Deux Hussards/Chapitre15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 374-378).
◄  XIV.
XVI.  ►


XV

En effet, c’était le comte. En entendant le cri de la jeune fille et le toussotement du gardien derrière l’enclos, qui y répondit, en toute hâte, avec le sentiment d’un voleur attrapé, il se mit à courir au fond du jardin, sur l’herbe humide de rosée. « Ah ! imbécile ! imbécile ! se répéta-t-il inconsciemment. Je l’ai effrayée, il fallait y aller plus doucement, l’éveiller par des paroles. Ah ! imbécile ! que je suis donc maladroit ! » Il s’arrêta et écouta. Par la petite porte le gardien entrait dans le jardin, traînant un bâton sur l’allée sablée. Il fallait se cacher. Il descendit vers l’étang. Les grenouilles, hâtivement, en le faisant trembler, de dessous ses pieds s’élancaient dans l’eau. Malgré ses jambes mouillées il s’accroupit sur la pointe des pieds et commença à se rappeler ce qu’il avait fait : comment il avait grimpé à travers l’enclos, cherché sa fenêtre et enfin aperçu l’ombre blanche ; comment, plusieurs fois, au moindre bruit, il s’approchait et s’éloignait de la fenêtre, comment il lui semblait indiscutable qu’elle l’attendait, dépitée de sa lenteur, — parfois il lui semblait impossible qu’elle se fût décidée si facilement à ce rendez-vous, — comment enfin, supposant qu’en provinciale gênée elle feignait seulement de dormir, il s’était approché résolument et distinguait nettement sa pose. Mais ici, tout à coup, il ne sait pourquoi, il avait fui en toute hâte puis, honteux de sa poltronnerie, s’approchait d’elle hardiment et lui touchait la main.

Le gardien grommela de nouveau, la porte cochère grinça, et il sortit du jardin. La fenêtre de la chambre de la demoiselle se refermait et l’auvent intérieur s’abaissait. Le comte en avait un grand dépit. Il aurait donné cher pour recommencer, mais cette fois il n’agirait pas si sottement… « Une demoiselle merveilleuse ! Comme elle est fraîche ! C’est un charme ! Et raté… Animal stupide que je suis ! » En outre, il n’avait plus envie de dormir : du pas décidé d’un homme désappointé, il marcha au hasard dans les allées de tilleuls.

Là, cette nuit lui apportait les dons pacifiants d’une tristesse calme et du besoin d’amour. Le sentier de terre glaise avec, par-ci par là, une petite herbe ou une branche sèche, s’éclairait à travers le feuillage épais des tilleuls, de cercles formés par les rayons pâles, droits de la lune. Une branche courbée, comme enveloppée de mousse blanche, était éclairée de côté. Les feuilles argentées murmuraient de temps en temps. À la maison les feux étaient éteints, tous les sons s’étaient tus. Seul le rossignol semblait remplir l’espace silencieux et clair. « Dieu ! quelle nuit ! quelle merveilleuse nuit ! » pensa le comte en respirant la fraîcheur parfumée du jardin. « On a regret de quelque chose, on se sent mécontent de soi et des autres, de toute sa vie. Et une fille charmante, exquise… Peut-être est-elle vraiment fâchée… » Là ses rêves s’embrouillaient, il se voyait dans ce jardin avec la demoiselle de province, dans les attitudes les plus étranges, ensuite son aimable Mina se trouvait être à la place de la demoiselle. « Quel imbécile je suis ! Il fallait tout simplement la prendre par la taille et l’embrasser. » Et sur ce regret le comte retourna dans sa chambre.

Le cornette ne dormait pas encore.

Il se retourna aussitôt sur son lit, le visage vers le comte.

— Tu ne dors pas ? demanda le comte.

— Non.

— Veux-tu que je te raconte ce qui s’est passé ?

— Eh bien ?

— Non, il vaut mieux ne pas raconter… Bien, je raconterai. Pousse tes jambes.

Et le comte, renonçant déjà à l’intrigue manquée, avec un sourire animé s’assit sur le lit de son camarade.

— Croirais-tu que cette demoiselle m’a donné un rendez-vous !

— Que dis-tu ? — s’écria Polozov, bondissant du lit.

— Eh bien ! Écoute.

— Mais comment ? Quand donc ? Ce n’est pas possible.

— Voici. Pendant que vous comptiez la préférence, elle m’a dit qu’elle serait assise la nuit près de la fenêtre, et qu’on peut entrer par la fenêtre. Voilà ce que c’est qu’être pratique ! Pendant que vous comptiez avec la vieille, j’ai arrangé cette affaire. Mais tu l’as bien entendu, elle a dit devant toi qu’elle serait assise près de la fenêtre et regarderait le temps.

— Mais c’était dit comme ca…

— C’est justement la question… Je ne sais pas si elle a dit cela par hasard ou non. Peut-être, en effet, n’a-t-elle pas voulu s’avancer tout d’un coup, mais on l’aurait dit, et il en est résulté une chose affreuse. J’ai agi comme un imbécile, — ajouta-t-il en souriant avec mépris.

— Mais qu’as-tu fait ? Où étais tu ?

Le comte, taisant ses multiples hésitations, raconta ce qui s’était passé.

— J’ai tout gâté : il fallait être plus hardi. Elle a crié, s’est enfuie de la fenêtre.

— Alors elle a crié et s’est enfuie — dit le cornette répondant par un sourire gêné au sourire du comte qui avait sur lui une influence si ancienne et si forte.

— Oui. Eh bien ! Maintenant il est temps de dormir.

Le cornette de nouveau tourna le dos à la porte et resta ainsi pendant dix minutes. Dieu sait ce qui se passait dans son âme ; quand il se retourna son visage exprimait la souffrance et la résolution.

— Comte Tourbine ! — fit-il d’une voix suffocante.

— Quoi ? Tu rêves ? — répondit tranquillement le comte. — Quoi, cornette Polozov ?

— Comte Tourbine, vous êtes un lâche ! — cria Polozov ; et d’un bond il sortit du lit.