

La pénible crise que la Russie traversait à la fin du XVIe au commencement du XVIIe ss. fut résolue (1613) par l’élection au Zemski Sobor du tsar Michel Fédorovitch fondateur de la dynastie Romanoff.

Sous le règne de ce jeune souverain pieux et bon, guidé par les sages conseils de son père le patriarche Philarète et secondé par la Douma des boyars, représentant un rudiment de la Chambre haute, le pays, après avoir été longtemps secoué par des troubles à l’intérieur, désolé par l’invasion d’un ennemi extérieur, trouva enfin l’apaisement tant souhaité et si nécessaire.

Et la légende du tsar bienfaisant apportant à son peuple ; la sollicitude d’un père, s’affirma dans les esprits.

Le fils du tsar Michel, Alexis Michaïlovitch qui lui succéda (1645-1676) prit le pouvoir dans les mêmes conditions. Ce fut pourtant le dernier tsar, qui ait donné sa Zapis en montant sur le trône.

Tout change avec Pierre le Grand qui, selon la métaphore du poème de Pouchkine, a « percé une fenêtre sur l’Europe ». Dans son ambition de réformer le pays sur lequel il est appelé à régner, il s’arroge le titre d’empereur et impose à la nation sa volonté personnelle. Il empiète même sur le pouvoir spirituel du patriarche, désormais subjugué à celui du chef de l’État. Et pour donner concrètement une consécration à ce nouvel ordre de choses, dans une solennité officielle il astreint le chef de l’Église à tenir la bride de sa monture.

L’ancien régime mi-patriarcal et mi-constitutionnel fait place à l’absolutisme. Celui-ci s’affermira consécutivement durant deux siècles pour atteindre sous Alexandre III le point culminant, où son successeur Nicolas II, auquel le peuple a attribué le titre de Dernier, s’évertue à le maintenir en se réclamant de sa piété filiale, en évoquant l’intervention divine et les lois fondamentales du pays — d’ailleurs fort abusivement, car il faut bien le rappeler ici, dans ses origines, la Russie comptait deux républiques, notamment Novgorod et Pskov — ses deux cités, alors, les plus importantes — avec leurs institutions démocratiques et franchement républicaines, ce qui leur permettait de faire partie de la confédération hanséatique et d’assurer ainsi leur indépendance politique et leur prospérité —.

L’objectif de tous les efforts de Pierre le Grand est l’État C’est le foyer, où doivent converger toutes les forces vitales du pays. Pour rendre celui-ci puissant et pondérant il ne faut ménager aucune énergie, ni négliger aucune ressource ; il ne faut reculer devant aucun obstacle, devant aucun sacrifice, qui dans l’intérêt de l’État, eût pu être demandé à l’individu, à la classe, à la nation elle-même. En dehors de cet intérêt dominant rien ne saurait entrer en ligne de compte.

La noblesse en tant que classe, la plus élevée, était naturellement appelée la première à servir l’État et à assurer le bon fonctionnement de tous les rouages du nouveau mécanisme. Par dévouement patriotique, elle avait le devoir d’assumer la charge du commandement dans l’armée, créée par l’empereur-réformateur, qui obligeait ainsi les nobles à faire le service militaire honorifique, celui-ci étant considéré comme une dignité. Cependant, le sacrifice demandé aux seigneurs, qui se voyaient forcés à déserter leurs anciens châteaux et leurs manoirs qu’ils avaient hérités de leurs aïeux et dans lesquels plusieurs générations avaient passé leur vie entière, — sacrifice qui était exigé pour les besoins de l’État, devait trouver une compensation en ce que la culture de leurs terres serait assurée par la classe des vilains, qui à leur tour seraient asservis aux nobles.

Déjà le tsar Alexis Michaïlovitch avait porté la première atteinte à la liberté des paysans en limitant leur droit de déplacement — partant, de l’abandon des terres chez tel seigneur pour aller s’établir ailleurs — à un seul jour dans l’année, la Saint-Georges, fêtée le 6 mai (23 avril v. s.). Pierre le Grand a parachevé l’œuvre de son père en supprimant la Saint-Georges même et de ce chef la population agricole fut définitivement attachée à la glèbe.

Ainsi, dans sa préoccupation des intérêts de l’État, l’empereur-réformateur a posé la première pierre de l’institution du servage que ses successeurs s’attachèrent à consolider et qui servit de base au régime autocratique lui-même, auquel, désormais, le pays fut soumis.

Cependant, les rayons de lumière, qui passaient par la « fenêtre » de Pierre le Grand, ne pouvaient pénétrer jusqu’aux profondeurs des couches que formaient les masses populaires. Celles-ci, en effet, n’étaient envisagées par l’auguste réformateur qu’à titre de facteur essentiel de productivité nationale ; englobées dans ce rôle, elles ne sauraient être désignées à servir directement les intérêts de l’État, si non en fournissant des soldats pour son armée régulière qu’il venait de créer et dont le contingent n’était pas encore très élevé. Car en même temps qu’il s’efforçait d’implanter la civilisation Occidentale dans son jeune empire il ambitionnait aussi d’en étendre le domaine en reculant de plus en plus loin ses frontières. Ayant à peine assuré sa domination sur les côtes de la Baltique, il tourne déjà ses regards vers le Bosphore — politique qu’il a léguée à la diplomatie russe, et que celle-ci a depuis fidèlement suivie, pour faire aboutir finalement à celle de l’Extrême Orient, qui devait trouver sa solution dans l’effroyable guerre avec le Japon.

Entre temps, la sollicitude de Pierre le Grand s’était portée sur la création de différentes administrations, — autant d’organes constitutifs, devant se fondre dans le pouvoir central autocratique.

Mais, pour assurer le fonctionnement de ce nouveau mécanisme — établi sur le modèle européen — par les nationaux eux-mêmes, pour leur en faire apprendre le maniement et les rendre aptes à en mettre tous les délicats ressorts en mouvement, il était aussi nécessaire d’introduire dans le pays la science européenne. Car, c’était à des fonctionnaires étrangers, appelés d’Allemagne, qu’il fallût confier au début la direction de toutes ces nouvelles institutions bureaucratiques. La création des écoles avec un programme d’enseignement moyen s’imposait.

Tandis que l’instruction primaire la plus élémentaire, fait entièrement défaut dans le jeune empire, que l’esprit populaire est alimenté de grossiers préjugés, l’organisation de l’enseignement secondaire suscitée par les besoins de l’État, l’emportant toujours sur ceux de la masse, prend un développement rapide et déjà dans la deuxième moitié du même siècle, détermine la fondation d’une haute école, l’université à Moscou.

Destinée à servir de pépinière pour préparer des candidats aux fonctions les plus élevées dans l’État, cette université sera aussi le berceau de la pensée philosophique chez l’intelliguentzia, comme on appelle en Russie les intellectuels, qui tout en se réclamant de la démocratie, constitueront une classe nouvelle, celle des privilégiés du savoir, qui ne tarderont pas à s’opposer aux privilégiés de la naissance et de la fortune. C’est du sein de cette première université russe que sortiront les Stankievitch, les Herzen, les Bakounine, puisant d’abord à la source de la philosophie allemande, puis s’inspirant des doctrines des premiers socialistes français — Babœuf, Fourrier, Proudhon — léguant à cette université les traditions libérales et émancipatrices qui persévéreront, et s’affirmant de génération en génération, s’étendront à toutes les autres hautes écoles, qui seront successivement fondées, créant au milieu des étudiants d’abord et puis de la société russe elle-même une mentalité nouvelle.

Or, les masses demeurèrent entièrement à l’écart de ce mouvement intellectuel et libéral, qui s’est manifesté en Russie dans la première moitié du siècle précédent. Attaché à la glèbe, asservi, assimilé au bien de toute autre nature en possession du seigneur, le paysan était voué à l’abrutissement et végétait dans les ténèbres. Et le seigneur, qui avait la responsabilité de la population corvéable établie dans ses domaines, avait aussi le droit irréfutable d’exercer sur elle un pouvoir absolu. Il était libre de vendre à d’autres propriétaires des familles entières et même d’en séparer pour la vie un ou plusieurs de leurs membres. Il lui était aussi loisible d’infliger à son serf toutes sortes de châtiments jusqu’à l’étil et les travaux forcés en Sibérie et il pouvait à son gré enrégimenter tel ou tel sujet parmi ses serfs, qui ne se pliait pas facilement à sa volonté, sans tenir compte de sa situation de famille, ni de son âge, vu que le recrutement et la présentation des conscrits au Conseil de révision étaient à sa charge. Une fois incorporé le soldat devait abandonner tout espoir de jamais rentrer dans son foyer, étant donné que, dans le temps, il était tenu à rester sous les drapeaux pendant trente cinq ans. Bref, la loi accordait au seigneur le droit de disposer arbitrairement de la destinée de ceux qui étaient confiés, soi-disant, à sa sollicitude.

La vie intime de ses serfs elle-même, n’était point à l’abri de l’immixtion de sa part ; dans le village, aucun mariage ne pouvait être contracté sans son autorisation et souvent même, des couples étaient mis par contrainte, suivant le désir du maître et son propre choix de futurs époux, déterminé par une combinaison économique, ou encore une d’ordre moral, car parmi les multiples droits dont le seigneur usait dans ses domaines, celui de jus primae note ne faisait point défaut.

L’école était inconnue dans les campagnes avant la création des zemstvos, à la suite de l’abolition du servage, qui prirent en mains la cause de l’instruction populaire et qui organisèrent l’enseignement primaire dans le pays.

Bien que les masses populaires aient été réduites à l’état d’avilissement, le besoin chez l’homme d’un idéal vers lequel il puisse aspirer, fit orienter la pensée philosophique populaire vers les matières religieuses, ce qui l’amena à la critique même des dogmes de l’orthodoxie. Cela eut pour effet la formation dès le XVIIe s., de différentes sectes de dissidents opposant à la religion officielle leurs nouvelles doctrines, empreintes de mysticisme, souvent, poussées au fanatisme.

Cependant, la philosophie populaire, tout en se concentrant sur la religion et en se basant sur l’Évangile, évolua progressivement au cours du XVIIIe s. et dans la deuxième moitié du XIXe s. s’affranchit définitivement du mysticisme pour prendre une orientation réaliste ; s’inspirant des besoins de la vie réelle, elle établit les dogmes de la nouvelle religion sur des principes communistes, tendant à une meilleure organisation sociale et une vie plus équitable sur cette terre, réfutant les autorités, le service militaire, voire le payement des impôts, perçus par les fonctionnaires du gouvernement.

Ces nouvelles sectes dites « rationalistes » se formèrent sous l’influence des anabaptistes qui, répondant à l’appel de Catherine II, qui promettait aux colons la liberté de conscience, vinrent s’établir dans le sud de la Russie, alors presque désert. Mais bientôt les doctrines élaborées par les sectaires devancèrent celles-là même de leurs inspirateurs les anabaptistes. La dernière phase de cette évolution socialo-religieuse s’est traduite dans le stundisme — secte rationaliste la plus avancée, entièrement dégagée de tout mysticisme. Basant leurs doctrines sur le commentaire libre de l’Évangile, les stundistes désavouent l’Église officielle avec ses icônes, ses rites et ses sacrements, renient en même temps ses ministres et cherchent à appliquer en pratique les enseignements de l’Évangile. Le stundisme s’est répandu avec une rapidité-excessive dans toute la Russie méridionale, en hissant successivement les provinces limitrophes faisant des siens en Ukraine, dans la Russie blanche et jusqu’au centre de l’empire, comptant des adeptes dans la capitale même.

Ainsi, la conception philosophique de la pensée russe a suivi deux courants distincts. En haut, l’université avec sa méthode spéculative empruntée à la science européenne ; en bas, l’enseignement religieux et le commentaire libre de l’Évangile et de l’Écriture sainte, qui présentaient une source unique à laquelle pût puiser la pensée philosophique populaire dans sa recherche de la justice et de la vérité, vu l’absence complète des écoles laïques primaires et des bibliothèques pour le peuple.

Cet état anormal de choses — l’enseignement supérieur rationnel, réservé à une élite fort restreinte, tandis que l’enseignement primaire faisait entièrement défaut — creusa entre les intellectuels et le populaire un abîme s’ouvrant toujours plus profond et qui présentait une entrave dans l’évolution politique et sociale de la nation, en même temps qu’il offrait au gouvernement autocratique un puissant moyen d’étouffer chez le peuple la conscience de ses droits et de paralyser ses forces morales. Et c’est grâce aux efforts des zemstvos, s’employant à créer des écoles laïques et à organiser l’enseignement primaire, de même qu’au dévouement des intellectuels eux-mêmes, allant au peuple pour lui porter la bonne parole, fraternisant avec l’ouvrier au risque de payer de leur liberté et même de leur vie, leur généreux élan de solidarité, que cet abîme commençait à se combler. L’absence jusque là de tout lien moral entre ces deux couches sociales détermina le long et douloureux processus dans la marche de la nation vers sa libération politique.

Car, c’est encore dans les hautes écoles, où se transplantèrent les traditions libérales de leur aînée, l’université de Moscou, que germa le socialisme russe, qui depuis environ quarante ans prend une forme concrète, pénètre dans les milieux des ouvriers, dans les villes et des paysans dans les campagnes, travaille le pays entier à l’ombre et donne un essor au mouvement révolutionnaire, qui désormais gronde sourdement dans cet empire des tsars, transpirant de temps en temps, dans un procès politique, et que la guerre d’Extrême Orient, follement déclarée et criminellement conduite fait spontanément éclater sur un programme de revendications doubles, politiques et sociales, entraînent les différentes populations de nationalité étrangère, depuis longtemps conquises, englobant des équipages de la marine, des régiments et des garnisons, faisant flotter le drapeau rouge dans les rues, au faîte des mâts des bâtiments de guerre, sur les monuments publics.

Il a fallu faire subir au peuple russe le formidable choc de cette guerre aventureuse, qui l’a atteint dans ses plus chers sentiments personnels et patriotiques, pour le faire sortir de sa torpeur séculaire et chercher dans la révolution le moyen suprême de sauver le pays de la ruine dans laquelle le désordre gouvernemental l’a précipité, de l’appeler à une vie nouvelle.

Se débattant éperdument dans les convulsions de l’agonie, le tsarisme affolé, dans l’espoir de reculer le moment du dénouement fatal, fait jouer les mitrailleuses dans les murs même de la ville de Moscou, massacrant les révolutionnaires, décimant la population inoffensive, tuant et blessant des femmes et des enfants, réduisant les maisons en amas de décombres, n’épargnant point les monuments historiques de l’ancienne capitale russe ; qui, jadis fut son berceau et où un jour, peu éloigné peut être, il trouvera aussi son sépulcre.

La Sainte Russie est inondée de sang qui coule toujours… son cœur même a saigné… Mais le sang appelle le sang…

Le premier coup à l’autocratie fut porté par la guerre de Crimée. Nicolas I le comprit. Mais, d’un tempérament trop despotique pour souffrir la moindre atteinte à son pouvoir d’autocrate, trop fier pour désavouer la politique de tout son règne durant trente ans, il préféra d’en finir avec ses jours. Son médecin attitré, un Polonais, devait être son complice en exécutant son ordre de lui servir un toxique. Si bien, qu’aucun soupçon n’a pu être éveillé à ce sujet et le public crut à la mort naturelle du souverain.

Avec l’avènement d’Alexandre II, son successeur, s’imposait une nouvelle politique, toute de réformes libérales si longtemps et si anxieusement attendues par le pays et qui, d’ailleurs, n’étaient pas en contradiction avec les idées personnelles, qu’on attribuait alors à ce monarque.

Le peuple respira. Des énergies latentes longtemps réprimées par la volonté tenace de l’autocrate puissant, jusque là, languissant de désœuvrement, surgirent spontanément et le pays marcha à pas de géant. D’un bout à l’autre de l’immense empire, les populations tressaillirent d’espoir et de joie de vivre…

Cependant, ce bel élan d’activité dans lequel s’unirent les éléments généreux et progressifs de la nation, ne pouvait avoir qu’une courte durée. Bientôt Alexandre II s’en émut. Le réveil de la conscience civique chez la nation, réveil qui se traduisit dans la littérature comme dans la vie sociale, effraya le réformateur. Il se tourne vers la réaction, et déjà dans la deuxième moitié de son règne, cherche à atténuer la portée des réformes qu’il avait décrétées et à enrayer, par des mesures restrictives, les progrès rapides réalisés par la société russe. Il recule, croyant avoir donné trop et dans son aveuglement il s’applique à démolir peu à peu l’œuvre grandiose, à peine commencée, par laquelle il avait si heureusement inauguré son règne. Or, le peuple confiant en sa politique réformatrice lui a attribué le titre de Libérateur, déjà après l’abolition du servage, qui était la base même de l’absolutisme, depuis irrévocablement condamné — réforme qu’entre toutes réclamaient l’équité et l’esprit moderne.

C’est aussi à cette époque que les idées socialistes commencent à se faire jour sur toute l’étendue de l’empire. Elles trouvent le terrain tout préparé, déblayé des préjugés sociaux par le nihilisme qui au cours de deux à trois ans a soufflé sur toute la Russie réformée. Véritable précurseur du socialisme, il manquait pourtant d’élément constitutifs et de pensée directrice nécessaire pour élaborer une doctrine ; il flétrissait le mal sans indiquer le remède à y apporter. Son rôle était tout de négation. Il dénonçait les préjugés, depuis des siècles enracinés dans les esprits, désavouait l’Église avec ses rites et ses sacrements, de même que toutes les institutions surannées, consacrées par l’usage, et qui étaient en contradiction avec les conceptions modernes de la Société. Il reniait tout : autorité, privilèges de la naissance et de la fortune, propriété, tout luxe, le confort même et jusque la Beauté dans son expression artistique. Par contre, il vouait un culte à la science qui seule devait guider l’Humanité, tel un phare projetant sa lumière dans les profondeurs de la nuit sombre. C’était un cri de révolte, une protestation contre l’obscurantisme conservateur, contre l’injustice sociale que les forts faisaient peser sur les faibles, contre toute autorité. Bien qu’éphémère, le nihilisme présentait un chaînon entre l’ordre de choses, qui a vécu, qui reposait sur l’étouffement de libre arbitre chez l’individu, et les aspirations nouvelles, tendant à donner libre essor à son initiative et à le rendre maître de ses destinées.

Au début, le socialisme se manifeste d’une façon presque timide. Les premiers propagandistes de l’intelliguentzia aspirent à se rapprocher du peuple et pour cela ils cherchent à pénétrer cet ambiant énigmatique et mystérieux, qui jusque là leur a été fermé. Le mot d’ordre est de s’assimiler aux ouvriers dans les fabriques et aux travailleurs des champs, de peiner à leurs côtés, vivre de cette vie simple, enfin mener une existence plus équitable, celle de ces travailleurs utiles, seuls dignes d’émulation. Et alors, dans une conversation intime ou par la lecture des livres choisis et des brochures de propagande, éditées à cet effet en dehors de la sévère censure, en bons camarades ne pouvant susciter la méfiance, qu’en général toute personne de classe privilégiée inspirait au peuple ; les initier à leurs idées, leur apprendre à connaître leur idéal de fraternité de justice et de bonheur pour tous.

Au souffle de renouveau qui passait alors sur les immenses plaines mornes de la Russie, où pendant des siècles des générations avaient gémi sous le double joug du seigneur et de la bureaucratie la jeunesse des hautes écoles eut conscience de la tâche gigantesque qui lui incombait. Elle prit pour devise : aller au peuple, afin de s’acquitter de la dette contractée envers les humbles qui peinaient, lui laissant le loisir de s’instruire. Désormais, elle va renoncer à sa situation de privilégiée lui permettant d’ambitionner toutes les carrières, — et désertant les écoles, ces jeunes enthousiastes allèrent dans les villages perdus, disséminés sur ces vastes plaines de Russie, enveloppées de mystère.

Leurs aînés, au mépris d’une brillante carrière, qui s’ouvrait devant eux, abandonnaient leur situation ; les jeunes et riches héritières quittaient les manoirs et les châteaux de leurs parents pour les usines et les isbas des moujiks. C’était comme une expiation des fautes de générations précédentes, un besoin de réparer l’injustice séculaire envers une classe entière si longtemps dédaignée, voire tenue en mépris.

Ce nouvel état d’esprit, alors que les fils de famille, les nobles, renonçaient volontairement à leurs privilèges pour aller se mêler au peuple, parut inquiétant au gouvernement. Les autorités s’en émurent et commencèrent à sévir contre les propagandistes, cherchant à dénoncer ces ouvriers et ces ouvrières improvisés, les arrêtant en masse, jurant d’exterminer la « Kramola. » (État de révolte contre le gouvernement.)

Les cachots de la forteresse Pierre-et-Paul exceptionnellement réservés aux détenus politiques, quelque peu déserts dans la dernière période de libéralisme, se peuplèrent rapidement et bientôt aussi toutes les maisons d’arrêt, voire les postes de police furent combles. Et on vit, pour la première fois, en la Sainte Russie, se dérouler des procès socialistes. On les appelait procès politiques, tant la conception même du socialisme était encore étrangère aux esprits et aux autorités judiciaires elles-mêmes.

Cependant, les arrestations en masse qui présentaient un fait nouveau dans la vie russe, déconcertaient le public, qui voyait des personnes ayant une notoriété et des jeunes gens appartenant à des familles estimables, traiter tout comme les plus vulgaires malfaiteurs. Car, la prison, alors, n’avait pas la popularité qu’elle a conquise depuis en Russie, où elle est devenue comme une institution indispensable pour parfaire l’éducation du citoyen, et son nom seul en évoquant l’idée du crime, éveillait les susceptibilités et inspirait de l’horreur. Dans la société on considérait encore la détention comme une honte ; c’était pour les familles un mal irréparable de voir les siens sur le banc des accusés, qui à leurs yeux était le banc d’infamie, mais les accusés eux-mêmes voyaient dans les procès, dans lesquels ils devaient comparaître, un puissant moyen de propagande.

Et on pouvait voir des pères, auxquels la mort avait prématurément arrachés un enfant chéri, se résigner à la pensée que celui-ci échappait, au moins, à la prison et à toutes les souffrances qui dans la suite lui étaient réservées. Mais qui saurait dire le nombre de ces existences sur lesquelles dans l’épanouissement de leur force s’est fermée la porte de prison pour ne s’ouvrir que devant leurs cadavres, emportés au cimetière dans le secret, à l’ombre de la nuit sans que leurs proches puissent les reconduire à leur dernière demeure, sans qu’une main amie puisse jeter dans leur tombe une poignée de terre… Seuls les archives de la police et de la gendarmerie révéleront un jour, peut-être à quelque historien scrupuleux les mystères des prisons, qui ont renfermé dans leurs murs des détenus politiques. Déjà les récits des survivants en disent assez…

Tandis que les « pères » s’abandonnaient à la douleur, demeuraient impassibles ou mieux encore, se rangeaient du côté du gouvernement, les « fils » adoptèrent une tactique offensive, qui devait se résumer en meurtres politiques. Exaspérés par la frénésie avec laquelle les autorités se livraient aux persécutions contre les « malintentionnés », indignés de l’ignominie des tribunaux spéciaux, créés en prévision de l’acquittement probable des inculpés en cour d’assises, et dont le rôle était de juger les procès politiques, pour ainsi dire à huis clos et de distribuer les condamnations selon l’ordre donné d’avance en haut lieu, ces apôtres de fraternité dans la paix du travail, se tournèrent vers la violence, et de propagandistes paisibles qu’ils étaient, s’érigèrent en justiciers implacables. Le mouvement prend une nouvelle orientation ; la lutte s’engage sur le terrain politique, adoptant le mode d’action par la terreur.

La haine des révolutionnaires pour Alexandre II fut surtout suscitée par son attitude vis-à-vis les condamnés du procès des Cent-quatre-vingt-treize, alors qu’en dépit de l’usage, qui exige la clémence du souverain, il a au contraire aggravé les peines, que le tribunal exceptionnel avait prononcées, cependant que l’accusation ne pouvait être soutenue que contre quelques uns seulement parmi les inculpés sur lesquels les juges s’acharnèrent en leur infligeant des peines excessives. D’autres condamnations encore suivies d’exécutions, portèrent au paroxysme cette haine contre le tsar confirmant de sa signature les verdicts sanglants, et qui enfin fut lui-même victime de leur vengeance, foudroyé par la bombe que son audacieux meurtrier avait, en plein jour, lancée sous sa voiture, en faisant en même temps le sacrifice de sa propre vie.

Cependant Alexandre II était décidé d’entrer dans la voie des concessions et de proclamer un simulacre de Constitution, que son influent ministre Loris-Mélikoff, — plus astucieux que libéral — avait élaboré. La mort l’a surpris, dit-on, à la veille de signer cette constitution. Il y eut là une fatalité. À son avènement au trône, Alexandre III était déjà sur le point d’apposer sa signature sur la constitution de son père, lorsque survint M. Pobiedonostzëff. Le sort en a été jeté. La pire des réactions, la répression à outrance pèsera sur le pays depuis le premier et jusqu’au dernier jour de ce règne de treize ans. Les populations de « toutes les Russies » gémissaient en silence.

Le mouvement socialiste révolutionnaire, à peine ébauché parmi les intellectuels et qui n’a pu encore prendre racine dans les couches profondes d’une population arriérée, hier asservie, entièrement étrangère à la vie politique, était, naturellement écrasé. Ceux des propagandistes qui échappèrent au gibet, qui furent épargnés par la phtisie, en attendant, en prison leur procès pendant quatre à cinq ans, ceux, dont le système nerveux, quoique ébranlé, avait résisté à la folie, allèrent peupler les bagnes ou furent déportés dans les petites villes de Sibérie et livrés au bon plaisir de la police à la surveillance de laquelle ils étaient confiés.

D’autres encore furent dispersés dans les régions septentrionales de la Sibérie, presque désertes, où pendant une journée de route à cheval on ne rencontre pas une seule habitation, pas un être vivant, dans ce pays des Iakouts à moitié nomades, dont ils ne comprenaient pas le langage, au milieu de ces steppes immenses, ensevelis sous la neige pendant la plus grande moitié de l’année ; où la température descend au dessous de quarante degrés de froid que le thermomètre de Réaumur permet d’enregistrer ; où le jour réapparaît après une nuit de six mois ; où s’arrête la végétation… Dans la tristesse d’une telle existence, l’écho de la vie au dehors parvient à ses solitaires une ou deux fois par an, à l’arrivée du courrier officiel de Russie, qui leur apporte en même temps une lettre d’une personne chérie, quelques livres, des exemplaires arriérés des journaux.

Or, ce sort paraît enviable avec la création de la prison de Schlusselbourg spécialement aménagée pour recevoir de nouveaux condamnés politiques. Là, c’est la tombe des vivants. Dans les premiers temps, les pensionnaires de cette prison n’arrivaient point au terme de l’expiration de leur peine — la mort venant les libérer avant. Après une dizaine d’années d’application de leur macabre système, les autorités se virent forcées de reculer devant sa monstruosité. Le régime étant adouci, plusieurs personnes purent depuis sortir vivantes de cette prison. Dernièrement le bruit a couru même qu’elle serait supprimée.

Néanmoins, comme cela arrive toujours, le gouvernement, en sévissant contre les socialistes eut en même temps une large part dans la propagande de leurs idées et mieux que personne a servi la cause elle-même. Les nombreux procès, les excès de rigueur dont usaient les autorités vis-à-vis des révolutionnaires, les condamnations et les exécutions de ces jeunes hommes et ces jeunes femmes éveillèrent l’intérêt chez le public, qui apprit ainsi à connaître leurs aspirations, et imprimèrent à leur doctrine l’autorité, que corrobore le martyre. La pitié qui est l’élément essentiel de l’âme russe et la répulsion instinctive que ce peuple a toujours éprouvé pour la peine capitale l’emportèrent ; l’effet que ces mesures excessives produisit sur le public fut tout à fait contraire à celui qu’escomptait le gouvernement. Lorsque Sophie Perovskaïa fut promenée à travers les quartiers de Pétersbourg, sur le chariot d’ignominie, qui devait la conduire à la potence, les mères la montraient à leurs enfants en pleurant et les vieillards s’inclinaient profondément sur son passage en se découvrant.

Après cet échec le gouvernement renonça aux exhibitions patriotiques de ce genre il fut interdit à la presse de parler des « politiques ». Rien de ce qui se passait dans les prisons ne transpirait plus au dehors. Les procès politiques étaient jugés pour ainsi dire à huis clos, car le public qui y était admis se composait de quelques personnalités officielles. Les journaux n’en publiaient pas les comptes-rendus. Mais les actes terroristes, inspirés par la vengeance et les meurtres politiques, accomplis en plein jour ou mépris des potences, parlaient par eux-mêmes sans qu’il y eut besoin d’autres commentaires, et de bouche en bouche ces récits se transmettaient rapidement jusqu’aux confins les plus éloignés de l’empire, où ils étaient écoutés avec attention. Et des propagandistes d’un nouveau type surgirent des masses populaires elles-mêmes.

Ces nouveaux propagateurs des idées émancipatrices les interprétaient à leur façon sous une forme allégorique et dans un langage imagé, cher au peuple russe. Un de ces orateurs populaires se plaisait à raconter devant son auditoire cette fable : « Il y avait un tsar — le peuple russe appelle tout souverain tsar — qui ordonna un jour d’élever autour de son royaume un mur très épais et très haut. De cette manière, pensait-il, son peuple ne pourra rien voir de ce qui se passe au dehors, si tôt dit, si tôt fait ; le mur fut élevé et le tsar menait une existence tranquille entouré de ses sujets dévoués et reconnaissants » Le mur était si haut, si haut, que l’ombre qu’il projetait plongeait tout le pays dans une demi-obscurité. Ainsi se passèrent de longues années. Enfin le peuple a compris que c’était ce haut mur qui lui marquait le jour et il y perça de ci, de là des trous, par lesquels la lumière commençait à pénétrer un peu partout dans le pays. Le voyant, le tsar ordonna de lui apporter une quantité de terre glaise et il se mit, en marchant le long du mur à boucher de sa main tous les trous qu’il rencontrait Mais tandis qu’il parvenait d’en boucher quelques uns, d’autres se produisaient et la lumière passait toujours. Toute la journée le tsar s’est employé à cette besogne, enfin il ne lui restait plus de terre. La nuit venue il se sentit très fatigué. Le lendemain, il lui a fallu cependant se remettre à l’œuvre, car il y avait dans le mur de plus grands trous encore et malgré son assiduité au travail, il ne pouvait en venir au bout. »

Un autre paysan encore s’est ingénié à procéder plus simplement. Il ne discourait pas, ce qui était aussi plus prudent, attendu qu’il y avait déjà une police dans les campagnes et que les mouchards y faisaient leur apparition de plus en plus souvent, mais il se bornait plutôt à une leçon de choses — une petite démonstration, pour laquelle il se servait de blé, dont il avait toujours sa poche pleine,

La gendarmerie, qui est en Russie ce que sont les brigades de recherche en France, eut bientôt vent du succès de ce « dangereux » propagandiste de la campagne ; il fut arrêté et conduit devant l’officier.

— Vous vous mêlez à faire de la propagande politique et à répandre des idées subversives, fonce l’officier gendarme sur notre campagnard.

— Nullement, votre haute noblesse. Pour répandre des idées il faut bien parler, moi, je n’ai jamais fait de discours, lui répond celui-ci.

— Vous ne parlez pas ? Comment faites-vous alors ? demande le gendarme menaçant.

— Je fais simplement voir aux gens quelques grains de blé, et c’est tout, lui répond l’inculpé. Avec la permission de votre haute noblesse, voici comment je procède :

Et sans montrer plus d’empressement, le paysan s’avance, prend de sa poche un grain de blé, le dépose sur la table devant le gendarme.

— Voici le tsar, dit-il

Puis, il sort encore quelques grains, les dispose en cercle autour du premier en ajoutant :

— Ici, sont les ministres.

Il entoure ensuite le premier cercle d’une plus grande quantité de grains.

— C’est la police, explique-t-il

Enfin, en espaçant son nouveau cercle, où les grains sont plus serrés les uns contre les autres et disposés en plusieurs rangées, il continue :

Ceci, c’est l’armée…

Il reste un instant à contempler son schéma, puis d’un mouvement brusque, il jette par dessus une bonne poignée de blé.

— C’est le peuple qui vient, fait-il

Tout son schéma avec le tsar, ses ministres, sa police, son armée elle-même, disparaît dans cette mêlée, sous la formidable poussée populaire.

Et le paysan ajoute ingénument :

— Je n’ai jamais dit plus que ça.

Le rôle du pouvoir autocratique est celui de garder jalousement ses prérogatives. Si, un jour, il allait faire une concession, le peuple ingrat, lui en demanderait assurément une autre et une autre encore,

Or, la nation russe tenue à demeurer entièrement à l’écart de la vie politique, son action devait nécessairement se porter vers la solution de problèmes sociaux, que le heurt des intérêts des différentes classes, se compliquant avec le développement du capitalisme dans le pays, rendait toujours plus âpres. Un nouvel ordre de choses, reposant sur une base sociale s’imposait. Et c’est dans l’endiguement systématique de la force vitale de la nation qu’il faut chercher l’explication de ce phénomène auquel nous assistons aujourd’hui et qui fait l’étonnement de l’Europe, notamment qu’un peuple tellement arriéré dans sa vie politique, a su réaliser un si notable progrès au point de vue social. Voilà pourquoi, lorsque l’heure de sa libération politique a sonné, nous voyons se dérouler en Russie une révolution même sur le double front de ses revendications politiques et sociales.

Écrasée sous le poids d’une terrible réaction, toujours s’accentuant, la nation entière semblait demeurer inerte. Une censure sévère ne laissait pas transpirer dans la presse un seul cri de protestation, encore moins de révolte, pas même un gémissement qui eût pu porter au dehors l’écho de ses souffrances. Oui, à en juger d’après l’apparence, cet immense pays était engourdi… Mais, dans le silence austère auquel il se voyait condamné, un travail intime continu et fécond s’accomplissait dans ses entrailles lentement, méthodiquement. Telle une chrysalide immobilisée sous son enveloppe de couleur effacée, n’attirant point les regards, cependant qu’une force merveilleuse travaille tout son être. Enfin, déchirant l’enveloppe qui l’oppresse, elle apparaît, soudain, dans tout l’éclat de sa beauté.

Depuis trente cinq ans de réaction inepte frisant la folie, le besoin impérieux de rénovation travaille la Russie. La voici toute prête à déchirer les liens qui la compriment, pour apparaître dans toute la beauté virile de sa transformation politique et sociale sous forme de république fédérative, reconnaissant les droits autonomes des populations périphériques, jadis subjuguées par la force des armes. Et au monde émerveillé, elle criera le mot d’ordre qui sera celui-ci : libération politique, assurant la liberté aux peuples et la dignité personnelle à l’individu ; émancipation du travail — assurant le progrès et le développement des richesses nationales ; socialisation du sol et des moyens de production — assurant le pain et le gîte pour tous, en attendant le bien-être pour tous ; milice nationale — assurant la paix désarmée en Europe.

Déjà on voit des troupes « infidèles » se refuser à faire la police du tsarisme mourant, qui cherche son salut dans les massacres, qu’il organise dans toutes les villes importantes avec l’aide de sa garde et des régiments encore fidèles, des gendarmes, de la police et des sotnis noires, recrutées parmi les gens sans aveu ; dans la guerre civile, qu’il déchaîne sur toute l’étendue de son empire ; enfin dans les conseils de guerre, qu’il fait substituer aux tribunaux civils en proclamant l’état de siège dans la moitié du pays. La vue du sang qu’il fait couler à flots révolte l’âme russe, les tueries répugnent à ce peuple, de son naturel pacifique et doux.

L’antimilitarisme, en France, tout platonique, entrant à peine dans sa première phase, qui est celle de propagande, émeut l’opinion et attire sur les propagandistes de cette idée les courroux de Thémis ; en Russie, il y a plus d’un siècle, il est mis en pratique parmi les dissidents rationalistes-Doukhobors, Molokaniés, Stundistes — qui compte aujourd’hui plus de vingt millions, qui érigent le refus de service militaire en dogme religieux. La prison, l’exil, les menaces de mort même, rien ne peut ébranler leur foi en ce dogme et vaincre leur aversion de tuer.

On sait l’attitude des réservistes lors de leur mobilisation pendant la guerre avec le Japon, et qui n’appartiennent pas pourtant à ces dissidents. Pour les rappeler sous les drapeaux, il a fallu mettre la police sur pied. Celle-ci faisait irruption dans leur domicile la nuit et les conduisait au poste où ils demeuraient en état d’arrestation, en attendant d’être dirigés à la caserne. À présent, à leur rentrée dans les foyers, on les tient pour démoralisés et le gouvernement s’en trouve embarrassé, attendu qu’il ne pouvait pas les laisser en Mandchourie et que d’autre part il voit un danger à les faire réintégrer leurs villages respectifs où la révolte gronde et où les paysans attendent avec impatience le retour des leurs. « Que les nôtres reviennent seulement » ne cessent-ils de répéter.

Le chiffre élevé des prisonniers de guerre faits par les Japonais est dû en grande partie, à la bonne volonté des soldats russes et des officiers eux-mêmes qui ne voulaient pas combattre. Ceux-ci se rendaient en l’Extrême Orient avec la résolution prise d’avance de se rendre et on a vu des régiments s’en aller vers les Japonais, au premier contact avec l’ennemi. Des officiers et même des soldats désertaient en se rendant à l’étranger, sans parler d’un très grand nombre de jeunes gens qui s’attendaient à être enrôlés. Et ce n’est un secret pour personne que les équipages de l’escadre de Niebogatoff partirent pour la guerre avec la même intention ferme de se rendre à la première rencontre, ce qui a eu lieu lors de la bataille de Tschouchima.

Faut-il insister sur les nombreux cas de désobéissance à leurs chefs de tirer sur les grévistes et du refus des officiers eux-mêmes de conduire les troupes pour « rétablir l’ordre ». Les marins de la Baltique ont assez fait parler d’eux, pour que le gouvernement hésitât à leur confier quelque sanglante besogne. Et récemment encore, pendant la semaine rouge à Moscou, le télégraphe ne nous a-t-il pas rapporté ce fait indéniable, que des régiments étaient consignés dans les casernes, tandis que pour réprimer la révolution le général Doubasoff — homme désormais historique — a demandé de lui envoyer la garde de Pétersbourg, ces gardiens select du tsarisme. Mais, après leurs hauts exploits à Moscou, leur nom seul est devenu odieux et personne ne tend plus la main à un semenovets (du régiment semenovski). Le tempérament slave, très pacifique, porte à la rêverie et à la méditation sera en lui-même une garantie sérieuse pour la paix en Europe, alors que le peuple russe aura conquis sa souveraineté.

Il est loin ce temps, où les journaux de Pétersbourg se répandaient en commentaires enthousiastes à propos du geste de Nicolas II, lorsque, dans les premiers jours de son règne, en compagnie de son auguste épouse, il était, au cours d’une promenade sans apparat et sans aucune escorte, entré dans un magasin comme simple client pour acheter des gants.

Si insignifiant qu’il soit en lui-même, ce fait accusait aux yeux de ses sujets, lassés du régime de poigne sous son père, une pointe de simplicité et de bienveillance, qui lui donnaient une certaine satisfaction et qui corroboraient son espoir en ce souverain, dont la jeunesse même et la bonhomie apparente offraient en quelque sorte un gage d’une nouvelle orientation dans la politique intérieure du pays.

Cet espoir fut bientôt déçu…

Convoqué dans la capitale pour rendre hommage au nouveau monarque et lui témoigner des sentiments sympathiques et du loyalisme des populations, et jusqu’aux petites peuplades exotiques dispersées sur les confins éloignés de l’empire qu’ils représentaient, ces délégués essuyèrent, au premier contact avec leur jeune Maître, un affront, aussi grotesque que maladroit. Alors que, sans faire la moindre allusion aux droits constitutionnels dont, sous le règne précédent la pensée même ne pouvait hanter les esprits — au termes très respectueux, humblement, voire timidement ces votables exprimèrent leur espoir de voir étendre la compétence des institutions locales relevant de la commune — des Zemstvos, Nicolas II leur répondit par quelques phrases brèves et arrogantes en leur déclarant qu’ils devaient abandonner ces « rêves insensés ». Depuis, il a affirmé à toute occasion, qu’il a pris une résolution ferme de continuer la politique de son « inoubliable » père. Cette politique il l’a même renchérie jusqu’à inonder de sang le pays entier et au point d’armer la main du peuple exaspéré. Il y a à peine un an encore que le prisonnier volontaire à Tsarskoïe Sélo a éprouvé le besoin de confirmer ses augustes paroles d’antan et de rappeler à ses sujets le droit divin de son pouvoir autocratique par un manifeste d’une incohérence et d’une ineptie étonnantes, et que, aidé de M. Pobiedonostseff, son conseil écouté, il a lancé à l’improviste, à l’insu de ses ministres. Ceux-ci, affolés, — car la révolution grondait déjà prête à éclater et le parti constitutionnel modéré lui-même, avait dans une réunion des délégués des zemstvos, nettement posé la question de l’assemblée nationale — coururent à la retraite du souverain pour lui arracher la signature d’un contre-rescrit, rédigé dans un esprit opposé et s’appuyant sur une promesse de quelques concessions libérales — rescrit qu’ils firent publier le soir même, afin d’atténuer le déplorable effet que le manifeste du matin devait produire dans le pays.

Dernièrement, acculé par la grève générale, il signe une Constitution garantissant à ses sujet, la liberté et les droits de citoyen et le lendemain même, il ordonne les massacres de ces « citoyens », coupables d’avoir encore une fois mis leur confiance en les paroles du souverain.

En effet, celui-ci s’est ingénié de mettre en pratique les mémorables paroles qu’il a prononcées, alors qu’un ministre lui avait exposé la nécessité d’octroyer au pays quelques libertés constitutionnelles : « Je veux bien donner la Constitution, lui a-t-il répondu, mais à condition de conserver mon pouvoir autocratique. » La Constitution réside dans les promesses, il la fait miroiter aux yeux du peuple ; la réalité c’est l’ensanglantement du pays.

Aujourd’hui, la réaction dépasse tout ce que les tsars et les empereurs de Russie avaient pu imaginer depuis des siècles. On voudrait voir la nation entière emprisonnée. Les arrestations se font en masse. On arrête, on arrête encore, on arrête toujours par centaines… Et on fusille sommairement lorsqu’on n’emprisonne pas. Les prisons étant combles, on utilise les monuments publics, les Hôtels de Ville et jusqu’aux maisons des aliénés où l’on fait entasser des prisonniers. Les nouvelles prisons encore sont en construction. En attendant des trains spéciaux emportent les personnes arrêtées au delà de l’Oural, pour les caser dans les prisons en Sibérie, où l’on peut trouver encore de la place. On s’acharne surtout sur les intellectuels — avocats, médecins, ingénieurs, etc. et même sur les intellectuels en herbe — les lycéens dont regorgent les prisons. Dans les campagnes les populations affamées seront réduites à l’épuisement complet. L’ordre est donné aux autorités locales de ne leur faire aucun prêt de blé.

Or, si le jeune souverain avait, à son avènement au trône, voulu s’inspirer de l’esprit de son temps, et allant au devant de l’attente de son peuple, après le régime de réaction sous son père, lui faire cadeau rien que d’un simulacre de Constitution, que déjà son grand’père avait projetée, s’il avait eu la clairvoyance ou simplement le flair politique qui permet une juste appréciation de l’état d’âme d’un peuple dans un moment donné de son histoire, il aurait su saisir ce moment opportun pour restituer, au moins, à la nation les libertés primordiales qu’elle avait acquises antérieurement et dont son « inoubliable » père l’avait peu à peu frustré. Ce Nicolas II, qui après neuf ans de règne, n’ose plus sortir de sa cachette pour se montrer dans sa capitale, pourtant bien gardée des troupes qui lui sont encore fidèles, serait acclamé adoré de son peuple reconnaissant, trop heureux de pouvoir, enfin, respirer, d’avoir une existence un peu plus facile et son nom passerait à la postérité avec le titre de Grand.

Mais il a tourné ses regards vers le passé.

Petit, il s’est rapetissé encore depuis qu’il tient entre ses mains les destinées de la Russie, et au lieu de faire naître dans les cœurs de ses sujets les sentiments d’affection et d’admiration, il les a rempli de mépris d’horreur et de haine. Ses contemporains le nommèrent le Dernier et l’histoire lui réserve le titre de Massacreur.

En effet, commencé dans le sang de par la négligence coupable des exécuteurs de ses ordres, des fonctionnaires, — la catastrophe de Khodynskoïe Polé — son règne, de par sa propre volonté criminelle, finit aussi dans le sang. Or, aujourd’hui comme alors, la pensée qui le guide est toujours la même, celle de conserver intact son pouvoir autocratique. Alors, cherchant la popularité de bon « petit père » de son peuple, il imagine de lui faire distribuer, en commémoration de son sacre, des cadeaux qui consistaient en un pain, du sel dans une salière et une icône, en guise de sa bénédiction, selon la coutume russe, et le tout enveloppé dans un petit châle de coton. Ces cadeaux du tsar tentèrent la foule ; des milliers de personnes qui se portèrent dans cette banlieue de Moscou vers le kiosque de distribution ; mais avant de l’atteindre, ils tombaient sous la poussée de la foule dans une profonde fosse qu’on n’a pas eu la précaution de barrer. Tous ceux qui y furent précipités, ne pouvant se relever, étaient écrasés par les nouveaux arrivants qui y étaient poussés à leur tour, jusqu’à ce que la fosse n’était comblée de cadavres, que l’on comptait par centaines.

Aujourd’hui, au peuple qui demande à son « petit père » du pain pour se nourrir, un peu de liberté pour vivre, celui-ci envoie du plomb. Cette mémorable date de 22 janvier 1905 est inscrite dans l’histoire en lettres rouges. Pris de peur à la suite de la grève générale, survenue dix mois plus tard, il proclame la Constitution dans son empire et sournoisement donne l’ordre à sa police d’organiser dans toutes les villes des guet-apens. Au moment, où les populations en liesse se répandent sur les places publiques pour se congratuler de leur liberté, reçoivent en pleine poitrine des balles et de la mitraille. Des témoins oculaires, qui ont échappé à la mort par miracle, ont apporté des preuves indéniables que ces massacres des citoyens « libres » ont été préparés d’avance. D’ailleurs, ils se sont produits dans plusieurs villes presque à la même heure, sans que le peuple en fête pût s’en douter un seul instant.

Lorsque la Constitution a été proclamée à Kieff, la population s’est portée dans la rue principale pour fêter cet heureux événement. Voyant la foule déjà assez nombreuse, la troupe consignée en cet endroit, se rua sur les promeneurs, en les refoulant en arrière, tandis que toutes les rues adjacentes furent barrées par la police à l’exception d’une seule, dans laquelle des mitrailleuses avaient été placées d’avance, et dans laquelle les soldats et la police les poussaient. Aussitôt que la foule avait rempli la moitié de la rue, les mitrailleuses qui l’attendaient partirent, cependant que les portes de toutes les cours des maisons se trouvèrent fermées. La rue fut jonchée de cadavres couvrant les uns les autres.

À Minsk, en apprenant la bonne nouvelle, la population s’est réunie sur la place publique près de la gare ; après avoir échangé des félicitations et décidé d’envoyer un télégramme à Pétersbourg, on commençait à se disperser tout à fait paisiblement, allant chacun de son côté, lorsque surgit un peloton de gendarmes, qui avaient été dissimulé derrière la gare, tirant des coups de feu à droite et à gauche, tuant les uns, blessant les autres. La municipalité indignée envoya cette fois à Pétersbourg une délégation pour protester contre ces procédés et tout finit par une promesse d’enquête…

Comme les roses, la Constitution de Nicolas II n’a vécu que l’espace d’un matin… Elle n’a vécu que quelques heures seulement, pour faire place à un despotisme plus tyrannique et plus féroce que jamais.

Et lorsque les ouvriers à Moscou, exaspérés par le bombardement de la maison, où se tenait un nombreux meeting, prennent à leur tour les armes et dressent des barricades, le tsar envoie de Pétersbourg sa fidèle garde avec des canons et des mitrailleuses pour anéantir les insurgés et raser le quartier entier de Presnia, où ils s’étaient barricadés. À côté des insurgés tombent des habitants paisibles, des femmes et des enfants que les projectiles des braves Semenovtzis ne savent point distinguer.

Aujourd’hui les victimes de cet autocrate, « pacifiste » au delà des frontières de son empire, et massacreur en deçà ne se comptent plus ; le sol de la Sainte Russie est inondé de leur sang, et la semence fructifiera.

N’évoquons point la vision des champs de bataille en Mandchourie, où cent mille enfants du peuple russe dorment leur éternel sommeil.

Or, cette guerre meurtrière entre toutes, qui pourtant eût pu être facilement évitée, fut engagée avec la même préoccupation de Nicolas II d’affermir l’autocratie et d’étayer son trône déjà chancelant. Mais la victoire, sur laquelle ont compté les instigateurs de cette guerre néfaste, s’en alla tout entière du côté des Japonais mieux préparés, mieux armés, plus instruits et aussi plus guerriers et plus dévoués à leur Mikado. Et le prestige de l’autocratie en Russie, au lieu d’être grandi a définitivement sombré. Restait le moyen suprême, celui de déchaîner la guerre civile, Nicolas II l’essaya encore.

N’ayant pas réussi à réduire les « petits Japonais » va-t-il être plus heureux dans cette lutte à vie et à mort qu’il a engagée avec son peuple, qu’il escompte réduire par l’épuisement ?

Il y a trop de misère accumulée sous les toits de chaume de paysans, trop de souffrances dans les mansardes et les sous-sols des ouvriers, dans les chambrées de la jeunesse studieuse, trop d’indignation dans les demeures aisées, souvent somptueuses même de la bourgeoisie et des nobles, trop de honte dans l’armée, obligée de faire le service de police, trop d’humiliation dans les rangs de la bureaucratie elle-même à laquelle on demande le petit service supplémentaire de mouchard…

Et depuis Ivan de Terrible, le sang du peuple russe n’a encore coulé à si grands flots. En effet, qu’étaient ces Opritchnikis, qui parcouraient les villes et les villages avec, à la selle de leur monture une tête de chien, symbolisant la fidélité au Maître et un balai — emblème de leur office — tout balayer sur leur passage, terrorisant les habitants, qui fuyaient à leur approche, s’empressaient de se cacher — qu’étaient ces féroces opritchnikis du tsar Terrible, avec leur armement primitif, au regard des cosaques et des Semenovtzis, du tsar « pacifiste », ce Nicolas le Dernier, outillés à la façon moderne, jouant avec des braunings, des mauser et des mitrailleuses, tirant sur le peuple dans les rues et sur les prisonniers dans leur prison.

Aujourd’hui le sang coule de Pétersbourg au Caucase et de Varsovie à l’Oural et à Wladivostok… Nous assistons à une orgie gouvernementale, une bacchanale, où tournaient les ministres, les policiers, les gendarmes et les troupes « fidèles, » et que préside Nicolas II.

Mais, plus de quatre siècles ont passé entre lui et Ivan le Terrible…

Et dans le carnage que son tsar ordonne aujourd’hui, le peuple ne veut plus voir le doigt de Dieu. Il réclame sa place au soleil, qui croit-il, envoie sa lumière et sa chaleur pour tous ; il réclame son droit à la terre, qui produit pour nourrir tous, et il marche à la conquête de la liberté pour tous et de sa souveraineté.

Le tsarisme a vécu.

Or, de cette tourmente que la Russie subit actuellement est sortie une mentalité nouvelle. Elle a passé son Rubicon laissant derrière le champ de résignation et de douleur, et elle entre dans le pays de son rêve ce pays ensoleillé, où l’appellent la liberté, la vie, le progrès.

Et les populations hétérogènes de race, de langue, de religion et de culture différentes, dont se compose la Russie, Finlandais, Livoniens, Courlandais, Esthoniens, Lithuaniens, Ukrainiens, Polonais, Arméniens, Géorgiens, Circassiens et autres, jadis annexés à l’empire par la force des armes, depuis liés au peuple russe par les mêmes souffrances et les mêmes misères sous le joug autocratique, seront désormais librement unies en une puissante Fédération qui, sous l’égide de la Liberté et dans le calme de la Paix travaillera à la transformation de la vieille société.


M. S.