Deux Femmes de la Révolution
Revue des Deux Mondes (p. 5-56).
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DEUX FEMMES
DE LA REVOLUTION

II.
MARIE-ANTOINETTE.

Il est des fatalités qui éclatent dans l’histoire, qui impriment aux événemens, aux destinées individuelles je ne sais quel sceau de grandeur tragique, et laissent comme une traînée d’attendrissement et de terreur. La révolution française est assurément une de ces fatalités prodigieuses, ou plutôt elle est l’assemblage de toutes les fatalités, et la plus étrange, la plus touchante, est cette destinée d’une maison royale foudroyée jusque dans des femmes, jusque dans des enfans, d’une reine surtout qui résume en elle-même tous les contrastes, grâce, élégance, dignité charmante, héroïsme naturel, malheur sans mesure, tout ce qui peut ennoblir, épurer ou briser une âme humaine..

Pour que des hommes qui, à peu d’exceptions près, n’ont eu ni véritable génie, ni grandeur personnelle, aient pu à un jour donné être les vainqueurs de tout un passé et devenir les tout-puissans instrumens de la plus radicale, de la plus gigantesque transformation, combien de précurseurs inconnus ont dû se succéder de siècle en siècle, mettant obscurément la main à l’œuvre, préparant cette révolution d’idées et d’institutions à laquelle ils travaillent sans le savoir ! Que d’efforts imperceptibles et accumulés ! que de fermentations secrètes disposant tout pour un dénoûment qui se trouve être à la fois une catastrophe et un affranchissement, la fin d’une société et l’aube sanglante d’un ordre nouveau ! Et de même, sous un autre aspect, pour que ce roi, celui de tous les rois « qui a le moins mérité ses malheurs, » selon le mot de Mirabeau, pour que cette reine, la moins faite pour susciter la colère et la haine, pour que cette princesse Elisabeth, nature simple, naïvement originale et familièrement abrupte, sorte de duc de Bourgogne féminin, pour que ces têtes royales aient pu voir fondre sur elles dans un jour sinistre l’orage des expiations, que d’erreurs et de fautes ont dû être commises par cette monarchie séculaire ! Que de dégradations insensibles ou choquantes de la royauté ! Comptez un instant ce que ce triple supplice représente d’avilissemens et d’excès, qui ne passent d’abord impunis que pour retomber de tout leur poids sur ceux qui en furent le plus innocens !

C’est là certes, à tout prendre, la fatalité de la révolution française, une de ces fatalités qui semblent ne tenir leur puissance que d’elles-mêmes ou de je ne sais quelle source, mystérieuse, et qui la tiennent en réalité de tout un ensemble de circonstances, de tout un passé, qui deviennent à un certain moment irrésistibles parce que toutes les volontés s’en font les complices, parce que tout le monde s’acharne à les précipiter, ceux-ci par leurs résistances, ceux-là par leurs emportemens, d’autres par leurs mortelles indécisions. À cette lumière, les événemens s’éclaircissent, le drame se coordonne ; la révolution française devient la grande mêlée où s’entre-choquent deux sociétés, dont l’une est destinée à périr vaincue, décimée, broyée, — et la victime expiatoire entre toutes, c’est le roi sans doute, mais c’est encore plus la reine, cette reine dont la vie s’ouvre comme une fête pour finir comme une lugubre et poignante tragédie, qui met trente ans à s’acheminer à travers l’éclat du règne vers un échafaud, et dont l’âme grandit et s’élève avec le péril. La monarchie a recommencé depuis, d’autres sont venus et ont voulu renouer les traditions anciennes ; ils n’ont été que les hôtes passagers des Tuileries. La dernière vraie reine, j’allais dire le dernier roi selon l’idée ancienne, c’est Marie-Antoinette. Elle emporte avec elle la grâce et le prestige souverain de la majesté royale. Mme Roland triomphe jusque dans la mort et laisse sa classe victorieuse. Marie-Antoinette est la personnification émouvante d’une royauté qui finit, et, femme, elle garde vraiment comme une vague ressemblance avec ce Charles Ier de Van Dick : elle en a la délicate fierté, la secrète et douloureuse fascination, les perplexités et les angoisses voilées d’une finesse élégante, ce je ne sais quoi de romanesque et de fatal attaché aux grandes victimes qui sont vaincues par la force des choses, et qui, après avoir lutté jusqu’au bout, se réfugient dans l’héroïsme devant la mort.

L’histoire a vu passer plus d’une fois de ces victimes illustres sur le visage desquelles le rayonnement de la beauté et du bonheur s’éteint tout à coup dans les anxiétés sinistres, de ces reines fascinatrices dont le malheur grave la saisissante image dans la mémoire des hommes, et ce ne sont pas même les révolutions qui ont été les premières à inaugurer brutalement ces exécutions sanglantes. Marie Stuart est le type de ces reines aux séductions toujours survivantes, et c’est une autre reine qui fait tomber sa tête, préludant au long parlement, qui fait tomber la tête de Charles Ier. L’esprit chercheur de notre temps, en fouillant dans le passé, a découvert les faiblesses de cette décevante reine qui va représenter en Écosse le catholicisme expirant sous le tout-puissant protestantisme anglais ; il a retrouvé le secret de ses fragilités, de ses passions, de ses complicités coupables, qui n’ont été effacées que par la captivité et par la mort. Et Marie-Antoinette, par la séduction et par la pitié, est une autre Marie Stuart, aussi brillante, aussi malheureuse que la première, mais plus pure, plus élevée, plus sérieuse, arrivant en un mot à l’heure de l’épreuve sans ce triste cortège de tout un passé personnel à expier.

Comme reine, comme femme, elle peut avoir ses faiblesses, ses troubles secrets, ses révoltes ; elle n’a point à s’humilier devant la mort, et s’il est une figure à laquelle le jour de l’histoire soit propice, qui ne souffre aucunement des divulgations les plus intimes, c’est celle-là. Elle se relève au contraire sous cette lumière nouvelle qui afflue aujourd’hui de toutes parts ; elle grandit dans cette correspondance que M. le comte d’Hunolstein livre à la curiosité contemporaine[1], dans ce vaste et copieux recueil de lettres, de documens inédits que va demander à toutes les archives de l’Europe le plus infatigable et le plus habile conquérant d’autographes, M. Feuillet de Conches[2], dans tous ces récits de l’affaire du collier, de la captivité du Temple et de la Conciergerie[3]. Ces lettres, libéralement multipliées et accompagnées d’une intéressante notice de M. Feuillet de Conches, ne sont pas l’histoire, elles l’éclairent et la complètent ; aux révélations qui se sont succédé sur les personnages du parti révolutionnaire, elles opposent ce qui se passait dans l’autre camp, ce qu’on pensait, ce qu’on sentait dans ce monde royal tout agité d’illusions et de découragemens, perdu d’indécisions et de velléités impuissantes. Louis XVI est le Roland de cette autre vaillante femme qui porte une couronne ; Mme Elisabeth est le cœur simple et fidèle, dévoué jusqu’à la mort ; Marie-Antoinette est l’intelligence et l’héroïsme de cette royauté en détresse.

Ce n’est plus la reine des apologies emphatiques ou des détections passionnées, c’est la reine se racontant elle-même dans ces confidences de tous les jours à sa mère, à ses frères l’empereur Joseph et l’empereur Léopold, à ses sœurs, au comte de Mercy, à la princesse de Lamballe, se montrant telle qu’elle est, vive, sensible, animée, émue, sérieuse, et toujours vraie, toujours femme par l’instinct, par les faiblesses comme par les dons heureux. Elle n’est pas aussi frivole qu’on l’a dit : elle est jeune d’abord, elle aime à jouer avec la vie, elle se plaît dans une atmosphère d’élégance et de plaisir, loin de la politique et de l’étiquette, et ce rêve d’une royauté enchantée dure quinze ans, de 1770 à 1785. Aux premiers signes de l’orage qui menace de crever sur la monarchie, elle se transforme, ou plutôt c’est la fille de Marie-Thérèse qui se dégage, et qui, après avoir été la plus grande dame de France, devient l’héroïne, l’âme virile de ce monde effaré, jusqu’au jour où, frémissante, avilie et perdue, elle se débat inutilement sous cette conjuration de légèretés haineuses dont la révolution vient dire le dernier mot, mais qui a été nouée dans les futiles agitations d’une société désœuvrée et ennemie. C’est là vraiment ce qu’il y a de dramatique dans cette destinée d’une reine gracieuse à qui rien ne réussit, pour qui tout est malheur et contre-temps, même dans l’éclat de la prospérité. Les princes la jalousent, les ministres aiguisent contre elle les défiances du roi ; Louis XVI lui-même se frotte les mains lors du renvoi de M. de Brienne en disant : « Après tout, c’était un homme de la reine ! » Ses amis la trahissent et sont les premiers à montrer au peuple comment on flétrit une femme qui porte une couronne ; les courtisans jouent avec son honneur en attendant que les émigrés jouent avec sa vie, et de tout ce qui se relève pour rendre témoignage contre l’ancien régime, je ne sais si rien est plus cruellement saisissant que cette fatalité qui fait de Marie-Antoinette la victime d’un entourage imbécile ou corrompu au moins autant que de la révolution elle-même, qui avec quelques diffamations de cour la livre à l’appétit brutal des multitudes comme la dernière personnification des vices d’une monarchie dégradée.


I

Qui ne se souvient de la fin de Louis XV, de cette fin presque grotesque d’un roi alourdi de débauches, disputé jusqu’au bout par Mme Du Barry et par l’étiquette qui attend l’heure des sacremens, entouré de quatorze médecins de qui il implore la vie, et misérablement agité de molles frayeurs ? Ce n’est pas même la mort d’un de ces voluptueux héroïques qui font bonne contenance jusqu’au bout et en imposent encore par un calme superbe ; c’est la mort vulgaire d’un roi pusillanime, d’un satrape égoïste et indolent que la peur ramène au goût des sacremens : digne fin d’un règne qui laisse la politique de la France marquée du stigmate de lord Chatham, les hontes de la dernière paix à peine effacées un instant par les hardies combinaisons de M. de Choiseul et ravivées par le récent partage de la Pologne, la royauté en lutte avec les parlemens, la guerre dans les choses de religion, la banqueroute dans les finances, la famine dans les campagnes, la corruption et les dilapidations, les intrigues et les cabales dans un gouvernement qui se dissout, une fièvre lente minant la monarchie, les esprits poussés aux nouveautés par un mouvement naturel de progrès humain et par le spectacle des misères présentes. C’est à ce moment, — le 10 mai 1774, — sous le poids de ce redoutable héritage, que paraissent ces deux princes appelés tout à coup à ceindre la couronne du roi mourant, le dauphin qui va être Louis XVI et la jeune dauphine qui va être Marie-Antoinette. Louis XVI avait vingt ans ; il était le petit-fils de Louis XV, le fils du grand dauphin, ce second duc de Bourgogne qui rappelait le premier par l’austérité, par la dévotion, et qui avait eu comme lui une fin mystérieuse ou au moins imprévue. Marie-Antoinette avait moins de dix-neuf ans ; elle était née le 2 novembre 1755, et elle était fille de l’impératrice-reine de Hongrie, la grande Marie-Thérèse. Elle portait dans ses veines ce sang de Lorraine et d’Autriche que M. de Choiseul devait aimer, lui Lorrain, et qu’il voulut mêler au sang de la maison de Bourbon, lorsque, tentant de relever la politique de la France par tout un système d’alliances nouvelles, il se préoccupait de donner à ses combinaisons la force et l’appui d’un lien de famille.

Elle était arrivée en France au mois de mai 1770, comme le gage d’une politique nouvelle, cette archiduchesse de quatorze ans et demi, que la nature avait faite si gracieuse et si vive, qui avait joué dans son enfance à Vienne avec Mozart, qui avait appris l’italien avec Métastase, et qu’on s’était empressé de former à son rôle nouveau par toute sorte de maîtres français depuis l’abbé de Vermond, son précepteur et son guide, jusqu’à Noverre, son professeur de danse, jusqu’aux comédiens Dufresne et Sainville, chargés de lui enseigner la belle prononciation et le chant. On avait élevé sur une île du Rhin un pavillon « dont un côté était censé l’Allemagne, l’autre la France. » C’est là que, saisie déjà par l’étiquette, livrée aux femmes qui lui ôtaient jusqu’à son dernier vêtement d’archiduchesse, elle disait adieu à « ses pauvres dames » d’Allemagne et passait à la maison française envoyée au-devant d’elle. C’est là, c’est au Rhin qu’elle avait vu commencer ce qu’elle appelle ’les grandes scènes, » les scènes de la réception et du voyage jusqu’à Compiègne, jusqu’à Versailles, jusqu’à Paris.

Pour qui se plaît aux rapprochemens, aux coïncidences, à tous ces jeux de la destinée que la fortune rassemble et combine quelquefois, qui passent comme des visions de l’histoire remuant toutes les superstitions secrètes, cette entrée de la nouvelle dauphine en France est marquée de signes étranges. Je ne parle pas même des fêtes du mariage, changées en deuil public par la catastrophe de la rue Royale à Paris. Goethe, qui à cette époque étudiait encore à Strasbourg, était resté frappé comme d’un mauvais présage de ce hasard au moins singulier qui, dans la décoration intérieure du pavillon de Kehl, avait mis une tapisserie des Gobelins représentant les aventures de Jason, de Créuse et de Médée, l’histoire de l’union la plus tragique et la plus fatale. Lorsque Marie-Antoinette, le lendemain de son arrivée à Strasbourg, se rendait en grande pompe à la cathédrale, par qui était-elle reçue et haranguée ? Par l’homme même qui devait lui être le plus funeste, par le futur et triste héros de l’affaire du collier, par le prince Louis de Rohan, placé à côté de son oncle comme coadjuteur et appelé à lui succéder comme cardinal-évêque. Elle-même, la jeune fille, sans se rendre compte des mystères de sa destinée, elle semble subir l’empire des pressentimens secrets et éprouver une vague inquiétude en mettant le pied sur ce sol de la France qu’elle ne doit plus quitter. Elle écrit toute troublée à sa sœur l’archiduchesse Christine : « Adieu, bonne sœur ! je suis trempée de larmes, je ne les ai essuyées que pour écrire à notre bonne mère… Pourquoi l’affliger ? Que dirait-elle, si elle me savait plutôt disposée à rebrousser chemin qu’à courir à l’exil ?… » Au moment d’entrer dans l’inconnu d’une destinée en apparence si brillante, cette princesse de quinze ans semblait se souvenir avec trouble de ce grave et religieux avertissement, des instructions que sa mère, la grande Marie-Thérèse, lui a remises comme à tous ses enfans : « je vous recommande, mes chers enfans, de prendre deux jours tous les ans pour vous préparer à la mort, comme si vous étiez sûrs que ce sont là les deux derniers jours de votre vie. »

Les événemens ont fait de ces pronostics, de ces coïncidences, de ces superstitions de l’esprit et du cœur le prologue d’un drame ; mais alors tout disparaissait dans les acclamations qui suivaient au passage la nouvelle dauphine et qui lui faisaient dire : « Quel bon peuple que les Français ! Seulement on me fait trop de complimens. Cela m’effraie, parce que je ne sais comment je pourrai les mériter. J’avais déjà bien du penchant pour la France, et sans tous ces complimens, qui montrent qu’ils attendent trop de moi, je sens que je serais à mon aise avec eux. » Tout était fêtes, plaisirs, illuminations, bals, concerts, profusion de fleurs « à paver les cours de la Burg » de Vienne, et c’est Marie-Antoinette elle-même qui se peint dans ce premier moment de trouble et d’effusion, qui se montre voyageant au milieu des démonstrations populaires, se tirant d’affaire en dauphine un peu novice, mais de façon à émerveiller tout le monde, ne manquant pas à Nancy de visiter les tombeaux de la famille de Lorraine, gagnant tout d’abord les bonnes grâces du roi, qui vient de Compiègne au-devant d’elle, arrivant au château de la Muette, sa dernière étape sur le chemin de Versailles, — puis enfin, le jour du mariage, se dérobant en grande toilette pour écrire à sa mère d’un cœur gonflé et ingénu : « Je suis dauphine de France ! »

Cette petite dauphine d’ailleurs entre dans son rôle avec un instinct droit et fin, avec le goût de réussir et de plaire, et sans embarras. Ce qu’elle ne sait pas, elle le devine ou elle l’apprend bien vite. Elle écoute M. de Choiseul, qui lui suggère « tout doucement, » après les premières présentations, d’aller voir la fille du roi, Mme Louise, qui est aux Carmélites, et le roi ravi l’embrasse pour cette aimable attention. Elle se tient sans affectation, mais avec une réserve aisée, devant celle qu’elle appelle la faiblesse, Mme Du Barry, qu’elle ne peut pas éviter, et qui prend avec elle un ton demi-respectueux, demi-embarrassé, demi-protecteur, et aux curiosités indiscrètes qui l’interrogent sur ses impressions, qui lui demandent comment elle trouve Mme Du Barry, elle répond simplement « charmante ! » Ainsi elle s’avance émue d’abord, troublée de ce changement de patrie qu’elle appelle un exil, puis bientôt gagnée à ce mouvement qui l’entoure et séduite elle-même, timide et enjouée, familière avec dignité, vive et gracieuse avec naturel, éclairant ce monde si nouveau pour elle du rayonnement de sa jeunesse et de sa beauté naissante. Elle a la beauté de son âge, une taille frêle encore, des cheveux d’un blond cendré, des yeux d’un bleu tendre pleins de vie, un front intelligent et élevé, le nez aquilin et fin, la bouche petite avec la lèvre inférieure de sa race, un visage où est le type autrichien. Le roi est charmé, et tout le monde est charmé avec lui. Quant à M. le dauphin lui-même, il est « fort poli, » mais timide, peu démonstratif, embarrassé de sa jeunesse — et encore plus de celle de sa femme.

Ce monde du dauphin et des jeunes princes ses frères se détache dans le déclin fastueusement frivole d’un règne corrompu. Il se grossit bientôt de deux autres princesses venues de Savoie pour épouser le comte de Provence et le comte d’Artois. L’une, la comtesse de Provence, peu goûtée du dauphin parce qu’elle a des moustaches, « a de bien beaux yeux, mais avec des sourcils très épais et un front bas chargé d’une forêt de cheveux qui lui donnent un air dur dont elle n’a pas le caractère ; elle est au contraire douce et timide. » L’autre, la comtesse d’Artois, est « toute petite de taille, avenante de figure et fraîche comme une rose, avec un nez qui n’en finit pas ; mais tout cela compose un ensemble agréable, souriant, qui plaît. » L’âme, le lien de ce monde de jeunes princes que Louis XV tient éloigné des affaires et qui se tient lui-même loin de l’astre régnant, à distance de la favorite et de ses familiers, qui est à peine admis à l’intimité du vieux roi en dehors des cérémonies de cour, — l’âme de ce monde, dis-je, c’est Marie-Antoinette.

Ces confidences courantes, légères, gracieusement piquantes, qui s’échappent aujourd’hui de toutes parts, laissent flotter je ne sais quel fugitif et étrange reflet sur ce monde évanoui, sur la jeunesse effacée de tous ces personnages, dont le malheur a été de n’être pas de taille à porter leur destinée, de ces trois frères, fils d’un père qui n’eût rien sauvé sans doute, et qui n’ont rien sauvé eux-mêmes, l’un mourant sur un échafaud, l’autre en exil, le plus heureux sur un trône branlant entre deux révolutions. Marie-Antoinette est le rayonnement de leur adolescence peu occupée et surtout mal préparée à de si tragiques destins. Elle s’ingénie à les stimuler, à les réunir, à former une petite société à part, et elle imagine avec ses deux belles-sœurs d’avoir une table commune, quand on ne mange pas en public. M. le dauphin trouve la chose à son gré, et les voilà toujours six à table, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. « Cela répand entre nous, écrit-elle à sa sœur Marie-Christine, une confiance et une gaîté dont tout le monde se ressent. Le comte d’Artois hasarde pendant le repas des folies que le comte de Provence appelle des entremets. Quand nous avons quitté la table, il y a des jours qu’il redouble de gaîté et fait éclater d’un si gros rire M. le dauphin qu’il nous en fait tous éclater en larmes. M. de Provence dit que mon mari a le rire homérique. Je m’applaudis beaucoup de mon idée, qui a eu le mérite de rendre M. le dauphin plus attentif pour moi et d’amener une intimité plus grande entre mon ménage et celui de mes belles-sœurs ; nous formons vraiment une famille, ce qui nous permettra de nous mieux entendre pour éviter les inconvéniens vis-à-vis du père commun… »

Un autre jour, c’est une idée folle, bien amusante, et qu’on est convenu de tenir très secrète de peur que le roi n’y mette opposition, quelque innocent que soit le passe-temps. Il ne s’agit de rien moins que de jouer la comédie. Les acteurs sont tout trouvés ; mais l’auditoire ? « M. le dauphin, dit-elle avec son aimable gaîté, M. le dauphin, qui était enrhumé, ou plutôt qui ne voulait pas être du nombre des acteurs, s’est proposé, et on a décidé à l’unanimité que le rôle d’auditeur serait pour les enrhumés. Non, il est impossible de s’amuser davantage et de reprendre plus drôlement son sérieux que notre auditoire qui se tenait sur une chaise… La comtesse de Provence avait des inventions uniques ; son mari, qui savait toujours ses rôles par cœur, savait aussi ceux des autres et nous servait de souffleur quand nous bronchions. Tout à coup nous avons eu des raisons de craindre d’être découverts, et nous avons cru prudent de renoncer à nos plaisirs de pensionnaires. Je crois que nous aurons demain notre dernière représentation. — C’est bien dommage, dit M. le dauphin, car mon frère d’Artois aurait fini par devenir capable de bien gagner sa vie dans les amoureux à la Comédie-Française et à la foire. Gardez tout cela pour vous ; on pourrait nous prendre pour des fous quand nous sommes des sages. » Et voyez tout de suite le trait distinct de chacun des personnages : M. le dauphin un peu épais dans son gros rire, dans son gros bon sens ; M. de Provence, le lettré, le souffleur de la folle troupe ; le comte d’Artois jouant les amoureux.

Ce sont les gaîtés de la dauphine, de cette aimable jeune femme, que son frère appelait une dauphine en biscuit de pâte tendre, et cependant, gaie, rieuse, enivrée de jeunesse, étourdie, si l’on veut, excitée plutôt que satisfaite, elle sent le vide de cette cour où l’étiquette règne dans la frivolité et jusque dans la corruption. Elle ne le ressent pas sans nul doute comme une personne qui y voit le péril prochain d’une monarchie près de s’affaisser, et peut-être même elle y voit une condition naturelle, mais elle le sent d’instinct, et nul n’a peint d’un trait plus léger, plus ingénument piquant, avec moins de préméditation, ce vide immense, cette existence affairée où il n’y a rien à faire, cette vie de famille qui « est encore une représentation où on ne peut pas se laisser aller et s’écouter vivre. » On habite dans le même palais et on ne se voit pas. Le roi vit dans son particulier et paraît « comme dans un éclair. » Quand il y a jeu, la soirée est mortelle d’ennui. « La cour, dit-elle, quoi qu’on en ait, est plutôt triste que gaie ; il y a des étiquettes très ennuyantes. » Et, se souvenant de son enfance à Vienne ou à Schœnbrünn, de ses jeux, de ses courses, de ses folies, elle ajoute gaîment : « Aujourd’hui madame ne fait plus de folies, madame est grave et ne rit plus. Et l’étiquette donc, si je ne la respectais pas, je me ferais des affaires ! » Il y a des heures où tout son enjouement se perd dans une secrète tristesse, et où elle écrit à sa sœur Marie-Christine avec un accent de nostalgie intime : « Ah ! ma chère sœur, que nous étions plus heureuses auprès de notre bonne mère ! Qu’elle était bonne et grande ! Je me vois toujours auprès d’elle ou sur ses genoux dans le grand salon de la Burg, où Joseph nous pinçait ! » Elle sent le vide surtout lorsqu’autour d’elle on a trop l’air de lui rappeler qu’elle est une étrangère, et elle le sent encore plus après la chute de M. de Choiseul ; au moins lui, le bon duc, comme elle l’appelle, s’il se souvenait qu’elle était étrangère, c’était pour lui indiquer, « en quelques mots souvent indirects, mais pas trop équivoques, le moyen de le faire oublier. »

Marie-Antoinette n’a qu’un vrai bonheur de dauphine, le bonheur d’une femme faite pour le règne : c’est le jour où un souffle de popularité gonfle sa poitrine et l’électrise, à son entrée solennelle à Paris, trois ans après son arrivée en France, un an à peine avant la mort du roi. Ce jour-là, après les cérémonies de Notre-Dame, de Sainte-Geneviève, elle est toute à tous ; elle descend dans le jardin des Tuileries au bras de son mari, elle se mêle au peuple qu’elle charme, et le vieux duc de Brissac, gouverneur de Paris, lui montrant du haut de la galerie du palais la foule pressée, lui dit galamment : « Madame, vous avez là sous vos yeux deux cent mille amoureux de vous. » Marie-Antoinette était restée enivrée de cette popularité d’un jour ; mais ce n’était que la fête d’un jour. Le malheur pour une jeune âme dans une telle vie, c’est ce vide habituel, c’est cette activité inoccupée, gaspillée, dissipée, sans direction, en présence d’un règne qui s’affaisse dans l’avilissement et d’un avenir qui est une énigme. C’était un malheur pour le dauphin comme pour la dauphine, et lorsque, le 10 mai 1774, Louis XV est arrivé à ses derniers momens, mourant avec « une peur affreuse de la mort, se voyant déjà tomber en lambeaux, » selon le mot de Marie-Antoinette elle-même, l’un et l’autre, saisis, se jettent instinctivement à genoux en versant des larmes.

Au moment où le roi achevait de mourir, le dauphin et la dauphine étaient dans un appartement particulier. Un signal avait été convenu. Une bougie placée auprès d’une fenêtre, et sur laquelle tous les regards sont fixés, s’éteint, annonçant que tout est fini. Alors éclate une de ces scènes de la comédie humaine dont Saint-Simon a laissé la puissante et inexorable peinture à propos de la mort du grand dauphin au commencement du siècle. Tandis que les gardes, les écuyers, les chevaux s’agitent au dehors, prêts à emporter la jeune cour à Choisy, on entend à l’intérieur du palais, selon le récit de Mme Campan, un fracas énorme semblable au bruit du tonnerre : c’est le torrent des courtisans, des ambitions, des inquiétudes intéressées, des adulations, roulant de l’antichambre du souverain qui expire à l’appartement où est réfugiée la royauté nouvelle, du soleil couchant à l’astre qui se lève. C’est par ce bruit et par l’entrée de Mme de Noailles que le dauphin et la dauphine apprennent que la couronne vient de passer sur leur tête, et leur première impression est un véritable effroi. Ils avaient beau s’y attendre, ils n’ont « pas plus l’un que l’autre de parole. » Quelque chose les serre « à la gorge comme un étau » à la pensée que cette mort leur lègue « une tâche d’autant plus effrayante que M. le dauphin est resté tout à fait étranger aux affaires, le roi ne lui en parlant jamais. » Celui qui va être Louis XVI dit qu’il est comme « un homme tombé d’un clocher. » La nouvelle reine a « des momens de frisson ; » elle a « comme peur, » et dans sa première effusion elle écrit à sa mère avec la sincérité d’une émotion naïve : « Que Dieu veille sur nous !… Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ?… M. le dauphin et moi, nous sommes épouvantés de régner si jeunes ! » Il semble qu’à mesure qu’elle avance, à chaque pas, à chaque circonstance décisive, à son avènement au trône comme à son arrivée en France, elle entend une voix secrète ; elle a comme peur, elle sent se débattre en elle une lutte étrange entre la vivacité charmante d’un naturel qui veut se répandre, qui a besoin de bonheur, d’air, de lumière, et l’instinct d’une destinée contraire qui marche à sa suite.

C’était en effet un moment d’une gravité singulière, unique peut-être, pour cette royauté nouvelle qui se levait, ayant derrière elle un passé séculaire, mais un passé gaspillé, ruiné, et devant elle à peine quinze ans, une révolution vaguement menaçante, préparée par le double phénomène de la fermentation de l’esprit humain et de la décadence morale, politique, administrative, de l’absolutisme monarchique. De toutes les questions qui ont surgi au courant des choses, la plus singulière, la plus oiseuse peut-être, mais qui dénote assurément le plus de candeur et d’honnêteté, est cette question qui s’est élevée plus d’une fois : quand et comment aurait-on pu arrêter et fixer cette révolution que Louis XVI portait dans sa destinée le jour où il montait au trône ? Relever la politique de la France au dehors et à l’intérieur, épurer la royauté des corruptions qui l’avaient déshonorée, réformer le mécanisme confus d’institutions vieillies, mettre fin à la guerre des parlemens et du pouvoir royal par un système nouveau de garanties publiques, refaire les finances par l’intégrité et l’économie, réveiller l’activité nationale amortie dans la servilité ou dans la misère, soulager le peuple des exactions qui le ruinaient et du poids des inégalités qui le froissaient, c’était là l’œuvre à réaliser. Cette œuvre, il fallait l’accomplir au milieu d’une cour puissante encore par les traditions et par l’habitude, fourmillant d’intrigues et de rivalités ambitieuses, âpre à disputer les faveurs, à défendre ses privilèges, vivant d’abus, de gaspillage. Et pour se mettre à la tête de ce mouvement, le seul qui pût détourner une révolution, pour le conduire à travers le déchaînement des vanités et des intérêts, qui avait-on ? Un roi à peine sorti des mains d’un gouverneur étroit, d’une jeunesse sans expérience et sans grâce, bon, appliqué, sensé, sévère pour lui-même, mais d’une nature gauche, embarrassée, timide, un peu épaisse et un peu vulgaire, ayant en tout le goût du bien sans en avoir la puissance ; une reine encore plus jeune que le roi, brillante et aimable, cordiale, généreuse, mais d’une éducation un peu négligée, ayant plus d’instinct que de connaissance des choses, aussi vive dans ses entraînemens que prompte à se décourager, passant en un instant d’une insouciance gracieuse à une vague inquiétude de son ignorance, de ses faiblesses et des inimitiés déjà naissantes autour d’elle.

Le règne de Louis XVI cependant s’ouvre comme une ère où circule tout à coup un souffle d’honneur et de probité. Il y a un beau mot qui n’existe plus, ou qui n’a plus du moins sa vieille et forte saveur dans la politique, et qui exprime merveilleusement ce qu’il y avait dans l’âme de ce jeune roi : c’est le bien public. Louis XVI a visiblement le goût du bien public, et c’est même, je crois, sa seule passion. Il n’était peut-être pas un profond politique en rappelant simplement et sans restriction les anciens parlemens brisés par Maupeou ; mais il avait l’horreur instinctive des violences et de la corruption du chancelier, l’homme qu’un de ses contemporains a représenté avec « une figure de Juif, un teint olivâtre, des manières de Pantalon, un regard faux et perfide. » Il était ingénument, sérieusement honnête et humain dans toutes les mesures par lesquelles il signalait les premières années de son règne : la remise du droit de joyeux avènement et de ce qu’on appelait le droit de ceinture de la reine, l’appel momentané de Turgot au poste de contrôleur-général, l’extinction d’une partie de la dette par une sévère économie appliquée d’abord aux dépenses de la maison royale, la suppression de la corvée, l’affranchissement des serfs dans les domaines de la couronne, l’abolition de la question préparatoire dans les affaires de justice. Et quand il rencontrait des obstacles, quand les mesures qu’il méditait avec Turgot ou qu’il recevait du grand et profond réformateur soulevaient des cris d’opposition jusque dans le conseil, il écrivait au fidèle ministre avec une sincérité touchante : « Plus j’y pense, mon cher Turgot, et plus je me répète qu’il n’y a que vous et moi qui aimions le peuple… » Malheureusement ce qu’il y avait chez Louis XVI, c’était moins un système réfléchi et coordonné qu’un instinct d’honnêteté cherchant le bien avec une volonté défaillante, et Marie-Antoinette le montre au plus vrai, en se montrant elle-même à côté, dans ces premiers temps où il s’essaie au pouvoir. « Je ne sais pas s’il est possible d’être meilleur que lui et d’avoir en tout une conscience plus sévère, écrit-elle à son frère Joseph. Il n’a pas d’autre pensée, j’en suis sûre, que de faire du bien ; mais par quels moyens ? Je ne sais ce qui lui roule dans l’esprit, il ne s’en ouvre pas tout à fait, et il est très agité. Je ne veux pas dire qu’il me traite en dessous et en enfant et qu’il ait de la défiance pour moi ; au contraire il lui échappait l’autre jour un long discours devant moi, et comme s’il parlait à lui-même, sur les améliorations à introduire dans les finances et dans la justice : il disait que je devais l’aider, que je devais être la bienfaisance du trône et le faire aimer, qu’il voulait être aimé ; mais il n’a pas énuméré ses moyens d’action, soit qu’il ne les ait pas encore combinés, soit qu’il les garde pour ses ministres ; il leur écrit beaucoup. C’est au vrai un homme qui est tout en lui, qui a l’air d’être fort inquiet de la tâche qui lui est tombée tout à coup sur la tête, qui veut gouverner en père. Comme je ne veux pas le blesser, je ne le questionne pas trop. Il fait tout aussi bien de ne pas me consulter ; je suis plus embarrassée que lui, et je suis déterminée à suivre le conseil de notre bonne mère, c’est-à-dire d’aller tout droit devant mon chemin et de profiter de toutes les occasions de faire bien… »

Ce que Marie-Antoinette représente comme une bonne volonté agitée cherchant à prendre son essor, c’était malheureusement l’indécision incurable d’une nature honnêtement impuissante, défiante d’elle-même et des autres, partagée entre tous les instincts. Par droiture de conscience, Louis XVI sentait la nécessité de toutes les réformes d’équité sociale, de liberté civile, de tolérance religieuse, qui étaient dans tous les esprits ; par sa naissance, par son éducation, il avait le culte superstitieux des traditions de la monarchie absolue, dont il recevait le lourd héritage. Par choix, par affinité, il aimait Turgot, cet autre homme d’intégrité, qui n’avait que le défaut d’être peu souple dans ses manières et, selon un mot piquant, de « faire fort mal le bien, » après l’abbé Terray, qui « faisait fort bien le mal ; » par faiblesse il laissait tomber le contrôleur-général devant l’opposition des parlemens à peine reconstitués. Par goût, par tempérament, il était simple, économe, il avait du bourgeois ; par habitude, par soumission aux règles établies et à ce qu’il considérait comme une condition de la royauté, il restait enchaîné aux influences et aux intrigues de cour qui s’agitaient autour de lui, dont il était le jouet assez gauche avant d’en être la victime. De là le double courant de ce règne où tout se mêle et se contredit, où l’honnêteté elle-même est un piège de plus dès qu’elle manque d’une virile initiative, de ce règne qui aurait pu se personnifier en Turgot, et qui en définitive se personnifie en Maurepas, l’ancien ministre de Louis XV, le petit-maître évaporé et futile de soixante-quinze ans, l’homme qui eut le plus l’art de traiter sérieusement les bagatelles et avec légèreté les choses les plus sérieuses. Ainsi une fortune ironique mettait auprès de l’honnête Louis XVI un vieillard frivole, quintessence sénile de l’esprit du XVIIIe siècle, dont l’unique pensée était de rester le maître de la cour, l’arbitre des intrigues, et de prolonger sa faveur auprès du roi, fût-ce aux dépens de la reine, de se servir de Louis XVI contre Marie-Antoinette, comme autrefois, sous Louis XV, il s’était servi de la famille royale contre le roi, de résoudre enfin à son profit cet antagonisme du règne où Turgot était le vaincu, et où lui, Maurepas, demeurait premier ministre jusqu’à sa mort.

Physionomie singulière que celle de cette époque, qui apparaît d’un côté sous la figure de Turgot, de Necker, de l’autre sous la figure de Maurepas, — où à travers tout la nation mûrit, les esprits s’animent, les problèmes s’aggravent de jour en jour, et où, en présence de ce mouvement grandissant, une cour pulvérisée en coteries tourbillonne, s’amuse, joue avec le feu, et prépare la catastrophe en la justifiant. Quand Marie-Antoinette prenait sa place sur le trône à côté de Louis XVI, elle avait bien sans doute le vague instinct des difficultés redoutables du règne nouveau ; elle n’avait pas l’idée, comme elle le dit naïvement, de ce qu’il y avait à faire, et elle entrevoyait encore moins la mesure des dangers qui se préparaient pour elle et pour cette royauté dont elle était la grâce vivante, dont le roi était le bon sens timoré et un peu borné. Découragée peut-être de l’ambition politique par l’échec de ses premières tentatives d’influence dans le choix des ministres, en tête desquels elle aurait voulu voir naturellement M. de Choiseul au lieu de M. de Maurepas, un peu dépaysée dans tout ce tracas des affaires d’état qui étaient pour elle un écheveau brouillé, et pour lesquelles elle se sentait peu de goût, facilement dominée par la vivacité de ses impressions, elle prenait le parti de n’être que la reine, une vraie reine par la fascination d’une majesté souriante.

C’était le moment où sa jeunesse achevait de se former, où elle arrivait à cette séduction et à cette beauté qui n’étaient pas tant dans la perfection des traits que dans l’agrément de l’ensemble, dans l’alliance de la grâce et de la dignité, dans l’abandon d’une démarche noble et légère, dans la bonté qui rayonnait sur son visage, dans toutes ces choses enfin qui ont un nom unique, le charme. « Son esprit, dit un des hommes qui l’ont le mieux peinte, Senac de Meilhan, n’avait rien de brillant, et elle n’annonçait à cet égard aucune prétention ; mais il y avait en elle quelque chose qui tenait de l’inspiration, qui lui faisait trouver au moment ce qu’il y avait de plus convenable aux circonstances… C’était plutôt de l’âme que de l’esprit que partaient alors ses discours et ses réponses. » Ainsi douée et n’ayant rien à faire, ne touchant à la politique que par des nécessités de défense personnelle et par instans, Marie-Antoinette se laissait aller au plaisir d’une royauté où la femme brillait autant que la souveraine. À côté des pompes de Versailles et de Marly, elle organisait des fêtes, des bals, des réunions, des promenades, pour se délasser de la représentation, et, pour tout résumer en deux particularités où se concentre un moment l’activité de cette reine, elle se livrait à ces goûts d’intimité et de liberté dont la vie à Trianon est restée la plus curieuse expression, à ces entraînemens d’une nature affectueuse dont la faveur de Mme de Polignac est le dernier mot.

Un jour de 1774, Louis XVI, peut-être pour consoler la reine de quelque froissement, lui disait : « Vous aimez les fleurs, j’ai un bouquet à vous offrir ; c’est le petit Trianon. » Et Marie-Antoinette se mettait aussitôt à l’œuvre pour improviser un petit domaine rustique sur le modèle d’une idylle, avec une rivière, une île, un pont, des arbres rares plantés par M. de Jussieu, un moulin, une laiterie, sans compter une salle de comédie au château. Ce petit palais était gracieusement orné. « Ici, je suis moi ! » disait Marie-Antoinette, toute rayonnante de son œuvre, qui était pourtant l’œuvre d’une fée gracieuse plus que d’une reine. Le roi allait quelquefois à Trianon à pied et sans gardes, un monde choisi s’y réunissait, et c’étaient mille divertissemens : rêve d’une femme qui se donnait l’illusion de la campagne et de la vie familière dans un petit royaume d’opéra ! En même temps, dans cette société qui l’entourait, sa nature expansive et aimante s’essayait à former de ces liens d’intimité et de confiance qui dans les cours s’appellent des faveurs pour les préférés d’une reine. Elle s’attacha d’abord à Mme de Lamballe, princesse de Carignan, la jeune bru du vertueux duc de Penthièvre, veuve à dix-huit ans, belle de sa physionomie tranquille et douce, sous l’opulence de sa chevelure blonde, aux tons dorés et italiens ; Marie-Antoinette voulut faire revivre pour elle la charge de surintendante ; mais la princesse de Lamballe était plus qu’une favorite, c’était une amie simple, ne demandant rien, dévouée, quelquefois un peu délaissée, toujours retrouvée, et fidèle jusqu’à la dernière heure.

La favorite, ce fut la comtesse Jules de Polignac, que sa belle-sœur, Diane de Polignac, dame de la comtesse d’Artois, amenait parfois avec elle à Versailles. Marie-Antoinette se prit de passion pour cette jeune femme jolie et piquante, d’une négligence pleine de charme, d’une indolence provoquante, qui semblait fuir la faveur comme d’autres la recherchent et faire grâce en se laissant aimer. Dès lors les Polignac, qui n’avaient que peu de fortune, furent comblés. Le mari, le comte Jules, eut la survivance de premier écuyer de la reine en attendant d’avoir la direction des postes et des haras. Mme de Polignac eut une pension en attendant de devenir gouvernante des enfans de France. La reine leur fit une maison, elle s’invitait chez eux, elle donnait des bals chez eux. Le monde des Polignac et le monde de Trianon ne faisaient qu’un. On y voyait les Coigny, le chevalier de Luxembourg, le duc de Guines. Les plus intimes étaient Besenval, le galant Suisse, beau viveur, courtisan habile et audacieux, mêlant la familiarité soldatesque et la brutalité à la finesse, marchant délibérément à la fortune par tous les moyens, avec son visage accentué, intelligent et dédaigneux ; le comte de Vaudreuil, capricieux, mobile, violent, aimant les lettres et les arts, sceptique et prodigue de sarcasmes ; le comte d’Adhémar, vain, futile et ambitieux, amuseur de la société, écho de tous les bruits et de toutes les chansons courant le monde. Puis venaient les étrangers brillans qui passaient à la cour de France : le prince de Ligne, le prince Esterhazy, le baron de Stedingk, le jeune comte suédois de Fersen. Marie-Antoinette croyait échapper à la politique dans ce monde élégant qu’elle attirait autour d’elle ; elle la retrouvait au fond de tout, comme une amertume corrosive, et ce qu’elle croyait être son plaisir fut aussi son malheur dans une société où elle restait après tout la reine de France.

La fatalité du roi est surtout dans son caractère ; la fatalité de la reine est sans doute aussi dans son caractère, mais elle est bien plus encore dans ce monde auquel elle se livre avec un irrésistible abandon, dans cette société de Versailles où se forme une sorte de conflit croissant entre tout ce que représente la reine, tout ce qu’elle est et tout ce qui l’entoure. C’est là le nœud du drame sur lequel tombe la lumière aveuglante d’une fin sinistre. Allons au fond des choses. Marie-Antoinette à Versailles n’est pas seulement une dauphine ou une reine brillante de séductions, c’est le gage vivant d’une politique, la personnification couronnée de la pensée du duc de Choiseul. Je ne recherche pas ce que cette politique serait devenue et si elle n’aurait pas eu ses déceptions ; elle avait au moins un mobile patriotique, puisqu’elle tendait à relever la France de la situation que lui avaient faite les traités de 1763 en la dépouillant du Canada, d’une partie de la Louisiane, de ses établissemens de l’Inde, en la laissant un moment affaissée sous l’écrasante grandeur de l’Angleterre, qui lui dictait une condition plus dure encore par l’organe de Chatham disant de son ton hautain : « Le peuple britannique regarde la démolition de Dunkerque comme un monument éternel du joug imposé à la France, et un ministre hasarderait sa tête, s’il refusait de donner cette satisfaction aux Anglais. »

Arrivé à la direction des affaires sous le coup de ce désastre, démêlant d’un coup d’œil sagace les révolutions d’équilibre accomplies en Europe depuis un siècle, M. de Choiseul, par un revirement hardi, cherchait une revanche pour la puissance française dans des combinaisons nouvelles, en s’alliant avec l’Espagne par le pacte de famille, en se rapprochant de l’Autriche, la vieille ennemie, et en se faisant de la triple alliance une force en face de l’Angleterre. C’est pour donner un caractère plus intime et plus durable à cette combinaison que Marie-Antoinette avait été mariée avec le dauphin. Et cependant, chose étrange, cette reine, qui représentait en France un système imaginé pour préparer une satisfaction à l’orgueil national, cette reine venait se heurter contre un parti prétendu français, entêté de vieux préjugés, qui ne voyait dans la politique de M. de Choiseul que l’abandon de la pensée de Richelieu et de Louis XIV, des traditions séculaires d’inimitié vis-à-vis de l’Autriche. Ce parti était puissant à la cour, puissant dans la famille royale elle-même. Marie-Antoinette avait senti ses piqûres lorsqu’elle n’était que dauphine ; elle sentit bien plus encore sa puissance au commencement du règne, le jour où elle essaya inutilement de ramener M. de Choiseul à la tête des affaires. Elle ne put réussir qu’à faire cesser l’exil de son cher duc, à obtenir pour lui une audience de Louis XVI, qui, tout embarrassé, se contentait de lui dire : « Monsieur de Choiseul, vous êtes bien engraissé,… vous avez perdu vos cheveux, vous devenez chauve… » C’est tout ce que le brillant disgracié de Louis XV obtint de son successeur. M. de Choiseul d’ailleurs n’avait pas seulement pour ennemis ceux qu’avait effrayés la nouveauté de ses combinaisons de politique extérieure. Les dévots le haïssaient pour ses liaisons philosophiques, pour l’expulsion des jésuites ; les amis du premier dauphin père de Louis XVI ne lui pardonnaient pas l’impertinente hauteur avec laquelle il avait dit un jour à ce prince qu’il pourrait avoir le malheur d’être son sujet, mais qu’il ne serait jamais son serviteur ; les timides redoutaient ses fantaisies belliqueuses ; les partisans de l’économie dans les finances ne parlaient que de ses prodigalités fastueuses ; ceux qui avaient les places et les faveurs craignaient de le voir rentrer au ministère ; les habiles comme Maurepas exploitaient tous ces griefs. Pour tout ce monde fourmillant et menacé, M. de Choiseul était l’ennemi, et la reine aussi était l’ennemie, l’alliée dangereuse des Choiseul, celle qui pouvait les faire revenir, et dont il fallait à tout prix ruiner l’influence. De là cet antagonisme sourd ou éclatant d’où jaillit comme une injure, comme le dernier mot des inimitiés, ce nom d’étrangère, d’Autrichienne, que l’imagination révolutionnaire n’a pas inventé, que la légèreté de ce monde de cour laissait dès ce temps tomber sur Marie-Antoinette. C’était la politique ici ou l’apparence de la politique qui faisait la fatalité de la reine.

Un autre trait, un autre malheur de Marie-Antoinette, et ce malheur tient à tout son être, c’est qu’elle est vraie dans un monde de mœurs et de caractères faux, prompte à secouer les conventions dans une société livrée aux tyrannies puériles de l’étiquette, spontanée et naturelle dans un temps où règnent les affectations de toute sorte. Cette cour de Louis XVI en effet, quand on la regarde de près, a une physionomie singulière et équivoque. Elle n’a ni les pompes majestueuses de Louis XIV, ni les grandes corruptions de la régence et de Louis XV, Les caractères, les passions et même les vices s’y dépriment dans une confusion de décadence. Les héros sont des grands seigneurs libertins et sceptiques portant avec plus de gaîté que de hauteur une fatuité spirituelle et dépravée, des Tilly, des Ligne, des Lauzun. Le vide moral se fait sous la vanité survivante des prétentions. Il y a des férocités de caillettes dans le commérage, tout cela revêtu d’un dernier vernis de l’ancienne société française.

C’est dans ce monde factice que se trouve jetée Marie-Antoinette avec une nature libre et sincère, avec tous les souvenirs de son existence de jeune fille dans cette cour si simple des princes de Lorraine, à la Burg de Vienne, quand elle jouait avec ses frères et ses sœurs sous l’œil de Marie-Thérèse, quand elle s’inclinait « devant les gronderies de l’empereur, » ou qu’elle « disputait le prix de la course dans les grandes allées à Mgr le coadjuteur. » Elle a gardé toujours de ce temps ces goûts de familiarité et d’intimité dont la vie à Trianon n’est que l’excès, de même que la faveur de Mme de Polignac n’est que l’excès d’un besoin d’affection et de cordialité. Au fond, malgré ces raffinemens d’imagination et de cœur, il n’y a rien de fade en Marie-Antoinette, et c’est elle-même qui dit, lorsqu’on lui présente un tableau où elle figure au milieu de toute sorte de fleurs, qu’on « devrait bien en finir avec toutes ces fadeurs. » Sa sensibilité n’a rien de guindé, rien du sentimentalisme artificiel de l’époque. Sa gaîté est toute franche et comme l’épanouissement d’une ingénieuse et élégante nature. Les divertissemens de cour, ces divertissemens traditionnels, obligés, étiquetés, la laissent plus que froide, témoin le jour où on la fait assister à une curée après la chasse à Compiègne, et où elle écrit à sa sœur : « J’ai assisté à des massacres affreux, dans la cour du château, à la lueur des flambeaux ; on me rirait au nez, si je disais tout haut que ces plaisirs sont d’indignes cruautés. » Dans sa manière d’être, de penser et de sentir, elle a cet accent vivant de la vérité, d’une gracieuse humanité, et de toutes les fantaisies de parure, de toilette, auxquelles elle s’abandonne avec son temps, si on cherchait celle où elle paraît le mieux, c’est cette robe fine et légère de toile blanche, de linon, avec laquelle elle va se promener le matin et qu’elle met en vogue en plein XVIIIe siècle.

Sa joie surtout est d’être elle-même, de se dérober aux contraintes, de s’échapper libre et heureuse, donnant des bals le dimanche au peuple dans les jardins de Trianon et ouvrant familièrement la danse, aimant à se mêler à tout le monde dans les jardins de Saint-Cloud, s’émancipant plus tard jusqu’au masque, jusqu’au déguisement à l’Opéra. « Je me suis dit quelquefois, écrit le féodal marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, le père du tribun, je me suis dit que Louis XIV serait un peu étonné, s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier, sans suite ni page, ni personne, courant le palais et les terrasses, demandant au premier polisson de lui donner la main, que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. Autre temps, autres soins ! » C’est réellement une reine peu convenable ! — Elle est vraie, et c’est là justement ce qui la met en guerre avec l’orthodoxie de cour, avec sa dame d’honneur, Mme de Noailles, depuis la maréchale de Mouchy, personne fort respectable et fort sèche, vouée au culte de toutes les minuties du cérémonial, avec Mme de Marsan, la gouvernante des jeunes sœurs de Louis XVI, portrait de tapisserie antique, figure des premiers temps de Louis XIV, hantant la cour nouvelle, — toutes deux puissantes par leur position, par leurs relations, et devenues bientôt des ennemies avec tout leur monde.

Et ce qu’il y de caractéristique, c’est que Marie-Antoinette, vraie en tout, dans la fierté comme dans les familiarités, n’est pas mieux avec cet autre monde qui s’agite autour de Mme Du Barry ou qui lui survit, qui s’est formé dans cette atmosphère à l’hostilité contre la dauphine et contre la reine. Celui-là, elle le tient à distance et elle s’en détache par un mouvement inné de dignité, par le frémissement du sang de Marie-Thérèse. Elle a pour cette société mêlée et dissolue la répulsion d’une âme saine, cette aisance suprême du mépris qui ne va pas même jusqu’à accabler Mme Du Barry dans sa chute, à la mort de Louis XV, et c’est elle qui a encore le mot le plus juste sur cette pécheresse tombée. « Il parait que si c’était une vilaine femme, ce n’était pas au fond une femme méchante. » Quant à toutes ces galantes personnes du temps qui affichent leurs amours et se parent de leur audacieux libertinage, qui portent quelquefois les plus grands noms, elle les éloigne et en fait des mécontentes, des ennemies moins honnêtes et plus irréconciliables que les dames de l’étiquette, des ennemies qu’elle retrouvera devant elle au moment de la révolution, et qui en attendant se jettent à corps perdu dans cette fronde d’indiscrétions et de chansons contre les échappées de jeunesse, les fantaisies et les légèretés de la reine : de telle sorte que Marie-Antoinette se trouve presque, dès la première heure, enveloppée dans une atmosphère d’inimitiés et de ressentimens.

Dans cette mêlée des passions mondaines précédant le drame des passions populaires, le danger eût été moins grand pour Marie-Antoinette, si elle eût trouvé un appui, une direction sympathique autour d’elle au-dessus de la foule des courtisans. Malheureusement c’est dans la famille royale elle-même que commençait cette traînée d’hostilité et de dénigrement qui devait aller jusqu’à la multitude pour l’enflammer. D’abord il y avait les tantes du roi, filles de Louis XV, Mme Adélaïde, Mme Sophie, Mme Victoire et Mme Louise, qui était retirée aux Carmélites. Lorsqu’elle était déjà reine, et même après plusieurs années de règne, Marie-Antoinette écrivait un jour à sa sœur : « Plus je vais et plus je soupçonne que ma tante Adélaïde ne m’a pas encore pardonné d’être venue lui enlever la position qu’elle occupait avant mon arrivée. Ses grands moyens la font écouter, mais elle trouve que ce n’est point assez. J’ai travaillé auprès du roi à assurer une maison aux trois sœurs au lieu de la boîte exiguë où elles vivaient ; je n’ai pas la certitude qu’on m’en ait su gré, elle surtout. Ma tante Victoire avait une bonté maternelle pour moi que j’ai vue souvent se raviver ; mais on dirait qu’elle a fini par être entraînée par les deux autres. » L’impression était juste sans être complète. Ces tantes du roi, qui avaient montré un certain dévouement en restant jusqu’à la dernière heure au chevet de leur père mourant d’un mal contagieux, et qui avaient pris en effet la petite vérole, étaient de vieilles filles revêches, désœuvrées, impatientes d’une position ingrate, soupçonnées dans le public d’aimer fort peu leur père, de n’être restées auprès de lui que par ostentation ou pour relever leur « plate et mince existence. » Mme Adélaïde, qui gouvernait les autres, était surtout une personne sèche, dure, impérieuse, d’esprit remuant et de grandes prétentions, espérant prendre un rôle sous un roi jeune et timide, et d’autant plus portée à voir avec jalousie une dauphine belle, séduisante, faite pour régner. Mme Sophie était cette personne dont Marie-Antoinette disait dès son arrivée en France : « La tante Sophie… est au fond, j’en suis sûre, une âme d’élite, mais elle a toujours l’air de tomber des nues ; elle restera quelquefois des mois entiers sans ouvrir la bouche. » Elle avait quelque chose d’oblique, d’insaisissable ; Mme Campan prétend que, pour reconnaître les gens qu’elle rencontrait sans les regarder, « elle avait pris l’habitude de voir de côté à la manière des lièvres. » Mme Victoire, la meilleure de toutes, avait des intermittences de douceur et de bonté ; c’est celle auprès de qui Marie-Antoinette avait pris la charmante fonction « d’arroser les fleurs de sa fenêtre. » Mme Louise, du fond de son couvent, avait l’œil sur le dehors et ne laissait pas d’avoir de l’influence. Maupeou, quand il était chancelier, allait communier avec elle pour se ménager ses bonnes grâces.

Au premier instant, lorsque Marie-Antoinette n’était que dauphine, les vieilles filles ne laissaient pas trop percer leurs mauvaises dispositions ; bientôt elles passaient à l’aigreur. L’antagonisme éclata dès l’avènement de Louis XVI. Mme Adélaïde, qui avait eu des soins pour l’enfance déshéritée et ingrate de son neveu, cherchait aussitôt à s’emparer du jeune roi, et c’est par son influence que M. de Maurepas était appelé au ministère. Son mobile était la haine de M. de Choiseul, la jalousie à l’égard de la reine, dont l’ascendant pouvait grandir subitement. Elle s’efforçait de réveiller dans l’esprit incertain de Louis XVI tous les souvenirs de son père, le premier dauphin, tous les soupçons qui pouvaient le tenir en défiance vis-à-vis de la reine, protectrice des Choiseul et princesse autrichienne. Les tantes du roi ne tardèrent pas à devenir de véritables ennemies pour Marie-Antoinette, critiquant avec amertume ses moindres actions, ses gaîtés, ses libertés de jeunesse. Un jour Mme Adélaïde en venait à une accusation directe contre la reine, tandis que Mme Louise lui adressait de son côté des conseils injurieux, et même quand les tantes du roi eurent perdu leur influence active du premier moment, elles ne cessaient de poursuivre Marie-Antoinette de leurs rancunes, la représentant comme l’ennemie de la maison de France, comme l’Autrichienne, répétant sans cesse leurs refrains de vieilles filles : « nous serions bien surprises qu’elle pensât comme notre frère ou comme notre père. » C’était là l’appui et la défense que Marie-Antoinette trouvait dans cette partie de la famille royale.

Elle n’est pas bien plus heureuse du côté des frères du roi, quoiqu’elle commence avec eux par la confiance et qu’elle garde longtemps l’illusion, au moins sur l’un d’eux. L’intimité qu’elle essaie de nouer gracieusement entre les trois ménages, comme elle dit, se dissout vite dans les rivalités et les jalousies. Lorsque Marie-Antoinette arrivait en France, elle écrivait gaîment, légèrement, d’un trait qui est resté juste : « M. de Provence, tout jeune qu’il est, est un homme qui se livre très peu et se tient dans sa cravate. Je n’ose pas parler devant lui depuis que je l’ai entendu à un cercle reprendre déjà, pour une petite faute de langue, la pauvre Clotilde, qui ne savait où se cacher. Le comte d’Artois est léger comme un page et s’inquiète moins de la grammaire, ni de quoi que ce soit. » Dans les premiers temps, le comte de Provence subit le charme de sa jeune belle-sœur, et se laisse aller à ce jeu de repas en commun, de petites représentations en famille, où il est le souffleur ; mais il ne tarde pas à se montrer tel qu’il est, un jeune roué sérieux, visant à l’esprit et aux belles-lettres, sec et plein de lui-même, naïvement surpris, selon le mot de M. Feuillet de Conches, que la nature se fût oubliée au point de ne pas le faire naître l’ainé, affectant la supériorité avec son frère le dauphin, une politesse mielleusement perfide avec la dauphine ; il se retire dans sa vanité mécontente et railleuse. L’avènement de Louis XVI, en faisant de Monsieur le premier personnage du royaume après le roi, aggravait encore cette intime hostilité. Dès lors toutes les actions, toutes les paroles du comte de Provence n’étaient qu’une satire habilement calculée de tout ce que faisait ou préférait la reine. Si ce prince spirituel et froid ne pouvait comprendre que son frère fût né le premier, il ne pardonnait à Marie-Antoinette ni son éclat, ni ses vivacités, ni ses succès, ni certains mots au sujet de Mme de Balbi. Son salon devenait un des foyers de cette fronde grandissante contre la reine, et au besoin même il mettait la main aux caricatures, aux méchancetés rimées qui couraient le monde.

Le comte d’Artois,, il est vrai, n’avait ni de ces calculs, ni de ces implacables rancunes. C’était une nature plus ouverte, plus loyale dans sa frivolité, et qui avait plus d’un rapport avec celle de la reine. Tout jeune encore à l’arrivée de la dauphine, le comte d’Artois aimait Marie-Antoinette, qui avait pour lui un goût très vif. Il fut longtemps de moitié dans sa vie de plaisirs. Il était de ses fêtes, de ses réunions intimes, de ses promenades, de ses chasses, de ces belles et féeriques nuits d’été de la terrasse de Versailles, où il ne passait jamais devant un buste de Louis XIV sans dire : « Bonjour, grand-papa ! » Et cependant lui-même, le comte d’Artois, par imprévoyance plus que par méchanceté, aidait à ternir le nom de Marie-Antoinette. Une des plus odieuses accusations a eu pour prétexte un mot venu de lui, et rapporté par le prince de Ligne dans des fragmens de mémoires. Un jour, à Fontainebleau, il y avait eu tout un plan pour briser la liaison de la reine et de Mme de Polignac. Mme de Polignac voulait partir, sa voiture était prête. La reine la presse, la conjure de ne pas partir, se jette à son cou, l’embrasse. « La porte était entr’ouverte, dit le prince de Ligne ; quelqu’un, — ce quelqu’un était le comte d’Artois, — voit ce tableau en entrant. Il se met à rire et sort en disant : Ne vous gênez pas ! et il raconte à tout le monde qu’il a dérangé deux amies. » Et voilà la calomnie sifflant sur un bon mot du comte d’Artois : tête vide et faible, aussi peu faite pour conduire un royaume que pour se conduire elle-même, qui compromettait la reine par ses étourderies encore plus que d’autres par leurs animosités, et qui finit par aller porter sa légèreté auprès de la savante rancune de M. de Provence dans le camp ennemi.

La reine enfin, la reine trouvait-elle du moins dans le roi l’appui et la défense qui lui manquait dans sa nouvelle famille française ? Le malheur a plus fait assurément pour rapprocher et confondre ces deux destinées que n’avaient fait la nature et l’éducation. La nature, qui avait mis en Marie-Antoinette tous les dons brillans de la vie, avait fait Louis XVI simple, sans nul éclat, hésitant, inerte de tempérament et d’esprit. L’éducation que le roi devait a M. de La Vauguyon, un précepteur d’une dévotion vulgaire et méticuleuse, d’une intelligence asservie à tous les menus détails, qui n’avait rien du précepteur d’un prince, cette éducation ne pouvait qu’accroître l’incompatibilité naturelle. La politique à son tour jetait ses préjugés, ses passions et ses calculs entre ces deux personnes royales. Marie-Antoinette a dans ses lettres un mot d’une honnêteté charmante en parlant du roi : « son estime est ma protection. » Cette estime était réelle ; mais elle était mêlée à une retenue qui était propre à Louis XVI et à une défiance éveillée, entretenue en lui par tout son entourage. M. de La Vauguyon avait fait au premier moment tout ce qu’il avait pu pour empêcher l’intimité de naître, au point que la jeune dauphine impatientée finissait par lui dire un jour que M. le dauphin n’avait plus besoin de gouverneur, et qu’elle n’avait pas besoin d’espion. Les tantes du roi s’étaient armées de toute leur influence pour tenir le roi en garde contre l’ascendant de la reine. M. de Maurepas s’ingéniait à son tour pour écarter la belle dame, comme il l’appelait. Il était trop habile pour faire une guerre ouverte et violente à la reine ; mais il savait saisir les faibles du roi, lui parler à propos de son père le dauphin, et jeter dans son esprit des soupçons, que le roi finissait par croire naturels, sur le danger de laisser la reine s’occuper des affaires. De là la défiance de Louis XVI.

Et puis l’histoire a quelquefois de singuliers mystères, et ces rois de la maison de Bourbon sont d’étranges princes. Ils sont tous des Henri IV, des Louis XIV, des Louis XV ou des Louis XIII, des voluptueux effrénés ou des transis. Louis XVI était un peu de ces derniers dans sa timidité endormie. Il y avait sept ans que Marie-Antoinette était en France, et elle n’était point mère, et elle n’avait aucune raison d’espérer de l’être. Si bizarre que cela soit, il fallut que l’empereur Joseph vînt en France pour faire l’éducation de Louis XVI et ouvrir à son imagination des perspectives nouvelles ; ce n’est qu’après ce voyage que Marie-Antoinette écrit à sa sœur comme à la dérobée et ayant l’air de répondre à quelque question indiscrète : « Non… mais taisez-vous, voilà ma réponse ; mais tout maintenant fait espérer le contraire… » Et le roi lui-même écrit vers la fin de 1777 à l’empereur avec la rondeur d’un bonhomme récemment formé à son devoir de mari : « Vous me reprocherez de ne vous avoir pas mandé ce qui s’est passé entre la reine et moi ; j’attendais quelque chose de plus pour vous en faire part. Deux fois nous avons eu quelques légères espérances ; mais malgré qu’elles n’aient pas réussi, je suis sûr d’avoir fait ce qu’il faut, et j’espère que l’année prochaine ne se passera pas sans vous avoir donné un neveu ou une nièce. C’est à vous que nous devons ce bonheur, car depuis votre voyage cela a toujours été de mieux en mieux jusqu’à parfaite conclusion… » C’est en 1778 en effet que naissait le premier des enfans de la reine et du roi, Marie-Thérèse, celle qui devait être Madame de France, la duchesse d’Angoulême, et dont Marie-Antoinette salue la venue au monde dans une lettre à sa mère d’un accent ému et touchant : « Je ne lui ai pas donné (au roi) un dauphin, mais la pauvre petite qui est venue n’en sera pas moins chère. Un fils ne m’eût pas appartenu, elle sera toujours auprès de moi, elle m’aidera à vivre, me consolera dans mes peines, et nous serons heureuses à deux. Elle est ici à mes côtés qui ne demanderait qu’à me tendre ses petits bras et à me sourire… » L’amour était venu chez Louis XVI sans chasser certaines habitudes de méfiance, sans effacer de son esprit certaines préventions. Au fond, il ne déplaisait pas au roi de donner lui-même, assez innocemment quelquefois, le mot d’ordre de la fronde, et de laisser les comédiens de Versailles livrer aux risées de la cour les coiffures, les manières, les fantaisies de Marie-Antoinette. En l’aimant, il la perdait, et pendant longtemps il se laissait adresser une correspondance fort hostile pour la reine, — qui le 10 août s’est retrouvée aux Tuileries !

Ainsi se forme par degrés autour de cette reine sans appui le réseau le plus redoutable, comme une hiérarchie de défiances, de jalousies et d’inimitiés allant d’une famille royale médiocre jusqu’à la foule versatile des courtisans. Les dangereuses condescendances ou les complicités d’en haut sont autant de chemins ouverts pour arriver à la renommée de Marie-Antoinette. Les uns font peser sur elle le souvenir toujours ravivé et ironique de son origine étrangère ; les autres s’attaquent à ses préférences pour M. de Choiseul ou à la facile indépendance de son humeur. Ceux-ci poursuivent en elle l’influence de la reine, ceux-là le caractère de la femme. Le vieux parti de la cour lui fait un crime de se livrer aux coteries intimes, aux familiers et aux favoris, et par un singulier retour ces favoris eux-mêmes se détachent, se tournent contre elle, lui font expier ses faiblesses par le redoublement de leurs exigences et par l’éclat de leur infidélité. M. de Vaudreuil voudrait être gouverneur du dauphin quand le dauphin est né ; M. d’Adhémar vise à l’ambassade de Londres ; M. de Besenval veut de l’influence dans la politique. Mme de Polignac ne veut rien, reçoit tout et se plaint de n’avoir pas encore assez, et si la reine se hasarde un jour à exprimer à sa favorite le désir de ne pas se trouver dans son salon avec certaines personnes, Mme de Polignac lui répond d’un ton d’humeur : « Je pense que parce que votre majesté veut bien venir dans mon salon, ce n’est pas une raison pour qu’elle prétende en exclure mes amis. » Ce monde-là aussi tournait à la malignité, de telle sorte que pour la reine les amis eux-mêmes étaient des ennemis, et peut-être les plus dangereux. De là cet amas de bruits, de commérages audacieux, d’insinuations méchantes, de propos acérés, imaginés par la haine, propagés par une crédulité frivole ou passionnée. Tout ce que faisait Marie-Antoinette devenait un aliment de diffamation. Si une question s’élevait à l’occasion du voyage de l’archiduc Maximilien à Versailles, c’était une hauteur d’Autrichienne vis-à-vis des princes français. Si Marie-Antoinette avait un matin la fantaisie d’aller voir lever le soleil sur les hauteurs de Marly, cette promenade matinale devenait le thème d’une indigne plaisanterie qui courait partout sous le nom du lever de l’aurore. Secouait-elle l’étiquette, c’était pour être libre, et toute sa vie intime était travestie. Qu’elle adoptât cette mode des robes de linon qu’on appelait alors des chemises, c’était pour montrer la beauté de ses formes, de même que l’abandon de sa démarche devenait un artifice de provocation féminine. La reine aimait-elle à danser des écossaises, aussitôt on murmurait le nom du jeune lord Strathavon, pour qui on lui attribuait du goût, et un habitué du salon Polignac faisait un couplet plein de malignité.

De la cour, où ils naissaient, bruits et chansons passaient à Paris, puis au dehors, en Europe, et une des preuves assurément les plus étranges du succès de ce travail de diffamation et d’avilissement, c’est que le roi de Prusse Frédéric II, roi peu respectueux, il est vrai, et volontiers cynique, eut l’insultante pensée de faire placer à Potsdam, où elle est encore, une statue de Marie-Antoinette entièrement nue avec le nom de cette princesse. La reine ne savait pas tout, mais elle en savait assez pour se sentir enveloppée d’une atmosphère ennemie, et c’est là peut-être le secret de ce mot du prince de Ligne : « . je ne lui ai jamais vu une journée parfaitement heureuse. » Elle souffrait surtout dans sa généreuse et délicate sensibilité quand ces bruits lui revenaient de Vienne, et elle écrivait à son frère Joseph : « L’année dernière, nous avons été mis sur la voie d’abominables libelles préparés contre moi et encore mouillés de la presse… La chose qui me frappe le plus, c’est l’obstination de certaines gens à me représenter comme une étrangère toujours préoccupée de sa patrie et Française à contre-cœur. C’est indigne ; toutes mes actions prouvent que je fais mon devoir et que mon devoir est mon plaisir. C’est égal, les mauvais propos courent, et les choses les plus simples deviennent de gros péchés. L’autre jour, n’y a-t-il pas un insensé qui m’a fait demander pour lui et une dame la permission de visiter mon petit Vienne ? Il appelait ainsi mon Trianon, ce qui m’a fait découvrir que j’avais contre moi une coterie dont la malveillance accréditait le bruit que j’avais ainsi débaptisé le présent que m’a fait le roi… L’indignation du roi quand il apprend des choses de cette nature par les ministres et par le lieutenant de police dépasse la mienne ; mais la plupart du temps comment y remédier ? En faire du bruit serait ajouter au scandale. » Pendant que Marie-Antoinette, émue, troublée, se débattait dans l’impuissance contre cette guerre des bourdonnemens mondains, des courtisans étourdis et factieux murmuraient, autour d’elle le couplet venimeux :

Petite reine de vingt ans,
Vous repasserez la barrière…


Eh ! non, elle ne l’a pas repassée ; mais parmi ceux qui faisaient ou qui répétaient ces chansons beaucoup l’ont passée, tandis que Marie-Antoinette elle-même restait la captive de leurs folies et de leurs petits vers.

Sans doute, on ne peut s’y méprendre, il y a dans ce caractère libre, ouvert et facile de la reine quelque chose qui prête aisément aux médisances, qui les excite, et qui devenait surtout un péril dans une société où l’esprit raffiné, aiguisé, suppléait au sens moral, où le respect se perdait, où on se moquait de tout, quelquefois avec la légèreté du beau monde, d’autres fois avec une audacieuse licence. Marie-Antoinette avait des séductions, et elle semblait se plaire à en essayer la puissance comme en se jouant. Elle réunissait ces deux choses souvent dangereuses pour une femme et encore plus pour une reine, la grâce caressante et la promptitude de l’ironie ; en d’autres termes, elle pouvait trop charmer sans le savoir et blesser sans le vouloir. Elle était vive, soudaine dans ses affections, aimant le plaisir et s’y livrant ingénument au point de se compromettre, manquant parfois un peu de suite et de sérieux dans la manière de se mêler aux affaires. C’étaient ses faiblesses ; mais elle avait de la droiture, et à l’heure où déjà l’on attachait tristement à son nom le terrible mot d’Autrichienne, elle écrivait dans la plus grande intimité à son frère Joseph II, qui la pressait d’agir sur le roi pour que la France se prêtât à je ne sais quelles combinaisons : « Vous comprendrez que je ne sois pas libre aujourd’hui sur les affaires qui concernent la France. Vraisemblablement je serais fort mal venue à m’en mêler, surtout sur une chose qui n’est pas acceptée au conseil. On y verrait faiblesse ou ambition. Enfin, mon cher frère, je suis maintenant Française avant d’être Autrichienne… » Je ne dis pas que malgré elle, dans sa manière d’être Française, il n’y eût encore de l’Autrichienne ; il y avait assurément au-dessus toute la sincérité, la bonne volonté d’être « Française jusqu’au bout des ongles, » comme elle l’avait dit tout d’abord en devenant dauphine.

Qu’elle eût de la peine à s’initier aux affaires sérieuses, qu’elle ne fût pas en un mot une femme politique, elle ne le cache guère ; mais elle avait des instincts. Elle eut un moment une idée qui ressemble à un pressentiment, où elle se rencontre, par une coïncidence bizarre, avec le marquis d’Argenson, qui, dès 1744, écrit dans son Journal : « Si j’étais aujourd’hui favori du roi,… le plus accrédité des ministres, comme était Maximilien de Sully auprès d’Henri IV, je persuaderais à sa majesté de ne songer uniquement pendant dix ans qu’à payer ses dettes et à améliorer ses états… J’ajouterais le conseil de venir résider à Paris, après quoi il y aurait plus d’épargne. Il habiterait le palais des Tuileries et le Louvre… » Au commencement de son règne, Marie-Antoinette, elle aussi, s’enflamma un instant pour cette pensée. Elle voulait transporter à Paris la cour, le gouvernement, l’administration. Elle n’était pas insensible à l’allégement des dépenses qui en résulterait ; elle y joignait tout un plan d’embellissemens et de travaux destinés à renouveler Paris, et dont quelques-uns sont aujourd’hui à peine achevés. La royauté transportée à Paris, tout pouvait changer ; les journées des 5 et 6 octobre 1789 n’étaient plus possibles. Pour une reine frivole, Marie-Antoinette voyait plus clair et sentait plus juste que les politiques de Versailles, dont cette idée dérangeait les habitudes.

Et d’un autre côté, jeune, ayant le goût du plaisir, douée d’une nature sensible et vive, unie d’ailleurs à un roi peu fait pour entraîner ou pour occuper un cœur de vingt ans, Marie-Antoinette n’a-t-elle jamais ressenti de ces mouvemens intimes que les bruits clandestins lui ont si libéralement prêtés, en promenant ses préférences du chevalier de Luxembourg au duc de Coigny, de lord Strathavon à un prince de Darmstadt, de Lauzun à M. de Fersen ? Je ne sais, et quel est le regard assez fin pour pénétrer dans ce dernier repli d’un cœur de femme et de reine, qui en aucun cas assurément n’a abaissé sa fierté dans une galanterie vulgaire ? Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a point de traces visibles et sérieuses, c’est que les témoignages manquent, sauf les fatuités de M. de Lauzun ou quelque insinuation de M. de Besenval sur la liberté qu’avait osé prendre la reine de se donner un appartement particulier simplement et commodément meublé, et aussi probablement destiné à un usage qu’on ne dit pas. Un des plus spirituels sceptiques du temps, qui ne cache rien, principalement sur les autres, sans oublier ses propres folies, le prince de Ligne, a dit peut-être le mot le plus vrai, quoique un peu quintessencié, sur Marie-Antoinette : « sa prétendue galanterie ne fut jamais qu’un sentiment profond d’amitié et peut-être distingué pour une ou deux personnes, et une coquetterie générale de femme et de reine pour plaire à tout le monde ; » mais même avec cette personne ou ces deux personnes le difficile serait encore de préciser le degré d’affection, la part de la reine et de l’homme vivant dans sa familiarité qu’elle aurait distingué. Des divers sentimens qu’a pu inspirer Marie-Antoinette, le plus chevaleresque, le plus noblement délicat, celui qu’éprouvait le comte de Fersen, colonel du régiment royal-suédois, s’est manifesté à l’heure du péril, à l’époque du voyage de Varennes, par un dévouement aussi hardi qu’inutile. Ce qui est vrai aussi, c’est que dans cette cour, où survivaient l’esprit et les habitudes de Louis XV, on essaya plus d’une fois de donner des amans à la reine, comme elle l’avouait elle-même un jour, qu’on lui tendit des pièges, et puisqu’elle dédaignait ces aimables avances, on en venait tout simplement à conclure, par une singulière logique de corruption, que c’était parce qu’elle se chargeait elle-même de faire son choix. Dès lors, son regard même était interprété ; la moindre de ses faveurs devenait un indice ; ses familiarités passaient pour l’aveu de ses faiblesses. C’est ainsi que se formait et grossissait cet amas de bruits, de libelles, descendant jusqu’à l’avilissement le plus grossier, allant jusqu’à offrir une liste, — on appelait cela la liste civile, — de toutes les personnes qui auraient eu des relations de débauche avec la reine. C’est ainsi que ce qu’il y a de plus intime et de plus délicat dans la vie de Marie-Antoinette passe, avec son esprit, avec son caractère, avec ses goûts, avec tout son être, pendant dix ans, à ce creuset de diffamation croissante.

C’est un vrai drame tout moral, le drame d’une renommée perdue, et dont le dernier mot pour le moment est cette affaire du collier, qui ressemble à une explosion, où éclatent à la fois le progrès de ce long travail de discrédit et les dispositions de l’opinion saturée, hébétée de dénigremens. On était en 1785. Je ne veux pas refaire la minutieuse histoire de ce triste procès, dont les pièces authentiques, enquêtes, interrogatoires, viennent d’être exhumées des archives. Ce qu’il y a d’étrange, ce n’est pas qu’une intrigue ait pu se nouer entre un marchand dans l’embarras, un cardinal libertin, grand seigneur en robe rouge affamé des faveurs de cour, et une femme exploitant son origine, se servant d’une apparence de crédit auprès de la reine pour jouer grand seigneur et joaillier. L’intrigue, en dénotant par sa mise en scène une imagination inventive, ne dépassait pas en fin de compte les limites d’une escroquerie vulgaire, et depuis le commencement du règne on avait vu une autre femme, avec moins de détails romanesques il est vrai, faire de fausses lettres de change au nom de la reine. Ce qu’il y a de singulier et de caractéristique, c’est l’impression de l’opinion, c’est cette explosion de crédulités et d’inimitiés passionnées autour de la fable la plus audacieuse. Il fallait donc croire que la reine, qui avait refusé obstinément ce joyau, même quand le roi le lui offrait, pouvait aller se jeter par fantaisie dans une intrigue avec la première venue ! Il fallait admettre que Marie-Antoinette, qui ne témoignait à M. de Rohan que répugnance et froideur, qui ne lui avait pas même parlé depuis dix ans, allait tout à coup le recevoir en grâce pour l’achat d’un bijou, qu’elle avait pu, comme elle le disait, « donner le soin de ses atours à un grand-aumônier de France ! » Il fallait admettre qu’il pouvait y avoir quelque lueur de vérité dans ce rendez-vous nocturne du parc de Versailles, où Mme de La Motte faisait figurer une fille du monde, selon le mot du temps, la d’Oliva, et où la libertine fatuité du cardinal avait cru recevoir de la reine elle-même une rose comme emblème des faveurs futures !

C’est pourtant dans ce tissu d’imaginations malsaines que l’honneur de la souveraine était pris au milieu d’une cour dont la mésaventure de M. de Rohan remuait les passions, devant une société qui depuis un demi-siècle était à l’école du mépris des grands. Les élémens de toute une situation sont là : les ennemis de la reine redoublant d’animosité et cherchant à la compromettre pour sauver le grand-aumônier, les maisons alliées des Rohan, les Condé, les Soubise, les Guéménée, prenant le deuil et allant dans ce costume faire la haie sur le passage des conseillers de la grand’chambre au moment du procès, les femmes les plus haut placées s’employant à suborner les juges, la mode même s’en mêlant et inventant pendant la détention la couleur cardinal sur la paille, — le parlement, que Louis XVI avait rappelé de l’exil, se précipitant dans une voie au bout de laquelle était l’abaissement de la royauté, l’opinion affolée accueillant tout, croyant tout et tirant parti de tout !

Que le cardinal ne fût pas un fripon, le complice d’un détournement de diamans, c’était assez clair ; on voyait bien qu’il n’était tombé dans ce guêpier que par un mélange de suffisance dépravée et de légèreté ambitieuse. Il n’est pas moins vrai que son acquittement absolu était une sorte de condamnation morale de la reine. Marie-Antoinette ressentit cet acquittement comme un outrage, et elle écrivait à sa sœur Marie-Christine avec une sincérité d’émotion mêlée d’amertume et de fierté : « Je n’ai pas besoin de vous dire quelle est toute mon indignation du jugement que vient de prononcer le parlement, pour qui la loi du respect est trop lourde. C’est une insulte affreuse, et je suis noyée dans des larmes de désespoir. Quoi ! un homme qui a pu avoir l’audace de se prêter à cette sotte et infâme scène du bosquet, qui a supposé qu’il avait eu un rendez-vous de la reine de France, de la femme de son roi, que la reine avait reçu de lui une rose et avait souffert qu’il se jetât à ses pieds, ne serait pas, quand il y a un trône, un criminel de lèse-majesté ! Ce serait seulement un homme qui s’est trompé !… Plaignez-moi, ma bonne sœur, je ne méritais pas cette injure, moi qui ai cherché à faire tant de bien, qui ne me suis souvenue que j’étais fille de Marie-Thérèse que pour me montrer ce qu’elle m’avait recommandé en m’embrassant à mon départ, Française jusqu’au fond du cœur. Être sacrifiée à un prêtre parjure, à un intrigant impudique, quelle douleur ! Mais ne croyez pas que je me laisse aller à rien d’indigne de moi ; j’ai déclaré que je ne me vengerais jamais qu’en redoublant le bien que j’ai fait… » Elle disait aussi ce mot d’un grand cœur brisé : « il leur sera plus aisé de m’affliger que de m’amener à me venger d’eux. » Marie-Antoinette souffrait, elle ne le cache pas, de cette haine qui montait de tous les côtés jusqu’à elle, que le procès du collier ne faisait qu’irriter, et qui était telle que peu après on n’osait exposer son portrait peint par Mme Lebrun de peur qu’il ne fût insulté. Elle avait le chagrin de la popularité perdue, et lorsque, dans ses voyages à Paris, elle trouvait des réceptions froides, presque hostiles, bien différentes de celles qu’elle avait trouvées comme dauphine et même aux premiers temps du règne, elle se disait : « Que leur ai-je donc fait ? »

Ces épreuves sont la grande crise dans la vie morale de la reine. À dater de ce moment, les joies sont courtes, les peines sont vives et longues, les préoccupations sont incessantes ; tout devient sérieux. La force des choses provoque en quelque sorte Marie-Antoinette à s’essayer aux affaires, à prendre ce rôle d’action et d’influence devant lequel elle a reculé jusque-là, et chez elle le sentiment de la mère vient en aide au sentiment de la reine menacée, car cette femme qu’on dit frivole, dès qu’elle est mère, elle s’occupe de ses enfans ; elle les étudie, elle les connaît, elle a sur leur nature, pour leur éducation, une singulière justesse de jugement, et c’est elle qui dit de la première de ses filles, de celle qui sera la duchesse d’Angoulême : « Ma fille… a le caractère un peu difficile et d’une fierté excessive ; elle sent trop qu’elle a du sang de Marie-Thérèse et de Louis le Grand dans les veines. Il faut qu’elle s’en souvienne pour être digne de son sang ; mais la douceur est une qualité aussi nécessaire et aussi puissante que la dignité, et une nature orgueilleuse éloigne les affections… » On pourrait se représenter Marie-Antoinette à cette époque telle que la peignait justement Mme Lebrun, grave, déjà pensive et entourée de ses enfans, dont l’un est sur ses genoux. C’est par ce sentiment de mère au moins autant que sous la pression de l’inévitable nécessité qu’elle se trouvait poussée à prendre le rôle d’une reine sérieuse et politique. Malheureusement elle ne pouvait porter dans les affaires une expérience qu’elle n’avait pas. Tout était nouveau pour elle, hommes et choses. Tout la trahissait, et ses bonnes volontés tournaient contre elle comme ses erreurs. M. de Calonne n’était pas un homme de son choix, et bientôt cependant l’impopularité du présomptueux ministre retombait sur elle de tout son poids. Elle crut faire merveille en découvrant l’archevêque de Sens, M. de Brienne, dont la confiante ambition ne doutait de rien, et en peu de temps l’incapacité de M. de Brienne n’avait fait qu’ajouter aux ruines d’une situation qui s’effondrait de toutes parts. Les circonstances devenaient pressantes. Il n’y avait plus d’autre ressource que de rappeler au ministère Necker, qui avait été déjà contrôleur-général en 1781. La reine n’hésitait pas ; elle négociait elle-même avec M. de Mercy la rentrée de Necker, elle lui écrivait, elle le pressait, et pour cette fois elle s’effrayait de son propre ouvrage ; elle était agitée d’un trouble plein de pressentimens. « Je viens d’écrire trois lignes à M. Necker pour le faire venir demain à dix heures chez moi, ici, disait-elle à M. de Mercy dans une lettre du 25 août 1788. Il n’y a plus à hésiter. Si demain il peut se mettre à la besogne, c’est le mieux… Je tremble, passez-moi cette faiblesse, de ce que c’est moi qui le fais revenir. Mon sort est de porter malheur, et si des machinations infernales le font encore manquer où qu’il fasse reculer l’autorité du roi, on m’en détestera davantage. » Elle allait à Necker, mais en le craignant, sans confiance et sans conviction, n’ayant qu’un instinct vif et juste, et nulle idée précise, dévorée du sentiment de l’insuffisance de tout en présence d’une situation qui s’aggravait de jour en jour.

De toutes les causes de ruine qui vont en grossissant autour d’elle, la première, la plus irréparable pour la reine, c’est d’arriver à cette situation extrême de 1788 et 1789 avec la faiblesse d’un prestige avili, d’un crédit compromis et perdu, ayant tout contre elle, la cour et le peuple. Et pourtant de cette confusion croissante une vérité jaillit comme un éclair. Si le peuple eût écouté son instinct, il aurait vu qu’il ne pouvait trouver un meilleur appui que dans cette reine, dans cette femme que les haines de cour assaillaient, qui à travers des préjugés de rang et de naissance avait le grand don de la vérité, de la sincérité, qui avait en un mot la fibre humaine. Et si la reine, elle aussi, n’eût écouté qu’elle-même, elle aurait vu que, perdue par ce monde qui l’entourait, elle ne pouvait se sauver que par le peuple, par ce peuple dont elle disait un jour : « Il y a dans ces classes-là des vertus cachées, des âmes honnêtes jusqu’à la plus haute vertu chrétienne.. » Pour la reine et pour le peuple l’intérêt n’était pas différent, et l’ennemi était le même. Cette alliance était naturelle et facile au commencement du règne ; elle devenait moins aisée quelques années après ; elle était peut-être déjà impossible après l’affaire du collier, et elle l’était bien plus encore au seuil de 1780. Alors les événemens se précipitent. De tous ceux qui ont harcelé la reine, les uns passent dans le camp ennemi, les autres se dispersent étourdiment comme un vol d’oiseaux effarés, et Marie-Antoinette reste seule à côté du roi pour faire face à l’orage et mourir.


II

Alors en effet au coup de foudre de 89 s’ouvre la vraie tragédie dont le règne de Louis XVI n’est que le prologue, — le grand et terrible duel de la société nouvelle qui fait explosion et de cette royauté trahie par les siens, plus qu’à demi vaincue dès le premier choc, réduite à se traîner à travers les capitulations et les expédiens inutiles. On la sent venir, cette révolution, « au pas redoublé, » suivant une expression énergique, puissante de sa propre force, plus puissante encore de la force que lui donnent les vaines résistances, et, comme la plupart des révolutions, elle s’accomplit par l’impossibilité où est la monarchie d’aller plus loin, même matériellement. Ce sont les embarras financiers qui conduisent à l’assemblée des notables, aux états-généraux, à tous ces palliatifs des ministères de Calonne et de Necker ; seulement le jour où la brèche est ouverte, c’est l’inconnu qui fait irruption, et l’inconnu ici, c’est le 14 juillet 1789, le 5 octobre, l’assemblée constituante préparant la convention, la royauté captive avant d’être noyée dans le sang. C’est la révolution enfin qui se déchaîne et se précipite d’étape en étape sans reculer jamais.

Un des signes les plus curieux dans ce premier moment de la révolution française, c’est la décomposition soudaine et irrésistible de tout ce qui a existé jusqu’alors avec une apparence de grandeur encore imposante. Aussitôt que le mouvement est commencé, on dirait que cette monarchie séculaire s’affaisse brusquement dans le néant de ses traditions et de ses fictions. Elle s’écroule sous le souffle nouveau comme un vieux débris sur lequel tombe l’air extérieur. Elle n’a plus ni le gouvernement d’elle-même, ni le gouvernement des choses qui s’accomplissent autour d’elle. Sa politique est la politique des faibles et des vaincus, l’inertie étonnée ou « l’incohérente agitation d’un dépit impatient. » Rassemblez toutes ces dates principales et décisives : à la fin de juin 1789, la royauté voit à côté d’elle les états-généraux se transformer en assemblée nationale ; le 14 juillet, elle capitule par le rappel de Necker devant l’insurrection victorieuse ; le 5 octobre, quand la multitude va l’arracher à Versailles pour la traîner en triomphe à Paris comme le butin de la journée, elle n’est plus déjà qu’une captive surveillée, avilie, placée dans l’alternative de se relever, de s’affranchir par une alliance avec cette révolution qu’elle ne comprend pas, ou d’aller jusqu’au bout de sa dégradation morale et politique. Dans cet affaissement des institutions et des traditions anciennes dont le prestige tombe tout à coup, que reste-t-il ? L’âme d’une femme, de la reine, qui devient la dernière force de la royauté, ou qui décore du moins d’un dernier éclair de vie et de bonne grâce intrépide ce déclin monarchique. Voilà le spectacle qu’offre Marie-Antoinette pendant trois années. C’est la lutte incessante, désespérée, d’une nature généreuse contre les impossibilités qui se resserrent par degrés autour d’elle. Ce n’est plus même seulement la reine disputant sa couronne à ceux qui ne déguisent plus déjà leurs aspirations républicaines ; c’est la femme qui a sa vie à défendre contre les menaces meurtrières, c’est la mère qui a ses enfans à protéger et à sauver dans les jours de péril, ou, pour mieux dire, la reine, la femme et la mère sont indissolublement unies en elle et courent la même fortune, car c’était bien vrai ce que disait Mirabeau, dès 1790, avec une perspicacité profonde et un accent de fierté digne de celle pour qui il parlait : « J’aime à croire que la reine ne voudrait pas de la vie sans la couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie, si elle ne conserve pas sa couronne. »

Ceux qui ont traîné Marie-Antoinette comme une coupable devant le tribunal versatile des haines populaires ou des préjugés vindicatifs des partis, et qui l’ont tuée pour des crimes imaginaires, n’ont rien su de ce qui battait dans ce cœur brisé d’émotions, et ont assurément commis une des plus effroyables iniquités ; ceux qui veulent faire de la reine une héroïne sans faiblesses, une souveraine infaillible, une tête politique nouant de fortes combinaisons, sachant où elle va et ce qu’elle veut, ceux-là aussi, sans nul doute, créent à leur tour un personnage d’imagination. Ce n’est ni une coupable, ni une héroïne sans faiblesses, ni une forte tête politique ; c’est une femme toute de spontanéité et d’instinct, vive et sincère dans ses impressions, réfléchie par nécessité et par effort, une femme qui passe en un instant de l’atmosphère affadie de la vie royale dans le mouvement d’une révolution, qui se trouve jetée dans la politique par le malheur, sans goût, sans expérience et sans illusions, mais qui supplée à tout par la fine et énergique trempe du caractère ; c’est la femme enfin qui entre dans son rôle d’action dès le premier moment, le 6 octobre, en gardant sa sérénité au milieu de la multitude, en rappelant à Bailly qu’il ne répète pas au peuple le mot de confiance balbutié par le roi, et qui, au lendemain de cette navrante crise de la royauté, à peu près captive aux Tuileries, écrit à M. de Mercy-Argenteau : « …J’ai vu la mort de près, on s’y fait, monsieur le comte… Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant où nous sommes et comment nous y sommes arrivés, nous devons être contens du mouvement du peuple… J’espère que, si le pain ne manque pas, beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple : milices, poissardes, tous me tendent la main ; je la leur donne… Le peuple ce matin nous demandait de rester. Je leur ai dit de la part du roi, qui était à côté de moi, qu’il dépendait d’eux que nous restions, que nous ne demandions pas mieux, que toute haine devait cesser, que le moindre sang répandu nous ferait fuir avec horreur. Les plus près m’ont répondu que tout était fini. J’ai dit aux poissardes d’aller répéter tout ce que nous venions de nous dire… » C’est là, pour la reine de France assurément, une singulière entrée dans le tourbillon de la vie publique, et ce n’est pas sans raison que, troublée de tout ce qu’elle voit, de tout ce qui l’enveloppe et l’oppresse, elle avoue avec une ingénuité douloureuse, dans ses premières confidences à M. de Mercy, que son cœur est déchiré et que sa tête s’y perd.

Essayez un instant de fixer cette situation incohérente et mobile au moment où se dresse la formidable énigme de la révolution, où la reine est provoquée à l’action par la plus impérieuse nécessité de défense personnelle, et où chaque heure perdue ne fait qu’ajouter à l’irréparable. Je ne parle pas du dehors, de cet amas d’hostilités, de jalouses défiances, de préventions effarées et apathiques qui irritent la France nouvelle sans dégager la reine, sans lui offrir réellement un secours. C’est à l’intérieur que s’agite le tout-puissant problème et que le drame se complique de mille impossibilités. Du côté du peuple, la haine éclate sous toutes les formes, et c’est ici vraiment qu’on voit fructifier la venimeuse semence des diffamations de tout un règne. Toutes ces accusations, tous ces bruits répandus par la légèreté frondeuse des gens de cour sont allés fermenter dans l’âme populaire et font explosion dans l’effervescence universelle. Ce n’est plus dans les salons dorés et dans les antichambres de Versailles que l’injure est chuchotée perfidement, c’est sur la place publique qu’elle retentit par la voix de la multitude formée au mépris de l’Autrichienne, de celle qui fait passer des millions à son frère l’empereur d’Allemagne, qui gaspille les trésors de l’état pour ses fantaisies, pour ses favoris, qui passe sa vie en galanteries licencieuses ! Ce n’est peut-être pas tout à fait dans le premier instant la disposition du vrai peuple, qu’on voit au contraire prompt à revenir et facilement subjugué dès que la reine se montre et parle ; mais le peuple s’y fait, et l’outrage court les rues, remontant jusqu’au palais, jusqu’au cœur indigné de la souveraine, qui n’a plus même la ressource d’ignorer l’insulte. Quant à elle, une fois aux Tuileries, en plein Paris, au milieu de ce bourdonnement de haines, elle se représente dans sa petite chambre, gardant ses enfans auprès d’elle, ses enfans qu’elle ne quitte plus, et elle ajoute cette réflexion amère, que du moins on ne la soupçonnera pas de recevoir du monde chez elle. C’est Marie-Antoinette elle-même qui retrace d’une main agitée ce déchaînement populaire croissant quand elle écrit à son frère l’empereur Léopold : « Je suis journellement abreuvée d’injures et de menaces. À la mort de mon pauvre cher petit dauphin (2 juin 1789), la nation n’a pas seulement eu l’air de s’en apercevoir. À partir de ce jour-là, le peuple est en délire, et je ne cesse de dévorer des larmes. Quand on a subi les horreurs des 5 et 6 octobre, on peut s’attendre à tout. L’assassinat est à nos portes. Je ne puis paraître à une fenêtre, même avec mes enfans, sans être insultée par une populace ivre à qui je n’ai jamais fait le moindre mal, bien au contraire, et il se trouve assurément là des malheureux que j’aurai secourus de ma main. Je suis prête à tout événement, et j’entends aujourd’hui de sang-froid demander ma tête… » Voilà ce que Marie-Antoinette trouve du côté du peuple : la défiance, l’outrage et la menace. Et ce n’étaient pas là de vaines clameurs de la multitude. L’assassinat ou quelque acte de violence était bien réellement au bout de la menace. À chaque instant, on craignait de voir se renouveler les scènes du 6 octobre. L’assemblée ne faisait rien pour détourner le péril, et tout ce que Duport du Tertre, devenu ministre en 1790, trouvait dans son courage, c’était de répondre à M. de Montmorin qu’il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu’il en serait autrement, s’il s’agissait du procès de Marie-Antoinette.

Du côté de la cour, de ce qui reste de cette cour frappée par l’orage, où est l’appui, où est la ressource de la reine ? Les tantes du roi, vieillies et exilées des affaires, continuent leur guerre taquine et grondeuse de mauvais propos contre Marie-Antoinette, qui bien évidemment à leurs yeux trahit la maison de France. Monsieur, le comte de Provence, retiré au Luxembourg, joue au diplomate habile et calculateur ; il s’essaie à un rôle qui sourit à son ambition et devant lequel il recule ; « il a peur d’avoir peur, » dit cruellement Mirabeau. Le comte d’Artois, qui s’est refroidi pour la reine depuis le ministère de Necker, est suffoqué par le 14 juillet et donne en tête légère le premier signal de l’émigration. Le duc d’Orléans, aigri par les défiances et les froideurs de la cour, se laisse aller à son entourage, à Mme de Buffon, et à bien d’autres qui exploitent ses ressentimens ou ses vices et le poussent dans le camp ennemi en lui faisant un parti. Les autres princes du sang, les Condé, s’en vont ou s’annullent. La noblesse, au premier ébranlement de la révolution, se débande ; elle donne dans le mouvement, elle émigre ou elle se retire dans ses mécontentemens ; elle voudrait être sauvée, elle ne fait rien pour se sauver elle-même, et elle crie contre les sacrifices devenus nécessaires. Il n’y a plus dans cette noblesse sans esprit politique que des dévouemens isolés qui se rallient dans le péril.

Et le roi lui-même, que fait-il, que pense-t-il ? Le roi est profondément étonné en présence d’un mouvement dont la portée échappe à son esprit simple, honnête et timide : il veut concilier tout le monde, écoute tous les avis sans les suivre ou en ne les suivant qu’à demi, et retombe chaque jour dans des surprises nouvelles qui lui font dire dans une de ses lettres : « C’est une bien belle allégorie que celle de la boîte de Pandore. » Si Louis XVI eût été un homme de force et d’épée, il eût essayé de dompter la révolution, et il eût réussi probablement à l’ajourner ; s’il eût été un fourbe de génie, il eût cherché à la vaincre ou à la gagner par l’avilissement et la corruption, et il n’eût peut-être pas entièrement échoué, au moins pour le moment ; s’il eût été simplement un esprit clairvoyant et habile, avec sa droiture naturelle il eût, dès le premier jour, recherché sincèrement, résolument l’alliance de cette puissance nouvelle, et par cette alliance il eût raffermi une monarchie en ruine. Louis XVI n’avait ni les qualités ni les vices d’aucun de ces rôles. Il voulut dompter la révolution sans avoir foi en la force ; il fit des tentatives pour traiter avec elle sans conviction ; il essaya des machinations secrètes, et son honnêteté le trahissait à tout instant. Il n’était qu’irrésolu et dérouté, C’est l’homme dont le comte de Provence, son frère, peignait l’indécision en disant : « Imaginez des boules d’ivoire huilées que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. » Son caractère est une résignation passive et louvoyante qui ressemblerait à du fatalisme, s’il n’y avait parfois une vulgarité un peu lourde. Le pauvre roi, quand il est enfermé aux Tuileries, réduit à un régime sédentaire, lui accoutumé à la chasse et à l’exercice, il a des mots pénibles à entendre ; « on m’a accusé de manger trop, écrit-il naïvement à Mme de Polignac déjà émigrée, mais je crois que je me suis réduit par degré. »

Parmi les personnages effacés d’une famille royale jetée tout à coup dans un si grand péril, une des figures les plus curieuses après la reine, et qui ne prend qu’aujourd’hui son relief dans toute une correspondance, c’est Mme Elisabeth, celle que Marie-Antoinette, lorsqu’elle était dauphine, représentait comme une enfant farouche, à demi sauvage, et douce pourtant, celle qui avait voulu se faire religieuse et qui était restée une princesse attachante dans son obscurité. C’est une nature familièrement brusque, spirituellement ingénue, droite, d’une dévotion passionnée et simple, d’une originalité fruste et pleine de saillies de bonne humeur. C’est un esprit de vieille race qui a gardé toute son intégrité. Pour elle par exemple, elle ne comprend rien à la révolution, et elle ne cherche pas même à comprendre. Ce qui la désole, c’est que « la religion perd beaucoup, » et ce qui ne l’afflige pas moins, c’est l’abandon où l’on vit, laissant tout faire, et, ce qu’il y a de pis, cherchant à persuader à tout le monde qu’on n’est pas fâché de ce qui se passe. « Les honnêtes gens se découragent en voyant qu’ils ne seront jamais soutenus et finiront par nous délaisser, » écrit-elle à son amie Mme de Bombelles. Elle a des mots étranges, comme lorsqu’elle dit qu’elle a toujours été curieuse et qu’elle voudrait bien voir comment tout cela finira, et elle en a aussi parfois où se révèle un cœur blessé et impatient qui s’insurge et appelle l’action ; mais elle s’arrête aussitôt en disant : « Dieu merci ! ce n’est pas moi qui gouverne ! » Son rôle est de prendre tout avec une sérénité courageuse et contenue, de tâcher de se mettre bien avec le bon Dieu qu’on irrite fort, de rester auprès du roi et de la reine, d’être résignée et dévouée jusqu’au bout ; elle est comme le lierre de cette maison de France en ruine.

C’est dans ces conditions et au milieu de tous ces personnages que la reine se trouve appelée et en quelque sorte contrainte à l’action, que par sa position, par son caractère, elle devient un point de mire pour tous. On dirait un instant que tout se concentre et se noue autour d’elle. Amis et ennemis lui font également ce rôle de primauté morale. Ceux qui veulent aller en avant, qui ont la foi ou l’ivresse de la révolution, sentent bien que là est le péril, que le plus grand obstacle peut venir de l’énergie de cœur, de la résolution de cette reine, et ils s’acharnent contre elle, ils la désignent aux haines populaires et ne reculent pas même devant l’idée sinistre d’un attentat anonyme commis par la multitude dans un moment d’échauffourée, tandis que les moins violens vont encore jusqu’à vouloir évincer la reine par un procès, en la renfermant dans un couvent ou en la renvoyant en Allemagne. Ceux qui ont les yeux fermés, qui voudraient qu’on ne fît rien et qui tremblent à la moindre concession, craignent les entreprises de la reine, ses alliances possibles avec les chefs de la révolution, et montrent à leur manière son importance en la poursuivant dans tout ce qu’elle peut tenter, en s’efforçant de glacer son courage par l’abandon, par les reproches. Ceux qui croient qu’il n’y a plus qu’à faire hardiment la part des nécessites du temps, à s’allier avec la partie modérée de la révolution et à rajeunir la monarchie par la liberté, ceux-là aussi se tournent vers la reine. C’est en elle qu’ils mettent leur espoir pour sauver ce qui peut être sauvé. Ils la stimulent, l’alarment quelquefois pour la mieux exciter à prendre sérieusement son rôle et s’efforcent de l’enhardir au gouvernement. Il ne faut plus qu’elle se contente de dire : « Je ne me mêle ; » il faut qu’elle donne l’impulsion. « Le roi n’a qu’un homme dans son conseil, c’est sa femme, s’écrie Mirabeau ; le moment viendra et bientôt où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval : c’est pour elle une méthode de famille ; mais en attendant il faut se mettre en mesure et ne pas croire pouvoir, soit à l’aide du hasard, soit à l’aide des combinaisons, sortir d’une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires. » Et M. de La Marck, le négociateur du rapprochement de Mirabeau, qui est peut-être l’ami de Marie-Antoinette encore plus que du roi, mais qui n’est point assurément un révolutionnaire, M. de La Marck le dit à son tour : « Aussi longtemps que la reine ne sera pas le point central des affaires, qu’elle ne sera point secondée par un ministre habile et servie près du roi par un homme fidèle avec lequel il se trouve à son aise, il faudra s’attendre à de grandes fautes et à mille dangers, car enfin, il faut trancher le mot, le roi est incapable de régner, et la reine, bien secondée, peut seule suppléer à cette incapacité. » La reine elle-même sent bien les nécessités inexorables et les impossibilités de la situation. « Vous connaissez la personne à laquelle j’ai affaire, écrit-elle en parlant du roi ; au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu’elle s’en doute ; c’est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. » De sorte qu’en étant provoquée à l’action par l’invincible force des choses, Marie-Antoinette trouve en même temps partout autour d’elle les difficultés, les impossibilités, sans parler de celles qu’elle peut bien rencontrer en elle-même, dans ses idées et dans son éducation morale.

C’est ce qui explique en grande partie les fluctuations de sa volonté, les contradictions apparentes de son rôle, contradictions qui suivent la marche des choses, et qui deviennent plus périlleuses à mesure que tout s’aggrave. La vie de Marie-Antoinette se passe dans une suite d’efforts comprimés, de luttes invisibles entre le nécessaire et l’impossible, entre l’évidence qui crie, qui pousse en avant, et une fatalité qui paralyse tout, qui enchaîne tout, pour laisser la place libre à la révolution. Elle veut bien agir, cette reine qui voit chaque jour s’assombrir son destin ; elle sait bien que sa couronne et sa vie sont à ce prix. Il y a des momens où elle est tout feu, où elle espère presque avec sa bonne grâce énergique ; puis, qu’une déception arrive, que la révolution fasse un nouveau pas, provoqué le plus souvent par l’indécision, que les obstacles se multiplient au dedans, au dehors, elle retombe dans le découragement d’une nature qui a plus d’élan que de suite. Elle passe d’un goût subit pour tous les détails familiers du gouvernement à une lassitude agitée. Ne lui demandez pas, sans nul doute, même lorsqu’elle agit, d’avoir l’amour de la révolution ; c’est bien assez qu’elle comprenne les nécessités les plus irrésistibles, et il est certain qu’il y a des instans où elle comprend, où elle cherche à faire comprendre autour d’elle qu’il n’y a plus à revenir en arrière, où elle met toute sa bonne volonté à entrer dans l’esprit de l’ordre nouveau, où elle ne ferme nullement les yeux à la lumière. « Paris a l’air d’être tranquille, écrit-elle dans une éclaircie ; mais je voudrais voir les départemens tranquilles et formés en activité, je voudrais voir les lois achevées, je voudrais que tous ceux qui perdent au nouveau régime réfléchissent qu’ils perdront encore plus, s’ils ne se consolent pas ; je voudrais qu’on aime plus la patrie et le repos public que les intérêts de la fortune et de l’amour-propre. Je voudrais bien des choses, et je ne puis rien… » Un jour de bonne et sincère résolution, elle dira à M. de Mercy : « Les derniers événemens m’ont donné de grandes lumières sur l’état des choses et sur le caractère des personnes. Les dispositions de l’assemblée nationale dans ces malheureuses circonstances et les égards qu’on a eus pour moi ne peuvent vous avoir échappé. Je crains de m’être bien trompée sur la route qu’il aurait fallu suivre… » Et la voilà bien décidée à suivre une route meilleure, à accepter le concours de quelques-uns des chefs de la révolution ; mais à un autre moment elle écrira : « On est à côté de moi très résigné à accepter une part très modeste ; pour mon compte, je ne ferais pas si bon marché du pouvoir du trône. Plus on accorde aux factions, plus elles se montrent exigeantes, nous en avons la preuve chaque jour… » Elle veut et elle ne veut pas, et c’est ainsi qu’elle prodigue un courage inutile, une intelligence très réelle et très fine des affaires qui n’aboutît qu’à la mettre un peu plus en vue sans désarmer la révolution, en l’excitant au contraire et en lui précisant le but.

Rien ne peint mieux le mouvement d’esprit de Marie-Antoinette, la nature de ses impressions et de son rôle, ses bonnes volontés et ses luttes intérieures, comme aussi les difficultés de la situation extraordinaire où elle se trouve jetée subitement, que ses rapports avec quelques-uns des chefs de la révolution, notamment avec Mirabeau et avec Barnave. Ce que sont ces rapports avec Mirabeau, les notes du tout-puissant tribun le disent assez. À part la question d’argent, qui est le vilain côté de l’affaire, ces notes forment tout un cours de politique familièrement saisissant, animé et plein d’éclairs. Depuis le premier moment, Mirabeau attend une ouverture, armé et redoutable, cachant un homme d’état libéralement monarchique sous le révolutionnaire tonnant, et il dévore son impatience en voyant se perdre les jours et les heures. Une démarche ne peut donc le surprendre, elle répond à son secret désir ; mais du côté de la reine il y a un bien autre chemin à faire. Aux yeux de Marie-Antoinette, étrangère au maniement des hommes et des assemblées, Mirabeau reste un monstre effroyable chargé du soupçon d’avoir été l’instigateur des journées d’octobre, qui n’étaient pourtant pas son œuvre. La reine a cru longtemps n’être jamais assez malheureuse pour être réduite à recourir au tribun, dont l’immoralité lui fait horreur, elle ne le cache pas. Il faut donc que de son côté le sentiment de la nécessité parle bien haut. Ce n’est pas par M. de La Marck que se nouent les premiers rapports. Marie-Antoinette, on le voit aujourd’hui par ses lettres, cherche quelque moyen bien indirect, bien clandestin, et elle s’adresse d’abord à un agent secret de Louis XVI, au baron de Flachslanden, qui ne peut rien. C’est alors que M. de La Marck et avec lui M. de Mercy se chargent de cette délicate négociation ; mais des communications écrites ne suffisent pas : il faut une entrevue, fixée au 3 juillet 1790, et jusqu’au dernier moment la reine hésite. Elle écrit à M. de Mercy : « Tenez, monsieur le comte, plus je réfléchis à la démarche préparée, plus il s’élève de doutes dans mon esprit ; il faut absolument les dissiper. J’en ai une sorte d’horreur malgré moi… » Elle ne peut se défendre d’un frisson à cette idée ; puis, quand l’entrevue est passée, la reine écrit à son frère Léopold : « J’ai donc vu le monstre ces jours derniers avec une émotion à être malade, mais que son langage a bien vite contre-balancée sur le moment ! C’était à Saint-Cloud, il y a quatre jours. Le roi était auprès de moi et a été fort content de M…, qui lui a paru de la meilleure foi et tout à fait dévoué. On croit tout sauvé… » Voilà l’horreur du monstre évanouie ! Mirabeau était sorti de l’entrevue enflammé ; la reine en sortait rassurée.

Rien n’était sauvé cependant. D’abord les conseils de Mirabeau devaient rester inconnus des ministres, et dès lors à quoi pouvaient servir ses directions ? En outre on se réservait, selon l’aveu de la reine, de prendre des mémoires de toutes mains, de Bergasse et de bien d’autres, sauf à se faire un plan de conduite de toutes pièces, et dans ces conditions à quoi bon un correspondant de plus ? Enfin Mirabeau n’est pas homme à se prendre dans ces toiles d’araignée, à se faire le complaisant serviteur de quelque œuvre inconnue ; il veut le rétablissement de l’ordre, mais non de l’ordre ancien, comme il dit. Il en résulte qu’à la première occasion, impatient de voir ses conseils méconnus, il éclate dans l’assemblée, il pulvérise de sa voix la plus foudroyante les fauteurs de contre-révolution, et la reine consternée écrit à son frère : « Nous voilà retombés dans le chaos et dans toutes nos défiances… M… a prononcé un discours de violent démagogue à épouvanter les honnêtes gens. Voilà encore nos espérances toutes renversées de ce côté ; le roi est indigné et moi désespérée… Cet homme est un volcan qui mettrait le feu à un empire : comptez donc sur lui pour éteindre l’incendie qui nous dévore !… » M. de La Marck, ce galant homme d’autant de sens que de dévouement, a fort à faire pour rassurer la reine, pour lui persuader que, si Mirabeau a des par-delà, comme il dit, il est de bonne foi dans son zèle monarchique. Ainsi marchent ces relations, empreintes d’effroi d’une part, de hauteur de l’autre, de défiance des deux côtés. Mirabeau eût-il sauvé la monarchie, s’il eût vécu ? Dans de telles conditions, c’est certainement fort douteux. Sa mort soudaine ne ravivait pas moins tous les découragemens de Marie-Antoinette, gagnée malgré tout par cet homme qu’elle redoutait et dont elle sentait la puissance.

Et Barnave, que faut-il pour le rapprocher de la reine, pour combler l’abîme qui semble d’abord s’ouvrir entre eux ? Il ne faut rien moins que la malheureuse évasion du 20 juin 1791 et l’arrestation de la famille royale à Varennes. Un sentiment élevé de pitié respectueuse est ici le grand négociateur improvisé par le hasard des événemens. Choisi par l’assemblée avec Pétion et Latour-Maubourg pour aller recevoir cette famille de captifs et la ramener à Paris, Barnave ne peut se défendre d’un attendrissement profond pour cette « mémorable infortune » dont le souvenir se grave en traits ineffaçables dans son imagination et lui reviendra lorsqu’il sera lui-même prisonnier et près de monter à l’échafaud. Pendant tout ce douloureux voyage de Varennes à Paris, placé dans la même voiture avec la famille royale et Pétion, Barnave se conduit après tout en homme bien né qui contient le secret de son émotion. Il parle peu, mais sa tenue, ses manières sont le muet témoignage de ce qu’il ressent, tandis que son compagnon se conduit en plébéien grossier, se mettant à l’aise, tirant les cheveux du petit dauphin, heurtant le roi, allant même jusqu’à croire sa vertu menacée par la pieuse Mme Elisabeth ! La reine saisit bien vite le contraste, et elle est touchée de la généreuse délicatesse du jeune tribun, à qui elle pardonne d’un coup tout son passé. À partir de ce moment, Barnave n’est plus un ennemi ; c’est un ami voilé, un conseiller secret, et lui aussi il se met à l’œuvre à son tour, reprenant le travail de Mirabeau. Il réveille une dernière espérance dans le cœur de la reine, et il est telle lettre de cette époque à l’empereur Léopold où se laisse facilement voir cette influence nouvelle. Barnave soutint plus tard devant le tribunal révolutionnaire qu’il n’avait jamais eu de relations directes avec la cour, qu’il n’était jamais allé au château. On dit en effet que tout se passait par un intermédiaire. Le chevalier de Jarjayes, mari d’une femme de la maison de la reine, recevait les communications de Barnave dans sa poche, où Marie-Antoinette les prenait en mettant ses réponses à la place.

Une chose frappe dans ces rapports secrets qui auraient pu, qui auraient dû être publics pour l’honneur de tous : c’est cette prévention première qui s’élève comme un nuage épais entre des personnes également intéressées à se rapprocher et qui tombe tout à coup dès qu’on se voit. Tant qu’on ne se connaît pas, on dirait qu’il y a un abîme, et sous certains rapports il est bien vrai qu’il y a cet abîme creusé par tout un passé, par des défiances réciproques ; dès qu’on s’est vu, on s’aperçoit bien vite que l’on pourrait s’entendre, on se sent même pris d’un attrait mutuel. Mirabeau subit la fascination de la reine, et Barnave à son tour se laisse aller au même charme. La reine de son côté s’aperçoit que ces tribuns tant redoutés ne sont pas aussi monstres qu’elle l’avait cru. Qui rend les armes dans ces transactions ? quel est le vainqueur, du moment dans ces entrevues ? Est-ce la révolution ou l’ancien régime ? Ni l’un ni l’autre. C’est la force des choses qui amène ces rapprochemens, c’est la fatalité du temps qui les rend inutiles, parce qu’ils se font mal, tardivement, d’une façon décousue, à travers toutes ces contradictions d’idées et de sentimens, dont ils sont le produit et l’image, parce qu’ils ne sont enfin que des expédiens conduisant à d’autres expédiens.

Où est le secret de cette incertitude agitée de la reine, même quand elle semble avoir un plan et rechercher des directions ? C’est que, dans le tourbillon de la politique où elle se trouve entraînée, elle ne cesse point d’être femme, et de toutes les femmes elle est la plus vraie. C’est sa faiblesse peut-être, surtout dans un temps où on n’échappe aux affectations de cour que pour tomber dans les affectations révolutionnaires ; c’est aussi le charme souverain et émouvant de sa nature. Elle est femme par ses mobilités, par ses répugnances, ses découragemens, ses illusions et ses contradictions, par ces effusions de cordialité qui survivent à toutes les épreuves et qui vont chercher au loin ses amis, par cette sensibilité fine et ardente qui se replie devant l’ingratitude et l’abandon autant qu’elle est prompte à s’émouvoir quand elle rencontre des dévouemens inconnus, et sous ce rapport, à n’observer que l’essence des deux caractères, il y a un rapprochement bien plus étrange que celui qui avait lieu le matin du 3 juillet 1790, à Saint-Cloud, entre la reine et Mirabeau : en réalité, ce sont les deux personnages le plus vraiment humains de la révolution. Mirabeau a la toute-puissance de l’humanité, comme Marie-Antoinette en a la grâce exquise et douloureuse. Chez elle, nulle tension, rien de guindé, d’artificiel, de déclamatoire. Tout ce qu’elle est, elle l’est naturellement. Je crois bien que son intelligence, en s’appliquant aux affaires, aurait eu besoin d’un peu de cette suite et de cette méthode que lui souhaitait M. de La Mark ; mais il y a une chose qui ne manque jamais à son cœur au milieu des plus terribles fluctuations de son esprit : c’est la dignité naturelle, la fierté et le courage, et c’est par là qu’elle arrive sans effort à l’héroïsme sans être précisément ce qu’on appelle une héroïne. Que son frère Léopold la presse de partir, de se soustraire personnellement au danger qui la menace, elle répond d’un accent généreux : « Pardonnez-moi, je vous en conjure, si je continue à me refuser à votre conseil de quitter. Songez donc que je ne m’appartiens pas. Mon devoir est de rester où la Providence m’a placée et d’opposer mon corps, s’il le faut, aux couteaux des assassins qui voudraient arriver jusqu’au roi. Je serais indigne du nom de notre mère, qui vous est aussi cher qu’à moi, si le danger me faisait fuir loin du roi et de mes enfans… » Qu’on ait l’air à Vienne d’élever des doutes sur ce qu’elle est capable de faire tant qu’elle est à Paris, sur son courage, elle répondra à M. de Mercy avec une fierté émue : « .. Je ne vous charge pas de faire mon apologie. Vous connaissez depuis longtemps le fond de toute mon âme, et jamais le malheur n’y pourra faire entrer la moindre idée vile ni basse… » Comparez, si vous voulez, cet accent et cette attitude d’une reine qui se livre tout entière, comme elle dit, pour un roi qui la compromet et pour son fils, à l’attitude d’une Marie-Louise qui ne se livre pas du tout pour celui dont elle a épousé le génie et la gloire.

Et puis quand il serait vrai que Marie-Antoinette eût des défaillances par instans, qu’elle eût d’autres fois des amertumes et des révoltes, considérez ce qu’est cette vie d’une femme, d’une reine pour qui tout est souffrance et aiguillon, qui est tombée du monde ennemi de Versailles dans le monde ennemi de la révolution, qui se sent froissée dans ses délicatesses, dans sa fierté, dans ses goûts par mille détails, qui ne peut même se réfugier dans une libre et familière intimité sans soupçonner quelque espionnage secret. On veut lui faire une maison constitutionnelle : il serait peut-être prudent de l’accepter ; mais c’est laisser s’organiser autour d’elle l’inquisition et l’hostilité. La révolution n’est pas seulement un drame public, c’est tout un drame intérieur dans une telle âme, dont la sensibilité douloureuse est à chaque instant offensée. Dans cette situation qui ne fait que s’aggraver de jour en jour, la reine ne peut faire un pas, un mouvement, sans se heurter. Si avec Mme Elisabeth elle va au bois de Boulogne, sans goût, uniquement parce qu’il faut se montrer, on lui fait un véritable supplice de « toutes ces promenades où des gens du mauvais peuple enfoncent leur chapeau sur leur tête avec affectation,… » quand ils ne la poursuivent pas de leurs insultes ; si elle se replie dans son intérieur, elle trouve la consternation et le doute, l’effroi du lendemain pour ses enfans. Si elle fait bon accueil à ce qui reste de noblesse auprès d’elle, la révolution soupçonneuse se fâche et gronde ; si elle fait un pas vers la révolution et vers ses chefs, c’est la noblesse qui est mécontente et qui boude. On lui demande ironiquement ce qu’est devenue la reine du 6 octobre ; on lui fait un crime d’intriguer avec Mirabeau, comme le dit naïvement Mme Elisabeth. On ne va pas à son jeu, le coucher du roi est solitaire, on va grossir le camp des émigrés, où elle passe pour une transfuge des bons principes, et alors, dans un moment de clairvoyante sincérité, elle se dit qu’elle aurait peut-être un jour sauvé la noblesse, si elle avait eu quelque temps le courage de l’affliger. Elle écrit à son frère : « La noblesse nous perdra en nous abandonnant à tous les dangers ; nous sommes forcés de nous sauver sans elle. Ce qui nous en reste murmure sans cesse et s’alarme quand en définitive nous travaillons pour elle : alors nous la caressons pour la rassurer, aussitôt le bruit en court, et les furieux de l’assemblée redoublent de fureur ; — quelle existence ! » La reine est vraie, disais-je ; elle est vraie jusque dans ces dissimulations dont elle parle et qu’une telle situation lui impose, jusque sous ce masque qu’elle se vante un jour avec amertume de mettre sur son visage, et ce qui le prouve, c’est cette amertume même qui la trahit, c’est la souffrance qu’elle ressent à plier son « caractère franc et indépendant » aux calculs momentanés de sa sûreté.

Le malheur de Marie-Antoinette, sans doute c’est de ne pas comprendre assez la puissance de cette révolution qui marche au pas de charge, et quand elle la comprend, quand elle se décide à chercher des conseillers secrets dans le camp même de la révolution, de ne suivre qu’à demi leurs avis, de les dénaturer, dz les énerver dans l’exécution. C’est la source de ce qu’on peut appeler ses fautes politiques, si tant est que ce ne soient pas les fautes du roi bien plus que de la reine. Je n’en voudrais qu’un exemple. Mirabeau, on le sait, voulait dès le premier moment que Louis XVI, n’ayant plus qu’une liberté dérisoire aux Tuileries, quittât Paris non pas secrètement, mais en public, qu’il se retirât non dans une ville de la frontière, à portée des armées étrangères, mais dans une ville de l’intérieur, à Rouen, et que là, acceptant la constitution dans tout ce qui n’était pas incompatible avec l’autorité royale, il ralliât la masse honnête, sensée et libérale du pays. En un mot, Mirabeau voulait tout par la France, sans réaction absolutiste et sans intervention étrangère. Que devient ce projet à l’exécution ? On prend l’idée quand il n’est plus temps, on part pour Montmédy de façon à s’appuyer au besoin sur la force étrangère, et on est arrêté à Varennes ! Voilà la faute et le malheur ; mais si la reine se perd dans toutes ces combinaisons, si elle ne peut d’ailleurs à aucun moment et sous aucun rapport passer pour une alliée bien convaincue de la révolution, elle ne se détache pas moins de l’émigration, cette grande étourderie absolutiste et nobiliaire qui devient en réalité le grand et croissant péril de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

À partir du moment où elle se constitue définitivement par l’arrivée du comte de Provence, à l’époque du voyage de Varennes, l’émigration est plus qu’une légion désordonnée de soldats attendant, l’heure de rentrer en France à main armée ; elle est un gouvernement opposé au gouvernement de la révolution et même, à certains égards, à celui du roi, comme on le voit clairement aujourd’hui. Il y a un ministre de Russie à Paris, M. de Simolin, dont M. Feuillet de Conches publie une lettre où est peint singulièrement ce monde des émigrés qui fait revivre Versailles sur la frontière, et qui est tout plein de fausses nouvelles, de fausses espérances, de faux projets. « Monsieur, écrit-il, et M. le comte d’Artois ne s’aiment pas et se dénigrent réciproquement dans leurs petites sociétés particulières. Mme de Balbi et Mme de Polastron, maîtresses des deux frères, sont jalouses l’une de l’autre. La première occupe une maison de campagne auprès de Coblentz, et y donne à souper et à jouer comme au Luxembourg. L’autre, un peu plus renfermée, critique cet étalage, et d’un autre côté M. le prince de Condé, Mme de Monaco et leurs amis composent une petite cour séparée… Dans le Pays-Bas, à peu de distance de Bruxelles, Mme de Vaudémont occupe une espèce de ferme dans laquelle elle a fait décorer une grange qui sert de salle à manger à tout venant. Tous les gens du bon ton y accourent, s’y rassemblent, passent et repassent, allant à Coblentz, venant de Worms, apportant des nouvelles, en remportant pour les semer ailleurs. » C’est là le monde qui pensait avoir raison de la France en quelques jours. M. de Calonne s’en chargeait, pourvu qu’il ne fût pas contrarié par M. de Breteuil, et le comte d’Artois se démenait de son mieux de Turin à Vienne, tandis que Monsieur rédigeait des manifestes. Les cavaliers avaient agi autrement en Angleterre et n’avaient pas sauvé Charles Ier.

S’il est une chose curieuse, c’est l’animosité profonde de Marie-Antoinette contre ce monde présomptueux et turbulent qui s’agite à la frontière, tandis qu’elle se débat dans le feu de la lutte. Il y a des momens où son âme déborde d’amertume contre le comte de Provence et où elle écrit à Mme de Lamballe, en ayant soin d’ajouter la naïve et inutile recommandation de brûler sa lettre : « Soyez sûre, ma chère Lamballe, qu’il y a dans ce cœur-là plus d’amour personnel que d’affection pour son frère et certainement pour moi. Sa douleur a été toute sa vie de n’être pas né le maître, et cette fureur de se mettre à la place de tout n’a fait que croître depuis nos malheurs, qui lui donnent l’occasion de se mettre en avant… » Elle traite moins sévèrement le comte d’Artois dans ses plaintes les plus vives. Il lui reste un faible pour cet ami de sa jeunesse ; elle ne le croit qu’étourdi et volage. Elle le distingue de Monsieur, encore plus des Condé, qu’elle considère comme de véritables ennemis. Quant à tous ces gentilshommes qui émigrent comme ils iraient à une fête et qui se figurent qu’ils partent pour une campagne de quinze jours, elle les rudoie de son ironie. « Ils se croient des héros, dit-elle amèrement ; que feront ces héros ? Ce sont de beaux héros, même avec leur roi de Suède ! » Je ne veux pas dire assurément que cette disposition de la reine à l’égard de l’émigration procède d’une répugnance d’instinct national. Marie-Antoinette a surtout deux mobiles, le sentiment très politique de la violence faite à l’autorité royale dans un autre sens, celui des velléités usurpatrices des princes, et le sentiment du péril que lui créent toutes ces turbulences aussi impuissantes qu’étourdies.

Et en vérité n’est-ce point moralement le plus lamentable spectacle que celui de ces princes qui, pour délivrer hypothétiquement la reine, commencent par la perdre, et qui de loin, dans la sécurité qu’ils se sont faite, l’accusent à tout propos, elle qui est dans la fournaise ardente, de céder, de faiblir, de pactiser avec les factieux de Paris ? Il y a chez cette malheureuse femme un sentiment de fière dignité qui se révolte contre les princes émigrés, dont le secours problématique déguise un asservissement, qui croient pouvoir à leur manière dicter des lois à l’infortune. « Si nos frères parvenaient à nous rendre quelques services, dit-elle, la reconnaissance en serait bien pesante, et nous aurions ces maîtres-là de plus, qui seraient les plus gênans et les plus impérieux de tous. » Servitude pour servitude, la reine, je crois, aimerait mieux avoir affaire à un Mirabeau qu’à M. de Calonne, et elle ne cache nullement qu’elle redouterait un avantage fort peu présumable des émigrés, qui la ferait tomber dans « un esclavage pis que le premier, puisque, ayant l’air de leur devoir quelque chose, on ne pourrait s’en tirer. » Quant au péril, il est de tous les instans, de toutes les heures. Chaque mouvement des émigrés resserre la chaîne des captifs des Tuileries et enflamme de haineuses défiances contre eux, en provoquant de la part de la révolution des mesures nouvelles qui mettent le roi dans l’alternative de frapper ses parens, ses amis, ou de subir les assauts de la multitude. N’importe, ces sauveurs ambulans de la royauté sont implacables, et Marie-Antoinette s’emporte un jour à écrire à M. de Mercy avec un juste soulèvement du cœur : « Les lâches, après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions et seuls nous servions tous leurs intérêts. Je n’accuse pas les frères du roi ; je crois leurs cœurs et leurs intentions purs, mais ils sons entourés et menés par des ambitieux qui les perdront après nous avoir perdus les premiers… » Et en définitive la reine multiplie les démarches pour que le comte d’Artois soit évincé à Vienne, pour qu’on déjoue les vaines tentatives des émigrans. Elle s’indigne surtout quand elle apprend que le comte de Provence cherche à se faire reconnaître par les puissances comme régent du royaume avec le comte d’Artois comme lieutenant-général. Après cela, je le sais bien, les Tuileries ne sont pas sans intelligences à l’extérieur, même dans ce monde émigré, et il y a M. de Breteuil qui a les pleins pouvoirs du roi ; mais M. de Breteuil est justement en guerre avec les émigrans, et cela ne détruit pas cette répugnance instinctive, sincère de Marie-Antoinette pour l’émigration en général, pour cette grande désertion de la noblesse française.

Au fond, que veut donc la reine, quelle est sa politique, si on peut appeler de ce nom cet assemblage de sentimens, d’impressions et de velléités confuses ou contradictoires qui se succèdent ? Cette politique se proportionne naturellement aux circonstances ; elle s’accentue selon la gradation des événemens. Jusqu’en 1791, on peut dire que Marie-Antoinette se fie beaucoup, selon ses propres paroles, à la douceur, à la patience, à l’opinion et au temps. En 1791, il vient une heure où il n’y a plus de choix qu’entre ces trois partis : « périr par le glaive des factieux » ou faire toutes leurs volontés, ou bien encore tenter la fortune « pour ses devoirs, pour l’honneur et pour la religion, » comme elle dit. Et à ce moment même quel est l’état de son esprit ? quelles sont ses idées à la veille du voyage interrompu à Varennes ? D’abord, si Marie-Antoinette est bien plus sérieuse qu’une Henriette-Marie, Louis XVI n’est pas même un Charles Ier : l’un et l’autre ont une profonde répulsion morale pour la guerre civile. Il y a dans la famille royale une petite personne dont le cœur ne reculerait pas devant cette extrémité, parce que l’idée de la royauté est restée en elle dans toute son intégrité religieuse ; c’est Mme Elisabeth, qui écrit à son amie Mme de Bombelles : « Tu es bien plus parfaite que moi, tu crains la guerre civile, moi, je t’avoue que je la regarde comme nécessaire. Premièrement je crois qu’elle existe, parce que toutes les fois qu’un royaume est divisé en deux partis, et que le parti le plus faible n’obtient la vie sauve qu’en se laissant dépouiller, il m’est impossible de ne pas appeler cela une guerre civile. De plus jamais l’anarchie ne pourra finir sans cela, et je crois que plus on retardera, plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe : il peut être faux ; cependant, si j’étais roi, il serait mon guide, et peut-être éviterait-il de grands malheurs… » Il faut ajouter qu’en pensant ainsi dans son intérieur, Mme Elisabeth ne conseillait à son frère que la prudence, et lui recommandait de ne rien hasarder. Mirabeau lui-même ne reculait pas devant la guerre civile ; il la prévoyait et ne la craignait pas, pourvu qu’on la soutînt comme il l’entendait, sans en faire une guerre de restauration absolutiste. Pour la reine, c’est une prévision insupportable. Dans tous ses plans, cette idée est rejetée en arrière ; elle se déguise sous mille voiles, sous l’illusion d’une pacification possible par d’autres moyens. « Tout le monde est en armes, écrit-elle à son frère ; ce sera l’état le plus déplorable, celui qui porte le crime et le meurtre dans l’intérieur des maisons, et qui fait qu’aucun citoyen n’est sûr de vivre un jour : voilà ce que le roi doit et veut épargner à son peuple, au risque de sa couronne et de sa vie. » Et ailleurs, dans un moment désespéré elle écrit à Mme de Polignac : « Non, non, mon amie, la guerre civile est une horreur, la guerre étrangère une infamie ; il faut subir ce que Dieu envoie ! »

« Il ne faut point de guerre civile, dit la reine dans un mémoire adressé à l’empereur Léopold, son frère ; il ne faut point, s’il est possible, de guerre étrangère. » Où donc est sa ressource, si elle ne peut vivre avec la révolution, et si elle ne veut ni des émigrés, ni de la guerre civile, ni même de l’intervention de l’Europe ? Ah ! c’est là la plaie secrète et la subtilité de cette âme si cruellement agitée. Marie-Antoinette ne veut pas, s’il est possible, de la guerre étrangère, et c’est là visiblement sa dernière espérance. Seulement elle fait tout ce qu’elle peut pour se dissimuler à elle-même la gravité de cette résolution extrême. Elle ne doute pas de son droit, mais il y a en elle un instinct de femme intelligente et sincère qui parle plus haut. D’abord elle reconnaît sans doute les puissances européennes fondées à réclamer de la révolution des garanties de bon ordre, de sécurité, de régularité dans les rapports internationaux, mais elle leur conteste le droit de s’occuper du gouvernement intérieur de la France. « Il y a sûrement, dit-elle, des points auxquels les puissances ont droit de s’opposer ; mais pour ce qui regarde les lois intérieures d’un pays, chacun est maître d’adopter dans le sien ce qui lui convient. » Elle ne livre pas même la constitution tout entière, et elle ajoute nettement que, quand on le voudrait, « il y a des points sur lesquels il est impossible et peut-être fâcheux de revenir. » En outre, ce qu’elle demande, ce n’est pas une intervention directe et effective, une entrée en France à main armée : c’est un appui moral, la présence d’une force suffisante sur la frontière, pendant que le roi, retiré dans une place forte, négocierait avec la révolution. Enfin Marie-Antoinette reconnaît le fléau, puisqu’elle le limite, puisqu’elle subtilise si curieusement avec sa propre pensée. Si plus tard elle va plus loin, si elle en vient à implorer sans condition, à grands cris, l’intervention étrangère, c’est qu’elle est poussée à bout, et alors même, chose étrange, elle est trahie jusque dans ce dernier espoir, car ces puissances, qu’elle presse de ses supplications, parlent et promettent beaucoup, et agissent peu. Elles sont divisées entre elles. Les unes jalousent la France et songent à profiter du moment dans un intérêt égoïste ; les autres sont occupées ailleurs, elles achèvent de partager la Pologne. Toutes hésitent, comprenant fort peu la crise où l’on est engagé. Même quand elles sont attaquées par la France, elles se défendent mal : elles provoquent la grande explosion nationale au lieu de l’apaiser.

Et c’est ainsi que, par l’assemblage de toutes les fatalités, s’aggrave autour de la reine cette situation où il n’y a plus pour elle ni bonheur ni espoir, où elle écrit avec une douloureuse et fière mélancolie à sa sœur Marie-Christine : « Ne me renvoyez pas mes diamans, qu’en ferais-je ici ? Je ne me pare plus, ma vie est une existence toute nouvelle. Je souffre nuit et jour, je change à vue d’œil, mes beaux jours sont passés, et sans mes pauvres enfans je voudrais être en paix dans une tombe… Ils me tueront, ma chère Christine. Après ma mort, défendez-moi de tout votre cœur. J’ai toujours mérité votre estime et celle des honnêtes personnes de tous les pays. On m’accuse d’horreurs, je n’ai pas besoin de dire que j’en suis innocente, et le roi, par bonheur, me juge en honnête homme. Il sait bien que je n’ai jamais manqué à ce que je devais à lui et à moi-même… » Telle elle apparaît, cette femme, qui selon son langage ne se soutient plus que par les larmes, qui voit la couronne glisser jour par jour de sa tête, en attendant que sa tête elle-même tombe sous le couteau, en présence d’amis glacés d’épouvante, d’un camp d’émigrés qui n’a fait que la compromettre, et d’une Europe inerte, plus près de recevoir des lois que d’en dicter à la France.

Il y a dans cette destinée en effet une heure fatale où tout est visiblement fini, où faute de comprendre la révolution on l’a irritée, et où après l’avoir irritée on reste désarmé devant elle. Dans le camp révolutionnaire, l’exaltation de la fureur va croissant, et la direction des événemens passe aux sicaires ; dans le camp royaliste, il n’y a plus que ce découragement troublé et ces divisions qui sont le signe des causes perdues. Que manque-t-il encore ? Tout au plus le dénoûment, — et déjà ce dénoûment s’avance à grands pas ; le 20 juin 1792 le prépare, le 10 août le précipite ; la proclamation de la république ne laisse plus qu’un duel entre deux adversaires dont l’un est à terre ; la mort de Louis XVI laisse la reine à découvert, et, plus encore que la reine, la femme vaincue, brisée, découronnée, mais jusqu’au bout ferme de cœur. Le 16 octobre 1793 est le terme de cette voie douloureuse que Marie-Antoinette parcourt depuis un an, allant des Tuileries à la petite loge des sténographes de l’assemblée le 10 août, puis au Temple, puis à la Conciergerie, puis à l’échafaud. Je ne veux pas la suivre dans cette sombre monotonie de terreur ; je voudrais seulement la montrer dans ces derniers temps d’une captivité qui se resserre jusqu’à l’étouffer. Marie-Antoinette dit quelque part, avant sa captivité, en parlant de la vie qu’elle mène, qu’il vaudrait mieux être au milieu d’un combat. Je le crois bien. Ici c’est le meurtre sans l’émotion excitante et noble du combat, c’est l’agonie obscure et poignante qui commence. Représentez-vous cette femme, la plus brillante des femmes, au Temple et à la Conciergerie, abreuvée d’injures et d’humiliations, surveillée par les commissaires qui se succèdent, sentant darder sur elle les regards ennemis, entendant rugir la populace du 3 septembre qui promène au bout d’une pique la tête de son amie la plus chère, Mme de Lamballe, successivement séparée du roi qu’on tue, de son fils qu’on lui arrache, enfin de sa fille et de Mme Elisabeth, ses dernières compagnes. Au Temple encore, du moins, elle avait ces deux cœurs pour se réchauffer, cette ombre triste de la vie de famille sous les verrous ; à la Conciergerie, elle est seule dans un cachot humide et nu, avec un petit lit de sangle, une table commune et deux chaises de prison. Là, elle passe de longs jours, n’ayant d’autre distraction que de lire quelquefois ou de regarder deux gendarmes qui jouent en la surveillant toujours.

Ce n’est plus la reine brillante et animée d’autrefois. Ses cheveux ont blanchi, son visage s’est amaigri et allongé, le sourire s’est glacé sur ses lèvres décolorées et plissées ; elle n’a plus que la beauté pâle et délicate d’une des créatures les plus charmantes immobilisée dans la douleur. Ses yeux sont fatigués de larmes ; son cœur s’est tellement brisé qu’elle ne sent plus le mal physique. Elle n’a plus que des souvenirs et des émotions qu’elle refoule tant qu’elle peut au plus profond d’elle-même. Un jour, sans y songer, la concierge amène dans sa prison un jeune enfant aux cheveux blonds, aux yeux bleus et à la figure charmante. La reine tressaille instinctivement, prise d’une indicible angoisse, et se jette sur l’enfant, qu’elle couvre de baisers et de caresses, en parlant de son pauvre petit dauphin. Le costume de Marie-Antoinette est conforme à sa fortune. Elle a bien juste le linge qui lui est nécessaire, une robe noire et une robe blanche, deux bonnets qui coûtent sept livres, suivant le compte de ses dépenses. Celle qui fut la reine de France a des vêtemens déchirés qu’elle ne peut pas même raccommoder ; on lui refuse des aiguilles, et, pour se distraire par momens, elle est réduite à arracher des fils d’une vieille toile de tenture dont elle fait de petits ouvrages. Il lui reste de sa vie d’autrefois une montre qu’elle a emportée d’Allemagne et qui lui rappelle sa jeunesse : on la lui prend. Et pourtant autour de cette prison la reine sent encore se remuer de ces dévouemens inconnus qui lui arrachaient des larmes avant qu’elle n’eût quitté les Tuileries. Il y a des complots d’évasion audacieusement ourdis par les Batz, les Toulan, les Rougeville, qui réussissent à arriver jusqu’à elle, à ranimer dans son âme une fugitive espérance. Tout est inutile. La reine trouve même presque des complices dans quelques-uns de ces commissaires de la commune qui ne peuvent se défendre de la pitié, dans ces geôliers qui s’attendrissent ; mais si ces cœurs faibles laissent voir leur attendrissement, ils sont éloignés aussitôt, ils sont perdus, et quelques-uns expient par le supplice le tort d’avoir senti se remuer en eux quelque chose d’humain. La dernière consolation de Marie-Antoinette lui vient d’une jeune fille, une servante du geôlier, qui a pour elle des attentions muettes, qui satisfait ses goûts de propreté, qui va jusqu’à glisser sur sa table quelques fleurs, et à cette jeune fille elle ne peut donner qu’une monture de laiton et un petit objet de toilette : elle n’a plus rien. Le jour du procès, au captieux interrogatoire dans lequel on cherche à la prendre, elle répond avec une nette intelligence et une dignité calme. Il n’y a qu’un instant où elle se révolte, c’est lorsqu’on a l’odieuse indignité de l’accuser de tentatives de dépravation sur son fils. Alors, sans descendre à répondre, la mère se soulève, en appelant à toutes les mères.

Quand tout est fini, à quatre heures du matin, rentrée dans son cachot, elle écrit à Mme Elisabeth cette belle lettre : « C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois ; je viens d’être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère… » Et elle attend. Une dernière humiliation lui était réservée. Avant l’arrivée du bourreau, perdant son sang, suivant le récit de la jeune servante de la prison, elle veut changer de linge et se dissimule le plus qu’elle peut dans la ruelle. Le gendarme se précipite aussitôt pour ne pas la perdre de vue. « Au nom de l’honnêteté, monsieur, lui dit-elle, permettez que je change de linge sans témoin. » Mais le gendarme n’y consent pas, et la malheureuse femme, suppliciée jusque dans sa pudeur, revêt comme elle peut sa dernière chemise avec un déshabillé blanc, prenant soin de « rouler la pauvre chemise ensanglantée » et de « serrer ce linge entre la vieille toile à papier et la muraille. » Puis, le bourreau arrivé, elle est prête à marcher à la mort, non plus même avec l’appareil de la royauté comme Louis XVI, mais comme une condamnée ordinaire, sur une charrette, au milieu d’une foule dont la fureur stupide résume toutes les haines sous lesquelles s’affaisse cette grande victime. Savez-vous le dernier mot ? C’est ce compte tracé le soir par un fonctionnaire du temps fort occupé : « La ve Capet, pour la bière, 6 livres ; — pour la fosse et les fossoyeurs, 25 livres ! »

Il y a bien des drames poignans dans l’histoire ; je ne sais s’il en est aucun qui égale cette destinée d’une reine arrivant en France brillante de jeunesse et de grâce, séduisante d’esprit et de courage, aimable et cordiale dans sa fierté, honnête sur le trône après les turpitudes des derniers règnes, et marchant sans le savoir ou sans pouvoir s’y soustraire à cette misérable fin. De toutes les accusations dont la révolution a chargé la tête de Marie-Antoinette, il n’en est aucune qu’elle justifie bien sérieusement, ou du moins ce qu’elle a fait tient à toute une situation encore plus qu’à une erreur volontaire de son âme où de son intelligence. Sa faute, c’est d’être la reine, de porter le poids de tout un passé. C’est son plus grand, son unique crime, et pour mieux briser la reine on dégrade, on brise la femme ; on va jusqu’à faire la plus inique violence à l’humanité elle-même, car si on peut trouver des excuses pour bien des choses dans la révolution, donner des explications de tout, rien ne peut absoudre cette atrocité sanguinaire qui immole les femmes, qui tue Mme Roland jusque dans le camp révolutionnaire, comme elle tue Marie-Antoinette dans le camp royaliste. Tout ce que la reine pouvait trouver en elle-même de force et de grâce pour se défendre, elle l’a eu ; elle est morte des diffamations de cour qui l’ont ruinée moralement et de la haine populaire qui l’a rencontrée sur son chemin. C’est ce qui fait de Marie-Antoinette la proie illustre d’une des plus tragiques fatalités, et par une combinaison singulière cette iniquité même est à sa manière le témoignage le plus inattendu de la puissance des choses. Il a fallu, convenez-en, que l’ancien régime fût bien gangrené, bien condamné pour ne trouver dans toutes les qualités de cette reine qu’un nouveau moyen de suicide ; il a fallu aussi que la révolution française fût cent fois, mille fois légitime et nécessaire pour que l’œuvre tout entière n’ait pas péri dans ce sang des victimes où plongent ses fondemens.


CH. DE MAZADE.

  1. Correspondance inédite de Marie-Antoinette, par M. le comte Paul Vogt d’Hunolstein ; 1 vol. chez Dentu.
  2. Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Elisabeth, lettres et documens inédits publiés par M. Feuillet de Conches ; tomes I et II. Pion, éditeur.
  3. Marie-Antoinette et le procès du collier, par M. Emile Campardon ; 1 vol., Pion, éditeur. — Marie-Antoinette à la Conciergerie, pièces originales, par le même. — Histoire de Marie-Antoinette, par MM. de Goncourt ; Firmin Didot.