Deux Révolutions au Japon

Deux Révolutions au Japon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 638-665).

Les récens succès militaires du Japon ont étonné ceux mêmes qui croyaient le mieux le connaître. On s’est demandé s’il ne ménageait pas à l’Europe des surprises nouvelles. Les Japonais ont prouvé qu’ils avaient su tout au moins réformer leur méthode de guerre et réorganiser leur armée. Mais l’histoire témoigne suffisamment de leurs vertus guerrières pour qu’on puisse imputer ces rapides progrès dans la science militaire à des aptitudes spéciales. Ont-ils également bien profité de toutes les leçons qui leur ont été données ? Qu’ont-ils exactement emprunté à l’Europe et que lui emprunteront-ils encore? Voilà ce qu’il serait curieux de savoir.

Parmi les épisodes de l’histoire encore si peu connue du Japon, il en est un qui peut jeter quelque lumière sur ces questions.

Les Japonais des VIe et VIIe siècles de l’ère chrétienne voulurent s’assimiler la civilisation chinoise. Ils apportèrent à cette entreprise la fougue, la ténacité et l’unanimité qu’on peut constater chez leurs descendans. Ce fut une révolution complète et dont l’histoire n’offre guère d’exemples. Sans transition, et sans arrière-pensée, ils rejetèrent alors ce qui constituait leur individualité nationale, et les différenciait du peuple qu’ils prenaient pour modèle. Ils dépouillèrent en bloc leurs coutumes, leurs traditions, leurs croyances propres, comme on fait un vêtement démodé, pour y substituer des coutumes, des traditions et des croyances étrangères qu’ils jugeaient préférables. Ils se firent Chinois, comme ceux d’aujourd’hui veulent se faire Occidentaux.

Il nous a paru curieux de rapprocher les faits passés des événemens présens, de rechercher le profit que les Japonais avaient, au moyen âge, tiré de cette tentative, dans quelle mesure elle avait réussi et comment ils avaient su adapter la civilisation chinoise aux qualités propres de leur génie national. Il n’est personne qui ne se soit en effet demandé s’ils ne faisaient pas fausse route, s’il était possible à un peuple de se transformer comme ils le veulent faire, s’ils n’allaient pas perdre leur originalité et leurs qualités propres, sans acquérir des qualités équivalentes.

Une vérité semble clairement ressortir de l’histoire : c’est l’impossibilité des transformations soudaines. La nature n’opère que par gradations insensibles. C’est là un axiome aussi exact dans l’ordre moral que dans l’ordre des choses physiques. L’Europe a mis des siècles pour passer du régime féodal et des institutions du moyen âge au régime et à la civilisation que nous avons sous les yeux. Volontiers on engagerait les Japonais à s’imposer les mêmes transitions. Or ils n’entendent pas procéder ainsi.

De quel côté est l’erreur? Peut-être l’expérience tentée au moyen âge fournira-t-elle à cet égard quelque lumière.

Ce n’est pas qu’il y ait identité complète entre le phénomène ancien et le nouveau. En histoire, les événemens sont trop complexes pour qu’on trouve jamais autre chose que des analogies, et telle condition semblait tout d’abord secondaire qui prend ensuite une importance décisive et change le dénouement du tout au tout. Il n’en est pas moins nécessaire toutefois d’étudier le passé d’un peuple pour connaître ses ressources et ses défauts. La race japonaise a, dans les événemens que nous allons raconter, fait preuve de qualités remarquables. Ces qualités ont-elles disparu et, si elles subsistent, suffiront-elles au succès espéré? L’effort à faire n’est-il pas trop grand?

Cette question n’est d’ailleurs pas la seule que provoque la révolution pacifique du Japon. Il nous importerait, par exemple, beaucoup de savoir si les Chinois ne suivront pas le mouvement imprimé par leurs voisins ; si, par l’effet même des progrès accomplis, ces marchés de l’Extrême-Orient, aujourd’hui ouverts à nos produits, ne se fermeront point un jour, comme s’est fermé le marché américain, et si ces peuples ne viendront pas alors nous faire sur nos propres places une redoutable concurrence ; enfin si leur influence s’exercera sur notre idéal moral et religieux, comme elle s’est exercée déjà sur notre esthétique. Nous posons ces questions sans prétendre à les résoudre. Nous voudrions surtout faire ressortir les analogies et les différences du mouvement actuel et de la révolution des VIe et VIIe siècles, et du même coup indiquer par quelques traits le degré de culture auquel est parvenu le Japon moderne.

I

Il convient, pour faire comprendre les événemens que nous allons exposer, d’en bien marquer le point de départ, c’est-à-dire de déterminer l’état de civilisation atteint par les Japonais quand ces événemens commencèrent.

A lire leurs annales, il semblerait que le Japon n’a jamais connu la barbarie. Elles nous parlent des premiers souverains du pays comme Anquetil parlait du roi Pharamond, de son palais et de sa cour. Il ne faut pas s’en étonner. Ces annales, dont les premières remontent à 720, c’est-à-dire à une époque où les Japonais étaient depuis longtemps en contact avec la Chine, furent rédigées sur le modèle des annales chinoises, copiées trop servilement. Aussi n’ont-elles, pour le sujet qui nous occupe, qu’une valeur minime. Heureusement des renseignemens plus sûrs nous sont fournis sur le Japon primitif par un auteur chinois, Ma-touan-lin, qui, dans une sorte d’encyclopédie, a littéralement transcrit des documens d’une authenticité incontestable. Ces documens contiennent notamment des descriptions de l’ancien Japon fournies soit par des voyageurs chinois, soit par des ambassadeurs japonais à la cour de Chine.

Les premiers rapports des Japonais avec la Chiné et la Corée paraissent remonter au premier siècle avant Jésus-Christ. Ils ne tardèrent pas à devenir fréquens. Mais comme ils se résumaient dans un échange d’ambassades avec la Chine et dans une suite d’incursions plus ou moins heureuses en Corée, la civilisation japonaise n’y pouvait beaucoup gagner. Les Chinois avaient alors sur les Japonais, à tous égards, une supériorité comparable à la supériorité des Romains sur les Germains, ou des Français du XVIIe siècle sur les Moscovites,

La Chine était certainement à cette époque un pays extrêmement policé. Elle connaissait l’écriture depuis plus de dix siècles. Ses grands philosophes avaient dégagé les principes sur lesquels repose encore maintenant la société chinoise ; ses artistes avaient découvert la plupart des procédés et des formes esthétiques propres à l’Extrême-Orient. Elle avait ses historiographes, ses poètes, des législateurs pleins de sagesse, un système administratif presque trop savant. Tous ces élémens lui composaient une civilisation déjà vieille et très accentuée. La Corée subissait entièrement l’influence politique et l’ascendant moral de ses puissans voisins. Les Japonais, au contraire, n’étaient pas encore sortis de l’état barbare. On voit, par les descriptions que nous transmet Ma-touan-lin, qu’ils vivaient de chasse et de pêche, soupçonnant à peine l’agriculture : « Ils n’avaient ni bœufs, ni chevaux, ni moutons, ni poules. Ils marchaient nu-pieds, mangeaient avec leurs doigts et portaient sur eux, grâce au tatouage, leurs quartiers de noblesse. Les hommes se vêtaient de lés d’étoffes, placés en travers et retenus ensemble au moyen de nœuds ; la robe des femmes était une simple pièce de toile avec un trou pour passer la tête. » Des voyageurs chinois du IIIe siècle signalent dans l’archipel japonais un peu d’agriculture, mais encore à l’état rudimentaire et exceptionnel. Marins hardis, les Japonais préféraient aller piller les villages coréens ou échanger au loin leur poisson contre du riz.

Selon les annales japonaises, cet état de choses aurait cessé, comme par miracle, en l’an 285. Un Coréen nommé Wani aurait alors importé au Japon l’écriture et toutes les sciences chinoises. L’assertion est à tous égards inacceptable. D’une part, l’étude des caractères idéographiques, seule écriture pratiquée en Chine, devait alors présenter, vu la pénurie des livres et des professeurs, d’incroyables difficultés. Elle ne pouvait donc se propager au Japon que très lentement. D’autre part, il paraît établi, par les annales coréennes, que le Coréen en question ne passa au Japon qu’en l’an 405. D’ailleurs les Japonais étaient alors dans un état bien primitif pour accepter brusquement une civilisation aussi raffinée qu’était la civilisation chinoise. La perfection des produits matériels de la Chine pouvait les frapper ; mais sa supériorité intellectuelle et morale devait leur demeurer inintelligible. Pour qu’ils la pussent goûter, une sorte d’initiation graduelle était nécessaire.

L’histoire nous enseigne que ce sont presque toujours et partout les religions qui ont rempli ces fonctions d’éducatrices et d’initiatrices. Or, parmi les religions de la Chine, il en est une qui convenait merveilleusement à ce rôle : le bouddhisme. Depuis sa diffusion en Chine au Ier siècle et en Corée au IVe, le bouddhisme s’était comme matérialisé et humanisé, pour s’adapter au génie positif des races de l’Extrême-Orient. Ses prêtres offraient au peuple le spectacle de cérémonies magnifiques et lui imposaient une foule de petites pratiques, à l’observation minutieuse desquelles les esprits simples sont trop heureux de s’astreindre. Les gracieuses légendes enfantées par l’imagination hindoue éveillaient la poésie latente qui sommeille dans toute âme humaine. Enfin Çakya-Mouni en exaltant par-dessus toutes choses la charité et la pureté, sans plus s’attacher aux distinctions de caste et de race, ne pouvait manquer d’attirer à sa religion les humbles et les déshérités du monde.

C’est au milieu du VIe siècle que le bouddhisme commença à se répandre dans l’archipel japonais. Qu’étaient donc alors ses habitans? Il importe de le savoir puisque c’est alors que débute la révolution que nous avons entrepris d’exposer. Ma-touan-lin transcrit dans son encyclopédie la relation d’une visite faite en l’an 600 par des ambassadeurs japonais à la cour de Chine, et tout spécialement la description qu’ils donnèrent de leur pays. Or cette peinture met en relief un trait particulièrement significatif. Les envoyés assurent qu’avant de connaître l’écriture chinoise par les livres bouddhiques venus de Corée, leurs compatriotes n’avaient pas d’écriture, mais qu’ils gravaient certaines marques sur du bois et comptaient au moyen de nœuds faits à des cordes. Voilà qui en dit long sur l’état social des Japonais avant l’introduction du bouddhisme. Quelques marques gravées sur du bois et quelques nœuds faits sur des cordes ne constituent ni une écriture ni un système de numération. On se demande si les germes de civilisation déposés au Japon vers 405 n’avaient pas été complètement étouffés. Quoi qu’il en soit, et même en supposant quelques exceptions, on peut considérer comme établi que les Japonais, pris en masse, n’étaient guère plus civilisés au milieu du VIe siècle que les francs de Clovis.

Le bouddhisme recruta ses premiers adhérens dans les hautes classes. Aujourd’hui encore ce sont les plus ardentes aux nouveautés. D’abord persécutée, la nouvelle religion ne tarda pas à triompher et sous le titre de régent, le chef du mouvement devint maître absolu du pouvoir. Ce prince connu sous le nom de Shotokou Taishi a laissé, en 17 articles, une sorte de testament politique dont le texte a été fidèlement conservé. Or un seul de ces articles parle du bouddhisme. Presque tous les autres semblent inspirés de Confucius. Ainsi déjà le bouddhisme et le confucéisme, qui, en Chine, divisaient les esprits en fractions ennemies, étaient, au Japon, concurremment acceptés par les lettrés.

A aucune époque d’ailleurs les Japonais n’ont fait preuve d’intolérance religieuse. Plus curieux que fanatiques, ils répugnent aux fortes croyances et n’aiment rien tant qu’examiner, comparer et comprendre. La difficulté de concilier les deux doctrines en ce qu’elles avaient de contraire les inquiétait médiocrement.

Cet éclectisme des savans allait pénétrer dans la nation tout entière. Les bonzes avaient prêché la bonne nouvelle; on avait fait venir les livres sacrés. Mais, pour les comprendre, il avait fallu préalablement étudier l’écriture chinoise. Une fois en possession de celle-ci, les Japonais s’étaient bien vite attachés à lire les grands classiques, les ouvrages de science, de morale et de législation. D’autre part, il fallait aux prêtres de riches étoffes, des idoles dorées et des vases en terre ou en bronze. C’est ainsi que la nouvelle religion faisait naître le goût des sciences, des arts, et propageait les procédés industriels de la Chine. Quand Shotokou mourut (622), les luttes religieuses avaient pris fin. Toutefois la révolution n’était qu’ébauchée ; le soin de lui donner une application pratique devait appartenir à trois princes éminens qui se succédèrent à peu d’intervalle : Tenchi-Tenno, Temmou-Tenno et Mommou-Tenno.

Le premier, Tenchi-Tenno, gouverna de 642 à 670, d’abord comme prince impérial, puis comme empereur. C’était une façon de poète et de savant ; mais son plus beau titre de gloire est dans son œuvre politique et législative. Il créa toute une organisation administrative sur un plan dont nous ne possédons que quelques traits, mais qui suffisent à donner la plus haute idée de son intelligence. Il constitua à ses sujets un état civil régulier, ordonna que chacun prît un nom distinct et fit procéder à un recensement général. La population fut répartie par groupes de cinquante familles : le chef de chaque groupe était chargé de maintenir l’ordre et de tenir à jour les registres d’état civil. Puis il institua un système unique de poids et mesures. De tels règlemens s’imposaient comme la base d’une administration bien ordonnée et la condition nécessaire des réformes militaires et financières. Le seul fait d’en avoir compris l’opportunité mériterait à leur auteur une place dans l’histoire.

Le même prince fit rédiger un code en vingt-deux volumes. Ce code a complètement péri, mais peut-être cette perte n’est-elle pas trop à regretter. La tentative en effet devait être prématurée, et la plus grande partie de l’ouvrage dut passer dans les lois de 701, qu’on possède et que nous analyserons plus loin. Nous glisserons sur les mesures de détail qui accompagnent ces grandes réformes. Certaines d’entre elles cependant ne laissent pas que d’ajouter à la gloire de ce prince. C’est ainsi qu’on le voit renouveler l’interdiction d’enterrer vifs les esclaves sur la tombe des nobles. C’est encore lui qui s’occupa de distribuer, entre les agriculteurs, l’eau nécessaire aux irrigations.

Bien qu’inférieur au précédent, l’empereur Temmou (673-685) sut continuer son œuvre. Il institua une commission législative en lui recommandant de ne pas se montrer trop radicale en matière d’innovations, centralisa les services administratifs de l’armée, encouragea l’enseignement des sciences, notamment par la fondation d’un observatoire astronomique, et donna aux bonzes l’appui du pouvoir civil. Peut-être à cet égard alla-t-il un peu trop loin ; car on le voit s’immiscer dans les questions de dogme et, par exemple, interdire à ses sujets de manger la chair des animaux domestiques. Quant à l’empereur Mommou (697-708), il eut la gloire de laisser après lui deux codes qui ont traversé les siècles et qui étaient encore, il y a vingt ans, étudiés dans les écoles japonaises, sinon en vue d’une application pratique, du moins comme le monument le plus remarquable de la sagesse antique. Si apparentes que soient à nos yeux leurs imperfections, ce n’est pas un mince mérite, ni très commun, d’avoir pendant dix siècles inspiré ce respect à une nation cultivée et formé la base de son état social. L’un d’eux contient ce qu’on pourrait appeler le droit administratif de l’époque et une partie du droit civil, l’autre la législation criminelle.

À ce moment, la révolution peut être considérée comme achevée. Grâce aux documens qui subsistent, il est possible de se faire une idée assez précise des résultats qu’elle avait produits.


II

Voyons d’abord comment fonctionnaient les organes essentiels de toute société : la famille, la propriété et l’Etat.

La famille se recrutait par le mariage légitime, par le concubinat et par l’adoption. L’analogie de cette organisation avec celle de la famille romaine ne peut manquer de frapper les historiens.

Le mariage était, semble-t-il, un contrat privé, c’est-à-dire à la formation duquel les pouvoirs publics ne présidaient pas. La loi n’y intervenait que pour exiger certaines conditions, comme l’âge de quinze ans pour l’homme, de treize pour la femme, et l’autorisation des ascendans ; pour prohiber la bigamie; enfin pour punir sévèrement l’adultère et n’autoriser la répudiation que sous certaines réserves. Le concubinat était, comme à Rome, une union reconnue par la loi, mais inférieure au mariage légitime. L’épouse en titre, maîtresse de la maison, avec l’autorité et la dignité naturellement attachées à cette fonction, primait les concubines, qui n’étaient que ses servantes; et la loi veillait à ce que le mari n’intervertît pas les rôles. L’adoption, sans avoir alors l’importance qu’elle prit plus tard, intervenait pour donner à la famille un chef lorsqu’il le fallait.

A la mort du père, ses biens se répartissaient également entre ses enfans légitimes mâles ; les filles et les enfans de concubines prenaient une part moindre. Le droit d’aînesse (qui, à partir du XIIIe siècle, devait se généraliser) n’existait alors que pour les maisons nobles. Dans un pays qui semble n’avoir guère connu le régime pastoral, la propriété mobilière devait compter pour bien peu de chose. Quant à la propriété foncière perpétuelle, elle n’existait qu’à l’état d’exception. Tous les six ans avaient lieu des partages de terres entre les familles. La part de chacune variait avec le nombre, l’âge et le sexe de ses membres. On retrouve là les traits essentiels du mir russe et des institutions qui ont persisté dans la race slave. Ces analogies sont d’ailleurs assez naturelles chez des peuples qui semblent avoir eu pour berceau les mêmes régions.

L’autorité du monarque était sans limite : sa seule volonté faisait et défaisait la loi. Il subissait toutefois, comme tous les souverains absolus, l’influence de son entourage et devait compter avec les intrigues de palais. Tout le Japon central et méridional reconnaissait son pouvoir : le Nord était encore indépendant.

Les huit ministres qui se partageaient l’administration avaient au-dessus d’eux un conseil politique, composé de cinq à six personnes. Tandis que la guerre, la marine et les affaires étrangères se trouvaient groupées dans un seul ministère, dit des relations extérieures, les rites, cérémonies, traditions, généalogies et fêtes civiles ou religieuses, prenant une importance capitale, occupaient quatre ou cinq ministres.

Depuis 710, le gouvernement, jusque-là nomade, avait dû adopter un siège fixe.

Les ressources indispensables à une cour déjà luxueuse et au fonctionnement déjà compliqué des divers services provenaient : 1° du domaine territorial de l’empereur; 2° des impôts; 3° des corvées et de quelques privilèges, dont le plus important était le droit de battre monnaie. L’empereur, outre ses droits sur toutes ou presque toutes les terres du pays, avait un domaine propre, qu’il faisait cultiver, pour en tirer des revenus, sans doute modiques.

Les impôts formaient l’aliment principal du trésor. L’impôt foncier seul fournissait plus des trois quarts du revenu total. Le cultivateur payait de 3 à 4 pour 100 du produit présumé de sa terre. Pour la plus grande part, l’impôt était perçu en riz. Le fisc n’avait pas l’âpreté qu’il montre dans nos sociétés modernes. Les exemptions sont fréquentes : tantôt on dégrève toute une région pour mauvaise récolte, tantôt tel ou tel cultivateur, pour récompenser ses services ou encourager des défrichemens. Plus souvent encore le fisc accorde des délais. Cependant les charges, si légères en apparence, devaient, en certaines années, paraître trop lourdes aux imposés (n’oublions pas qu’elles étaient calculées sur le produit présumé de la terre) : car nous voyons les paysans, comme ceux du Bas-Empire romain, fuir pour y échapper. Les corvées étaient collectives. Les villages fournissaient et nourrissaient les hommes chargés de porter le riz dans les greniers de l’Etat. De même chaque province devait envoyer un certain nombre d’ouvriers employés soit à la construction ou à l’entretien du palais, soit à la culture des rizières impériales, des chevaux, des hommes d’armes et des servantes, — que les règlemens recommandent de choisir jeunes et jolies.

Les monnaies métalliques étaient encore peu employées. Les premières étaient venues du continent. En 708, le gouvernement japonais en fit frapper d’autres dans le pays. Mais il ne réussit pas à en répandre l’usage : les paiemens continuèrent à se faire en riz. Lui-même payait ses fonctionnaires avec cette denrée.

Les textes font mention d’une noblesse; mais ils négligent de nous éclairer sur son origine, son organisation et ses privilèges. Probablement elle se composait de toutes les personnes issues de la famille impériale, des grands fonctionnaires et des hommes les plus riches.

Le clergé bouddhiste formait un corps assez puissant pour que le gouvernement craignît d’appliquer à un bonze les peines de droit commun. Ses chefs étaient tous des savans. Beaucoup approchaient le trône de trop près pour ne pas empiéter quelque peu sur les pouvoirs politiques. On voit poindre, dans les décrets du VIIIe siècle, la crainte de cette influence et le désir de la diminuer.

La majorité de la population se composait d’agriculteurs. C’est à peine si, dans les textes, il est parlé des industriels et des commerçans. Les empereurs encourageaient les défrichemens par des distinctions honorifiques, des exemptions de taxes ou des concessions de terres. De plus, ils défendaient aux nobles de consacrer à la chasse au delà d’une étendue déterminée de territoire. Les gouverneurs avaient ordre de s’enquérir des besoins de l’agriculture et de dresser des rapports périodiques sur les inondations et la destruction des insectes nuisibles. Cette sollicitude se conçoit d’autant mieux que c’était l’agriculture qui, dans la somme des contributions, formait les gros chiffres. Par suite de l’importance capitale des rizières, la distribution de l’eau provoquait de sérieuses difficultés et de fréquens règlemens. Aussi la construction d’un canal d’irrigation était-elle récompensée comme un défrichement. Les Japonais inauguraient le système d’irrigations dans lequel ils devaient passer maîtres.

Le gouvernement entassait dans ses greniers d’énormes réserves de riz qu’il prêtait ou donnait dans les années de disette. Certaines des mesures prescrites nous sembleraient aujourd’hui légèrement entachées de socialisme. C’est ainsi qu’au besoin il ordonnait aux riches de nourrir les pauvres.

Des barrières établies aux cols des montagnes ou sur la frontière des provinces étaient destinées à empêcher les paysans de déserter leur village. Ces désertions d’ailleurs exposaient leurs auteurs à la peine de l’esclavage. Enfin mentionnons une coutume qui devait contribuer à les rendre plus rares : nous voulons parler d’une espèce de solidarité sui generis que la loi et les mœurs avaient créée entre les familles. Elles devaient se grouper par quatre ou cinq sous la direction d’un chef qu’elles choisissaient avec l’approbation du gouvernement. Chacun des membres du groupe était civilement et même pénalement responsable des fautes de tous les autres. On conçoit qu’il y avait là un système de surveillance réciproque et de police gratuite fort ingénieux.

L’esclavage était appliqué comme peine et les parens vendaient parfois leurs enfans. Mais pour se faire une idée de la condition des esclaves, il faut chercher des analogies dans les premiers temps de la République romaine. De même race que son maître, l’esclave japonais était une sorte de domestique, vivant dans la maison avec la femme et les enfans, presque un membre de la famille.

Les infractions à la loi sont, dans le code criminel de Mommou-Tenno, l’objet d’une longue et minutieuse énumération. Il classe à part sous le nom de crimes atroces un certain nombre d’entre elles qui semblent avoir pour caractère commun d’impliquer une sorte de sacrilège : la destruction des temples, le vol d’objets sacrés, les complots contre l’empereur ou sa famille, le meurtre d’un ascendant ou d’un professeur par son élève, etc. — Il institue cinq peines : les verges, la bastonnade, les travaux forcés, la déportation et la mort. Chacune d’elles comporte d’ailleurs un certain nombre de degrés. Il permet, sauf dans quelques cas, la conversion des peines corporelles en peines pécuniaires, d’après un tarif rigoureusement fixé. Mais ce n’est pas la composition des lois barbares. Loin que la famille de la victime reçoive le prix du sang, il lui est sévèrement interdit de pactiser avec le coupable. A l’administration seule appartient le droit d’accorder ou de refuser la conversion.

Les mesures d’instruction prescrites par ce code marquent un progrès sensible sur ce qu’on connaît de la législation antérieure. Les épreuves par l’eau et le feu ont disparu. La torture subsiste, mais sans tous les raffinemens de cruauté qui avaient été imaginés auparavant. La dénonciation est déclarée obligatoire ; mais les proches parens et les serviteurs des coupables sont dispensés de cette obligation. La dénonciation d’un ascendant ou d’un frère aîné est même prohibée et punie. L’aveu du coupable entraîne son absolution, s’il est intervenu avant la découverte du crime. Le juge s’éclaire surtout par l’interrogatoire de l’accusé et la déclaration des témoins. Sur ce point encore, la loi manifeste une mansuétude et un souci de la justice remarquables : elle dispense de l’obligation de porter témoignage les enfans, les malades, les vieillards de plus de 70 ans, les proches parens de l’accusé et ses esclaves.


III

Ce n’est pas sans surprise que, jetant un coup d’œil en arrière, nous mesurons le chemin parcouru en moins de deux siècles, c’est-à-dire depuis l’introduction du bouddhisme jusqu’à la rédaction des codes de Mommou-Tenno. La transformation n’était pas seulement apparente et superficielle. Partis de l’état sauvage ou peu s’en faut, les Japonais s’étaient approprié le meilleur de la civilisation chinoise. Si leurs progrès sentaient l’imitation, faut-il s’en étonner? Comme les Gaulois, les Germains et les Russes, les Japonais devaient commencer par imiter. Mais les institutions nouvelles n’allaient pas tarder à se développer et se modifier pour donner lieu à une civilisation originale.

Insistons sur ce point de vue. A bien des égards, le Japon n’est pas resté à la remorque de la Chine. Il a gardé quelque chose de son ancienne physionomie, de ses coutumes et de ses croyances. La transplantation d’une plante étrangère sur le sol japonais devait produire des fruits d’une saveur particulière.

Les Japonais possédaient-ils, avant de connaître les Chinois, une écriture propre? C’est fort peu probable et tout à fait inconciliable avec les documens de Ma-touan-lin. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’au VIIIe siècle les caractères idéographiques des Chinois régnaient sans partage.

On sait sans doute que cette écriture offre, entre autres inconvéniens, ceux de développer la mémoire au détriment de la raison, de manquer de souplesse pour traduire les nuances de la pensée, et surtout de mettre obstacle à la diffusion des connaissances. Aristocratique entre toutes, elle crée entre les lettrés et le peuple un fossé infranchissable. C’est pourquoi, dès le IXe siècle, les Japonais furent amenés à imaginer une écriture syllabique composée de 47 signes, c’est-à-dire relativement très simple. Si celle-ci n’a pas détrôné chez eux l’écriture chinoise, elle permet du moins de donner à la masse de la population une instruction élémentaire. Il y a là, en somme, un très réel progrès, que les Chinois n’ont pas fait.

En Extrême-Orient l’écriture et la littérature se tiennent de si près que le Japon devait être conduit à s’inspirer de la littérature chinoise. Toutefois le génie propre de la nation s’est donné carrière dans les genres populaires, les romans, les contes, les légendes, les pièces de théâtre et les chansons, qui rappellent un peu nos fabliaux, nos chansons de gestes, nos mystères et nos vieilles chroniques.

En matière religieuse non plus l’imitation ne fut pas servile. La Chine, au VIIIe siècle, se partageait entre le bouddhisme et le taosséisme, sans parler des doctrines de Confucius, Les Japonais firent preuve d’un heureux discernement, en laissant à leurs voisins le taosséisme. De plus, ils donnèrent aux dieux nationaux une place dans le nouveau Panthéon. Enfin le bouddhisme lui-même se développa et se transforma. En quelques siècles, huit ou dix sectes se fondèrent, les unes s’inspirant de la philosophie la plus élevée de Çakya-Mouni, les autres mieux adaptées peut-être aux besoins intellectuels des classes inférieures.

Enfin l’art fournit un dernier témoignage de l’originalité que les Japonais ont su allier à leur goût pour l’imitation. L’art chinois semble plus puissant, plus grandiose et plus fortement créateur. Mais l’art japonais est plus souple, plus fin et plus près de la nature. Si le céramiste chinois l’emporte quelquefois par la science de ses procédés, son confrère japonais lui est supérieur par le goût et le talent d’harmoniser les couleurs. En peinture, à côté des écoles japonaises qui se réclament de la Chine, il en est qui lui doivent bien peu. Elle n’offre rien d’analogue, par exemple, aux œuvres popularisées par la gravure, comme celles d’Hokousai ou de Hiroshige, de Tosa, de Toba ou de Kiosai. En architecture, l’analogie n’existe même plus, sauf dans les monumens sacrés : les maisons japonaises sont des modèles d’élégance et de gaîté; les rues des villes, largement aérées, sont saines et riantes dès que paraît un rayon de soleil ; en Chine, la maison est triste et sombre; les rues étroites respirent la puanteur et l’humidité. Bref, l’art japonais procède de l’art chinois, mais sans en être une copie, et sur bien des points l’élève a dépassé le maître.


IV

Quand, en 1542, des Portugais furent conduits par les hasards de la navigation sur les côtes du Japon, ils y trouvèrent, au lieu de l’empire que nous venons de décrire, un régime féodal vieux déjà de plusieurs siècles. On sait comment, de ce contact avec les Européens, sortit, trois siècles plus tard, une révolution politique et sociale qui dure encore. Nous n’entreprendrons ni de peindre la féodalité japonaise, ni de raconter l’accueil fait aux Européens et l’histoire du Japon de 1542 à 1854. Ces faits ont été racontés ici même dans des articles auxquels on peut aisément se référer.

Les supposant connus, nous comparerons brièvement, ainsi que nous l’avons annoncé, la révolution du VIe siècle à celle d’aujourd’hui.

On peut remarquer tout d’abord qu’aux deux époques les Japonais ne sont venus ni immédiatement, ni directement à la civilisation étrangère. Lorsque le prince Shotokou-Taishi triompha, comme on a vu plus haut, leurs rapports avec le continent asiatique duraient depuis six siècles, sans que la supériorité de la civilisation chinoise les eût séduits. Et ce ne fut pas, au VIe siècle, cette supériorité qui les lança dans l’étude des livres chinois : ce fut le désir tout religieux de mieux connaître l’enseignement du Bouddha. De même, après avoir, au XVIe siècle, largement ouvert leurs portes aux hommes de l’Occident, ils les fermèrent brusquement, et, durant près de deux cents ans, les progrès de la civilisation occidentale au Japon furent à peine sensibles. Il fallut les événemens de 1854 à 1868 pour les pousser dans la voie nouvelle. On sait qu’en 1854 leur gouvernement ne négligea rien pour empêcher les Occidentaux de pénétrer sur son territoire. Il ne fut pas le plus fort et dut signer des traités qui étaient aux Japonais deux des prérogatives les plus importantes de la souveraineté : la liberté douanière et la juridiction sur les étrangers. Comment rompre ces traités? On essaya d’abord de la ruse et de la violence, mais vainement. Il parut aux Japonais que le seul moyen de recouvrer leur indépendance était de reconstituer leurs forces de guerre pour être en mesure de saisir un jour la première occasion favorable. Tel fut le premier moteur de la révolution moderne. L’occasion rêvée tardant à se présenter, ils négocièrent. Mais on leur opposa toujours l’infériorité de leur justice. Pour lever l’objection, ils modifièrent leurs lois et réorganisèrent leurs tribunaux. Par cette porte ouverte toutes nos institutions ont fini par pénétrer dans la place. Aujourd’hui les classes dirigeantes reconnaissent la valeur propre de la civilisation occidentale. Beaucoup l’admirent, sinon en totalité, du moins dans telle ou telle de ses manifestations. Mais il est certain qu’il y a quarante ans le sentiment général du pays à l’égard de cette même civilisation était tout autre que l’admiration.

A côté de ces analogies, on doit marquer bien des différences entre les deux révolutions. Celle du VIe siècle s’opérait chez un peuple enfant, tout prêt à s’ouvrir aux premières impressions du dehors : aujourd’hui le Japon possède tout un passé illustre, une masse énorme de traditions, de croyances, de préjugés difficilement conciliables avec les nôtres, un idéal différent de l’idéal européen. En revanche, il est vrai, le Japonais contemporain a des besoins moraux et un développement intellectuel qui manquaient à ses ancêtres. D’autre part, ceux-ci furent emportés jadis par le moteur le plus puissant peut-être des actions humaines, l’enthousiasme religieux. Qui pourrait dire de combien de siècles eût été reculé l’avènement de la civilisation japonaise sans l’impulsion qu’il leur donna? Or ce mobile semble bien faire défaut aujourd’hui. Au XVIe siècle, le christianisme parut quelque temps appelé aux plus brillantes destinées sur la terre japonaise. Les missionnaires virent accourir à eux par milliers les indigènes de toutes classes : paysans, samouraï et daïmios. Pour faire pièce au clergé bouddhiste, le chef du pouvoir lui-même les favorisa. Mais ces premiers succès ne durèrent pas. Par suite d’un revirement encore mal expliqué, le gouvernement donna ordre aux missionnaires de cesser leurs prédications. Ils résistèrent et provoquèrent ainsi une affreuse persécution. Leurs néophytes furent exilés ou massacrés. On put croire que tous les germes de la foi nouvelle étaient étouffés.

Lorsque les missionnaires, après les événemens de 1854, reparurent au Japon, ils y retrouvèrent les traces des conversions anciennes et conçurent les plus hautes espérances. Depuis lors il a fallu bien en rabattre. Ce n’est pas que le gouvernement continue à les persécuter : bien au contraire, il les encourage et leur accorde des facilités d’établissement qu’il refuse aux négocians. Mais la prédication glisse sur la population indigène comme l’eau sur le marbre, sans la pénétrer. Les classes supérieures ne voient dans le missionnaire catholique ou protestant qu’un professeur de langue anglaise ou française, de sciences ou de lettres. Si on écoute son enseignement religieux, c’est comme une superfluité qu’il faut subir par surcroît. Quant aux classes inférieures, elles restent bouddhistes. On compte au Japon moins de cent mille chrétiens. Qu’est-ce sur une population de quarante millions d’habitans?

Enfin, au VIe siècle, la civilisation qu’empruntait le Japon était celle d’un peuple de même race. Or cette communauté d’origine implique une certaine analogie de tempérament, de besoins, de goûts et d’idéal. Il est impossible de n’en pas tenir compte.

Nous aurons à voir si, à ces différences dans les origines et les conditions des deux révolutions, ne correspondent pas d’autres différences dans leurs effets et leur portée. Pour l’instant, toute discussion à ce sujet serait prématurée. Mieux vaut étudier en lui-même le mouvement contemporain.


V

Dans l’ordre matériel, les progrès sont indiscutables. Ce pays, qui en 1870 n’avait que des chemins médiocres, voit aujourd’hui ses provinces les plus reculées, et Yezo même, son Algérie, sillonnées de bonnes et larges routes, que parcourent les voitures publiques. Une grande ligne de chemins de fer traverse l’île principale dans toute sa longueur. Des embranchemens s’y rattachent dont les trois principaux relient les deux mers. A Yezo et à Kiou-Siou, d’autres lignes unissent entre eux les principaux centres. En douze ans, le parcours exploité a décuplé : il atteignait 1 900 milles anglais à la fin de 1893. Et ce ne sont pas, comme l’ont cru des touristes trop spirituels, de dangereux joujoux créés pour la joie et l’ébahissement des populations. Les bénéfices réalisés sont la meilleure preuve du contraire : ils feraient envie à bien des sociétés européennes. Ce succès des chemins de fer n’a d’ailleurs pas empêché le nombre des voitures et chariots de tripler depuis dix ans.

Le réseau télégraphique s’est développé dans les mêmes conditions, et on est surpris de voir que les habitans en aient si vite apprécié l’usage. Les services postaux fonctionnent d’une façon très satisfaisante même pour des Occidentaux et prennent d’année en année un accroissement analogue. La progression est d’ailleurs aussi constante pour les lettres que pour les journaux et imprimés, pour les relations intérieures que pour les relations internationales. Une centaine de chaloupes à vapeur et plus d’un millier de grands voiliers de forme japonaise sillonnent constamment les fleuves, les canaux et les lacs. Les radeaux sont plus nombreux encore. Les principaux ports voient se succéder sans interruption les navires étrangers ou indigènes. Aussi les importations sont-elles montées de 53 millions de francs en 1868 à 174 millions en 1880, 260 millions en 1888, et 300 en 1893. Les exportations ont suivi le même mouvement ascensionnel, avec des chiffres un peu plus élevés.

Est-ce là, comme on a donné à l’entendre, une prospérité toute en façade, un progrès plus apparent que réel, un trompe-l’œil habilement ménagé par le gouvernement? De pareilles assertions sont puériles. Tout indique, au contraire, que les Japonais, du haut en bas de l’échelle sociale, ont su profiter pour améliorer leur état matériel, seul en cause jusqu’à présent, de nos procédés, de nos méthodes et de nos instrumens. De 1879 à 1893, la surface des terres cultivées en céréales s’est accrue d’un dixième et le rendement moyen d’un huitième. La production du thé a augmenté d’un cinquième et celle de la soie a doublé dans la même période. Mêmes résultats dans l’industrie. Les mines de charbon, d’or, d’étain et de cuivre ont triplé leur rendement depuis 1882; celui du soufre a sextuplé, celui du pétrole a décuplé.

Les industries d’exportation se sont singulièrement développées; c’est ainsi que le Japon expédie aujourd’hui au dehors vingt fois plus de papier et presque cent fois plus d’étoffes de soie ou de coton qu’en 1877. Assurément les produits japonais commencent à faire concurrence aux produits similaires étrangers même en Europe. On a vu dans les expositions récentes, à Tokio par exemple, les fabricans japonais apporter quantité de marchandises à l’instar de Paris. Les touristes s’en plaignent ironiquement. Leur désillusion se conçoit : quarante-cinq jours de mer pour retrouver les contrefaçons imparfaites du Bon-Marché ou de la Belle-Jardinière ne sont pas pour mettre en belle humeur. Mais l’ironie est-elle de mise? Ces imitations manquent d’élégance, d’accord; mais elles suffisent aux gens du pays et, sans nous fermer absolument le marché indigène, elles on alimentent les trois quarts. Pour certains articles, comme la cristallerie, la parfumerie, les parapluies, la chaussure, les allumettes, l’importation étrangère a presque cessé, quoique la consommation s’accroisse. Pour d’autres, elle demeure stationnaire. Enfin le Japon exportait encore hier, en Corée, pour six à huit millions de savons, de couteaux, de parapluies, etc., c’est-à-dire de ces objets de nouvelle fabrication. C’est peu, sans doute, en soi; mais comme pronostic ces chiffres méritent l’attention.

Qu’il se rencontre un industriel européen assez osé et assez habile pour faire fabriquer au Japon, sous sa direction et à destination de l’Europe, quantité de ces objets que nous payons si cher; la place qu’il occuperait sur nos marchés pourrait causer plus d’une surprise. Les forêts du pays sont riches d’essences propres à l’industrie. L’ébéniste japonais n’a pas d’égal hors l’ouvrier français. Or, tandis que ce dernier gagne de 6 à 10 francs par jour, le Japonais se contente de 1 à 2 francs. Les charpentiers et les tailleurs gagnent de 2 francs à 2 fr. 30. Les manufactures paient leurs ouvriers de 1 à 2 francs dans la capitale et beaucoup moins en province. Quant aux femmes, elles touchent rarement plus d’un franc. Sans doute ces gens sont encore inexpérimentés dans la confection de nos produits, mais ce n’est là qu’affaire d’éducation. Sans doute aussi les marchandises ainsi fabriquées ne pourraient parvenir sur nos marchés que grevées des frais de transport, mais ces frais sont presque insignifians. Il est vrai enfin que l’ouvrier japonais n’a ni la vigueur ni la force de résistance des ouvriers français ou anglais. Mais l’entraînement atténuerait cette différence, qui d’ailleurs n’est pas du tout en proportion de la différence des salaires. En somme, pour le même prix, le Japonais ferait deux ou trois fois plus d’ouvrage : c’est le point essentiel.

Ajoutons que les embarras que soulèvent chez nous les questions ouvrières n’ont pas encore troublé l’Extrême-Orient, On n’y connaît encore ni les grèves, ni la Bourse du travail, ni le problème des trois-huit. Or, si légitimes que puissent paraître les revendications du quatrième état, elles n’en créent pas moins, dans la lutte internationale, une infériorité notable pour le pays où elles se manifestent.

En somme, le Japon devance déjà bien des pays qui, depuis des siècles, sont en contact avec l’Europe, comme l’Egypte, la Turquie ou le Maroc, A moins de supposer les rapports du gouvernement systématiquement faussés chaque année, ce que rien n’autorise à croire, il faut bien se rendre à l’évidence et convenir que toutes les indications fournies jusqu’ici s’accordent à établir une activité et une prospérité peu ordinaires. Les chiffres de la population prouvent d’ailleurs que cette croissance rapide n’a pas affaibli les forces vives du pays. De 1883 à 1893, la population s’est élevée de 37 452 000 âmes à 41 090 000, soit presque d’un dixième en dix ans.


VI

Les modifications dans l’organisation sociale et politique du pays prêtent davantage à la discussion : en cette matière, la vérité absolue est plus difficile à démêler. Les chiffres, à cet égard, ne sauraient fournir des argumens péremptoires. Encore donnent-ils cependant des indications précieuses. Ils établissent surtout la persévérance du gouvernement et de la nation.

L’organisation de la famille n’a pas sensiblement changé depuis 1854; elle est restée, dans ses traits essentiels, telle que la peignait M. Bousquet. Le mariage, le concubinat et l’adoption en forment la base. Le pouvoir de son chef est limité en fait par la nécessité de consulter les parens dans les circonstances graves. Il a sous son autorité une femme de premier rang et quelquefois une ou plusieurs épouses de second rang, des enfans et des frères ou sœurs cadets. Le chef mort est remplacé, sauf indignité ou incapacité, par l’aîné des enfans. Cet état dure depuis des siècles, mais des signes précurseurs permettent de prévoir quelques changemens. Sans jouir encore du droit de contrôle qu’elle s’attribue chez nous, l’autorité publique intervient, dans les relations familiales, beaucoup plus souvent qu’autrefois et sous une forme nouvelle. Tout doucement les tribunaux font passer dans leur jurisprudence nos principes juridiques. L’état civil prend une précision qui lui manquait. Le mariage n’est pas encore, comme chez nous, l’œuvre d’un officier public; mais il doit être déclaré à la mairie dans les trois jours. La tutelle s’organise. En un mot la famille n’est plus un groupe fermé aux regards de l’Etat : la porte s’entr’ouvre.

La femme japonaise aspire à prendre chez elle et dans la société une place qui lui avait été refusée jusqu’ici. Longtemps elle s’est montrée réfractaire aux idées nouvelles, mais, depuis dix ans, les choses ont bien changé. Les réformes des programmes d’enseignement ont insensiblement produit leur effet. Voici que les jeunes filles apprennent le français ou l’anglais, lisent nos écrivains et envient la situation que font nos mœurs à leurs sœurs d’Europe. Des revues se sont fondées, qui tiennent à la fois du Journal des demoiselles et du Droit des femmes, c’est-à-dire mêlent les modes aux revendications féminines. S’il est d’ailleurs difficile de savoir jusqu’à quel point ces revendications trouvent de l’écho, on peut aisément en revanche constater le succès des toilettes étrangères. Dans les bals, par exemple, le costume national avait, en 1888, presque entièrement disparu. L’impératrice y figurait avec des ajustemens venus de Paris ou de Berlin. La réaction qui s’est, paraît-il, manifestée vers 1890, sera fatalement éphémère. Ce sont, il faut bien le dire, les hommes qui ont donné l’exemple. Non qu’ils préfèrent nos vêtemens aux leurs; mais ils savent qu’en dépit du proverbe on juge le moine sur l’habit, et que la robe japonaise, si elle ne crée pas la différence entre eux et les Européens, la souligne du moins aux regards. La crainte du pittoresque est, à leurs yeux, le commencement de la sagesse.

Le régime des biens a subi, depuis 1868, une subversion totale. Le domaine éminent qui appartenait au souverain ou aux seigneurs sur les terres est supprimé. La propriété libre, telle que nous la connaissons, forme la règle. Des lois spéciales ont commencé l’organisation du régime hypothécaire et rendu publiques les transmissions immobilières. En 1880 un nouveau code pénal a été promulgué. Ce code, préparé par les soins d’un savant professeur de la Faculté de Paris, s’inspire de la loi française, dont il corrige les imperfections. Depuis le 1er janvier 1881 il est appliqué par les tribunaux, et jamais cette application n’a donné lieu à d’autres difficultés que les controverses juridiques que soulèvent toutes les lois.

La féodalité territoriale semblait, il y a quarante ans, inébranlable, avec, à sa tête, un chef plus absolu que le tsar. Depuis 1868, le gouvernement s’est efforcé de préparer l’application du régime nouveau par un ensemble de mesures mieux graduées qu’on ne le croit en général. Successivement on l’a vu créer, pour discuter les lois, un Sénat et un Conseil d’Etat analogues à ceux que créait en France la constitution de l’an VIII, puis des conseils généraux pour administrer les affaires locales. Chaque année, les ministres appelaient près d’eux les chefs des services provinciaux (préfets, présidens de tribunaux et de cours, etc.) pour étudier les besoins des populations et rédiger les ordonnances de réformation. En 1889, enfin, l’empereur a octroyé une constitution au pays et convoqué un Parlement. Cette constitution, assez analogue à notre charte de 1814, n’a rien de très caractéristique. Le pouvoir législatif y est confié à deux Chambres : une Chambre haute, composée des princes du sang, des délégués de la noblesse et de membres nommés par l’empereur; une Chambre basse, formée par les députés élus au suffrage direct restreint. L’empereur se réserve : 1° la sanction des lois ; 2° le droit d’émettre des décrets complémentaires ; 3" la proclamation de l’état de siège, avec des pouvoirs extraordinaires, au cas de péril public ; 4° le privilège de déclarer la guerre et le commandement des troupes de terre et de mer. Il reconnaît à ses sujets la liberté de conscience, de circulation et de pétition, avec le droit de ne payer d’impôts que ceux votés par les Chambres.

Quand le Parlement se réunit pour la première fois en novembre 1890, le gouvernement choisit pour président de la Chambre des pairs un ex-premier ministre qui avait présidé aux réformes, pour leader de la Chambre des députés un des chefs de l’opposition constitutionnelle. Depuis lors, le Parlement ou plutôt la Chambre des députés et le pouvoir exécutif ont fait assez mauvais ménage. Les novateurs se sont donné carrière, comme on pouvait s’y attendre : le gouvernement a résisté. Le dissentiment a surtout porté sur deux points particulièrement délicats : la réduction des dépenses et la révision des traités avec les États étrangers. D’une part, la Chambre vote des dégrèvemens et des réductions de dépenses que le gouvernement estime incompatibles avec le bon fonctionnement des services publics. D’autre part, les députés expriment le sentiment général du pays en exigeant la dénonciation immédiate des traités. Mais les ministres, instruits par l’expérience, jugent qu’ils ne gagneraient rien à user de violence. Cette seconde difficulté semble devoir bientôt disparaître. Mais le gouvernement impérial a dû trois fois déjà dissoudre la Chambre et en appeler au pays. C’est beaucoup en cinq ans. Toutefois y a-t-il lieu de s’en étonner outre mesure et de conclure à l’impossibilité d’acclimater jamais le régime parlementaire au Japon ?

Le régime parlementaire est un instrument bien délicat pour un peuple si neuf à la vie politique. Ce n’est ni l’intelligence, ni l’habileté, ni même la patience qui manquent aux Japonais. Leurs hommes d’État comprennent fort bien le fonctionnement des institutions empruntées à l’Europe, et plus d’une fois le pays a fait preuve de sagesse. Ajoutons qu’il a toujours compté d’excellens administrateurs. Mais il faut avouer que l’existence antérieure du Japon l’a mal préparé à la liberté moderne. Les nations européennes puisent dans une longue tradition historique le sentiment du droit qui leur donne plus ou moins le courage de résister au pouvoir. C’est ce sentiment qui crée des citoyens, c’est-à-dire des membres du corps social, participant, pour leur quote-part, à la gestion des affaires publiques. Or, durant de longs siècles, les Japonais ont été plies à obéir non à des lois, mais à des volontés. Le peuple était soumis au bon plaisir des samouraï, qui eux-mêmes obéissaient aveuglément aux grands seigneurs (daïmio), tandis que ceux-ci tremblaient devant le souverain (shogun). L’histoire mentionne bien les résistances courageuses qui se sont produites à tous les degrés de cette échelle sociale. Mais les hommes d’élite qui se sacrifiaient ainsi sentaient eux-mêmes qu’ils n’étaient que des révoltés, et la masse, tout en les admirant, trouvait naturel qu’ils fussent mis à mort. Rien dans le passé n’a donc préparé les Japonais au régime démocratique et parlementaire qui est devenu le leur. Les comptes rendus des Chambres témoignent d’une grande inexpérience, mais on peut compter que cette inexpérience disparaîtra, et l’éducation politique du pays marchera vite. Depuis plusieurs années la presse jouit d’une liberté que nous aurions enviée il y a trente ans seulement. Si les résultats en sont encore minces, c’est que les journalistes avaient eux-mêmes à faire leur apprentissage. Ignorant les motifs des actes du gouvernement et parfois l’existence même de ces actes, ils en étaient réduits à disserter dans le vide, c’est-à-dire qu’ils se lançaient dans des discussions académiques sur les grandes questions constitutionnelles ou se bornaient à critiquer au hasard les intentions présupposées des ministres. La publicité des Chambres leur fournit maintenant un aliment plus substantiel.

D’autre part, le gouvernement n’a rien négligé pour contribuer à l’éducation des classes supérieures. Les écoles de droit se sont multipliées. Des professeurs, dont plusieurs Français, ont vulgarisé les principes du droit public et privé européen. Une section de l’Université impériale correspond assez bien à notre Ecole des sciences politiques. L’initiative privée a créé dans les principaux centres d’autres écoles de droit. Celles de Tokio comptent à elles seules près de 3 000 étudians. Loin de les redouter, l’Etat les encourage, les subventionne, leur fournit indirectement des professeurs et contrôle les examens de leurs élèves. De tels efforts donneront assurément la science à la génération nouvelle. Lui donneront-ils ce sentiment des droits et des devoirs civiques sans lequel on ne saurait concevoir la liberté politique? Pourquoi non? A cet égard, la transformation du droit positif a beaucoup fait et fera plus encore. Les lois, il y a trente ans, n’étaient guère connues que des juges ; on ne les publiait pas. L’idée que les pouvoirs du gouvernement eussent des bornes ne s’était pas fait jour, au moins chez les gens du peuple. Aujourd’hui chacun connaît ou peut connaître exactement la limite de ses droits. La constitution et les codes sont publiés; les lois paraissent au journal officiel. Le nombre des actions intentées à l’Etat ou à ses fonctionnaires va croissant. Ainsi pénètre peu à peu, des couches supérieures dans les couches inférieures, l’idée de droit et de justice, c’est-à-dire l’idée la plus propre à élever le niveau moral d’une nation.

Avec elle s’est propagé le sentiment de l’égalité. L’empereur, qui, avant 1868, ne se montrait jamais aux populations et que celles-ci tenaient pour le représentant de la divinité, a donné l’exemple. Il reçoit maintenant les étrangers et ses propres sujets, sinon avec la simplicité d’un roi constitutionnel, du moins avec infiniment de bonne grâce et de courtoisie. L’ancienne aristocratie foncière n’a pas tout à fait perdu le prestige que lui assuraient ses richesses et sa haute situation ; mais son seul privilège sérieux est maintenant le droit qu’elle possède de former la majorité dans la Chambre des pairs. Tout au plus peut-on compter, parmi les grands fonctionnaires et les officiers supérieurs de l’armée, quatre ou cinq descendans des anciennes familles de daïmio. Quant aux anciens eta, qui constituaient avant la révolution une véritable classe de parias, ils ont conquis l’égalité devant l’opinion comme devant la loi.

La nouvelle organisation administrative se complète et se perfectionne. Le Japon a maintenant ses préfets et ses sous-préfets, un Conseil d’Etat, et une Cour des comptes qui applique en général nos règlemens sur la comptabilité publique. Depuis quinze ans, ces rouages fonctionnent régulièrement. On ne soutient plus guère maintenant que les finances japonaises soient dans un état déplorable. On pouvait le croire vers 1880, quand les importations dépassaient de beaucoup les exportations et que le papier-monnaie baissait à mesure que se multipliaient les émissions. Mais aujourd’hui le papier, remboursable à caisse ouverte, comme nos billets de Banque, est au pair; l’argent a reparu dans la circulation; les exportations, depuis plus de dix ans déjà, excèdent les importations ; le gouvernement, qui empruntait à 10 pour 100, trouve depuis dix ans des capitaux à 5 pour 100 et au-dessous; la dette publique est modeste, et tous les budgets se soldent par des excédens. Enfin l’indemnité chinoise va remplir le trésor.

Avant 1890, c’est-à-dire avant la création des deux Chambres, l’administration financière se contrôlait elle-même. On l’accusait d’avoir en réserve des quantités formidables de papier et de les répandre secrètement (accusation d’ailleurs contraire aux données de la science économique). On déclarait faux les états de recettes et de dépenses qu’elle publiait. Ne discutons pas le passé. La confiance naît de la publicité. Le Japon recueillera les bénéfices de son nouveau régime.


VII

Ces réformes dans la législation et dans l’organisation politique du Japon ont-elles entraîné une transformation morale ? Si les lois, notamment les lois civiles et pénales d’un pays, peuvent influer sur l’état moral de ses habitans, ce qu’il est difficile de nier, il faut convenir que le Japon a fait, depuis 1880 surtout, plusieurs pas dans la voie du progrès.

Les statistiques ne permettent pas d’affirmer qu’il y ait amélioration de la moralité des populations. Le nombre des grands crimes est en décroissance. Mais celui des délits a augmenté. Toutefois il faut tenir compte des perfectionnemens apportés aux moyens de répression. Aussi ne saurions-nous accepter sans réserves les appréciations formulées dans un ouvrage, d’ailleurs fort remarquable, qu’a publié M. de Villaret sur le Japon : « La religion n’existe plus, dit-il; les idées d’honneur, de dévouement, de désintéressement qui caractérisaient les classes supérieures, qui faisaient des samouraï une caste à sentimens élevés, héroïques, surhumains parfois, ont fait place trop généralement aux aspirations les plus vulgaires. » Si nous ne trouvions dans cette phrase un mot exotique, nous pourrions croire (que l’auteur fait le procès au monde moderne tout entier.

Les vertus propres à l’âge féodal se sont en effet partout éclipsées, parce qu’elles étaient peu compatibles avec les luttes actuelles. En revanche, les Japonais ne reverront plus ni ces brigands célèbres, chevaliers errans du crime, dont les aventures peu édifiantes ont défrayé les romanciers et les artistes, ni les seigneurs cruels et efféminés qui terrorisaient leurs vassaux. Le moyen âge est clos pour le Japon. Des vertus nouvelles sont nées chez ses habitans dont il n’est que juste de leur tenir compte : l’amour du droit et le respect de la parole donnée, le patriotisme, le sentiment de la discipline, le goût de la science.

Les Japonais aiment leur patrie avec une passion qui peut n’être pas toujours parfaitement éclairée, mais à laquelle il faut rendre hommage, même lorsqu’elle se traduit en actes d’hostilité vis-à-vis des étrangers. En 1886, quelques Japonais périrent dans le naufrage d’un navire anglais par la faute du commandant. Du nord au sud, et jusque dans les campagnes, le mouvement d’indignation fut général, et la pression de l’opinion publique força la cour anglaise à punir les coupables. En 1887, le gouvernement ouvre une souscription gratuite pour l’achat de navires de guerre, et encaisse six millions de francs, somme considérable pour le pays. Nous nous abstiendrons de citer les traits d’héroïsme individuel qu’ont relatés les journaux au cours de la dernière guerre. Bornons-nous à rappeler que, du jour où les hostilités ont été ouvertes, le gouvernement a trouvé non seulement dans la masse de la population, mais même dans la presse indépendante et dans la fraction hostile du Parlement, le concours le plus dévoué.

Le patriotisme des Japonais devait les conduire de bonne heure à réorganiser leur armée et leur flotte. Aussi les premiers efforts du gouvernement impérial se portèrent-ils de ce côté après la restauration de 1868. Toutefois nous nous abstiendrons d’insister sur cette réorganisation. Après les nombreux articles publiés sur ce sujet, deux mots suffisent. M. de Villaret, qui fut l’un des officiers français engagés pour l’instruction des troupes japonaises, écrivait en 1889 : « Les officiers sont, par éducation et par tradition, d’un courage indiscutable; les soldats sont extrêmement durs à la fatigue, patiens, sobres, courageux, naturellement gais et insoucians ; bien dirigés, ils pourraient égaler les meilleurs soldats connus. » Il faisait toutefois ses réserves sur la discipline, qu’il jugeait médiocre, sur les services auxiliaires, insuffisamment agencés, et sur le commandement supérieur, pour lequel aucun chef n’avait alors fait ses preuves. Mais les espérances que concevait alors le distingué professeur ont été largement dépassées.

On devine aisément que la création d’une armée et d’une flotte modernes n’a pas été sans coûter gros aux Japonais. Mais du moins les sacrifices ainsi consentis ne Font pas été en pure perte. Et nous n’entendons pas parler ici des bénéfices encore problématiques qu’ils espèrent tirer de leur campagne contre la Chine. Ceux que nous avons en vue sont d’autre nature.

Tout d’abord l’idée de patrie s’est épurée en eux. Ils avaient été jusque-là les hommes d’un clan et d’un seigneur, comme au XIVe siècle on était Armagnac ou Bourguignon. Il a fallu au Japon la crainte de la domination étrangère pour qu’ils se sentissent Japonais. De jour en jour l’idée de clan, cette dernière trace du moyen âge, tend à disparaître. Au contact des officiers européens, ils sont en voie d’acquérir une autre qualité, l’esprit de discipline. Nous venons de dire qu’il y a encore à désirer de ce côté ; mais on le conçoit en se reportant aux traditions militaires du pays et aux origines de son armée et de sa marine. Les troupes des anciens daïmio ressemblaient fort à des bandes de routiers ou francs-tireurs. Quant à la marine, elle n’existait pas : pour s’attaquer les uns les autres, ils s’adressaient aux pirates qui tenaient en maîtres absolus la mer intérieure, et que les vaisseaux européens ne connaissaient que trop. Il a fallu infuser aux troupes de terre et de mer un esprit tout nouveau. Le progrès, de ce côté encore, est indéniable.

Les Japonais ont à un haut degré l’amour, ou plutôt la curiosité de la science. Cette curiosité, superficielle chez les gens du peuple, devient pour les jeunes gens de la bourgeoisie un mobile puissant qui les pousse à entreprendre par goût les plus hautes études. En tous cas elle est sincère chez tous et permet de déraciner des préjugés d’ailleurs peu tenaces pour y substituer assez facilement les idées occidentales.

A vrai dire, aucune littérature étrangère ne nous a paru les séduire (à l’exception de la littérature chinoise, bien entendu). Ceux-là seulement qui sont venus (en Europe goûtent notre théâtre et nos romans. Le nombre des ouvrages purement littéraires qui ont été traduits en japonais est insignifiant. En revanche, la supériorité scientifique des Occidentaux est admise sans réserve. La science chinoise est convaincue d’erreur. Le premier ouvrage traduit du français fut un traité de chimie du baron Thénard. Depuis lors, le mouvement ne s’est plus arrêté. Le système métrique est officiellement adopté dans le pays. La physique, la chimie, les mathématiques, l’histoire naturelle figurent sur les programmes de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire. Des revues propagent ces connaissances et publient des travaux originaux. Tokio possède de remarquables observatoires (l’observatoire sismologique a été détruit par un incendie), plusieurs musées d’histoire naturelle et un jardin botanique bien aménagé. Cette diffusion des sciences initiera les Japonais à la méthode d’analyse et d’observation et devra donner à leur esprit la rigueur scientifique qui lui manque encore.

La curiosité des Japonais s’est étendue aux arts de l’Europe, L’art national gagnera-t-il à ce contact? On peut en douter. D’une part, son originalité propre tend à disparaître et la perfection des œuvres est en baisse. L’artiste, qui produit surtout pour l’exportation et qui est payé à la tâche, économise sur les matières qu’il emploie, sur sa peine et sur ses années d’apprentissage. Il se borne à copier les anciens et n’invente plus guère. L’exportateur, plus marchand qu’artiste, demande surtout la quantité: c’est le triomphe du trompe-l’œil. Pourtant quelques jeunes gens ont étudié dans nos écoles et s’approprient nos procédés. Les résultats, jusqu’à présent, ont été médiocres. Mais en sera-t-il toujours ainsi? L’application des principes de la perspective et de l’anatomie, par exemple, leur fera-t-elle perdre leurs qualités natives : le goût, la fantaisie, la finesse d’observation, le don d’harmoniser les couleurs et le sentiment de la nature ? Nous laissons à de plus compétens le soin de décider.

Nous ne dirons rien de la musique. Il ne semble pas, jusqu’à présent, que, sur ce point, les peuples de l’Europe aient rien de commun avec ceux de l’Extrême-Orient. Le gouvernement japonais a engagé d’excellens professeurs étrangers, qui ont, à force de patience, réussi à former des fanfares très acceptables. L’habileté acquise des exécutans peut faire illusion, mais le sentiment musical n’y est pas. La foule d’ailleurs continue à préférer la musique nationale.

VIII

En somme, les progrès économiques du Japon sont de nature à satisfaire les plus difficiles. Il est sorti du moyen âge pour entrer sans transition dans l’âge des chemins de fer et de l’électricité.

Sa métamorphose politique, pour être moins avancée, n’est guère moins digne d’attention. Il faut reconnaître que ses hommes d’État ont fait preuve de sagesse et de dextérité. On les a vus doter leur pays du régime parlementaire, faire face sans s’endetter aux multiples dépenses qu’entraînaient leurs réformes; enfin ils sont en voie d’amener les principales puissances à renoncer aux avantages stipulés en 1858 et de les forcer à compter désormais avec lui. Cependant la révolution moderne nous paraît être jusqu’à présent moins profonde que celle du moyen âge. À cette époque, les Japonais avaient tout accepté de la Chine : ses industries, ses arts, sa littérature, ses institutions, sa morale et sa philosophie. En notre siècle, au contraire, tandis que le Japon extérieur et tangible s’est modifié, les Japonais sont sensiblement restés les mêmes. Nous en avons fait prévoir les raisons : dissemblance de race entre eux et les Européens, nécessité d’effacer des traditions de plusieurs siècles, absence enfin de tout élément religieux dans la révolution moderne.

Faut-il en conclure que les Japonais sont et demeureront toujours réfractaires à la civilisation occidentale? D’aucuns l’ont déclaré. Pour nous, il nous semble que de pareilles affirmations sont bien risquées. L’étude de l’histoire ne peut qu’inspirer une extrême réserve. Les contemporains de César pouvaient-ils prévoir l’avenir de la Gaule ou de la Germanie? ceux de Louis XIV, les destinées réservées aux Moscovites? Qui marquera les différences irréductibles entre les races et les voies que doit suivre un peuple pour aller de la barbarie à la civilisation?

D’ailleurs, il ne s’agit pas, pour les Japonais, d’abdiquer toute originalité nationale et de se faire Européens. Ils peuvent, tout en restant Japonais, tout en conservant leurs coutumes, leur idéal artistique, voire leur religion et leur conception de la vie, profiter de leur contact avec la race blanche. Ils peuvent, tout en se développant dans la voie tracée par leur histoire, emprunter à notre culture ce qu’elle a de meilleur. Il y aurait là pour eux l’occasion d’une renaissance. Ainsi fit l’Europe au XVIe siècle, quand elle retrouva l’antiquité classique. Pour ne citer qu’un exemple, le Japon, qui possède une suite incomparable d’annales, quantité de chroniques et d’œuvres très érudites, le Japon n’a pas d’histoire au vrai sens du mot. Or le jour où quelques travailleurs formés à nos méthodes voudront soumettre à une critique sérieuse les matériaux dont ils disposent et les mettre en œuvre en s’inspirant de nos grands historiens, ils pourront reconstituer le passé de leur pays. Certains Japonais comprennent ainsi le problème ; ils entendent utiliser, non copier. Il paraît assez juste de leur faire crédit de quelques lustres encore et de ne pas exiger de changemens à vue.

Se produira-t-il un revirement vers le passé? Rien ne le fait prévoir. Il semble que, depuis vingt-cinq ans, le parti progressiste ait englobé toute la nation. Quelques sages, sans doute, ou peut-être des ambitieux, réclament plus de maturité dans les projets de réformes. D’autres vont jusqu’à souhaiter qu’une heureuse combinaison concilie les institutions européennes avec les traditions nationales. Mais il n’y a pas là ce qu’on peut appeler un parti vieux japonais.

Depuis l’ouverture des Chambres, une sorte de réaction s’est dessinée. Mais, il ne faut pas s’y méprendre, les manifestations populaires ont été dirigées contre les procédés et contre les hommes du gouvernement bien plus que contre les réformes.

On parle volontiers de l’inconstance du peuple japonais. Le reproche est-il fondé? Voilà deux mille ans, sinon plus, que la même famille conserve la dignité impériale. De 1600 à 1868, l’organisation sociale n’a pas bougé. De 1868 à 1890, c’est-à-dire jusqu’à l’inauguration du nouveau régime, les mêmes ministres sont restés au pouvoir, passant d’un ministère à un autre. Combien de peuples en Europe en pourraient dire autant? On trouve les Japonais mobiles dans leurs affections. C’est possible ; mais, pour les juger, il serait bon de se placer à leur point de vue et non au nôtre. Ce qui change, ce sont les circonstances : leur but n’a pas varié. Ils veulent, aujourd’hui comme il y a trente ans, obtenir l’abolition du privilège d’exterritorialité conféré aux étrangers et recouvrer leur indépendance douanière. Supprimez cet objectif, leur conduite paraîtra bizarre et décousue. Admettez-le, tout s’explique. Ajoutons que, dans l’œuvre colossale qu’ils ont entreprise, leurs hommes d’Etat ont quelquefois hésité et tâtonné : que les politiques infaillibles leur jettent donc la première pierre !

De nos relations avec les Japonais, notre civilisation sortira-t-elle modifiée? Jusqu’à présent, leur influence ne s’est guère exercée en dehors de l’art. A leur contact, nos arts décoratifs se sont renouvelés et nos peintres ont pris plus de liberté d’allure et plus de fantaisie. L’évolution n’est peut-être pas encore achevée. Les artistes de l’Orient ne nous ont pas, tant s’en faut, révélé tous leurs secrets. Sans parler de leurs procédés industriels, nous ignorons, par exemple, les règles qui, pour eux, remplacent notre symétrie. On nous permettra de ne pas insister sur les manifestations du néo-bouddhisme : elles sont, jusqu’à présent, pure affaire de dilettantisme. Si cette religion d’ailleurs devait continuer chez nous ses progrès, c’est à l’Inde et non au Japon que nous irions demander des enseignemens.

En matière économique, l’action de l’Extrême-Orient peut avoir des conséquences bien plus graves. Nous avons dit comment les ouvriers japonais ou chinois pouvaient, en travaillant chez eux pour l’Europe, faire concurrence aux nôtres. Japon et Chine pourraient bien aussi nous envoyer un jour le trop-plein de leur population. Ces émigrations ont causé et causent encore de sérieux embarras à certains peuples. Les Chinois, travaillant à bas prix, étaient parvenus, en quelques années, à accaparer tous les petits métiers en Amérique et en Australie. Ces États, abdiquant, pour la circonstance, leurs théories humanitaires et libérales, leur ont brutalement fermé les portes. Que ferait l’Europe en face de cette invasion ? Ces questions que nous nous bornons à indiquer se posent plus pressantes de jour en jour. En leur qualité de néophytes, les Japonais ont une ardeur de prosélytisme qu’on soupçonne à peine. Ils n’aspirent à rien moins qu’à guider la Corée et peut-être même la Chine dans la voie qu’eux-mêmes ont suivie. Ce sentiment, qui n’a pas été étranger aux derniers événemens, se fera jour encore. Chaque siècle se présente ainsi avec son stock de problèmes inquiétans. Heureusement la nature humaine est assez souple et ses besoins assez multiples pour faire surgir presque toujours des solutions tout à fait inattendues.


G. APPERT.