Deux Forteresses de la « plus Grande Bretagne » - Gibraltar et Malte

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Deux Forteresses de la « plus Grande Bretagne » - Gibraltar et Malte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 838-874).
DEUX FORTERESSES
DE LA
« PLUS GRANDE BRETAGNE »

GIBRALTAR ET MALTE

La nature, en modelant la face de la terre, semble avoir disposé la Méditerranée pour devenir le siège d’un grand empire maritime. De fait, presque tous les peuples qui ont exercé la royauté des mers étaient riverains du vaste bassin où l’Europe, l’Afrique et l’Asie viennent se réunir au bord des mêmes eaux et sous le même ciel. Aux Phéniciens, aux Grecs, aux Carthaginois et aux Romains, succédèrent les Vandales et les Byzantins, les Arabes et les Turcs, Venise et Gênes, l’Espagne et la France. Et lorsque, au XVIIIe siècle, la suprématie maritime sortit de la Méditerranée pour passer décidément à la Grande-Bretagne, le rôle de cette mer, dans la vie économique et politique du monde, resta si grand, malgré les découvertes des navigateurs qui ouvraient des routes nouvelles sur les océans, que les Anglais se hâtèrent de prendre pied sur ses rivages : au traité d’Utrecht, ils gardèrent Gibraltar et Minorque, et, pendant les guerres de la Révolution, ils enlevèrent Malte et occupèrent Corfou.

La Méditerranée n’était cependant, à cette époque, qu’un lac avec une seule issue du côté de l’ouest ; les côtes africaines et asiatiques, hantées par les pirates barbaresques, étaient à peine entr’ouvertes aux négocians chrétiens. Mais l’activité du commerce dans les ports européens, la grandeur des intérêts en jeu, l’attrait enfin des souvenirs historiques de Rome, de la Grèce et de l’Orient, faisaient, malgré tout, de la domination de la mer intérieure la condition et le signe de l’hégémonie maritime. L’ouverture du canal de Suez, de nos jours, a profondément modifié la direction des grandes voies commerciales ; de cul-de-sac qu’elle était, la Méditerranée devint le couloir le plus fréquenté du globe ; son importance militaire et économique s’en trouva, du coup, prodigieusement augmentée.

Maîtriser les routes maritimes, c’est, pour l’Angleterre moderne, une nécessité absolue, la première des maximes de sa politique. Le maintien de sa prospérité est étroitement lié à la durée de sa prééminence sur les eaux ; elle ne saurait se passer, même temporairement, de vendre au loin les produits de son industrie et de recevoir les denrées qu’elle consomme et les matières premières dont s’alimentent ses usines. A mesure que la concurrence grandit et que les débouchés anciens se ferment, elle a un besoin plus impérieux de disposer librement de la route de la Méditerranée, qui conduit à ces Indes, le plus riche joyau de son domaine colonial, et à cette Chine, qui s’ouvre de plus en plus au commerce étranger. La nécessité d’être fort dans la Méditerranée s’est encore accrue, pour le Royaume-Uni, du jour où l’habileté de ses hommes d’Etat et la faiblesse de notre gouvernement lui ont donné, en Égypte, des Indes nouvelles ; désormais, sur la Méditerranée, il posséda non plus seulement quelques points stratégiques, mais un grand et riche pays qui doit devenir le débouché de toute l’Afrique anglaise, l’aboutissement de la grande ligne du Cap au Caire. Ainsi l’occupation de l’Égypte, décidée surtout pour mettre la main sur le canal de Suez, est devenue elle-même, pour l’Angleterre, un motif nouveau de surveiller, plus étroitement que jamais, la Méditerranée, et de fortifier le rocher de Gibraltar et l’île de Malte, qui en gardent, l’un l’issue, l’autre le milieu.

« La guerre est une affaire de positions, » disait Napoléon Ier. Sur le théâtre étroit où se succèdent les épisodes d’une bataille ou d’une campagne, les accidens du relief, la nature du sol, la direction des cours d’eau et des chemins, déterminent quelques points stratégiques essentiels : le succès est à celui qui sait les reconnaître et les occuper à temps avec des forces supérieures. Il en est de même sur le vaste champ de bataille du monde, où les nations se disputent sans merci la prépondérance économique et politique, et se préparent sans cesse à ces luttes plus courtes, mais plus décisives, que l’on appelle des guerres. La Méditerranée, avec ses ramifications profondes, ses caps et ses îles, ses larges bassins séparés par des étranglemens, présente plusieurs de ces clés stratégiques dont toutes les grandes nations maritimes se sont, tour à tour, emparées. Les temps s’écoulent, les dominations succèdent aux dominations et les peuples à d’autres peuples, mais les positions géographiques restent ; elles jalonnent, sur les eaux, les mêmes routes nautiques et, sur les côtes, elles désignent, pour devenir des ports ou des forteresses, les mêmes emplacemens. Les Phéniciens, les Carthaginois, ont jadis occupé Malte et Chypre, Minorque et Gibraltar, comme l’ont fait, dans les temps modernes, les Anglais. N’ayant pas, sur la route de Suez à l’Atlantique, le siège principal de sa puissance, la Grande-Bretagne a dû s’assurer, dans la Méditerranée, des points fortifiés pour marquer les étapes de ses escadres et leur permettre de se réparer et de se ravitailler en toute sécurité. Dans l’organisation actuelle de la puissance britannique, Gibraltar et Malte remplissent cette fonction.

Comment les Anglais ont établi et maintiennent leur autorité sur ce rocher et sur ce petit archipel, comment ils s’y accordent avec les indigènes, quelle place tiennent ces deux minuscules possessions dans la vie générale de l’Empire, c’est ce dont nous avons cherché à nous rendre compte.


I

Pour comprendre toute l’importance et toute la force de la position de Gibraltar, pour saisir d’un coup d’œil les élémens de la « question du Détroit, » point n’est besoin de lire de gros livres ou d’invoquer les traités : il suffit de passer une heure au pied du phare qui s’élève à la « pointe d’Europe, » à l’extrémité sud du rocher. De tous les côtés de l’horizon, des fumées surgissent, de grands vapeurs convergent vers les passes qui séparent l’Afrique et l’Europe ; ceux qui viennent de l’est, des ports de la Méditerranée, des Indes ou de la Chine, d’Australie ou du lointain Pacifique, se croisent là avec ceux qui arrivent d’Angleterre ou des États-Unis, de France ou d’Allemagne, de l’Amérique du Sud ou de l’Afrique occidentale. Tous, près de deux cents par jour en moyenne, défilent entre les deux colonnes d’Hercule et passent en vue de Gibraltar. A vingt et un kilomètres, Ceuta, ville espagnole sur la côte marocaine, avec sa montagne ronde et la langue de terre où se dissimulent ses maisons et ses casernes, fait vis-à-vis à Gibraltar, ville anglaise sur la rive espagnole ; plus à l’ouest, le Djebel-Mousa ou Mont-aux-Singes, le front perdu dans les nuages, profile sa haute silhouette, tandis qu’en face, la pointe de Tarifa montre, au ras des flots, la tour blanche de son phare. Plus loin encore, tandis que la côte d’Espagne oblique vers le nord, le cap Malabata cache l’entrée de la baie de Tanger. Par les belles nuits, le spectacle est plus saisissant encore : de tous côtés scintillent des lumières qui décèlent le glissement silencieux des grands vapeurs ; le feu rouge de Tarifa et le feu blanc de Gibraltar guident leur marche dans les ténèbres. Au loin, le phare du cap Spartel annonce à ceux qui arrivent de l’Atlantique sud, fatigués d’une longue traversée, qu’ils sont aux portes de la Méditerranée.

Le rocher de Gibraltar est donc un observatoire sur une grande route ; accroupi, comme un lion dont il a, de loin, l’aspect, il semble guetter au passage les bateaux qui entrent et qui sortent. Le long de son flanc occidental, la baie d’Algésiras, vaste et profonde, offre un bon mouillage, et, du côté de l’Espagne, la montagne n’est rattachée au continent que par une étroite langue de sable qu’elle domine du haut de ses 425 mètres. Une pareille position devait tenter tous les peuples navigateurs ; les Phéniciens, qui, dans toute la Méditerranée, ont laissé la trace de. leurs courses audacieuses, se sont établis, les premiers, au pied du mont Calpe, en même temps qu’ils créaient un refuge et une sorte d’entrepôt dans ce petit îlot de Peregil, où la sagacité du dernier commentateur de l’Odyssée a retrouvé la grotte de Calypso[1]. Le conquérant berbère Târik, dès qu’il eut pris pied sur le sol européen, construisit un château sur la montagne à laquelle son nom est resté attaché ; Guzman, duc de Medina-Sidonia, s’en empara en 1462 pour le compte des rois catholiques, et Charles-Quint y éleva une puissante forteresse, qui passait pour un des boulevards les plus solides de la monarchie. Lors de la guerre de la succession d’Espagne, les Anglais soutinrent l’archiduc Charles d’Autriche contre Philippe V, et, un jour de l’année 1704, l’amiral Rooke surprit Gibraltar et l’enleva. Les Anglais ne l’ont jamais rendu ; ils en ont fait une des plus fortes places de la Méditerranée, et, depuis deux siècles qu’ils y sont cramponnés, aucun siège n’a réussi à le leur reprendre.

C’est un lieu commun d’appeler Gibraltar la clé de la Méditerranée ; et cependant il n’est plus vrai de dire aujourd’hui que la forteresse anglaise en ferme, à proprement parler, l’entrée. Au temps de la navigation à voiles, la direction des vents et la violence des courans[2] obligeaient les navires qui voulaient sortir de la Méditerranée ou y pénétrer, à courir des bordées dans le détroit et à passer sous le canon du rocher, sous peine d’être jetés sur le récif de la Perle, qui termine la côte occidentale de la baie d’Algésiras, où tant de bâtimens ont été et vont encore, par les temps de brouillard, se briser. Il n’en est plus de même pour les bateaux à vapeur ; ils peuvent longer la côte africaine, où les eaux sont partout profondes, et échapper au feu de l’artillerie la plus perfectionnée. Si, en effet, le détroit, dans sa partie la plus étranglée, n’a que 14 kilomètres de large, entre la « punta Canales, » un peu à l’est de Tarifa, et la « punta Ciris, » il en a 21 entre Gibraltar et le Monte-Acho (Ceuta) ; si les gros canons peuvent, à la rigueur, envoyer un obus à cette distance, leur tir est, en pratique, absolument inefficace, et une escadre pourrait défiler sous leurs feux sans courir aucun risque ; l’expérience a prouvé qu’elle pouvait passer sans être même aperçue : c’est ce qui est arrivé, lors des manœuvres navales de 1900, dirigées par l’amiral Gervais ; toute sa flotte traversa le détroit, feux éteints, sans être signalée par les sémaphores.

Ainsi, Gibraltar, dépourvu de vaisseaux de guerre, ne pourrait opposer aucun obstacle à la traversée du détroit ; aussi bien telle n’est pas sa destination ; son rôle est de servir de « point d’appui » aux armées navales anglaises, et c’est à ce titre qu’il est redoutable et qu’il commande réellement l’entrée du canal. Cependant aucune escadre n’en fait son port d’attache, comme à Malte ; il n’y a, en permanence, derrière le « nouveau môle, » qu’une douzaine de torpilleurs, deux destroyers et une canonnière garde-côtes ; mais, souvent, l’escadre très mobile que les Anglais appellent Channel-Squadron, vient y mouiller et y séjourner. N’est-ce pas là, en effet, qu’elle serait le mieux placée pour interdire l’entrée de la Manche à notre flotte de la Méditerranée ?

Gibraltar, c’est un bloc de calcaire hérissé de canons et de fortifications ; du côté Est, l’abrupt domine à pic la mer ; du côté Ouest, une petite ville de 20000 habitans s’est accrochée au rocher. Si elle ne se développe pas davantage, c’est faute d’espace, faute d’eau, et surtout faute de liberté, car tout, ici, est sacrifié à la défense, et la ville est soumise au plus rigoureux régime militaire ; sa vie est celle d’une forteresse, presque d’une prison ; elle n’a pas, comme Malte, une population originale ; elle est à demi anglaise et à demi espagnole ; 6 000 Maltais, sujets du roi d’Angleterre, y exercent les petits métiers et de nombreux Juifs y font le commerce ; à peine quelques négocians anglais y représentent-ils l’élément britannique civil. Pendant le jour, les principales artères, allongées parallèlement à la crête du rocher, sont animées, et l’on pourrait se croire dans quelque ville semi-orientale et semi-anglaise, aux rues étroites, très propres, très bien policées, bordées de chaque côté de boutiques maltaises et d’échoppes mauresques ; mais, la nuit, le pas lourd et cadencé des patrouilles trouble seul le silence. Tous les jours, au coucher du soleil, un coup de canon annonce la fermeture des portes, qui ne se rouvrent qu’à l’aube ; chaque soir, surtout depuis que les grands travaux du nouveau port attirent beaucoup d’ouvriers, un véritable exode se produit à l’heure du crépuscule ; une longue file d’Espagnols, d’étrangers de toute race, où se pressent 1 500 ou 2 000 personnes, s’avance sur la route qui traverse le mince pédoncule reliant Gibraltar au continent ; ce pitoyable troupeau dépasse le double cordon de sentinelles qui se regardent, dans un perpétuel tête-à-tête, à travers les 500 mètres de la zone neutre, et franchit les bâtimens de la douane où tous, hommes et femmes, un par un, sont fouillés sans merci ; la cohue se disperse à travers la Linea de la Concepcion. C’est le nom d’une ville, ou plutôt d’un grand village de 30000 âmes, qui s’est fondé là, avec tout ce qui n’a pas trouvé place sur le rocher. Ville de journaliers, de maraîchers, de contrebandiers, d’anciens forçats, très fréquentée par les soldats anglais en maraude, la Linea, avec ses rues cahoteuses, puantes et bourbeuses, ses maisons chétives, ses cabarets et ses bouges, avec son air de misère physique et morale, fait un contraste violent avec la propreté et l’ordre des rues de Gibraltar : il serait d’ailleurs très injuste de juger de l’Espagne par ce bourg cosmopolite ; la petite ville de San-Roque, à quelques kilomètres de là, bien que l’on y sente encore la proximité de la frontière, est plus coquette et plus originale : là vraiment commence l’Espagne.

Sur le rocher de calcaire aride, l’ingéniosité du gouverneur George Don a créé un délicieux jardin et une promenade, l’Alameda, dont les ombrages verdoyans s’étendent au sud de la ville, au-delà de la porte du Prince-Edouard ; une végétation luxuriante s’y développe, les plus beaux arbres et les fleurs les plus charmantes du domaine méditerranéen y poussent. C’est là que les habitans, les officiers et les soldats viennent chercher, l’été, un abri contre les ardeurs du soleil. Le climat de Gibraltar est, en effet, très désagréable : en hiver, les vents d’est lui apportent des brouillards opaques, qui rappellent aux Anglais ceux de Londres ; des courans glacés descendent des sommets neigeux de la Sierra de Ronda ; l’été, au contraire, la ville, en espalier sur le flanc occidental, est exposée à toute la chaleur des rayons du soleil, réfractés sur les parois blanches du rocher. Les habitans se réfugient en territoire espagnol ou cherchent la fraîcheur, pendant le jour, dans l’Alameda ou sur la route de l’Est, où s’élève le cottage du gouverneur.

Gibraltar est peu commerçante : les négocians qui y résident s’occupent surtout de la ravitailler ; ils font venir d’Espagne et de Tanger tout ce qui est nécessaire à la vie sur un rocher qui ne produit rien. Quel commerce, d’ailleurs, pourrait y prospérer ? Aucun chemin de fer n’y accède, et il faut traverser la baie d’Algésiras pour rejoindre la ligne qui communique avec l’intérieur de l’Espagne ; les étrangers ne sont tolérés sur le rocher qu’avec des permis de séjour de un ou de cinq jours, et il est très difficile d’obtenir un permis de trois mois. Il n’y a pas, dans la presqu’île, d’autre propriétaire que l’Etat anglais ; les maisons, les terrains qu’il concède à un particulier, lui reviennent, de droit, au bout de trente ans. Les habitans n’ont aucune part au gouvernement de la ville ; c’est un conseil de cinq membres, nommés par la Couronne, qui gère, avec le lieutenant-gouverneur, les affaires municipales. L’autorité du gouverneur, actuellement sir George White, le défenseur de Ladysmith, est absolue et entière.

Les anciens remparts, les vieux bastions qui ont, lors du « grand siège, » de 1779 à 1783, repoussé l’effort des Français et des Espagnols, et supporté le bombardement des fameuses batteries flottantes du chevalier d’Arçon, ne serviraient plus guère aujourd’hui qu’à empocher un débarquement par surprise. De même, les célèbres galeries, percées en tunnel dans la masse calcaire, et qui montent en pentes douces le long du flanc nord du rocher, n’ont plus de valeur militaire ; les embrasures, taillées à même le roc, offrent d’admirables points de vue sur la mer et la côte espagnole, mais, à l’exception de quelques pièces modernes de 57 mm. à tir rapide qui commandent toute la zone neutre, leurs vieux canons sont aujourd’hui plus pittoresques que dangereux ; les parois du rocher ne résisteraient pas à l’ébranlement des détonations de la grosse artillerie. C’est sur les flancs et la croupe de la montagne, à Highest-Point, à la Tour O’Hara, à Signal-Station, où des routes nouvelles grimpent en lacets le long du rocher, que les canons les plus puissans ont été placés, et c’est de là qu’ils dominent au loin la mer. Près de deux cents pièces de gros calibre, dit-on, garniraient formidablement tout le pourtour de la presqu’île.

Une garnison de plus de 10 000 hommes, souvent renforcée, est répartie dans les belles et spacieuses casernes de la ville et de « Buena-Vista. » L’Angleterre a toujours, à Gibraltar, plus de troupes qu’il n’en faudrait pour défendre l’étroit rocher ; on y a entassé, dans ces dernières années, de l’artillerie de campagne et tout le matériel nécessaire à une expédition. Gibraltar n’est donc pas seulement un point d’appui et une forteresse ; c’est aussi une « base d’opérations, » d’où un corps expéditionnaire peut toujours être prêt, dans un délai très bref, à s’élancer. En prévision d’un siège ou d’une campagne, d’énormes approvisionnemens de vivres et de munitions sont accumulés dans d’immenses caves creusées dans le rocher ; un tunnel traverse la montagne, d’est en ouest, en son milieu. De gigantesques citernes, taillées dans le calcaire, recueillent toute l’eau qui ruisselle le long des pentes ; les roches, sur toute la partie nord-ouest, ont été dénudées, nettoyées, pour faciliter la collection des eaux de pluie. Ainsi, le rocher de Gibraltar est, si l’on ose dire, un rocher d’opéra ; de tous côtés il est « truqué. »

Pour la flotte, l’Amirauté a établi à Gibraltar les ateliers et les magasins nécessaires aux plus urgentes réparations et au ravitaillement en vivres, en munitions, en charbon pour les bâtimens de guerre : un stock énorme de houille, que l’on n’évalue pas à moins de 100 000 tonnes, est à la disposition des escadres britanniques ; on réquisitionnerait, en outre, en cas de guerre, tout le charbon que le commerce entasse sur les pontons qui encombrent la rade ; la vente du combustible aux vapeurs qui passent était autrefois très considérable, elle a diminué de moitié par suite delà concurrence d’Alger ; beaucoup de bateaux ne touchent plus qu’à Alger, où ils trouvent du fret, au lieu de s’arrêter à Gibraltar et à Malte.

Jusqu’à ces derniers temps, les bâtimens mouillés dans la baie, aux abords du rocher, n’étaient abrités que par le Vieux-Môle, qui s’avance à peine de 200 mètres dans la mer, à l’extrémité nord de la ville, et par le Nouveau-Môle qui, parallèle au précédent, s’amorce au nord de Rosia-Bay et, se prolongeant dans la mer, de 400 mètres, abritait les bassins des docks. Mais il n’existait, à Gibraltar, à proprement parler, aucun port, ni marchand, ni militaire ; une escadre mouillée dans la baie se trouvait exposée aux coups de vent du sud-ouest et n’était pas protégée contre les attaques des torpilleurs ; Gibraltar n’avait pas non plus de bassin de radoub pour réparer les avaries des navires de guerre. L’amirauté résolut de faire disparaître ces causes de faiblesse : le budget naval voté en 1895 prévit que, dans le plus bref délai possible, un port serait creusé et fermé par des digues ; les travaux furent aussitôt commencés. On prolonge le Nouveau-Môle dans sa direction primitive, vers le nord-ouest, et, le Vieux-Môle, prolongé lui aussi, mais tournant à angle droit vers le sud, s’avance au-devant de l’autre ; une digue détachée relie les deux môles et laisse, à ses extrémités, deux larges passes qui seront désormais les seules issues du port. En même temps, des dragues puissantes approfondissent partout le bassin à 40 mètres et l’on creuse en hâte trois formes de radoub. Les travaux sont actuellement en bonne voie d’achèvement ; on en escompte la fin pour 1904 et 1905, et, déjà, les jetées sont suffisantes pour protéger les bâtimens amarrés dans le port nouveau. L’Angleterre comptait donc avoir prochainement, autour de son rocher de Gibraltar, un établissement naval de premier ordre, prêt à défier toute attaque, derrière son rempart de roches et grâce à ses canons géans ; toujours inquiète pour sa flotte et pour sa prééminence navale, elle regardait avec complaisance s’élever les digues nouvelles et se préparer, pour l’avenir, un formidable outil de guerre ; elle se reposait en toute tranquillité, sachant le détroit bien gardé, quand on lui apprit tout à coup que ce Gibraltar, dont elle était si fière et sur qui elle fondait sa sécurité, ne serait, en cas de conflit, qu’un nid à obus, intenable, et qu’il faudrait, tout d’abord, se hâter d’en faire sortir les bâtimens de guerre.


II

Qu’une voix s’élève, en Angleterre, au Parlement ou dans la presse, pour signaler, soit le progrès menaçant d’une flotte rivale, soit les succès grandissans d’une concurrence commerciale, soit quelques lacunes de l’organisation maritime de l’Empire, aussitôt la nation entière s’émeut et croit déjà voir, aux portes de Londres, la ruine et l’invasion. La fortune de la Grande-Bretagne, éparse sur tous les océans, est exposée à tant de hasards et de périls que l’on s’explique la nervosité inquiète de l’opinion publique ; elle résulte des conditions mêmes de l’existence économique et militaire du Royaume-Uni. On sait le beau tapage qu’ont fait, dans ces dernières années, « la bataille de Dorking » et la fameuse brochure Made in Germany. M. Thomas Gibson Bowles a, lui aussi, à propos de Gibraltar, obtenu un succès du même genre ; il a sonné l’alarme avec une inlassable persévérance ; il a multiplié les « questions » à la Chambre des communes ; il s’est adressé au grand public par sa retentissante brochure Gibraltar : a national danger. M. Gibson Bowles est, qu’on nous passe l’expression, un enfant terrible ; les ministres ont beau lui faire de gros yeux, il parle, et, en dépit des admonestations, il récidive. L’opposition, ainsi comprise, a sa part dans la direction des affaires publiques d’un grand pays ; en faisant appel à l’opinion, elle oblige les hommes responsables à prendre une décision et à agir, elle est pour le gouvernement tantôt un aiguillon et tantôt un frein ; mais des indiscrétions comme celles de M. Gibson Bowles ont aussi leurs dangers ; en politique, il est certains faits « sur lesquels il ne faudrait absolument pas attirer l’attention publique » et certaines questions auxquelles le silence même est la plus significative des réponses.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, le monde entier est maintenant renseigné sur la force réelle de Gibraltar. — Les élémens du problème qui passionne depuis plus d’un an l’opinion publique du Royaume-Uni sont très simples. Au moment même où l’on travaillait à faire du fameux rocher, non plus seulement un « point d’appui » pour la flotte, mais un établissement maritime complet, on s’aperçut que le port, la ville, les casernes, les forts, tout est situé à bonne portée, pour des pièces modernes de gros calibre, placées, en territoire espagnol, sur tout le pourtour de la baie d’Algésiras. La Sierra Carbonera, qui domine, au nord, la Linea, n’est guère qu’à 6 kilomètres du Vieux-Môle et, de la pointe Carnero et des collines qui bordent la baie jusqu’aux quais de la ville, la distance varie entre 5 500 et 9 000 mètres. A pareille portée, sur un but immobile, le tir de la grosse artillerie est d’une terrible efficacité.

Depuis longtemps, le péril était connu des hommes compétens. Dès 1890, sir Charles Dilke, dans ses Problems of Great-Britain, avait montré que la valeur militaire de Gibraltar se trouvait, par suite des progrès de l’artillerie, très notablement amoindrie. Mais, soit que le cabinet de Londres comptât sur la neutralité de l’Espagne, soit qu’il crût que le gouvernement espagnol s’abstiendrait de placer des canons sur les points menaçans, soit enfin qu’il eût en réserve des moyens connus de lui pour empêcher, en cas de guerre, les Espagnols d’occuper les alentours de la baie, il n’hésita pas à commencer les grands travaux actuellement en cours. Pendant le conflit hispano-américain, des canons furent amenés jusqu’à Algésiras et quelques-uns même jusqu’aux emplacemens qu’ils auraient dû occuper ; mais ils ne furent pas mis en batterie. Il en a été de même chaque fois qu’il a été question de fortifier les environs de Gibraltar. L’Amirauté britannique pouvait croire, d’ailleurs, tant que les enseignemens de la guerre sud-africaine n’avaient pas modifié les idées classiques sur la mobilité de la grosse artillerie, que, si les Espagnols venaient à installer quelques redoutes à proximité du rivage, elles seraient promptement réduites au silence par le tir des canons de Gibraltar ; mais les Boers ont démontré qu’il n’est pas nécessaire que l’artillerie soit établie d’avance derrière des épaulemens ; avec des pièces de six pouces, très mobiles, ils envoyaient des obus, à 10 kilomètres, avec une grande précision. Des canons, mis en batterie sur quelques points non préparés d’avance, et fréquemment changés de place, seraient, avec les poudres actuelles, invisibles et pratiquement invulnérables, et ils auraient vite fait de démolir les établissemens militaires de la presqu’île ; les bateaux sur rade n’auraient que la ressource de lever l’ancre en toute hâte. Gibraltar ne serait plus qu’un rocher fortifié, mais incapable soit de recueillir ou de réparer une escadre, soit d’interdire le passage.

Telles sont les craintes que la campagne de M. Gibson Bowles a fait partager à toute l’Angleterre. A la demande du député libéral, une commission composée de l’amiral Rawson, de sir William Nicholson, de M. Mathews et de M. Gibson Bowles lui-même, fut envoyée sur place pour se rendre compte de l’étendue du péril. Ses constatations confirmèrent de tous points les inquiétudes exprimées par l’honorable député. Restait à trouver les remèdes. Fallait-il continuer l’œuvre entreprise, achever de dépenser les 112 millions de francs prévus par le projet de M. Goschen, pour avoir le port et les trois bassins de radoub ? M. Gibson Bowles ne le pensait pas ; il réclamait de toutes ses forces l’abandon immédiat de travaux qui ne serviraient qu’à augmenter les surfaces vulnérables ; mieux valait, selon lui, réaliser ainsi immédiatement une économie sur l’exercice en cours, et employer tout l’argent voté à créer un port et tout un établissement naval sur la face orientale du rocher. C’est là un remède héroïque, mais un remède extrêmement difficile à appliquer, très coûteux et qui, à supposer qu’il soit réalisable, ne donnerait de résultat que dans une dizaine d’années. On sait, en effet, que du côté de l’est, la montagne plonge tellement à pic dans la mer, qu’il n’a pas même été possible d’y établir une route au-delà de la Grotte des Singes[3] ; que les fonds deviennent très vite plus considérables qu’à l’ouest ; que les vents d’est y soufflent très souvent avec une grande violence et gêneraient le travail ; qu’enfin, si l’on parvenait, à grands frais, à créer un port, on ne trouverait de place ni pour loger des bassins de radoub, ni pour installer, à l’abri des obus, tous les ateliers et magasins nécessaires. Des études ont été faites, et la question est toujours en suspens ; mais, en attendant, du côté ouest, les travaux continuent activement, malgré l’opposition de M. Gibson Bowles, et l’on escompte pour 1904 l’achèvement des nouveaux môles, et pour 1905 la mise en service des bassins.

Mais jusqu’à ce qu’il puisse disposer de ce Gibraltar transformé, l’Empire britannique a besoin, pour sa défense, de garantir la ville et le port contre tout danger et d’y ménager à ses flottes un asile inviolable. Il ne peut y parvenir qu’en s’assurant, par la force ou par la diplomatie, soit la possession, soit au moins la neutralité des rivages qui avoisinent le rocher, c’est-à-dire le pourtour de la baie d’Algésiras et les côtes marocaines du détroit. De là l’intérêt que le gouvernement de Londres prend à tout ce qui touche l’Espagne ; de là les préparatifs faits à Gibraltar pour maîtriser au besoin les hauteurs qui commandent la baie ; de là, enfin, l’activité de la politique anglaise au Maroc. Ainsi, le fait que Gibraltar ne peut redevenir véritablement redoutable et fermer le détroit que s’il s’entoure, sur la côte espagnole où sur celle du Maroc, d’autres forteresses accessoires, crée, dans la politique générale du monde, une complication et un danger.

Que de puissans moyens d’action soient prêts à Gibraltar, pour s’emparer rapidement de la Sierra Carbonera et des hauteurs qui entourent Algésiras, que les plans soient depuis longtemps arrêtés, c’est ce que l’on soupçonnait et ce dont M. Gibson Bowles, par ses questions indiscrètes, nous a rendus certains. La guerre, si elle venait à éclater entre l’Angleterre et une ou plusieurs autres puissances maritimes, serait une lutte décisive et si terrible que, dans l’immense conflit, l’hostilité de l’Espagne ne balancerait pas l’avantage d’être, à Gibraltar, en pleine sécurité. La topographie des environs d’Algésiras favorise d’ailleurs singulièrement les projets de l’état-major britannique et explique que l’on s’y soit arrêté, en dépit des difficultés diplomatiques qui en pourraient résulter : un vaste cirque de montagnes s’étend tout autour de la baie et la sépare de l’Andalousie ; il n’existe, pour parvenir à Algésiras, qu’une seule voie ferrée et une seule grande route. Le chemin de fer, de Bobadilla, où il se soude aux lignes andalouses, franchit les défilés de la Sierra de Ronda ; rien de plus facile, dans ce pays accidenté, le long de cette voie coupée de ponts et de tunnels, que d’interrompre la circulation ; or, cette ligne appartient à une compagnie anglaise. La route, d’Algésiras se dirige vers l’ouest, franchit, entre deux montagnes abruptes, le défilé de Guadalmecin, aboutit à Tarifa et de là à Cadix. En dehors de ces deux voies de communication, il n’existe, dans la Sierra, que des sentiers muletiers, fréquentés par les contrebandiers, mais impraticables à une armée. Les routes coupées ou dominées par des redoutes, Algésiras se trouverait complètement isolée du reste de l’Espagne ; avec 25 ou 30 000 hommes et des canons pour occuper les crêtes et les avenues de la position, les Anglais pourraient créer là, en quelques jours, un formidable camp retranché, « des lignes de Torres-Vedras restreintes, mais inébranlables[4], » contre lesquelles l’armée espagnole, une fois prête à entrer en campagne, même secourue par des alliés européens, viendrait se briser ou tout au moins s’immobiliser longtemps. Les Anglais ont à Gibraltar des pièces de montagne, des mulets, tout un matériel inutile à la défense du rocher ; outre la garnison, ils peuvent aisément, en trois ou quatre jours, faire venir des renforts de Malte ou d’Angleterre, empruntera la flotte des compagnies de débarquement ; ils ne trouveraient, pour s’opposer à leur tentative que deux bataillons à effectifs réduits, quelques centaines d’hommes ! Les plans de l’opération sont depuis longtemps étudiés. Les officiers de la garnison de Gibraltar dirigent volontiers leurs excursions ou leurs promenades sur les hauteurs qui dominent la route de Tarifa ou vers la Sierra Carbonera ; dans les joyeux pique-niques qu’ils organisent, les appareils photographiques, les instrumens d’optique et les cartes ne sont jamais oubliés. On vient d’achever, à Algésiras, un immense et luxueux hôtel, dont les dimensions, hors de proportion avec le nombre des voyageurs, ont provoqué bien des commentaires.

Que ferait l’Espagne, si son territoire n’était pas respecté ? Son honneur ne lui permettrait pas de consentir à la complaisance que la diplomatie anglaise lui demanderait peut-être. A tous les points de vue, le gouvernement de Madrid serait bien inspiré en augmentant la garnison d’Algésiras et en plaçant, sur les hauteurs qui bordent la baie, assez de canons pour empêcher une surprise, repousser un débarquement et résister jusqu’à la mobilisation de l’armée nationale. Faute de ces précautions, l’Espagne peut se trouver entraînée, soit à une guerre, soit à une abdication cruelle ; elle choisirait la première, mais elle y perdrait ce qui lui reste de ses colonies et, tout d’abord, Ceuta, dont les quelques canons modernes ne résisteraient pas longtemps au bombardement d’une escadre.

Occuper Ceuta, tenir en face de Gibraltar, soit au Monte-Acho, soit au Djebel-Mousa, l’autre pilier de la gigantesque porte, serait, pour la puissance anglaise dans la Méditerranée, un merveilleux complément ; elle aurait vraiment en mains, cette fois, les clés du détroit ; les feux croisés des canons des deux rives en fermeraient efficacement l’issue. Nous avons vu d’autre part que c’est Tanger qui nourrit la garnison anglaise et la population de la ville. Que la côte marocaine da détroit vienne à tomber entre les mains d’une grande puissance militaire, et voilà Gibraltar menacé de famine ! On comprend maintenant pourquoi le seul fait d’occuper depuis deux siècles un rocher sur l’une des rives du détroit oblige les Anglais à ne pas se désintéresser des affaires marocaines. A maintes reprises, ils sont intervenus, soit pour tenter de s’établir eux-mêmes sur la rive sud du détroit, soit pour en éloigner une autre puissance : ce sont eux qui, en 1860, ont arrêté net la marche victorieuse de Prim et d’O’Donnell sur Tanger. Mais, en revanche, ni l’Espagne, ni la France, ni aucune autre grande puissance ne pourrait admettre « un changement qui fût de nature à affecter, d’une façon quelconque, la liberté nécessaire du détroit de Gibraltar[5]. » Lorsque la Grande-Bretagne, en 1808 et à plusieurs reprises en ces dernières années, l’Espagne en 1887, firent des tentatives plus ou moins déguisées pour planter leur drapeau sur l’îlot de Peregil, les diplomaties étrangères intervinrent pour les obliger à y renoncer.

La stricte justice internationale exigerait sans doute que l’Espagne rentrât en possession de ce roc de Gibraltar, qui fait partie de son sol et où elle a, au cours des siècles, fortement marqué son empreinte ; mais, si un jour doit venir où l’Angleterre perdra tout ensemble la royauté des mers et la possession de Gibraltar, ce temps ne semble pas encore proche. C’est, pour le moment, un fait, que la Grande-Bretagne, maîtresse de Gibraltar, malgré l’amoindrissement de la valeur militaire de la forteresse, la France, grande puissance méditerranéenne et africaine, l’Espagne, riveraine du détroit, ont, autour de Gibraltar, des intérêts opposés, mais non pas inconciliables. En un curieux article, le Spectator, reprenant un thème qu’il avait déjà développé, cherchait, l’année dernière, les moyens les plus propres à rassurer les intérêts anglais et à donner satisfaction, au Maroc, aux exigences de la politique française, et il suggérait de constituer l’Espagne gardienne de la neutralité du détroit. Gibraltar ne ferme plus et ne fermera jamais les portes de la Méditerranée ; les Anglais les moins férus d’impérialisme s’y sont déjà résignés ; volontiers ils se contenteraient, au risque de déplaire à M. Gibson Bowles, d’y conserver un port de commerce et un point d’appui pour leurs escadres, d’autant plus qu’en temps de guerre, le centre des opérations navales de la flotte britannique ne serait pas ce rocher, sans port naturel et exposé au bombardement, mais bien Malte, entourée de tous côtés par l’immensité des flots, avec ses bassins magnifiques, ses magasins et ses arsenaux.


III

La presqu’île de Gibraltar n’est qu’un accident de la côte espagnole, un rocher dont l’escarpement, plongeant à pic sur le détroit, a fait la fortune. Au contraire, le petit archipel maltais a sa physionomie originale, sa population, sa langue, ses annales ; dans la vie générale de la Méditerranée, il a son rôle à lui, qui n’est pas seulement un rôle militaire.

Après quelques jours passés dans l’île, si, d’impressions parfois contradictoires, l’on cherche à dégager les traits caractéristiques du paysage et du caractère maltais, un doute vient sur le véritable état civil des habitans : sont-ils Africains ou Européens ? Sont-ils Anglais, ou seraient-ils Italiens, Français, Arabes même, ou tout simplement Maltais ? Ils sont un peu tout cela sans être complètement ni l’un ni l’autre : ils sont des Méditerranéens. Située à mi-chemin entre les côtes de Syrie et celles d’Espagne, ancrée, comme un vaisseau de guerre, au milieu du large canal qui sépare l’Afrique de la Sicile et de la Grèce, proche voisine de Carthage et de Syracuse, de Nauplie et de Tripoli, de Tarente et de Cyrène, Malte est au centre géométrique et géographique de la mer intérieure ; on dirait, malgré ses étroites dimensions, qu’elle résume, qu’elle synthétise en elle la vie méditerranéenne, avec ses races et ses langues si diverses, avec sa lutte séculaire de la Croix contre l’Islam, avec sa laborieuse activité, en même temps qu’avec sa grâce voluptueuse.

Lorsqu’elle surgit, avec ses deux acolytes, Gozzo et Comino, aux yeux du voyageur qui arrive, toute blanche, toute miroitante au milieu des eaux d’un bleu d’ardoise qui l’assiègent de tous côtés, ses hautes falaises calcaires, ses plateaux dénudés, sans végétation, rappellent les promontoires de la Grèce, les côtes de la Sicile ou de la Tripolitaine. Tout n’y est, au premier abord, que stérilité et désolation ; mais, dans le repli des vallons, à l’abri des murs en pierre sèche, se cachent des jardins délicieux où mûrissent les beaux fruits que le soleil dore de ses rayons ardens, Méditerranéenne, Malte l’est aussi par son climat doux et souriant, mais perfide et sujet à de brusques accès de colère, où le sirocco souffle, du fond du Sahara, en rafales violentes, qui dessèchent et qui brisent, et qui donnent aux choses cette teinte grise sur laquelle ne tranche pas le feuillage pâle des oliviers.

Depuis que des navires se hasardent sur les flots, Malte a été un point de repère et un port de relâche sur la route des peuples et des civilisations. Son histoire se confond avec celle de la Méditerranée ; au croisement des grandes voies maritimes, l’archipel a vu, après toutes les guerres qui ont décidé de l’empire des mers, venir à lui des conquérans, de l’est et de l’ouest, du nord et du sud, mais il les a subis sans s’assimiler à eux, et bien qu’aucun coin de terre, peut-être, n’ait aussi souvent changé de maître, il a toujours gardé sa physionomie propre. S’il n’a jamais connu l’autonomie, jamais non plus il n’a accepté la servitude ; il a été comme un creuset où se sont formées, du mélange de toutes les autres, une race et une langue originales. Sachant leur domaine trop exigu pour constituer un royaume et trop bien situé pour ne pas tenter les convoitises, les Maltais se sont résignés à l’inévitable ; mais ils se sont attachés, avec d’autant plus de force, à garder intacts leur idiome, leur religion et leurs mœurs ; ils y tiennent comme au symbole et à la sauvegarde de leur individualité nationale.

Et cependant, que de fois, au cours des siècles, des voiles inconnues n’ont-elles pas amené, dans les baies maltaises, un ban nouveau de peuples, venus parfois des plus lointains pays, Arabes au visage bronzé par le soleil du désert ou Normands aux blonds cheveux, descendus des fiords du Nord ! Si haut qu’on remonte dans l’antiquité, l’histoire et l’archéologie nous montrent l’archipel occupé par des étrangers. Vers l’an 1600, les Phéniciens de Sidon se risquèrent dans le bassin occidental de la Méditerranée et s’établirent à Malte, qui devint l’un des centres de leurs opérations de commerce ; en plusieurs endroits, des ruines attestent encore leur séjour ; à Gozzo, se dresse la Gigantea, une de ces tours, faites de blocs énormes, posés les uns sur les autres sans ciment, qu’ils élevaient pour honorer Baal et, en même temps, pour guider la manœuvre des pilotes. Vers 736, les Grecs, disciples et héritiers des Phéniciens, les supplantèrent à Malte, jusqu’à ce qu’au début du IVe siècle, le retour offensif du sémitisme la fit tomber sous le joug des Carthaginois. Victorieuses à leur tour, deux siècles après, les trirèmes de Rome s’emparèrent de Melita : elle fait partie, dès lors, de l’immense empire qui embrasse toute la Méditerranés ; elle devient une station navale pour les flottes romaines, un port de relâche très fréquenté.

C’est pendant cette longue période, qu’une nuit d’automne de l’année 50, un vaisseau d’Alexandrie, qui arrivait de Lystre, en Lycie, poussé par une violente tempête du nord-est, vint s’échouer sur la côte septentrionale de l’île, où son équipage et ses passagers, en tout 273 personnes, furent recueillis. Or, il y avait à bord un juif de Tarse, nommé Paul, qui se rendait à Rome, sous la garde d’un centurion, pour y être jugé par César ; bien accueilli chez « le premier de l’île, » nommé Publius, il y séjourna durant trois mois, guérissant les malades, prêchant l’évangile du Christ, convertissant les habitans à la foi nouvelle[6]. Jamais, dans la fertile Malte, graine confiée à la terre n’a germé comme la semence jetée par ce naufragé ; de tous les conquérans successifs qui ont passé sur l’île, celui-là est le seul dont le règne ait été durable et que les Maltais n’aient point oublié. Convertis, pour la plupart, dès le premier siècle, ils sont restés, malgré la longue domination des Arabes, profondément attachés au catholicisme. Croyans d’une foi simple et ardente, comme des hommes actifs, à qui la vie de marin ou de marchand ne laisse pas le loisir d’imaginer des systèmes et d’épiloguer sur des mots, pieux, comme tous les peuples méridionaux, d’une dévotion un peu démonstrative, un peu en dehors, ils tiennent le catholicisme comme indissolublement lié à la conservation de leur âme nationale ; passionnément dévoués au Saint-Siège, ils respectent dans leur évêque, qui est en même temps archevêque de Rhodes, la première autorité de l’île. Ainsi, ni les siècles, ni les révolutions n’ont pu prévaloir contre la parole apportée, un jour de tempête, par l’apôtre.

Après six siècles de « paix romaine, » de nouveaux peuples fondirent sur l’île paisible : les Vandales s’en emparèrent en 454, puis les Ostrogoths ; mais, en 553, Bélisaire, au nom de Justinien, l’enleva à ces maîtres éphémères. Longtemps la croix byzantine régna sur la grande mer intérieure, luttant avec succès contre les barbares du Nord et du Sud, jusqu’au jour où les flottes arabes vinrent à bout de celles de l’empire. En 870, Malte tomba aux mains des musulmans ; elle devint l’une de ces places d’armes d’où ils s’élançaient pour la conquête et pour le pillage et où ils se retiraient au retour de l’hiver ou aux approches de l’ennemi. Du contact prolongé de cette civilisation nouvelle avec la vieille population, africaine ou phénicienne d’origine, sortit la race maltaise, telle qu’elle est encore aujourd’hui, avec sa langue, où tant de mots attestent la longue influence de l’arabe, et avec les contrastes étranges de son caractère.

Au XIe siècle, la Méditerranée change d’aspect ; l’offensive énergique des peuples d’Europe refoule l’Islamisme en Afrique : en 1090, sur le rocher de Malte, les Normands supplantent les Arabes ; l’archipel rentre dans la vie générale de la chrétienté, il partage le sort de Naples et de la Sicile ; d’abord normand, puis français avec les princes angevins, aragonais enfin après qu’il eut été conquis, en 1284, par Roger de Loria, il devient une parcelle de l’immense empire de Charles-Quint, qui, en 1525, en fait donation aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, chassés de Rhodes par les Turcs.

Alors commence, pour Malte, la période de gloire et de rayonnement dont le souvenir est inséparable de son nom. L’Europe du XIVe et du XVIIe siècle est absorbée par ses querelles intestines : le fracas des armes couvre le cri de détresse des peuples asservis au joug musulman. Cependant, parfois, la plainte des captifs enchaînés dans les bagnes parvient jusqu’aux oreilles des nations chrétiennes et, au fond de leur conscience, éveille des souvenirs et suscite des remords ; elles jettent alors un regard de confiance et d’orgueil vers la petite île, où la fleur de leur noblesse bataille contre les pirates barbaresques et les flottes du Grand-Seigneur ; le devoir qu’elles n’accomplissent plus elles-mêmes, elles sont heureuses que le Saint-Siège le confie à la vaillance des chevaliers ; pendant que l’Europe est divisée contre elle-même et s’allie avec le Turc, ils sont ses délégués à la Croisade. Et, d’avoir si longtemps représenté une idée, il est resté à Malte une auréole de gloire.

Le progrès du scepticisme philosophique, au XVIIIe siècle, et le recul de la puissance ottomane, avaient ôté à l’ordre de Malte ses raisons d’exister, quand la flotte de Bonaparte, en route pour l’Egypte, se présenta devant l’île. Il est dangereux, pour une grande institution, de survivre sans se renouveler aux causes qui l’ont fait naître ; les chevaliers, en juin 1798, le sentaient, et l’indifférence générale fut la première complice de la trahison qui ouvrit aux soldats de la Révolution les portes de la « plus forte place de l’Europe. » Le dernier vestige des Croisades disparut, ce jour-là, de la scène politique. — Du moment qu’il ne s’agissait plus que de domination maritime et d’exploitation commerciale, l’heure de la Grande-Bretagne était venue ; elle occupa Malte, le 8 septembre 1800, après un siège de deux ans, et s’en fit confirmer la possession en 1814. Elle se hâta d’y établir le siège de sa puissance dans la Méditerranée, d’y créer une redoutable forteresse, une « base d’opérations, » menaçante non plus pour les Barbaresques ou les Turcs, mais bien pour ses rivaux européens. Un siècle s’est écoulé, et, devant l’ancien palais des Grands-Maîtres, le factionnaire britannique, sanglé dans sa tunique rouge, abrité sous les larges bords du casque blanc à pointe dorée, se promène toujours, du même pas tranquille et automatique, sous l’œil indifférent des Maltais.

Toutes ces Maltes successives, toutes ces dominations qui se sont superposées dans l’archipel, y survivent dans des monumens ou dans des ruines. La vieille ville, la Città Vecchia, est perchée au centre de l’île, sur le sommet du plateau ; comme les acropoles grecques, elle domine les escarpemens abrupts d’une croupe calcaire. On éprouve, à errer dans le lacis des ruelles étroites de la Notabile, l’impression troublante que donnent les choses très anciennes, les vieilles villes d’Orient, ensevelies et mortes, mais dont tous les murs parlent et dont les moindres pierres ont un sens. Au petit musée, des outils de silex et de cuivre oxydé, des lampes, des monnaies, des statues viennent apporter le témoignage des divers âges de l’antiquité. La cathédrale de San Paolo est bâtie sur l’emplacement même de la petite grotte où la tradition veut que saint Paul ait habité et qui subsiste, très vénérée, dans la crypte de l’église. Les rues tortueuses, les maisons à terrasses, blanchies à la chaux, presque sans ouvertures à l’extérieur, dénotent la longue influence de la civilisation et des habitudes arabes, tandis qu’au détour d’un étroit boyau, trois exquises fenêtres gothiques, à colonnettes minces et sveltes, font penser aux plus délicates créations de l’art normand sicilien. En bas, à La Valette, dont on aperçoit les clochers et les palais, le port, l’activité commerciale donnent à la ville une animation extraordinaire ; ici, au contraire, tout semble dormir ; les Maltais enrichis par une vie d’aventures à travers le monde méditerranéen viennent s’y retirer, s’y reposer loin du bruit ; les mendians dorment au soleil ; tout est calme et immobile : Città Vecchia est un souvenir et sa poésie est celle du passé.

La Malte moderne est descendue des hauteurs et s’est rapprochée de la mer ; c’est en 1535, après le rude siège que les x chevaliers soutinrent contre Soliman, que le Grand-Maître Jean de La Valette fonda la ville qui porte son nom. Assise sur une langue de terre qui s’avance entre les deux profondes échancrures qui lui servent de ports, elle apparaît, de la pleine mer, haute et fière au-dessus des flots, avec la formidable ceinture de remparts qui l’entoure. Pour le visiteur, comme pour l’histoire, La Valette est la ville des chevaliers.

Avant-garde de la chrétienté en face de l’Islam, ils ont multiplié, autour de la ville et des faubourgs, les lignes de fortifications. Le calcaire de l’île, très tendre, facile à tailler à la hache, à diviser en blocs énormes, se prêtait à cette incroyable prodigalité d’ouvrages défensifs qui donne à La Valette un cachet si particulier : doubles et triples enceintes, fossés d’une profondeur effrayante, taillés verticalement dans le roc, courtines criblées de meurtrières, tourelles de guet suspendues au-dessus des flots, bastions énormes que flanquent d’autres bastions et que précèdent d’autres ouvrages de toute forme et de toute époque, c’est une véritable débauche de défenses, un musée de poliorcétique ancienne où les officiers du génie venaient autrefois étudier des types rares ou uniques. Les canons anciens, ceux qui ont menacé Bonaparte et tenu tête aux Anglais, ont été retirés des remparts qu’ils hérissaient d’une triple rangée de bouches à l’eu, mais l’aspect de la ville est encore si imposant que l’on comprend l’étonnement des soldats français d’y être entrés si facilement, et le mot de Caffarelli : « Il est bien heureux, disait-il, qu’il se soit trouvé dans la ville quelqu’un pour nous ouvrir les portes. »

A la cathédrale de San-Giovanni, c’est encore la gloire de l’Ordre qui resplendit ; La Valette, en 1576, a élevé l’église dans le goût du temps : trop dorée, trop chargée de peintures et d’ornemens rococo, elle manifeste bien, par ses défauts mêmes et par la richesse exubérante de sa décoration, la puissance et la magnificence des chevaliers ; le pavé, fait de marbres et de mosaïques, répète les noms et retrace les armoiries des dignitaires et, dans les huit chapelles latérales, appartenant aux huit nations dont se composait l’Ordre, les Grands-Maîtres dorment, dans leurs sarcophages de marbre ou de porphyre. Aux jours de grande solennité, Saint-Jean déploie la merveille de son trésor, une suite de splendides tapisseries des Gobelins, cadeau royal de Louis XIV à un Grand-Maître.

Pénétrons maintenant dans le palais du gouverneur ; l’affreux badigeon blanc qui recouvre la façade est seul moderne ; mais, à l’intérieur, sauf dans la partie réservée aux bureaux du gouvernement, l’illusion est complète : on dirait que le Grand-Maître Hompesch vient de quitter sa somptueuse demeure pour céder la place à Bonaparte ; des hommes d’armes, immobiles, veillent toujours dans les longues galeries ; partout des peintures racontent les exploits des chevaliers, les combats épiques des galères contre les brigantins de Bizerte ou d’Alger, les épisodes du « grand siège » de 1565. Dans une immense salle, qui servait jadis aux fêtes solennelles, s’alignent aujourd’hui les armures des preux, les hallebardes, les canons, dont quelques-uns apportés de Rhodes, les coulevrines, les cuirasses, les larges épées, toutes les reliques de trois siècles de batailles. Parmi ces souvenirs glorieux, les Grands-Maîtres eux-mêmes apparaissent, depuis l’Isle-Adam jusqu’au malheureux Hompesch ; debout dans leurs armures splendides, l’écu attaché au bras gaucho, rangés en bataille, ils semblent attendre le réveil des temps héroïques. Mais, brusquement, la série des nobles armoiries peintes sur les boucliers s’interrompt, et c’est l’emblème révolutionnaire de la République française qui succède au blason du dernier Grand-Maître.

Le visiteur français, lorsqu’il a erré quelque temps dans ces galeries, est saisi d’une étrange hallucination : la France, partout la France ! C’est elle, dans cette ville des chevaliers, qu’il retrouve dans les églises, dans les palais, dans les musées. A San-Giovanni, à San-Paolo de Città Vecchia, des mosaïques de marbre dessinent sur le parvis les blasons des plus grandes familles de la vieille noblesse française ; des tombeaux, des inscriptions célèbrent les exploits des l’Isle-Adam, des La Valette, des Rohan, des Wignacourt et de tant d’autres, jusqu’à cet admirable Suffren, qui fut bailli de Malte et battit les Anglais. San-Giovanni se pare avec orgueil des tapisseries de Louis XIV, la salle du Grand Conseil est décorée, elle aussi, d’autres Gobelins, envoyés par le Grand Roi et, dans une galerie voisine, à la place d’honneur, le portrait en pied de Louis XV fait face à celui de Louis XVI. C’est en vain que, dans ces annales peintes sur les murailles, on chercherait le nom d’un Grand-Maître anglais ; d’esprit pratique et de patriotisme étroit et exclusif, l’Angleterre n’est pas une nation de croisade, comme la France ou l’Espagne. Dans ce bassin de la Méditerranée, où son commerce l’emporte sur tous les autres et où dominent ses flottes, appuyées sur Gibraltar et sur Malte, ce n’est pas son nom que redisent les pierres et que proclament les monumens, ce n’est pas sa gloire qui vit dans la mémoire des populations, ce n’est pas son secours qu’invoquent les persécutés. Dans tout cet Orient, où le chrétien latin est toujours, dans la langue populaire, le « Franc, » où le drapeau fleurdelisé a été si longtemps le seul à flotter librement et où le drapeau tricolore, lorsqu’il apparaît, produit encore une émotion joyeuse, partout, même là où elle a été supplantée, comme en Égypte et à Malte, c’est le génie de la France que l’on retrouve et qui a le plus profondément marqué son empreinte. Il faut faire le tour de la Méditerranée pour comprendre comment le plein épanouissement de son génie national a fait de la France une puissance supranationale, et comment l’extension de son influence, plus loin que ses frontières politiques, a été étroitement liée à sa fonction historique de défense et de propagation du catholicisme ; entre ces deux forces qui ont, l’une et l’autre et l’une pur l’autre, exercé une action directrice sur le monde européen, il y avait, il y a encore, en dépit de tout, une mystérieuse harmonie naturelle. Et c’est pourquoi l’ordre de Malte, dont toutes les nations saluaient le pavillon à croix rouge, et qui, au-dessus des querelles des peuples, resta l’incarnation d’une idée et le soldat d’une noble cause, porte, pour ainsi dire, le sceau de notre génie.

Mais le rayonnement de la gloire française s’éteint, à Malte, avec celle des chevaliers, dans la pénombre des cathédrales, dans le silence des musées et des grands palais vides. Le bruit de la rue, l’animation du port, les soldats qui passent, les sirènes qui beuglent, les marchands qui s’agitent, tout ce qui vit, appartient aux maîtres du jour, à l’Anglais ou au Maltais.


IV

Il est difficile d’imaginer un contraste plus tranché que celui qui existe entre les 160 000 Maltais, qui vivent sur l’étroit territoire de l’archipel, et les 10 000 Anglais qui les gouvernent ; entre les deux races, nulle intimité, nulle tentative de fusion ; elles sont aussi séparées après un siècle qu’au premier jour : la Grande-Bretagne a besoin de l’île et du port pour la défense de son empire maritime et elle l’emprunte aux Maltais ; en échange, elle les protège dans leur commerce extérieur, elle leur donne l’ordre, la paix, une bonne police, et, pourvu qu’ils ne contrarient pas sa politique et n’entravent pas les travaux de défense, elle respecte, en général, leurs coutumes et leurs institutions séculaires. Les Anglais ne s’implantent pas là où ils dominent : ils se contentent d’y régner et d’y être forts. Si, demain, ils se décidaient, tout d’un coup, à abandonner l’île et embarquaient sur leur flotte leurs soldats, leurs fonctionnaires, tous leurs nationaux, il ne resterait d’eux, en dehors des forts et des bâtimens militaires de toute sorte, qu’un champ de courses, péniblement nivelé sur le sol rocheux, quelques emplacemens pour le tennis et le golf, et, dans la salle du Grand Conseil, les noms et les armoiries des gouverneurs britanniques, faisant suite à ceux de Bonaparte et des Grands-Maîtres.

Active, commerçante et industrieuse, la population des îles s’accommodait assez volontiers, jusqu’à ces derniers temps, du régime britannique. Elle tient, de ses origines phéniciennes et africaines et de ses affinités avec les Arabes, un fatalisme résigné ; ayant vu grandir et tomber tant de dominations, elle semble dire : qu’importe le maître d’aujourd’hui, pourvu que Malte soit tranquille et prospère ? Il passera comme les autres ont passé ! Pendant l’année 1901, en l’honneur du nouveau siècle, presque toutes les maisons de La Valette, surtout dans les faubourgs pauvres de Vittoriosa et de Bourmola, avaient inscrit au-dessus de leurs portes, sur une pancarte de bois ou de carton : Christus régnat, Christus imperat, ou bien : Heri et hodie, ipse et in sæcula ; et cette affirmation du règne immuable de Dieu, au lendemain de l’avènement d’Edouard VII, semblait prendre un sens ironique, narguer les pompes officielles et proclamer, pour les plus puissans rois de la terre, l’indifférence dédaigneuse des indigènes. Tant que ses traditions et ses coutumes sont respectées, le Maltais manifeste volontiers, avec une exubérance très méridionale, nous sommes tentés de dire très « méditerranéenne, » sa ferveur loyaliste. La délivrance de Ladysmith provoqua deux jours d’une joie délirante ; la voiture du gouverneur fut dételée au milieu des acclamations et des cris d’enthousiasme ; lors de la mort de la reine Victoria, le peuple donna des marques d’une affliction qui paraissait sincère ; mais, bientôt, des incidens survinrent qui prouvèrent la mobilité des sentimens des Maltais et leur attachement à tout ce qu’ils considèrent comme leurs droits et leurs libertés.

Ce fut le voyage de M. Joseph Chamberlain à Malte qui jeta les premiers fermens de mésintelligence et ouvrit le conflit. Dans un discours, le ministre des Colonies parla des sacrifices que certaines possessions impériales étaient obligées de faire aux intérêts généraux de la défense de l’Empire et il annonça que des mesures allaient être prises pour hâter l’anglicisation de l’île et pour imposer la langue de la métropole, comme langue officielle, à l’égal du maltais et à l’exclusion de l’italien. Il faut savoir, en effet, que, si le maltais est la langue courante de l’archipel, l’italien était, jusqu’à présent, la langue littéraire, celle des tribunaux et du Conseil législatif : il s’agissait donc, moins d’interdire aux Maltais leur dialecte national, que d’arrêter les progrès de l’italianisme. Il fut décidé que la justice pourrait être rendue en anglais quand un sujet anglais serait en cause et que, après un délai de quinze ans, à courir du 22 mars 1899, l’anglais serait la seule langue admise dans les tribunaux. L’anglais, l’italien et le maltais étaient, jusque-là, enseignés simultanément à tous les enfans dans les écoles primaires ; il en résultait que les élèves qui sortaient de l’école ne savaient bien ni l’anglais, ni l’italien, et que, s’ils avaient ensuite de multiples occasions de parler l’italien et de s’y perfectionner, ils restaient ignorans de l’anglais. Il fut donc arrêté que, désormais, les enfans, pendant les deux premières années scolaires, n’apprendraient que le maltais, et qu’ensuite leurs parens décideraient laquelle des deux autres langues, anglais ou italien, ils voudraient leur faire étudier. C’était, en fait, supprimer l’enseignement obligatoire de l’italien, et l’on espérait que, entre la langue de la métropole et celle de l’Italie, la plupart des parens adopteraient la première. L’annonce de ces mesures provoqua, à La Valette, le plus vif mécontentement : les Maltais, proches voisins de la Sicile et des provinces méridionales de la péninsule, ont nécessairement, avec elles, de fréquens rapports commerciaux ; l’Italie est, en quelque sorte, leur métropole intellectuelle. D’ailleurs, c’est surtout le fait que l’on changeait quelque chose à ses institutions traditionnelles qui soulevait l’indignation de la population. De nouveaux incidens survinrent qui entretinrent l’agitation et aggravèrent les difficultés. Le serment prêté par Édouard VII à son avènement où, selon l’antique formule, le Roi jura de combattre la superstition catholique, blessa au vif les sentimens des Maltais. Pour comble, on apprit un jour que, par ordre gouvernemental, la nouvelle voie qui va de la « Porta Rereale » à la Floriana porterait le nom de « Chamberlain-Avenue. » Les Maltais y virent une provocation et une vengeance du ministre qu’ils appellent volontiers leur tyran. Les membres élus du Grand Conseil protestèrent et, pour témoigner quand même de leur loyalisme, ils proposèrent de donner à l’avenue le nom du duc d’York, dont on annonçait la prochaine arrivée. Cette visite du duc et de la duchesse d’York, le 25 mars 1901, fut, pour le Grand Conseil[7], une occasion de manifester sa mauvaise humeur ; il vota bien 500 livres pour les frais de la réception princière, mais il en profita pour formuler ses doléances et pour se plaindre que la métropole ne s’occupât des Maltais que pour les molester ; les fêtes officielles furent brillantes, mais la population s’abstint ce jour-là, — nous en avons nous-même été témoin, — des vivats et des applaudissemens dont elle est ordinairement si prodigue.

Pour protester contre les mesures relatives aux langues et contre les nouvelles taxes imposées par le gouvernement, le Conseil législatif recourut à l’obstruction ; le Colonial-Office, en réponse, au nom des intérêts généraux de l’Empire compromis par cette agitation, intolérable dans une forteresse, usa du droit de légiférer par voie d’Ordres en Conseil que lui donne, dans les circonstances critiques, la constitution maltaise de 1887. Malte, en fait, se trouvait placée sous le régime arbitraire des décrets. Pétition des habitans au roi, refus de voter le budget, incidens violens, comme le jet, par un inconnu, d’un liquide corrosif au visage de la statue élevée à la reine Victoria, au milieu d’un enthousiasme général, à l’occasion du jubilé, rien sans doute n’aurait retardé l’application des mesures décidées par M. Chamberlain, si, à l’opposition des indigènes, n’étaient venues se joindre de sérieuses considérations politiques.

La campagne entreprise à Malte par M. Chamberlain contre la langue italienne avait aussitôt provoqué, dans la péninsule, une vive irritation qui se traduisait par des articles très vifs dans la presse patriote. La société « Dante Alighieri, » pour la propagation de l’italien à l’étranger, s’émut de l’ostracisme dont la langue qu’elle se donne la mission de répandre, était l’objet dans un archipel si voisin de la Sicile : elle décida d’y redoubler d’activité et d’y créer de nouveaux sous-comités. En même temps « l’Alliance maltaise, » une association née des troubles et désireuse de marquer à la fois son ressentiment contre M. Chamberlain et ses défiances vis-à-vis de l’Italie, se donnait pour objet de multiplier les relations de toute nature entre Malte et la Tunisie-Algérie et de développer l’enseignement du français dans l’île.

Ces incidens étaient, en eux-mêmes, de peu de gravité ; mais ils survenaient au moment où « le rapprochement franco-italien » pouvait paraître de nature à modifier les conditions de la politique dans la Méditerranée. Est-ce cette considération qui inspira au Cabinet britannique le désir de ne pas froisser le patriotisme italien ? ou bien jugea-t-on à Londres qu’au moment où l’Angleterre avait, par le monde, de si graves difficultés, il ne valait pas la peine, pour le maigre et douteux résultat d’angliciser une petite île, de faire tant de bruit et d’agitation, et de risquer même des complications diplomatiques ? Il est difficile de le dire ; mais, le 29 janvier 1902, M. Chamberlain, répondant à la Chambre des communes à une question de M. Boland, tout en affirmant que l’ordre serait énergiquement maintenu à Malte, annonçait le retrait partiel des mesures qui avaient provoqué toute cette agitation :


Notre conduite, disait le ministre des Colonies, semble avoir été incomprise en Italie, où elle a causé du déplaisir et de l’irritation ; il serait déplorable qu’un malentendu altérât ou diminuât le moins du monde les sympathies qui ont existé et qui, nous l’espérons, existeront longtemps entre l’Angleterre et l’Italie. Quant à la proclamation relative à la substitution de l’anglais à l’italien, si, par un compromis, nous pouvions dissiper le déplaisir causé à nos bons alliés les Italiens, nous retirerions cette proclamation, nous la retirerions sans discussion, confians dans l’avenir.


En effet, pour témoigner de ses bonnes dispositions à l’égard de ses « bons alliés » d’Italie, M. Chamberlain annonçait que les décisions relatives à l’emploi de l’italien dans les tribunaux étaient rapportées et que, en ce qui concerne l’enseignement dans les écoles, le maltais ne serait plus enseigné tout seul que pendant la première année, au lieu des deux premières. Ce recul indéniable de l’autoritaire ministre des Colonies, produisit, en Italie, la meilleure impression et amena, à Malte, une détente dans les esprits ; mais, outre qu’une partie des mesures dont se plaignaient les habitans restait en vigueur, les passions avaient été trop surexcitées pour pouvoir s’apaiser d’un seul coup. Au printemps de 1902, de nouveaux incidens, la démission des membres maltais du Conseil, la suspension des pouvoirs de ce Conseil pendant un mois, prolongèrent la querelle et continuèrent l’agitation. Les conseillers électifs de l’île refusèrent, à l’unanimité, de célébrer le couronnement d’Edouard VII et, dans la communication qu’ils adressèrent à ce sujet au gouverneur, ils déclarèrent qu’au lieu de se réjouir, ils avaient plutôt sujet de porter le deuil, à cause des procédés tyranniques de M. Chamberlain ; les notables décidèrent même, d’une seule voix, qu’ils s’abstiendraient d’assister au Te Deum que l’archevêque se proposait de faire chanter le jour du couronnement. Le Roi lui-même, lors de son récent passage, a été accueilli, par ce peuple si prompt à l’enthousiasme, avec une froideur significative.

Cette explosion du mécontentement de tout un peuple, cette mésintelligence qui révèle un dissentiment profond, ne serait cependant qu’un des plus minces incidens provoqués par la politique d’unification et de concentration impériale que poursuit M. Chamberlain, s’il avait eu pour théâtre quelque lointain archipel ; mais, au centre même de cette Méditerranée sonore, où les échos, d’île en île et de cap en cap, se répercutent si vite et s’enflent à mesure qu’ils se transmettent, ils ont eu, dans tous les ports où les Maltais sont très nombreux, un retentissement extraordinaire ; ils ont montré que l’Angleterre, si elle agit volontiers comme chez elle, dans la Méditerranée, est loin cependant d’y être chez elle ; elle n’a, avec les peuples qui en habitent les rives, aucune affinité de langue ou de race : elle ne les comprend pas plus qu’elle n’est comprise d’eux ; elle y est puissante par le nombre de ses cuirassés et la solidité de ses forteresses, mais elle n’y a, nulle part, de racines. C’est pourquoi l’expérience d’ « anglicisation » tentée à Malte, sous les yeux et à quelques heures de navigation de la Sicile, de l’Italie et de la Tunisie, présentait, pour la politique anglaise, de sérieux inconvéniens ; elle a montré un désaccord radical entre ces deux forces obligées de vivre ensemble et de s’accommoder l’une de l’autre : Malte citadelle anglaise et Malte maltaise.

Si faible que soit le nombre des habitans de l’archipel, la résistance d’une race énergique et décidée à garder sa personnalité est toujours un facteur dont il est imprudent de ne pas tenir compte, et il eût été sans doute plus facile et plus sûr de gagner les Maltais que de les contraindre. S’il est naturel que l’Angleterre cherche à implanter sa langue et ses lois dans ses colonies, il est plus légitime encore que les Maltais tiennent à garder leurs coutumes et leur indépendance relative ; car non seulement l’île est leur patrie, mais elle est leur création. Malte n’était autrefois que stérilité et sécheresse ; c’est à force de labeur et de patience que les habitans ont transformé son sol rocailleux en une terre féconde ; les pierres, enlevées une à une, entassées en murs épais, ont fait place à des champs, et, là où l’humus manquait, les Maltais l’ont fait venir des régions fertiles de l’Etna et importé sac par sac[8]. Aujourd’hui Malte est il fiore del mundo ; le voyageur qui passe n’aperçoit que le gris monotone des murailles qui enclosent les cultures et parfois le feuillage sombre d’un figuier, tordu et couché par le vent ; mais, à l’abri des murs, verdoient, au printemps, des champs de céréales et de sulla[9], qui se transforment, l’été, en plantations de cotonniers. Dans les coins les mieux arrosés et les moins exposés aux souffles du large, se cachent d’admirables jardins, comme celui de San-Antonio, où s’élève, parmi les fleurs et les arbres verts, la villa du gouverneur ; dans ces fraîches oasis, mûrissent des oranges, et surtout ces délicieuses mandarines qui sont la gloire de l’île.

Agriculteurs tenaces, les Maltais ont toujours eu aussi la réputation de hardis matelots ; il faut les voir, dans leur port, sur leurs canots à pagaie et à proue recourbée en bec de cygne, se faufilant au milieu des gros bâtimens ; sur leur île sans cesse battue des flots, ils sont comme un équipage à son bord ; ils sont marins de naissance et par nécessité. Actifs et intelligens, habitués par de longs siècles de domination étrangère à feindre et à dissimuler, ils ont l’instinct et le goût du négoce. Cette vocation commerciale et la surabondance de la population les ont poussés hors de chez eux ; admirablement adaptés aux conditions de vie et de travail du monde méditerranéen, ils ont essaimé dans les deux bassins de la mer intérieure ; on les retrouve dans tous les ports, exerçant les mêmes métiers, matelots, conducteurs de barques, marchands. Nous les avons signalés à Gibraltar ; à Tripoli, ils sont aussi nombreux que les Italiens ; à Tunis, on en compte plus de 20 000 ; dans tous les ports de la Régence, à Sousse, à Bizerte, il y a une colonie maltaise. En Algérie, ils étaient, en 1901, 13 598, sans compter près de 3 500 « naturalisés, » répartis surtout dans les villes maritimes de l’Est, à Bône, Philippeville, Djidjelli, Bougie, Alger. Ils préfèrent au travail manuel toutes les formes du trafic ; agriculteurs chez eux, ils ne le sont guère à l’étranger. Commerçans habiles et heureux, parfois peu scrupuleux sur le choix des moyens, ils monopolisent presque, dans quelques villes du littoral, certains métiers, notamment ceux qui ont rapport à l’alimentation ; ils sont épiciers, laitiers, marchands de fruits, de légumes, de poissons, débitans de tabac, restaurateurs, cochers ; prolifiques et laborieux, partout ils réussissent, partout ils se multiplient.

Ainsi la France, dans ses domaines africains, est, après la Grande-Bretagne, la puissance qui compte le plus grand nombre de sujets maltais ; ils constituent un des élémens importans de la population de l’Afrique du Nord et entreront, pour une part notable, dans la formation de cette race nouvelle qui s’élabore dans nos possessions barbaresques. Habitués à se plier à tous les régimes, ils sont, en Algérie comme en Tunisie, des sujets dociles, mais très attachés à leurs coutumes et à leur langue, bien qu’ils apprennent volontiers la nôtre. Entre les Maltais d’Algérie et de Tunisie et ceux de l’archipel, les relations et les échanges sont constans. Tel, qui vit sous la loi française, a ses parens, ses frères, ses amis, à Malte, et c’est dans son île natale que souvent il retournera, sur ses vieux jours, et, qu’avec ses économies, il fera bâtir une de ces maisons élégantes et cossues qui donnent à La Valette et à ses faubourgs l’aspect d’une ville uniquement peuplée de riches. Beaucoup, cependant, en Algérie surtout, se fixent à demeure. Ils vivent volontiers sous la loi de la France, et ils ne se cachent pas de nous préférer aux Anglais et aux Italiens ; ils ont gardé un fâcheux souvenir des quelques années de l’occupation française, mais ils comparent volontiers, au sort actuel de leur île, ce qu’elle serait devenue sous notre domination : une petite Corse dont les habitans seraient Français.

L’homme de ce siècle qui, sans doute, a eu au plus haut degré le sens de la politique française dans la Méditerranée, celui qui a souhaité avec le plus de passion et travaillé, peut-être, avec le plus de succès à l’accroissement de notre prestige et de notre influence, le cardinal Lavigerie[10], a été aussi celui qui a le premier compris tout l’avantage qu’il y aurait pour la France à s’attacher cette race répandue dans toute la Méditerranée et très nombreuse dans notre empire africain. Il s’entourait volontiers de prêtres maltais ; ils constituaient, autour de lui, si l’on ose dire, un état-major pour sa politique méditerranéenne. Le grand cardinal aimait en eux leur souplesse et surtout leur dévouement passionné à la foi catholique et au Saint-Siège ; il pensait que, dans une colonie menacée par l’affluence des Italiens du Sud, l’élément maltais pourrait faire, aux Siciliens et aux Napolitains, un contrepoids d’autant plus utile que, malgré le voisinage des deux pays, il n’y a guère de sympathie entre les deux races ; enfin, il croyait voir, dans le Maltais, un peuple d’origine africaine, demi-arabe, qui aurait pu devenir le meilleur intermédiaire entre les Français et les indigènes. Aussi, à Malte, Mgr Lavigerie était-il le plus populaire des hommes. Lorsqu’il y vint, en juillet 1882, les habitans lui firent un accueil splendide ; sa voiture fut dételée, traînée au milieu d’un enthousiasme frénétique. D’instinct, les Maltais vénéraient et acclamaient l’homme en qui ils sentaient un ami de leur race, celui que l’on devrait appeler le Cardinal de la Méditerranée, tant il en a compris l’âme et aimé les rivages. N’est-ce pas lui qui, parmi tant d’idées fécondes, eut un jour celle de rendre à la vie et à sa destination primitive cette organisation d’apparat qu’est aujourd’hui l’ordre de Malte et de l’envoyer poursuivre, dans l’Afrique centrale, la libération des captifs et la lutte contre l’Islam ?

Ces liens nombreux d’intérêts et d’affection qui unissent les Maltais aux pays qui les avoisinent, cette sympathie que procure à la France la comparaison du régime qu’elle applique en Tunisie avec celui que l’Angleterre cherche à inaugurer à Malte, nous font mieux comprendre le sens et l’importance des troubles que les allures autoritaires de M. Chamberlain ont provoqués dans l’archipel. La question des langues est essentielle pour une population commerçante et cosmopolite ; et la résistance des Maltais restés dans l’île est encouragée et soutenue, — comme il arrive pour l’Irlande, — par leurs compatriotes établis dans les pays voisins. Il ne faut d’ailleurs rien exagérer : si les derniers incidens ont ébranlé le loyalisme des Maltais, s’ils les ont incités à chercher autour d’eux, dans cette Méditerranée qui est leur vraie patrie, d’où pourrait venir, le cas échéant, un secours libérateur, ils n’ont pas sérieusement menacé la domination de la Grande-Bretagne, ni compromis sa puissance dans la Méditerranée. L’inimitié des Maltais n’est pas un péril, mais elle est un symptôme : l’Angleterre n’est pas aimée dans la Méditerranée, mais elle n’a rien à y redouter, tant qu’elle y possédera la force.


V

Depuis Soliman, Malte a la réputation d’une place imprenable : Bonaparte ne l’a pas prise, on l’y a laissé entrer, et Vaubois ne l’a rendue que sous la pression de la famine. Pourrait-elle aujourd’hui être enlevée de vive force ? La question est de celles que l’expérience seule peut résoudre. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est formidablement armée, prête à la guerre, et que l’Amirauté britannique ne cesse d’en augmenter les défenses. Tout le système, si pittoresque, des fortifications anciennes n’a plus, avec l’artillerie et les explosifs modernes, qu’une valeur militaire restreinte ; mais toute l’île n’est aujourd’hui qu’un vaste camp retranché, hérissé de batteries modernes qui, de tous les côtés, ont des vues sur la mer. En plusieurs endroits, les Anglais ont utilisé la solidité et l’épaisseur des vieux remparts pour les transformer en forts nouveaux et les compléter par des réduits blindés et des tourelles cuirassées. A l’extrémité de la langue de terre où s’élève La Valette, le fort Saint-Elme commande de ses canons et éclaire de ses feux l’entrée du grand port et du port de la Quarantaine (Marsamuschetto) ; le fort Ricasoli, du côté de Vittoriosa, le fort Tigne, du côté de Sliena, lui font vis-à-vis et achèvent de fermer les issues des deux bassins. Dans toute l’île, il n’est pas une plage, où pourrait s’opérer un débarquement, qui ne soit défendue par des batteries, pas un secteur de mer qui ne soit battu par de grosses pièces, éclairé par des projecteurs électriques. Ce luxe de fortifications ne suffit pas encore à rassurer l’Amirauté : c’est que la côte tunisienne n’est qu’à 300 kilomètres de Malte et que, là-bas, Bizerte grandit et abrite toute une troupe de torpilleurs. Il suffit de se promener sur les remparts de La Valette pour constater que la flottille de Bizerte inquiète la marine britannique ; plusieurs batteries de pièces de 57 millimètres à tir rapide ont été disposées, sur les remparts mêmes, de manière à commander les deux goulets et à couler le torpilleur assez hardi pour tenter de les franchir et assez heureux pour échapper à l’explosion des torpilles dormantes. Entre le fort Ricasoli et le fort Saint-Elme une chaîne peut se tendre pour clore hermétiquement le grand port. Tant de précautions n’ont pas paru suffisantes : la loi relative aux constructions navales, votée à la fin de l’année 1901, prévoit la construction d’une digue, en avant de l’entrée du grand port, et, au pied des deux forts Saint-Elme et Ricasoli, de deux môles destinés à resserrer encore le passage ; les travaux de ces nouvelles jetées sont déjà très avancés ; édifiées par de grands fonds, elles coûteront très cher, mais elles protégeront le port de Malte contre les lames du large, elles le fermeront aux torpilleurs et aux « submersibles. » L’Angleterre ne compte par les millions quand il s’agit de sa puissance navale !

La Valette est une ville militaire : la garnison normale de l’île est de plus de 10 000 hommes ; elle est de force, non seulement à repousser une tentative de débarquement, mais à fournir les élémens d’un corps expéditionnaire prêt à agir rapidement sur un point quelconque de la Méditerranée. D’immenses baraquemens, construits dans l’intérieur de l’île, peuvent abriter des renforts plus nombreux encore. Malte est un point de concentration et une base d’opérations. A La Valette, le soir surtout, le soldat est le maître de la ville : fantassins de rouge habillés, cavaliers en kaki, la badine à la main, et, de travers sur la tête, l’invraisemblable petite calotte à jugulaire, tous frais et bien nourris, gais et bruyans, mais l’air un peu lourd et gauche, coudoient, dans les bars et sur les trottoirs, les marins, plus corrects de tenue, plus militaires, plus disciplinés. Un régiment est recruté, officiers et soldats, parmi les Maltais ; il ne doit servir qu’à la défense des îles dont tous les habitans, de seize à soixante ans, sont inscrits dans la milice et tenus, en cas de guerre, au service militaire ; en outre, dernièrement, a été décidée la création d’une réserve composée de marins maltais, capables de remplir, si besoin était, les vides produits dans les équipages britanniques.

Malgré ses canons et ses soldats, Malte, laissée à elle-même, sans flotte dans ses ports, serait encore moins à craindre que Gibraltar. A 80 kilomètres de la Sicile, à 300 du cap Bon, elle ne commande pas le détroit, mais elle est le point d’appui, le centre d’approvisionnement et de réparation, la base d’opérations de la flotte de la Méditerranée. C’est là tout son rôle militaire, mais il est de première importance. De toutes les escadres actives que l’Angleterre entretient sur les mers, celle de la Méditerranée est la plus forte, celle qui a les meilleurs bateaux, les plus nouveaux ; elle se compose normalement de trois divisions de cuirassés, sans compter les croiseurs et les bâtimens plus petits. En outre, des torpilleurs et surtout un grand nombre de ces élégans et légers bateaux coureurs que les Anglais appellent « destroyers, » parce qu’ils les destinent à détruire les torpilleurs de leurs adversaires, sont attachés à Malte et stationnent au fond du Marsamuschetto. La plupart du temps l’escadre tout entière n’est pas réunie à Malte ; elle envoie volontiers l’une de ses divisions mouiller, soit dans la rade de Syracuse, soit dans celle de Corfou, où elle séjourne, comme si elle était dans un port anglais. Les ateliers, les magasins nécessaires pour réparer et ravitailler une flotte s’échelonnent le long des berges sinueuses du grand port ; plusieurs bassins de radoub s’y creusent ; bref, Malte possède tous les élémens qui constituent un grand arsenal maritime ; mais elle est obligée de suppléer à grand’peine aux ressources naturelles qui lui font défaut ; sans mines, sans « arrière-pays » qui puisse lui fournir des vivres et du combustible, elle a besoin d’avoir d’immenses magasins, des approvisionnemens énormes. Si bien cultivée qu’elle soit, Malte, où la population est très dense, est loin de produire ce qui est nécessaire à sa vie ; pas plus que Gibraltar, elle ne saurait subsister sans demander aux pays voisins, à Syracuse, à Tripoli, à Tunis, à l’Italie, à l’Angleterre, le bétail, le blé, le charbon, toutes les denrées qui lui. sont indispensables. Mais, en temps de guerre, ce ravitaillement par mer deviendrait difficile, peut-être impossible. Le gouvernement anglais y supplée en accumulant à grands frais, dans de gigantesques silos, des quantités prodigieuses de vivres, de provisions de toute nature ; d’énormes trappes à la surface du sol décèlent seules, en certains points de la ville, l’existence de ces vastes magasins souterrains. Le stock de charbon est entassé au fond des deux ports, dans de très grands dépôts ; une partie, chargée d’avance sur des chalands, est prête à venir se ranger le long des bâtimens ; l’on installe actuellement des appareils nouveaux pour arriver à remplir très vite les soutes de toute une escadre. Lord Charles Beresford, membre de la Chambre des communes, bien qu’amiral en activité de service, a dénoncé, l’année dernière, comme la preuve d’une grave négligence, que, si la guerre avait éclaté en 1899, on n’aurait trouvé à Malte que 40 000 tonnes de houille et 13 000 à Gibraltar ! On peut juger, d’après ces chiffres, de l’importance du stock que l’Amirauté est obligée d’entretenir à Malte ; mais ses dépenses sont notablement amoindries par le fait que La Valette est un port de commerce très fréquenté et que la vente du charbon aux vapeurs qui passent renouvelle tout naturellement la provision de combustible frais et permettrait, en cas de conflit, de se procurer, par voie de réquisition, un supplément de plusieurs milliers de tonnes.

Mais, malgré le soin très onéreux qu’ont les Anglais de tenir au complet de guerre leurs provisions de charbon et de vivres, c’est ici qu’apparaît l’incurable faiblesse de Malte, comme celle de Gibraltar. Quelques précautions que l’on prenne, elles sont, l’une et l’autre, toujours menacées, en cas d’hostilités prolongées ou de blocus, de périr d’inanition ; elles ne trouveraient, derrière leurs canons et leurs escadres, ni le patriotisme d’une population anglaise, ni les multiples ressources d’un grand pays. Intruse dans la Méditerranée, d’où sa race n’est pas indigène, et où elle ne se maintient que par le droit de la conquête et de la force, la Grande-Bretagne est acculée à la double nécessité d’y être toujours la maîtresse de la mer et de pouvoir compter toujours, au moins, sur la neutralité bienveillante de l’une des grandes puissances méditerranéennes, qui permette à ses flottes de se réfugier, de se ravitailler, de se réparer dans ses ports, et qui se charge de l’approvisionnement du rocher de Gibraltar et de l’archipel maltais. Ainsi, pour les Anglais, dans la Méditerranée, la question militaire est intimement unie à une question politique : elle en dépend.

L’hégémonie militaire de la Grande-Bretagne, dans la Méditerranée, ne s’appuie pas sur une longue étendue de côtes, mais sur une longue ligne jalonnée de forteresses isolées : Gibraltar, Malte, Alexandrie, la baie de la Sude ; mais 1 800 kilomètres, sans un rivage, sans un port anglais, séparent Malte de Gibraltar ; pour aller de l’une à l’autre, une flotte britannique serait forcée de défiler constamment le long des côtes françaises ; elle se trouverait, pendant presque toute la traversée, dans le triangle dont Toulon, Bizerte et Oran marquent les sommets et dont la Corse flanque l’un des côtés ; elle risquerait, à chaque instant, d’être attaquée de flanc par les torpilleurs de Mers-el-Kébir, d’Alger, de Bizerte ; si elle faisait un crochet vers le nord, elle rencontrerait ceux de Port-Vendres, de Marseille, de Toulon, d’Ajaccio et de Porto-Vecchio. Ces conditions défavorables seraient complètement retournées, si, dans l’intérieur du triangle, l’Angleterre possédait un troisième point d’appui, une troisième forteresse ; Port-Mahon, qui, pour l’Angleterre, fut sa Malte du XVIIIe siècle, est la meilleure position stratégique de la Méditerranée occidentale ; des hommes comme sir Charles Dilke, l’amiral lord Charles Beresford, le capitaine américain Mahan, n’ont pas hésité à conseiller au gouvernement de Londres de s’en emparer dès le début d’une guerre avec la France, en même temps que des alentours de la baie d’Algésiras. La jonction des forces espagnoles aux forces françaises, qui résulterait probablement d’un pareil attentat, semble à ces écrivains militaires un inconvénient trop faible pour balancer l’immense avantage de la sécurité assurée à Gibraltar et de la possession de Minorque.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, l’histoire montre que l’Angleterre n’a jamais maintenu sa puissance militaire dans la Méditerranée qu’en entraînant, dans l’orbite de sa politique, l’un ou l’autre des grands États qui en occupent les rivages et en détiennent les ports. Pendant les guerres de la première République, Nelson avait fait du royaume de Naples et de la Sicile sa base d’opérations ; et, dans ces dernières années, de ses « bons alliés » d’Italie, pour employer l’expression de M. Chamberlain, l’Angleterre attendait bien moins, en cas de guerre avec nous, une active collaboration de leurs escadres, que la libre disposition de leurs arsenaux, de leurs ports et la faculté d’y ravitailler, sans risques, leur flotte, en vivres, en charbon, en matériel.

La Grande-Bretagne a pu demeurer la nation prééminente dans la Méditerranée tant que les côtes de l’Afrique du Nord ont appartenu à des États musulmans ; mais, aujourd’hui, Bizerte pèse d’un poids très lourd dans la balance des forces et des intérêts ; même l’annexion définitive de l’Egypte ne saurait compenser, pour l’Angleterre, l’avantage que donne à la France son empire algérien-tunisien : Alexandrie est trop loin de la Méditerranée occidentale où se joueraient, à l’heure décisive, les suprêmes parties. Plus que partout ailleurs, dans cette Méditerranée où les presqu’îles s’avancent à la rencontre les unes des autres et où tant d’îles s’égrènent entre les rivages opposés, l’hégémonie sur mer est liée à la coopération d’une forte armée de terre et d’une flotte puissante et, par suite, à la possession des côtes et des ressources de l’arrière-pays. Et c’est pourquoi l’Angleterre ne saurait garder la prépondérance qu’avec le concours de l’Italie et en la partageant, dans une certaine mesure, avec elle ; sans une entente avec l’Italie et la neutralité de l’Espagne, Malte et Gibraltar ne seraient plus que des forteresses isolées, et, par cela même, vulnérables.

Une inscription pompeuse, sur la porte principale de La Valette, atteste que c’est « la voix de l’Europe (en 1814) et l’amour des Maltais » qui ont confirmé à l’Angleterre la possession de l’ancien domaine des chevaliers. La « voix de l’Europe, » qui s’exprime par les traités, n’est que la notation provisoire de l’équilibre des forces ; et quant à « l’amour des Maltais, » les derniers incidens ont montré sa fragilité. L’union de Malte avec la Grande-Bretagne n’est pas un mariage d’inclination ; les puissances, en 1814, n’ont pas déféré aux vœux d’une population, elles ont régularisé un rapt. Malte est une belle fille qui, ne pouvant vivre seule, se donne aux triomphateurs, ou plutôt, c’est une captive que le vainqueur trouve parmi les trophées du champ de bataille : Gibraltar et Malte, « les clés de la Méditerranée, » appartiendront demain, comme aujourd’hui et hier, comme de toute antiquité, aux maîtres de la mer.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1902.
  2. Un courant de surface, d’une vitesse de 4 kilomètres à l’heure, va de l’Océan dans la Méditerranée, tandis qu’un courant de fond glisse, en sens inverse, sous le premier.
  3. C’est à Gibraltar que l’on trouve les seuls singes sauvages d’Europe, une cinquantaine d’individus.
  4. Cette expression très juste est de M. Robert de Caix, dans son article des Questions diplomatiques et coloniales : l’Angleterre et la question du Maroc, 1er juillet 1901.
  5. Discours de M. Delcassé, à la Chambre des députés, le 11 mars 1903. — Voyez, sur la question de Peregil, la toute récente brochure de M. Houard de Gard : l’Ile de Peregil, son importance stratégique, sa neutralisation (Pedone).
  6. Actes des Apôtres, XXVII et XXVIII.
  7. Le gouverneur est assisté d’un Conseil exécutif et d’un Conseil législatif, composé de six membres nommés et de quatorze membres élus par un suffrage restreint.
  8. A une certaine époque, les bâtimens qui désiraient trafiquer dans le port de Malte devaient apporter, en guise de lest, une certaine quantité de sacs de terre.
  9. Sorte de trèfle, qui atteint plus de un mètre de haut.
  10. Voyez le vivant portrait qu’a tracé de lui M. Charles Benoist dans Souverains, Hommes d’État, Hommes d’Église (Lecène et Oudin).