Deux Livres sur l’Alsace
Un riche et beau pays, notre très proche voisin, qui de tous les pays de l’Europe est le plus près de notre cœur, le plus présent à notre imagination et à nos pensées, est aussi le plus éloigné de nous ; de jour en jour il nous devient moins accessible. On a juré de nous en fermer la porte, et cette porte est bien gardée. L’article 2 du traité de Francfort contient une clause portant « que les sujets français originaires des territoires cédés seront libres de conserver leurs immeubles situés sur le territoire réuni à l’Allemagne. » Quand les Français, propriétaires en Alsace, allèguent qu’ils ont besoin d’y séjourner pour exploiter leurs biens, on leur répond qu’ils n’ont qu’à s’en défaire ou à prendre des régisseurs. Il n’y a de sacré, paraît-il, dans le traité de Francfort que les clauses qui sont à notre charge, « Les mesures prohibitives appliquées à la frontière, a dit un Alsacien, ne sauraient avoir d’autre but que celui d’écarter le plus possible les Français de l’Alsace. Depuis la mort du maréchal de Manteuffel, l’idée en a germé dans les officines de nos maîtres. Elle se manifesta d’abord par des tracasseries. Puis, après les élections du 21 février 1887, on refusa le port d’armes aux Français et on leur défendit de louer des chasses. Peu après, survint l’obligation du permis de séjour. À partir du 10 avril 1887, tout Français fut astreint à demander ce permis. On entrait encore librement, mais on ne pouvait plus, sans permission, coucher à l’auberge ou chez un parent ; à la rigueur, on pouvait dormir à la belle étoile. De telles facilités parurent excessives ; à partir du 1er juin 1888, l’obligation du passeport fut imposée, sur la frontière française, à tous les étrangers. »
Pour qu’un Français puisse pénétrer en Alsace, il faut que l’ambassade d’Allemagne appose un visa à son passeport. Au préalable, l’ambassade transmet la demande au ministère de Strasbourg, et le ministère ordonne une enquête. La réponse se fait attendre d’habitude trois ou quatre semaines, et la plupart du temps cette réponse est un refus. C’est une affaire de caprice, de nerfs, et les nerfs excitables de nos voisins sont souvent agacés. Leurs hauts fonctionnaires sont pleins de méfiance ; les agens subalternes, qui exécutent leurs ordres, ont un zèle excessif pour leur service : ils savent que les abus de pouvoir et les brutalités trouvent facilement grâce auprès de leurs chefs, et que le zèle, fût-il immodéré, est le secret de l’avancement. L’entrée en Alsace a été refusée à des nourrissons, parce qu’on avait oublié de donner leur signalement sur le passeport de leur nourrice. « On a tant fait que les Allemands qui se respectent, a dit le même Alsacien, ont dû rougir d’actes odieux ou ridicules, inspirés par le zèle effréné de la consigne, et M. Miquel, bourgmestre de Francfort, a blâmé ces actes en plein parlement. Ce n’est pas qu’il condamne le système d’oppression établi sur l’Alsace ; mais il voudrait plus de correction et de décence dans les formes, en quoi il fait paraître assurément des sentimens très louables, mais non pas, j’ai regret à le dire, aussi judicieux qu’ils sont méritoires… N’est-ce pas nous rendre un grand service que de barrer les routes du côté de l’Occident, où le diable chauffe sa fournaise, pour nous rejeter vers l’Orient, où l’ange de lumière, sous les traits du chancelier, nous ouvrira la porte du paradis quand nous nous déciderons à être sages ? Voilà ce qu’on nous répète sans cesse sur tous les tons. »
Quand l’empereur Guillaume II visita les provinces annexées, les simples, les naïfs pensèrent qu’il tiendrait à leur laisser un bon souvenir en leur octroyant quelque grâce ; que, comme don de joyeux avènement, il consentirait non à retirer l’ordonnance des passeports, mais à l’adoucir dans l’application. Cette espérance a été trompée. Il a passé quarante-huit heures à Strasbourg ; et, comme il aime à changer souvent de costume, pendant ces deux jours on a pu le voir en tenue blanche de garde-du-corps et dans l’uniforme de hussard rouge, de général d’infanterie et d’amiral. Mais, hussard rouge ou garde-du-corps, il est demeuré sourd à toute requête : il avait, lui aussi, sa consigne, et sa consigne lui interdisait de rien accorder.
Les membres de la délégation d’Alsace-Lorraine avaient chargé leur bureau de faire une démarche auprès de lui, et le bureau avait demandé par écrit une audience ; cette audience a été refusée, le jeune souverain a fait répondre que ses momens étaient comptés. M. Sengenwald, président de la chambre de commerce de Strasbourg, qui eut l’honneur de lui être présenté, se permit d’insinuer discrètement « que les communications de l’Alsace avec ses voisins n’étaient pas aussi libres qu’elles devraient l’être, que l’industrie et le commerce en souffraient. » Le bruit courut qu’il avait tourné le dos à M. Sengenwald ; on le calomniait, ce fut les yeux dans les yeux qu’il lui répondit : « En vérité, monsieur le président, il n’y a rien à changer là : Ia, Herr President, da ist halt nichts zu ändern. » Un journal important de Berlin déclarait, peu de temps après, « que l’obligation du passeport est une mesure permanente, destinée à faire comprendre aux Français qu’ils ne sont plus chez eux en Alsace. » Hélas ! il y a bien longtemps déjà que nous nous en doutons ; et, s’il nous arrivait de l’oublier, M. Crispi n’est-il pas là pour nous le rappeler ? La feuille officieuse ajoutait : « Il est certain que les familles alsaciennes en souffrent ; mais c’est précisément ce que nous voulons. Il a fallu élever une barrière pour démontrer à la jeunesse des deux sexes que son avenir se trouve de ce côté, non au-delà de la frontière. » Les puissans de la terre, qui sentent leur force, dédaignent quelquefois les petites précautions ; mais le gouvernement allemand joint à la force du lion la prudence malicieuse du serpent. Il dispose d’une formidable armée, que toute l’Europe admire, et, au surplus, le fils du roi Victor-Emmanuel lui garantit la possession de l’Alsace-Lorraine. Ce n’est pas assez et la sûreté de l’empire serait compromise si les nourrissons étaient exemptés de l’obligation du visa.
Plus l’Alsace nous est fermée, plus les livres qui nous parlent d’elle nous sont précieux. Les éditeurs qui ont publié le bel in-quarto intitulé l’Alsace, le pays et ses habitans, n’ont rien négligé pour que ce volume de 1 000 pages, accompagné de 385 gravures et de 17 cartes, fût vraiment digne du sujet[1]. Ils avaient bien choisi leur auteur. Né à Turckheim en 1842, M. Grad aime passionnément son pays ; c’est en amoureux qu’il le décrit et le raconte. Il a voyagé en Angleterre, en Pologne, en Italie, en Espagne, en Orient ; il a visité le nord de l’Afrique jusqu’au Sahara, l’Égypte jusqu’au Soudan. Mais son Alsace est pour lui le vrai paradis terrestre, l’endroit qu’on ne quitte que pour avoir la joie d’y revenir, le seul où le cœur s’enracine, le seul où l’on veuille vivre et mourir.
Quand on est à la fois un très chaud patriote alsacien et un des membres les plus en vue de la délégation d’Alsace-Lorraine, un correspondant de l’Institut de France et un député au Reichstag, on est tenu d’être circonspect, et M. Grad s’y applique ; encore ne l’est-il pas assez. Ne s’est-il pas permis un jour d’avancer que les sous-officiers de l’armée allemande se font payer la goutte par leurs hommes ? Il lui en a coûté 500 marks d’amende. Depuis lors, il se surveille beaucoup. Lorsqu’il fit une excursion à la fromagerie de Steinlebach, il avait formé le projet d’y coucher en plein air, enveloppé dans son manteau, sous une cépée de hêtres. Il ne craint pas les rhumatismes, mais il craint son sous-préfet, son Kreisdirektor, qui a l’œil sur lui. Si ce fonctionnaire vigilant et perspicace avait appris qu’un député au Reichstag, en tournée dans les Vosges, passait ses nuits à la belle étoile, il aurait prêté sans doute à cet excentrique de sinistres intentions. M. Grad se ravisa, il se résigna à coucher sous la toiture de l’étable, où il fut mangé des puces.
L’Alsace est un pays très varié, très divers, et ses habitans sont aussi habiles à inventer ou à faire marcher des machines qu’à tirer de la terre tout ce qu’elle peut produire. Personne n’était mieux fait que M. Grad pour la peindre sous toutes ses faces ; il est également versé dans l’histoire naturelle et dans les sciences industrielles et économiques. Il y a de tout en Alsace. La plaine basse qui, de Bâle à Lauterbourg, borde le Rhin sur une longueur de 200 kilomètres est en été toute jaune de moissons, et on y trouve des villes et des vallées si industrieuses qu’elles font vivre une population double de celle que pourraient nourrir ses récoltes. Cette plaine est adossée à des montagnes riches en pâturages comme en forêts, dont la neige blanchit cinq mois durant les plus hautes cimes. Au pied de ces montagnes s’échelonnent des coteaux onduleux, couverts de vignes justement vantées, qui faisaient dire à un professeur de droit romain : « Que nos vins sont excellens ! comme ils chauffent nos têtes ! » Ce jurisconsulte avouait toutefois que quelques-uns d’entre eux sont « de redoutables brise-mollets, wadebrecher. »
Quel que soit le goût dominant des lecteurs de M. Grad, ils trouveront à se satisfaire en l’accompagnant dans ses excursions méthodiques à travers son beau pays, et en lisant les copieuses et instructives dissertations qu’il a cousues à ses descriptions et à ses récits. Aimez-vous les montagnes et les fleurs, il vous conduira dans les gazons du Hohneck, où foisonnent avec le myosotis, l’arnica jaune, la renoncule dorée, l’adamante au parfum subtil, l’angélique des Pyrénées, le gnaphale de Norvège, ou il vous fera faire l’ascension du Grand-Ballon, et vous apprendra, chemin faisant, que vous ne devez pas vous prendre aux significations apparentes des mots, que les sommets des Vosges ne ressemblent point à des aérostats, qu’on les nomme belch ou ballons parce qu’ils furent jadis consacrés au culte de Bel ou Belen, dieu-soleil des Celtes. Êtes-vous pêcheur, M. Grad vous révélera les secrets de la pêche du saumon dans le Rhin ou de la truite dans les ruisseaux des Vosges. Êtes-vous chasseur, il vous fera connaître une plaine dans laquelle il suffit d’une seule traque pour coucher sur le carreau 400 lièvres, 30 chevreuils, tous broquarts, 80 faisans, tous coqs, et d’où l’on ramène, après un jour de battue, trois ou quatre voitures chargées de gibier. Il vous enseignera aussi l’art de chasser le coq de bruyère, dont il nous décrit les mœurs. Tschudi, si je ne me trompe, a prétendu que cet oiseau célèbre adorait le soleil à son lever ; c’était une erreur. Lorsqu’au point du jour, perché sur une branche de pin, il chante à tue-tête, c’est pour appeler autour de lui ses nombreuses sultanes, auxquelles il se révèle dans sa gloire, se hérissant, s’ébouriffant, déployant sa queue en éventail comme un paon. La religion que professe le tétras est celle du printemps et de l’amour, qui est la seule vraiment universelle.
Les amateurs de beaux-arts trouveront dans le livre de M. Grad la description détaillée et savante de tous les monumens, châteaux et églises, qui abondent en Alsace, et du Musée des Unterlinden, à Colmar, où l’on peut étudier mieux qu’ailleurs les vieux maîtres allemands, précurseurs de Dürer et de Holbein. Ceux qui s’intéressent davantage à la peinture des mœurs lui sauront gré de tous les renseignemens qu’il nous donne sur la vie de l’ouvrier dans les cités industrielles, sur les schlitteurs, qui, du haut des montagnes, transportent dans leurs traîneaux jusqu’aux chantiers de vente accessibles aux voitures le bois abattu et coupé, sur ces pâtres nommés marcaires, qui, vêtus d’une veste en toile de chanvre, coiffés d’une calotte de cuir ronde, fabriquent les fromages dans les pâturages élevés des Vosges.
Ces marcaires sont d’un tempérament peu communicatif ; mais si vous réussissez à vous gagner leur confiance, ils vous raconteront beaucoup d’histoires. Ils vous diront qu’aujourd’hui encore toutes les sorcières de la vallée se donnent rendez-vous sur le grand Wurzelstein, qu’on les y voit arriver, le mercredi et le vendredi de chaque semaine, chevauchant à travers les airs sur leurs manches à balai. Le diable tes y attend au coup de minuit, la plate-forme du rocher se transforme en salle de fête, et sorcières et démons dansent des rondes jusqu’au premier chant du coq. M. Grad est monté au Wurzelstein, mas il n’y a point rencontré de sorcières. Il n’a pas vu non plus les nains du Kerbholtz, grands amis des marcaires. Quand, leur saison finie, les pâtres redescendent dans la vallée, ces mystérieux petits bonshommes des remplacent et se livrent, à leur tour, à la fabrication des fromages. Leurs vaches laitières, invisibles à l’œil nu, paissent des herbes aromatiques, à l’abri des neiges, jusqu’à la Saint-George, et c’est ainsi que de temps immémorial les choses sont exploitées en été par les hommes, en hiver par les nains.
Dans le massif du Grand-Ballon., on vous dira l’histoire de l’ondine Géfione, changée en truite. Quand l’orage éclate, quand le tonnerre gronde, elle apparaît à la surface de son lac, le dos couvert de mousse et surmonté d’un sapin ; aussitôt la tempête s’éloigne et s’apaise. M. Grad a joué de malheur, il n’a jamais vu la grande truite du lac du Ballon, et quand il a visité le château de Schwarzenbourg, il n’a pas aperçu dans une vieille tour ruinée le fantôme d’un moine transformé en hibou et qui ne reprendra son visage d’homme que le jour où le baiser d’une jeune fille obtiendra sa délivrance. Jusqu’aujourd’hui, il ne s’en est trouvé aucune, laide ou jolie, qui ait eu le courage d’embrasser un hibou. Sans doute, le miracle se serait opéré depuis longtemps si le hibou avait des rentes.
L’Alsace est le pays des contrastes. Après avoir passé quelques jours dans les fromageries de ces marcaires qui content de vieilles légendes comme des histoires d’hier, redescendez dans la plaine, allez au Logelbach, à Mulhouse : c’est un autre monde, un autre siècle. Les grands industriels alsaciens se distinguent entre tous par leur goût pour tes nouveautés utiles, et personne ne les surpasse en esprit de progrès et de perfectionnement. Ajoutons qu’ils ont donné de grands et nobles exemples en s’occupant les premiers d’améliorer le sort des travailleurs, de créer des caisses de secours, des cités ouvrières. C’est on Alsace aussi que l’œuvre des cercles catholiques a rendu le plus de services aux classes laborieuses, a le plus fait pour leur relèvement et leur éducation. Le principal propagateur de cette œuvre fut le curé Winterer. Collègue de M. Grad au Reichstag et dans la diète d’Alsace-Lorraine, orateur éloquent, protestataire intrépide et résolu, ce digne prêtre est aussi le plus ingénieux des philanthropes ; il a le génie du bien. Ses décisions font autorité dans tous les débats sur les questions sociales, et son dévoûment pour les petits, ses vertus, qui sont des passions, son absolu désintéressement, lui ont assuré depuis longtemps les faveurs du suffrage universel. Faut-il en conclure qu’il y a moins d’ingrats en Alsace qu’ailleurs ?
Après nous avoir promenés dans les cités ouvrières de Mulhouse, M. Grad nous conduit à Œhlenberg, dans une colonie de moines cultivateurs, qui partagent leur vie entre les offices et le travail manuel. Sur la porte de leur couvent se fit cette inscription : Solitudo janua cæli. Près de l’escalier, le général Geramb, devenu membre de la communauté, a peint un squelette, avec une faux et ces mots : « Cette nuit peut-être. » Ces trappistes couchent dans des lits semblables à des cercueils. Leur ordinaire se compose d’une soupe ou d’un laitage, d’une portion de légumes et d’un cruchon de bière ; les œufs et le beurre leur sont interdits. Ils travaillent et ils se taisent ; nul ne peut parler sans une autorisation spéciale de l’abbé. Ils pensent que pour jouir un jour de l’éternelle lumière, de la vision béatifique, il faut aimer le silence et rentrer avec joie dans sa cellule : de cella ad cælum. Leur devise fait penser à celle de sainte Odile, sur la montagne de laquelle on se rend encore en pèlerinage : « Non solum, sed cælum ; je cherche le ciel, je laisse la terre à qui la veut. »
M. Grad parle avec sympathie des trappistes d’Œhlenberg, il leur rend justice comme aux sœurs de Niederbronn et aux hospitalières de la Toussaint. Mais on peut être certain qu’il ne finira pas ses jours à la Trappe. Ceux qui le connaissent assurent qu’il est étranger à toute exaltation, qu’en morale comme en politique il incline pour les accommodemens, pour les partis mitoyens, et il appartient à la race des doux entêtés. On lui persuaderait difficilement qu’il faut employer sa vie à se détacher de son corps par la mortification. Il respecte les ascètes, il a peu de goût pour l’ascétisme. Outre de nombreuses digressions sur les auberges de l’Alsace, il a consacré deux chapitres à célébrer les chefs-d’œuvre de la cuisine alsacienne. Vous apprendrez, en les lisant, que les raffinés font cuire leur choucroute dans du vin de Champagne de bonne marque et la réchauffent dans des croûtes de pâté de foie d’oie, encore imprégnées de leurs sucs. Vous apprendrez aussi que le pâté de foie d’oie fut inventé à Strasbourg par un grand artiste culinaire, natif de Normandie et nommé Close. Ce Close était au service du maréchal de Contades, commandant militaire de la province d’Alsace au siècle dernier. Ce fut Close qui comprit ce que l’art et la science pouvaient faire d’un foie d’oie ; ce fut Close qui imagina d’en affermir la substance en la concentrant, de l’entourer d’une douillette de veau haché, de la recouvrir d’une une cuirasse de pâte dorée : à ce corps, il donna une âme en y mêlant la truffe de Périgueux. Lorsqu’en 1788 le maréchal quitta l’Alsace, Close lui faussa compagnie. Il resta à Strasbourg, ouvrit boutique rue de la Mésange. Il fit fortune, et j’en suis bien aise ; il y a dans ce monde tant de fortunes moins bien acquises !
Je regrette que M. Grad n’ait pas ajouté à son livre un chapitre de psychologie où il aurait fait le portrait de l’Alsacien. Il a laissé ce soin à ses lecteurs ; il les informe, il les renseigne, c’est à eux de conclure. Je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que l’Alsacien ne dira jamais avec les trappistes : Solitudo janua cæli ! — que jamais il n’aspirera à passer d’une cellule dans le ciel. Peuple éminemment sociable et peu enclin au mysticisme, il a l’amour du bien-vivre, des réunions joyeuses, des longs repas et des longs propos. Il ne dit pas non plus avec sainte Odile : Non solum, sed cælum. Nul ne savoure plus que lui le plaisir de posséder et l’orgueilleuse satisfaction du bourgeois qui se sent maître chez lui ; nul n’est plus convaincu que, pour être, il faut avoir, que la propriété est le signe, la marque visible de la personne.
Il adopterait plutôt pour devise cette inscription qu’on lit sur la façade d’une maison de Colmar : « Accrescat domui simul res et decus ! Puisse cette maison croître en honneur comme en richesse ! » Un moraliste l’a dit, l’honneur sans fortune est une chose triste, la fortune sans honneur est une chose infâme, et si l’Alsacien ne cherche pas la tristesse, il déteste l’infamie. Habitant une terre féconde et grasse dont il a centuplé la richesse par son industrie, le bonheur ne l’a jamais engourdi, pas plus que le malheur ne le décourage. Au milieu de ses jouissances, le désir du mieux le point, l’aiguillonne. Devenu riche, il travaille encore, et non seulement il travaille beaucoup, il travaille bien. Qu’il soit administrateur ou soldat, industriel ou commerçant, peintre ou sculpteur, il éprouve le besoin de faire en conscience tout ce qu’il fait et de s’honorer dans l’œuvre de ses mains. D’autres sentent davantage le prix de l’inutile ; utilitaire dans le sens le plus noble du mot, il fait volontiers servir son bonheur à celui d’autrui, il assure à l’Alsace une part dans ses joies et il paie son impôt à la félicité publique. Aucun peuple ne possède plus que lui ces fortes vertus bourgeoises qui sont le fondement le plus solide de la prospérité des états. Les nations qui ne les ont pas sont capables d’éclatantes prouesses, d’héroïques folies ; aujourd’hui on chante leur gloire, demain on racontera leurs chutes et leurs misères. Res et decus ! L’Alsacien ne sépare jamais ces deux choses. Il fait cas de la richesse, mais il exige qu’elle se rende estimable.
En vain affirme-t-on de l’autre côté du Rhin que l’Alsacien est une race essentiellement allemande ; c’est faire abstraction de l’histoire. Par son tempérament, par sa constitution morale, par ses idées, par les habitudes de son esprit, l’Alsacien est un peuple essentiellement mixte. Le prix qu’on attache à la pureté de la race est une superstition ; c’est par d’heureux croisemens que s’améliore l’espèce humaine. Comme on l’a dit, l’Alsace, celtique dans l’origine, fut welche jusqu’au IXe siècle, et elle revint à ses destinées primitives lorsque deux cents ans durant, le Rhin la sépara de nouveau de l’Allemagne. Comme on l’a dit aussi, l’annexion de l’Alsace à la France fut un chef-d’œuvre de politique intelligente et généreuse. Jamais conquérant n’eut plus de ménagement pour les libertés, pour les habitudes d’une population conquise. « Une noble province, profondément attachée à ses traditions, comprit dès le premier moment qu’elle pouvait devenir française en restant elle-même. » Louis XIV mit son honneur à ne pas toucher aux institutions républicaines de Strasbourg.
La révolution assimila l’Alsace aux autres provinces françaises, et l’Alsacien s’y prêta sans peine, tant les principes de 1789 étaient entrés rapidement dans sa tête et dans son sang. On ne le prit pas, il se donna. Comme tout autre Français, il était devenu égalitaire dans l’âme ; il s’était converti à la nouvelle justice sociale, il détestait les privilèges, les droits personnels et les prérogatives de classes, tout ce qui déshonore l’obéissance et la change en servitude. Au surplus, la révolution respectait sa langue. La France a de dangereux défauts, elle a aussi des vertus qui lui sont propres, et elle a fait plus d’une fois ce qu’aucun autre peuple ne pourrait faire. Par l’éducation qu’elle lui a donnée, l’Alsacien est devenu un Français qui parle allemand. Mais cette méthode française, qui se confie dans l’action du temps et dans la force d’attraction, les nouveaux maîtres de l’Alsace n’ont eu garde de l’appliquer, et on a pu dire « qu’il en est de certains vainqueurs comme des parvenus de la finance, qu’il leur faut du pouvoir comptant et de l’obéissance immédiate, comme aux autres de l’amour tout fait. »
Ce que souffrent et endurent aujourd’hui les Alsaciens, nous le savons tous ; mais ce sont les Alsaciens eux-mêmes qui le disent le mieux, et personne ne s’en est si bien expliqué que l’auteur d’un petit livre intitulé la Question d’Alsace, et signé Jean Heimweh[2]. Ce petit livre, dont on ne saurait trop recommander la lecture, est destiné à nous faire comprendre pourquoi l’Alsace a tant de peine à accepter sa nouvelle condition. Si lourd que soit le joug étranger et quelques sombres chagrins que puisse éprouver un peuple dont on dispose sans le consulter, il se résigne plus facilement à son sort quand le conquérant lui apporte des idées politiques ou sociales qu’il peut croire supérieures aux siennes. L’apprenti écoute son maître, et il devient maître à son tour. Malheureusement, quoiqu’ils le traitent en écolier, l’Alsacien regarde ses nouveaux professeurs comme les représentans d’une politique surannée, auxquels il pourrait en remontrer. Ils lui enseignent le dogme du droit divin, qu’il a rejeté depuis longtemps, et ils lui prêchent le militarisme, qui répugne à ses mœurs, à son caractère, à ses habitudes, à ses goûts. Le militarisme ne consiste pas à entretenir une grande et puissante armée, dont la prospérité est un des premiers intérêts de l’état ; il consiste à introduire l’esprit et la discipline militaires dans les administrations civiles, et l’Alsacien croit rêver quand on lui apprend qu’à Berlin le plus grand honneur qu’on puisse faire à un ministre de la justice, âgé de cinquante-cinq ans, est de le promouvoir au grade de sous-lieutenant.
L’empereur d’Allemagne, comme le remarque M. Heimweh, est un tout autre personnage qu’un chef d’état français du XIXe siècle, fût-il un Bourbon ou un Napoléon. Dans le cri de guerre de sa nation, il est nommé après Dieu et passe avant la patrie. Il est par-dessus tout le chef de l’armée ; ministres et généraux tiennent de lui toute leur autorité et doivent service à sa personne. En même temps il est le père de ses peuples, un vrai père de famille, revêtu d’une majesté toute patriarcale. Il accepte des conseils, il ne souffre pas qu’on discute ses droits, et tour à tour c’est Jacob gouvernant ses tentes et ses troupeaux ou César commandant à ses légions. « Loin de moi, dit M. Heimweh, la pensée de dénigrer des souverains qui presque tous ont fait leur métier en conscience. Je voudrais seulement donner à entendre qu’ils nous paraissent d’un autre âge ou plutôt, si je puis ainsi parler sans irrévérence, d’une autre faune. Nous nous émerveillons de la robuste conviction avec laquelle ils disent : Mon peuple, mon armée, de l’assurance avec laquelle ils parlent de leurs droits héréditaires et historiques. »
L’Alsacien se soumet facilement aux règles établies par la loi ; mais, allât-il volontiers en pèlerinage sur la montagne de Sainte-Odile, on aura bien de la peine à lui persuader que la loi s’incarne dans un homme et que son souverain est un être à demi divin. Il se plaint que, parvenu à l’âge de raison, on lui raconte des fables, qu’on lui enseigne une mythologie politique qu’il avait désapprise, et qu’il désespère de rapprendre jamais. « Le régime allemand tend à ramener l’Alsace en arrière. Quel que soit son degré de culture, chaque Alsacien a conscience de cet effet. Il nous semble à tous que nous soyons, par l’opération du traité de Francfort, revenus à quelque existence antérieure, dont nous aurions gardé le souvenir confus. On nous réintègre petit à petit dans la dépouille de nos aïeux, si bien que la révolution, que nous avions l’habitude de regarder dans le passé, commence à poindre pour nous sur l’autre bord, du côté de l’avenir. Il serait dur, cependant, d’avoir à la recommencer et de devenir le levain qui fera fermenter un jour le peuple allemand. Dieu nous épargne un rôle aussi ingrat ! »
L’Alsacien est un peuple très gouvernable. Il rend à César ce qui appartient à César ; mais il demande à ses gouvernans de ne pas s’ingérer dans sa vie privée, de le laisser tranquille dans sa maison, où César n’a rien à voir, de se mêler le moins possible de ses affaires et de ses joies. Il déteste les tracasseries et les vexations inutiles. Aucun régime ne lui est plus insupportable que celui d’une police indiscrète, méfiante et chagrine, qui flaire partout des complots, qui multiplie comme à plaisir les enquêtes, les chicanes, les difficultés, les incidens fâcheux, et le régime policier auquel il est désormais soumis joint à l’intolérance l’esprit de minutie et la pédanterie des vétilles.
D’autre part, s’il consent à se laisser gouverner, il désire qu’on ne l’administre pas trop. Une feuille humoristique de Berlin racontait qu’un étranger de passage dans cette ville s’était plaint de n’y point trouver de décrotteurs. « De quoi vous étonnez-vous ? lui fut-il répondu. Ils sont tous sous-préfets, directeurs de cercles en Alsace-Lorraine. » On affirme pourtant que ces directeurs sont pour la plupart des gens corrects, appliqués à leur tâche et capables de s’en acquitter avec intelligence. Mais quoi ! leur consigne est d’administrer à outrance, et ils exécutent leurs instructions avec un zèle désespérant. Comme ils sont deux fois plus nombreux que ne l’étaient jadis les sous-préfets, comme chacun d’eux est doublé d’un assesseur et qu’assesseurs et directeurs se donnent au moins cinq fois plus de peine qu’un fonctionnaire français, jugez du repos que ces bergers laissent à leurs brebis, qu’ils sont chargés de ramener dans la bonne voie, en les guérissant de leurs inclinations dangereuses et de leurs appétits criminels. « Deux multipliés par deux font quatre, qui, multipliés par cinq, font vingt. Nous sommes, au bas mot, vingt fois plus administrés qu’autrefois, sans compter la police et les gendarmes. Il nous semble être retournés au collège ; de nouveau nous marchons en rang, nous faisons des devoirs et surtout des pensums, et l’on nous astreint au silence, même pendant les récréations. »
Les gouvernans de l’Alsace-Lorraine blessent l’Alsacien dans toutes ses idées françaises et aussi dans ce que ses mœurs et ses habitudes ont conservé de germanique. L’Allemand se passe en une certaine mesure des libertés constitutionnelles. Jusqu’ici du moins, il n’a pas témoigné que le système parlementaire fût nécessaire à son bonheur ; il souffre que ses princes choisissent leurs ministres en ne consultant que leurs convenances, sans se mettre en règle avec l’opinion publique et avec les votes des chambres. En revanche, il y a deux choses auxquelles il tient beaucoup : ce sont ses libertés communales et le droit d’association. Grâce à la nouvelle loi des maires, votée en juin 1887, c’en est fait des franchises municipales dans les provinces annexées. Qu’une commune passe pour être animée d’un mauvais esprit, on lui donne à ses frais ce qu’on appelle un maire professionnel ; est-elle pauvre, ne peut-elle pourvoir à l’entretien de ce fonctionnaire, on associe à son triste sort une ou plusieurs communes voisines, qu’on charge de parfaire le traitement. Ce maire, qui devient seigneur d’un nouveau fief, est un Allemand, officier en disponibilité ou sous-officier en retraite, client nécessiteux de quelque puissant personnage de Berlin. « Il vivait maigrement dans son pays, on l’engraisse à nos dépens. Le seigneur d’autrefois traitait rudement ses vassaux, mais il lui arrivait quelquefois de les protéger ; notre sire commissionné attaque les siens à coups de notes secrètes et de rapports confidentiels ; jamais il ne prend leur défense. » S’avise-t-il de se laisser apprivoiser, de s’humaniser, d’avoir des procédés et des égards, on le remplace bien vite, et la commune doit payer à la fois sa pension et les émolumens de son successeur.
Quant aux associations, quel qu’en fût l’objet, sociétés chorales, sociétés de gymnastes, le cercle mulhousien et ses neuf sections, orphéon, chœur de demoiselles, union musicale, fanfare, école de musique, sociétés de zoologie, de botanique, section dramatique, elles ont été dissoutes les unes après les autres. Des sociétés de prévoyance et de secours mutuel ont eu le même sort ; il y a partout du poison et partout du danger. « Bientôt, disait le Journal d’Alsace, il ne restera plus chez nous aucune trace des anciennes associations qui n’avaient qu’un but social, récréatif et artistique. Le vide et la tristesse étaient déjà très grands, mais il paraît que ce vide et cette tristesse, il les faut plus complets encore. » Ce n’est pas l’Allemagne qui gouverne l’Alsace-Lorraine, c’est la Prusse, et le caractère de la Prusse est de ne rien faire à demi.
« — Vous nous avez répété bien souvent, disent les Alsaciens à leurs maîtres, que nous étions une race essentiellement allemande, des frères détachés de la grande famille par la violence et l’astuce du Gaulois. Traitez-nous comme des Allemands ; nous ne demandons qu’à jouir des droits que possèdent les Wurtembergeois, les Saxons et les Prussiens eux-mêmes. — N’y comptez pas, leur a-t-on répondu. Longtemps encore vous ne serez pour nous que des Allemands de troisième classe, et la dictature est le seul régime qui vous convienne. » — Les professeurs d’universités et les poètes très romantiques affectent de considérer l’Alsace comme une province allemande. Mais pour le général prussien, c’est le bastion, le glacis de l’empire, un vaste camp retranché, qu’il faut gouverner militairement et soumettre à toutes les servitudes qui accompagnent l’état de siège. Pour les fonctionnaires d’outre-Rhin, c’est un pays de promission ; les employés nécessiteux y touchent de hautes payes et s’y refont de leurs misères. Pour la Gazette de l’Allemagne du Nord, c’est un endroit où M. de Bismarck expérimente un nouveau système fort curieux, fort intéressant, la méthode du régime cellulaire appliquée à la politique et à l’éducation des peuples, dont on mate les passions perverses par l’isolement et la tristesse. Pour la Gazette de la Croix, c’est une terre souillée par l’adoration des idoles, où des missionnaires éperonnés et bottés rétablissent le vrai culte, « celui du dieu-soldat qu’on glorifie au jour anniversaire de Sedan et qu’on mobilise avec l’armée. »
Une des plus belles fresques alsaciennes du XIVe siècle représente Catherine de Sienne, à qui le Christ donne le choix entre une couronne d’épines et une couronne d’or, et qui refuse l’or, réclame les épines : « Je t’ai livré ma volonté, mon doux Seigneur, et je demande à te suivre à travers les souffrances. » Comme cette sainte, l’Alsace a généreusement choisi les épines. Ce ne sont pas les pays les plus puissans, ni les plus riches, ni même les plus libres, qui forment la véritable aristocratie des nations ; ce sont les peuples qui savent souffrir et espérer.