Deux Dames humanitaires d’Outre-Rhin

DEUX


DAMES HUMANITAIRES


D’OUTRE-RHIN.




I. Manhold, roman von Ottilie Kapp, geb. von Rappard. Berlin, 1850, verlag von Karl Wiegandt.

II. Révolution und Contrerevolution, roman von Louise Aston. Mannheim, J. P. Grobe, 1849.

III. Meïne Emancipation, Verweisung und Rechtfertigund, von Louise Aston. Brussel, Vogler, 1846.




Voilà vraiment une pauvre lecture pour une veillée d’hiver, et ce n’est pas de quoi donner des rêves couleur de rose, quand on est tout seul à feuilleter cela au coin de son feu. J’avais cru de bonne foi qu’on pourrait s’égayer davantage avec les romans mignons de ces dames. Je ferme tristement leurs pages satinées, et je me demande combien il faut qu’il y ait dans ce temps-ci d’instincts pervertis et d’idées de travers pour que deux femmes aient mis à écrire ces belles choses leur plaisir ou leur vanité. L’éternelle flétrissure, la profonde misère des dernières vicissitudes que nous avons subies c’est que le ridicule français traduit en allemand, et quelle pitoyable évidence il gagne à la traduction. L’on me permettra donc de lui faire ici les honneurs de cette métamorphose.

La république inaugurée par les proclamations tombées de la plume illustre qui avait déclaré la guerre aux maris avant de la déclarer aux rois ; j’ai vu placarder sous les yeux du bourgeois hébété ces bulletins pathétiques qui révélaient, hélas ! le sexe de la rédaction par l’ardeur jalouse avec laquelle ils défendaient les Hercules du provisoire d’avoir filé trop exclusivement aux pieds des grandes actrices ; j’ai vu les débris féminins, du troupeau de Saint Simon recommencer les parades de la rue Monsigny, sauf l’âge et les appas de moins ; j’ai vu les sœurs des frères et amis leur disputer la tribune et s’en emparer au contentement de leurs propres époux, fiers de ces éloquentes moitiés ; j’ai vu la fête de Noël célébrée dans la salle Valentino par des prêtresses qu’on aurait pu prendre pour les nymphes ordinaires de l’endroit, si elles ne s’étaient pieusement étudiées à chanter en fausset les couplets mélancoliques de la religion du circulus ; j’ai vu pire que tout cela : des femmes socialistes possédées du démon des vers, accourir du fond de la province, et leur tête chauve mal garnie d’affreux bouquets en papier, leurs bras rouges et nus terminés par de sales gants blancs, monter sur un trépied de cabaret, pour annoncer en froides rimes la prochaine émancipation de leur espèce. Si tout cela n’est pas le ridicule, il n’y en a plus nulle part sous la voûte des cieux.

Et cependant ce ridicule dont nous pensons peut-être avoir épuisé la gloire à nous seuls, il n’est pas complet chez nous ; il n’atteint la perfection que chez les plagiaires qui nous l’empruntent. D’abord nous ne le copions pas, nous l’inventons, ce qui lui souffle au moins une sorte d’originalité et ne le laisse point paraître aussi plat qu’il est, une fois la fleur passée. Puis il s’en faut que ce soit toujours un ridicule convaincu ; la foi lui manque souvent pour s’adorer suffisamment lui-même, et il spécule assez volontiers en connaissance de cause sur la sottise d’autrui ; avec plus de sincérité, il ne serait pas beaucoup moins malhonnête, et il serait plus ennuyeux. Enfin, nous gardons bon gré mal gré dans notre sang un peu de vieille sève gauloise qui part en saillies indiscrètes au milieu des plus touchans accès de l’enthousiasme artificiel et de la fausse exaltation. Les cordes graves n’endurent pas dans nos ame une tension trop prolongée ; le lyrisme nous fatigue d’autant plus que nous nous y appliquons davantage, et nous échappons quand même au joug de l’ode par une pointe, de madrigal ou de comédie.

Nos folies ne sont achevées et leur mesure n’est entière que lorsqu’elles ont été s’affubler outre Rhin du travestissement sérieux qui convient à l’humeur de nos doctes voisins. Quoiqu’on ait de jour en jour moins d’esprit en France, on y conserve encore une certaine frayeur du ridicule qui ne lui souffre pas impunément toutes ses aises : c’est pourtant une justice de dire que plus nous allons maintenant, plus nous lui rendons de liberté ; mais, en Allemagne, il a toujours eu droit de marcher le front levé sans être salué pour ce qu’il était. Les Allemands n’ont presque pas le sentiment du ridicule, qui n’est point en effet compatible avec la solidité naturelle de leur intelligence. Malheureusement, avec cette excessive solidité, ils s attachent parfois plus que de raison à nos velléités les plus hétéroclites ; ils prennent bravement à leur compte les lubies et les niaiseries que nous poussons dans le monde de notre pied léger. Soit dit sans les offenser, ce sont les plus pédans de tous les révolutionnaires ; or, leur pédantisme ne se contente pas de chimères, il veut absolument trouver la logique des plus bizarres aventures de nos cerveaux et prêter du corps à nos ombres de systèmes. Si l’ombre seule avait déjà mauvaise grace et semblait moquable, figurez-vous donc la mine que doit avoir le corps.

Les Allemands se piquent pourtant d’être en tout point des autochthones ; à les entendre, ils sont sortis de terre armés de pied en cap ; ils ne doivent rien à personne, l’univers leur doit ; leur génie s’est produit de prime-saut, et les idées leur sont venues comme les feuilles viennent sur les chênes (le chêne est l’arbre allemand par excellence ; depuis que l’Allemagne s’est mise si fort en frais de péroraisons patriotiques, il n’y en a pas une qui finisse sans la comparer au chêne de ses forêts). J’admets de grand cœur que les Allemands n’aient tiré que d’eux-mêmes tout ce qu’ils ont de bon, et je respecte la susceptibilité légitime avec laquelle ils revendiquent leur patrimoine national. Je m’étonne d’autant plus qu’ils s’acharnent si étrangement à contrefaire presque tout ce que nous avons de mauvais. Leurs socialistes se sont notoirement instruits à l’école des nôtres : c’est chez nous qu’ouvriers et docteurs ont voyagé des années durant à la recherche de la sagesse. Il est vrai qu’ils prétendent avoir simplement repris leur bien là où ils le trouvaient ; car ils font remonter la science jusqu’aux anabaptistes de Munster, pour ravir à leurs maîtres français le mérite de la découverte. Leur socialisme a toujours de la sorte plus de quartiers que le nôtre, tout en s’en étant inspiré. Notez encore ce trait qui marque les révolutionnaires de souche teutonne : il leur faut des quartiers comme aux plus superbes aristocrates ; ils aiment passionnément la poudre des origines antiques. Leur république rouge est là-dessus aussi allemande que Luther ; elle se fabrique à tout prix des ancêtres pour ses propositions, et, n’ayant pas le choix, elle va quérir n’importe lesquels, pourvu qu’ils soient assez du pays.

Elle ne pourra jamais cependant effacer tout-à-fait ses origines welches, et, par exemple, il lui serait trop difficile de renier le parrainage de M. Proudhon. Le nom de M. Proudhon était encore obscur en France qu’il rayonnait déjà dans la presse germanique. Nos républicains de la forme, comme on les appelait du temps où ils ne comprenaient pas aussi bien qu’aujourd’hui la nécessité d’être mieux que cela, nos républicains bourgeois étouffaient opiniâtrement sous le boisseau la puissance et la gloire du Vercingétorix socialiste, alors que l’une et l’autre avaient depuis plusieurs années conquis des interprètes et des admirateurs à Leipsig et à Berlin. Dès avant 1848, j’ai plus d’une fois entendu là disserter sur M. Proudhon et sur ses œuvres avec toute la révérence que les anciens commentateurs du divin Alighieri apportaient à leur texte. On disait candidement : le maître Proudhon αύτός ἔφα.

Je laisse à penser le contraste bizarre qui ressort inévitablement de la gravité dévotieuse d’une pareille glose mise en marge de l’ironie familière à l’auteur. M. Proudhon est pourtant un homme d’esprit, et l’on ne se déshonore pas à le prendre au tragique mais ressasser sentimentalement la poussière nauséabonde de nos déclamations humanitaires, ou remuer d’une main furieuse et d’un geste de bacchante ces vieilles cendres froides, en s’imaginant qu’on les réchauffe ; rendre à la circulation nos tirades les plus démonétisées sur le progrès du monde en général et sur celui de la femme en particulier ; nous emprunter du même coup la phraséologie rebattue de nos bas-bleus socialistes et les lieux communs démagogiques de nos clubs ; ajouter à ce désagréable mélange l’effervescence malsaine d’une imagination dévergondée ou la monotonie sentencieuse d’un pédagogue en jupons, c’est tout de bon cette foi la suprême sottise de cette manie d’imitations malheureuses que je reproche à l’Allemagne, et tel est mon irrémissible grief contre les deux chefs d’œuvre dont j’ai maintenant à parler. J’honore infiniment la Marseillaise, quand j’oublie les victimes qu’elle accompagnait à l’échafaud pour ne songer qu’aux soldats qu’elle menait à la victoire : je la trouve abominable et burlesque, lorsque, sous prétexte d’émotion patriotique, je la vois entonnée par des habitués d’estaminet qui la psalmodient, en guise d’office et s’agenouillent avec componction à la dernière strophe. La prose échevelée de Mme  Aston n’est d’un bout à l’autre qu’une Marseillaise de cette façon ; Mme  Kapp n’a point, à beaucoup près, la verve aussi violente : son roman dithyrambique serait, plutôt quelque chose comme une Marseillaise de la paix ; mais, pour être moins belliqueux que sa sœur en démocratie, cette autre muse n’a ni le ton moins faux, ni l’allure moins égarée. Les inspirations qu’elle a puisées à nos mauvaises écoles sont aussi directes ; seulement elle a donné dans le genre ennuyeux, tandis que Mme  Aston a jeté son bonnet par-dessus les moulins, pour arriver d’un trait au sublime du genre débraillé.

Nous avons des modèles blonds et bruns de toutes les aberrations de l’esprit féminin. Nous avons des héroïnes quasi-méthodistes qui prêchent compendieusement et vertueusement l’émancipation universelle ; nous avons des amazones qui paient de leur personne sur ce champ scabreux de la science nouvelle, et qui professent d’autant mieux qu’elles pratiquent. Mme kapp s’est livrée de prédilection à l’étude dogmatique de ces matières passionnées, et c’est uniquement pour sauver la forme qu’elle a encadré son travail de philosophie régénérée dans une idylle qui n’est pas d’ailleurs autrement malhonnête : son livre tient ainsi tout ensemble et de la pastorale et du manuel classique. Mme Aston a des procédés moins languissans ; ce n’est pas trop de la crudité des contes les plus décolletés de M. Eugène Sue, ce n’est pas trop des horreurs de nos plus fougueux mélodrames pour exprimer la vivacité de ses opinions politiques et religieuses, pour lui fournir des personnages qui soient de taille à représenter ses propres impressions. Du reste, à part cette différence extérieure, ces deux dames vivent évidemment sur un fonds d’idées communes. Elles ont le même amour pour les insurrections et les insurgés, le même verbiage républicain, le même fanatisme d’orgueil individuel et d’indépendance désordonnée, la même affectation d’esprit fort, le même besoin d’étaler leur adoration pour le genre humain et leur pitié pour le bon Dieu, enfin, par-dessus tout, la même ardeur à conquérir les droits imprescriptibles de leur sexe. Une dernière ressemblance rapproche encore leurs œuvres : le talent d’invention et de style y manque à peu près au même degré. Ce n’est point de la littérature, et, si je n’y cherchais que cela, je serais vraiment inexcusable d’aller soulever l’ombre qui couvre ces pauvretés ; mais il s’agit ici beaucoup plus d’anatomie morale que de critique intellectuelle. Ce sont des végétations maladives qui reproduisent à la surface du corps social ; et qu’il faut fouiller avec le scalpel, pour se rendre compte de la dissolution intérieure qu’elles accusent. Je regrette que le scalpel soit de sa nature si brutal, et n’ait point à l’occasion la courtoisie qu’il devrait : je prie seulement qu’on n’impute pas au chirurgien la faute de l’instrument.

Après tout, pourquoi n’en conviendrais-je pas ? j’en veux à ces petits livres déjà presque, ignorés, quoiqu’ils datent d’hier ; je leur en veux du contraste choquant par lequel ils finissent de détruire un ancien rêve de ma jeunesse. Autrefois, il y a long-temps, j’avais un songe favori que je voyais volontiers partout comme on entend toujours le refrain qui vous plaît dans la sonnerie des cloches : c était un idéal du chez soi, un mirage de béatitude domestique et de paix intérieure que j’appelais la vie allemande, parce que la profondeur de ce calme sympathique me semblait trop en dehors de nos bruyantes frivolités. Mettez-vous à lire par régime les vieux romans d’Auguste Lafontaine, des ballades d’Uhland et quelque chose des Reisebilder de notre pauvre Heine (le spirituel railleur une pardonnera-t-il de le placer dans le voisinage des bourgeois et des Souabes ?) ; ôtez à cette simple histoire d’Hermann et Dorothée sa grandeur poétique pour ne lui laisser que sa douceur, vous comprendrez sans doute mieux que je ne pourrais l’exprimer le genre d’impressions qui se résumaient alors dans mon esprit sous ce mot de vie allemande. Je me charmais moi-même avec ces images de tendresse honnête et d’intimité recueillie ; toutes ces pensées murmuraient à mon oreille comme le chant du grillon au coin du foyer ; j’aurais juré que le grillon ne chantait nulle part aussi bien qu’au-delà du Rhin, dans le pays des robes de chambre, des longues fiançailles et des arbres de Noël. Plus tard, la réalité est venue écorner mes innocentes chimères ; et il me souvient même de m’être attiré d’assez méchantes affaires pour avoir complimenté mal à propos un jeune Teuton de ces bonheurs que je lui supposais peut-être, tant j’avais envie de les découvrir. Jamais cependant l’aimable fiction qui me berçait avait reçu d’aussi rude démenti que le sont pour moi les confessions révolutionnaires de Mme Aston et de Mme Kapp. Je ne crois assurément qu’elles puissent, l’une ou l’autre, servir de types à de très nombreux exemplaires ; c’est assez néanmoins de l’encre qu’elles ont versée sur le papier pour me gâter sans miséricorde tous mes châteaux en Allemagne. Quand on a rencontré coup sur coup ces deux femmes occupées à glorifier les barricades de toutes les sortes, on ne sait plus s’en figurer une seule paisiblement assise devant la table à thé, sous son berceau de lierre, l’éternelle parure du salon de famille à Dresde ou à Berlin.

Goethe écrivait, en 1793, une assez médiocre comédie qu’il n’a point terminée et qu’il intitulait avec une pompe ironique : les Insurgés, drame politique en cinq actes. C’est notre révolution parodiée dans une émeute de village. Le personnage sensé de la comédie, la nièce d’un barbier démagogue qui veille et tricote en attendant que son oncle soit sorti d’un conciliabule nocturne, ouvre l’action par ces paroles, qui n’en promettent pas beaucoup : « Ce que la révolution française fait de bien ou de mal, je ne suis point à même d’en juger ; tout ce que j’en sais, c’est qu’elle m’aura procuré, cet hiver, quelques paires de bas de plus. Sans elle, je dormirais déjà, au lieu de tricoter en attendant mon oncle, comme il est lui-même en train de pérorer à l’heure où il dormait jadis. » Le temps est passé de cette souveraine ignorance que saisissait à plaisir la milice indifférente de Goethe ; et le flux des événemens publics pénètre si avant dans les existences privées, qu’elles ne peuvent guère se soustraire même aux plus lointains. Je ne regrette pas, pour les femmes d’à-présent, cette égoïste et naïve sécurité de la tricoteuse de Goethe : il leur sied mieux de participer davantage aux alternatives laborieuses de notre destinée ; mais devraient-elles jamais boire le vin de colère et de déraison dont l’ivresse déborde dans ces œuvres féminines qui m’arrivent à l’instant d’Allemagne, si galamment brochées en couleur bleu de ciel ou beurre frais ?


I

Manhold est le nom du héros de Mme Kapp ; Révolution et Contre-révolution, c’est le thème du roman de Mme Aston. Encore une digression pour laquelle je demanderais grace, si cette digression n’était pas en somme le sujet lui-même ; encore un chapitre d’exégèse avant d’aborder ces malencontreuses légendes déjà festonnées autour de notre histoire contemporaine : — qui sont les auteurs dont il en faut remercier l’imagination ? qui est donc Mme Kapp et qui est Mme Aston ?

De la première je ne connaissais absolument rien, lorsque je lus dernièrement dans un journal ces quelques lignes, qui sont tout ce que j’ai appris d’elle : « Mme Ottilie Kapp, écrivait le rewiever germanique, appartient à une estimable famille de directeurs de gymnase et de professeurs qui est répandue par toute l’Allemagne, et où les enfans sucent avec le lait la moelle de la philosophie hégélienne. » J’ose dire qu’on s’en aperçoit plus tard, et je m’en tiens là pour toute information, ne voulant point d’ailleurs, parler des gens plus qu’ils ne font parler d’eux. Mme Louise Aston est beaucoup moins restée sur la réserve ; je n’ai pas de motif pour être à son égard plus discret qu’elle-même. Voici bientôt quatre ans qu’elle a jugé opportun de publier ses propres mésaventures, et je suis obligé de rappeler ici l’autobiographie de 1846, parce qu’elle est peut-être la cause et certainement la clé du roman de 1849. Mme Aston a mis du roman dans ses mémoires ; je suis assez tenté de croire qu’elle a mis ensuite plus d’un souvenir personnel dans le roman : la charité m’ordonne de supposer que ce n’est pas aux scènes les plus vives.

Mon Émancipation, mon Bannissement et mon Apologie, par Louise Aston, tel était le titre du petit factum qui parut à Bruxelles en 1846. Il y avait à Berlin, dans les premiers mois de cette même année, une femme qui s’habillait en homme, qui fumait outrageusement, qui dissertait avec audace sur la religion et le salut, avec chaleur sur les libres amours du phalanstère, avec mépris sur les mariages cérémonieux des conseillers intimes et autres philistins. Les correspondans des gazettes allemandes annonçaient ; en renchérissant toujours les uns sur les autres, qu’elle allait fonder ou qu’elle avait fondé un club à l’usage de son sexe ; qu’on y buvait ou qu’on y boirait des chopes et des grogs, et que les dames, quand on y danserait, iraient elles-mêmes inviter leurs cavaliers. Enfin, quelque litterat fouriériste avait jugé à propos de dédier à cette intrépide un poème qui donnait à la Madeleine, probablement avant sa repentance, un avantage trop marqué sur la froide madone. Cette femme, qui avait pourtant, hélas ! une petite fille de quatre ans, était Mme Aston. Berlin jouissait alors du gouvernement de l’état chrétien. L’état chrétien est une invention si profondément germanique, archéologique, théologique et royale, qu’il faudrait un trop long commentaire pour en donner l’idée à des lecteurs français et républicains de n’importe quelle république, c’est-à-dire iconoclastes de toute façon. Ce que j’en puis au plus dire en passant, n’est que l’état chrétien se distingue surtout par la manière peu sentimentale dont il fait la police. La police pria, Mme Aston de ne point inquiéter plus long-temps la vertu berlinoise par les exemples qu’elle prodiguait, ou par les rumeurs qu’elle causait. Littéralement, on lui signifia d’avoir à déguerpir sous huit jours. Je voudrais de bonne foi me persuader que la police ne fut pas en cela très noire, et franchement, à lire le récit de cette expulsion, écrit par Mme Aston elle-même, on conçoit que la patience ait manqué, particulièrement à des bureaucrates prussiens. Si Platon chassait les poètes de sa ville modèle, qu’eût-il fait de cette poétesse ? Mais moi qui n’ai pas de goût pour habiter la cité de Platon, quand même nos modernes badigeonneurs la recrépiraient à neuf, j’en reste à mes vieilles erreurs libérales, et j’avoue humblement que la police se conduisit là fort mal envers Mme Aston.

Voyez aussi la conséquence ! Mme Aston aurait peut-être épuisé son originalité le plus innocemment du monde dans la publication de ses Roses sauvages, des vers du cœur qu’elle était alors en train de préparer ; elle n’aurait pas eu les honneurs du martyre ; et n’ayant point pris de position officielle parmi les femmes victimes des préjugés sociaux, elle n’eût pas été, j’aime à le croire, jusqu’aux extrémités où son dernier roman la précipite. La police, évidemment trop pressée de sauver cette ame compromise, n’aura donc réussi qu’à la jeter plus avant dans la perdition. La police n’eût-elle même d’autre tort que d’avoir provoqué l’Apologie de Mme Aston, ce serait toujours un tort impardonnable.

Cette Apologie commence par une courte préface dont j’extrairai quelques mots, qui me paraissent le fondement de la morale spéciale de Mme Kapp aussi bien que de Mme Aston. Ce sont, pour ainsi dire, des axiomes dont nous allons retrouver le développement, dont nous pouvons suivre l’influence à la trace chez l’une comme chez l’autre : c’est le credo qui domine également leur imagination et leur conscience. — Écoutez seulement et vous sentirez comme nous sommes loin du vieux monde ! Adieu l’austère et pure devise que l’antiquité avait léguée au christianisme, et que le christianisme avait encore sanctifiée :

Casta vixti,
Lanam fecit,
Domum servavit.

Adieu la noble vie de la femme forte ! Écoutez les modernes apophthegmes. De la femme libre :

« Notre plus haut droit, à nous femmes, notre plus haute consécration, c’est le droit de la libre personnalité, le droit de développer tout notre être sans être empêchées ni gênées par aucune force étrangère, le droit d’obéir librement aux puissances intérieures qui font l’harmonie de l’ame, lors même que cette harmonie peut paraître une dissonance en face des croyances qui règnent dans le monde. »

Après la proclamation du droit, la sanction qui le protége. De par sa libre personnalité, Mme Aston veut bien se déshabiller elle-même devant le public, comme on va le voir ; mais elle dévoue aux dieux infernaux quiconque respecte assez médiocrement cette personnalité orageuse pour lui demander compte de ses orages.

« Celui qui touche au droit de la personnalité commet un acte de violence brutale, celui qui tire du sanctuaire de notre cœur nos sentimens et notre foi, résultat de nos destinées, propriété de notre vie, pour les jeter à découvert sur la place publique, dans la salle d’un tribunal, sous les pieds de la multitude, celui-là peut bien avoir dans ses mains les balances de la justice, il n’en pèche pas moins contre le salut de notre ame ; il se rend coupable d’un sacrilège dont le jugement de l’histoire ne l’absoudra pas. »

Voilà qui va droit à l’adresse de M. de Bodelschwing et de M. de Manteuffel, car ce n’étaient pas des moralistes de moindre étage qui avaient entrepris de donner sur les doigts à la personnalité de Mme Aston ; et voici maintenant, pour clore cette introduction, Mme Aston elle-même se regardant poser devant ses persécuteurs :

« O Grèce ! ô belle Grèce ! tes autels et tes temples sont renversés, ta splendeur est évanouie et ce qui survit maintenant au fond des grande cœurs, c’est le souvenir d’une des hontes de ton histoire, de ce pouvoir obscurantiste qui s’institua le juge des libres penseurs et traduisit une Aspasie à sa barre pour crime d’impiété ! Les générations passent, et les peuples et leurs dieux, mais le préjugé est immortel.

« Signé, Louise Aston. »

Ce n’est pas un caprice de style, un hasard de rhétorique qui réunit dans une même phrase au nom de l’auteur prussien le nom mélodieux de l’amie de Périclès. La figure d’Aspasie exerce évidemment sur Mme Aston une fascination inquiétante. Le rôle qui dans son roman a été l’objet de toutes ses complaisances est un rôle de femme à la fois politique et légère, qui serait bien vraiment une Aspasie berlinoise, s’il pouvait y avoir d’Aspasie ailleurs que dans Athènes. La vie que, d’après son aveu, Mme Aston se proposait de mener à Berlin n’était rien de moins que cette vie d’honnête homme telle que l’entendaient Aspasie et Ninon, au milieu du commerce des beaux esprits et des galans cavaliers ; mais, songez un peu, Ninon côte à côte avec de jeunes hégéliens armés de leurs pipes ! mais Aspasie habillée des vieilles modes parisiennes ! Une semblable métempsycose était un châtiment trop cruel pour la mémoire de ces défuntes pécheresses. Mme Aston a lutte bravement contre l’impossible ; son pamphlet justificatif témoigne en même temps et du genre d’idéal qu’elle ambitionnait d’atteindre et du malheur de ses aspirations. Je traduis fidèlement le début de ce récit où l’auteur entre de lui-même en scène beaucoup plus que je ne me serais permis de l’y mettre.

« J’avais déjà par devers moi les émotions d’une vie trop agitée, lorsque je vins fixer mon séjour à Berlin. Mariée très jeune à un homme qui n’était qu’un étranger pour mon cœur, avant même que l’instinct de l’amour fût devenu vivant en moi, solitaire et désolée au milieu de la situation la plus brillante, avec tous les dehors de la félicité, j’ai appris de bonne heure à connaître la vie moderne dans toutes ses contradictions ; j’ai connu le plus violent de ses conflits, celui qui anéantit le cœur de la femme, celui qui menace d’arracher l’ordre asocial de ses gonds, le conflit de l’amour et du mariage, de l’inclination et du devoir, du cœur et de la conscience.

« Les femmes qui ont en partage une possession paisible et un bonheur idyllique ne comprendront pas cette lutte.. Quand on est à l’abri sur la rive, il est facile de défier et de braver l’orage qui bat et dompte l’esquif en pleine mer. J’ai profondément senti ce que la voix prophétique d’une George Sand annonçait aux générations futures : la douleur du temps, le gémissement de la victime torturée jusqu’à mourir dans des liens contre nature. Je sais à quelles indignités une femme est exposée sous la sainte protection de la morale et de la loi ; je sais comment les pénates protecteurs du foyer ne sont plus au besoin, que des épouvantails inutiles, comment le droit vient en aide à la force brutale ; je n’écris pourtant ni un roman ni une biographie : — notre mariage fut rompu. »

Ne voulez-vous pas redire avec moi le doux et antique refrain pour chasser les miasmes de cette atmosphère de sigisbéisme ?

Casta vixit,
Lanam fecit,
Domum servavit.

Ne trouvez-vous pas qu’après avoir flairé cette fade senteur d’alcôve, il fait bon respirer la saine odeur de vertu qu’exhalaient nos vieilles mœurs de ménage ?

Je suis convaincu que M. Aston avait tous les torts du mari d’Indiana, et que son prétendu droit n’était qu’impertinence pure ; mais comprenez-vous maintenant ce que je voulais dire, quand je parlais tout à l’heure du surcroît d’emphase ridicule ajouté par les copies allemande à nos originaux français ? Les phrases que vous venez de lire ont-elles jamais chez nous qui en avons les premiers donné l’air, ont-elles jamais eu cet imperturbable sérieux, cette outrecuidante banalité ? Cherchez autre part que dans les galeries charivaresques des femmes malheureuses qui glosent sur leurs malheurs avec cette superbe magnificence ! Le cri de la prophétesse au manteau de laquelle Mme Aston se raccroche avait du moins un accent de fierté sauvage qui saisit un moment les ames au dépourvu ; mais combien d’autres l’ont depuis répété, dont la sauvagerie était le moindre défaut ! et d’échos en échos il a passé le Rhin, et il s’est rencontré là de prétentieuses écolières qui l’ont redit sur le ton aigu des oiseaux parleurs.

Quand on s’est ainsi drapé dans le deuil intime de son cœur, la tentation est grande de mettre les choses de son esprit au diapason de ses sentimens. Ce qui prête un faste si détestable à ces tendres infortunes, c’est l’exaspération de l’orgueil intellectuel qui s’en empare et les étale. On souffre avec fierté des souffrances ignorées du commun des martyrs, et l’on s’avoue sans beaucoup de peine qu’il ne faut pas être une bête pour raffiner si délicatement son mal ; . Le chagrin, en devenant un rôle, conduit vite au métier d’auteur, et de la femme inconsolable il n’y a plus qu’un pas à la femme de lettres : voyez-le franchir. Il paraît que dans la tempête ci-dessus indiquée, l’esquif de Mme Aston avait sombré ; devinez ce qu’elle sauva du naufrage ?

« De l’universel naufrage où j’avais perdu tout ce que je possédais de plus cher, je ne sauvai rien que la ferme résolution de m’élever au-dessus de ma destinée en portant des regards plus libres sur un plus large horizon, de tremper mon cœur en cultivant mon intelligence, et de comprimer son inquiétude en l’emprisonnant dans le calme de la pensée satisfaite. Telle était mon intention, lorsque j’allai m’établir à Berlin, attirée là par la jeune science vivante, séduite par l’espoir d’oublier, au milieu de ses spirituels représentans, les blessures que j’avais reçues dans le combat de la vie. Je voulais me faire une carrière littéraire, je ne m’y engageais point par un vain dilettantisme : c’était la toute-puissance de mon destin qui m’y poussait, car j’avais connu par ma propre expérience le lot commun de tant de milliers de mes sœurs ; j’avais été éprouvée plus avant, jusqu’à l’anéantissement de mon être ; la force mortelle de nos liens m’était ainsi plus évidente qu’à personne. Berlin, où la vie de l’esprit est si féconde, Berlin, la ville de l’intelligence et de la pensée, me sembla tout-à-fait approprié à l’exécution de mes plans ; à l’accomplissement de ma vocation littéraire. »

Il s’est fait, de la province à Paris, plus d’une émigration analogue à celle-là ; mais où est la différence entre les deux langues et les deux natures, c’est que parmi nos émigrées les plus excentriques, pas une n’eût osé donner ses motifs avec une sincérité si altière. Le terroir est pour quelque chose dans cet épanouissement trop indiscret des appétits du cerveau. L’émancipation féminine nous blesse peut-être encore plus par là que par aucun autre côté ; ce serait plutôt par-là qu’elle se ferait excuser à Berlin. Berlin s’appelle lui-même la ville de l’intelligence ; c’est le nom reçu que ses deux vieilles gazettes, la Spenersche et la Vossische, l’oncle Spener et la tante Voss, lui répètent tous les matins ; c’est le compliment de rigueur à l’adresse du Berlinois, comme il est convenu pour le Parisien que Paris est la grande cité. On est très occupé à Berlin de justifier cette louable prétention ; la société s’y plaît aux distractions purement scientifiques, et le goût de la science compte au premier rang parmi les élégances d’une femme du monde. Ce n’était pas du moins à ce titre futile que Mme Aston la recherchait, et les Roses sauvages ne devaient point être un simple passe-temps d’amour propre ; mais, avant que l’auteur se fût révélé par cette manifestation, la police intervint, et Mme Aston fut priée de quitter Berlin sous huit jours, « parce qu’elle exprimait et voulait réaliser des idées qui nuisaient au repos et au bon ordre. »

Mme Aston nous raconte un à un les détails de cette exécution, et, quoiqu’elle ait fort envie de mettre les rieurs de son côté, je ne saurais affirmer qu’elle y réussisse. Mandée dans les bureaux, elle ne peut s’empêcher de communiquer ses opinions particulières sur la religion et sur le mariage à un honnête employé, qui la laisse causer en prenant note de ses effusions, et il est peu de rencontres plus comiques que cet enthousiasme de muse incorrigible débordant au plus vite devant l’humble actuarius, qui verbalise au fur et à mesure pour transmettre à son supérieur les pièces du procès. Puis, Mme Aston obtient une audience de M. de Bodelschwing lui-même, et, telle qu’elle la rapporte, c’est une scène de comédie où le ministre à barbe-grise n’a vraiment point le rôle sacrifie. Je ne sais pas lequel serait, en somme, le plus malicieux, voire dans le récit de Mme Aston, ou du sang-froid paternel de son rude interlocuteur, ou du ton grandiose de ses propres reparties.

« LE MINISTRE. — Pourquoi donc affichez-vous de ne pas croire en Dieu ?

« MOI. — Excellence, parce que je ne suis point une hypocrite.

« LE MINISTRE. — On vous enverra dans un petit endroit où vous ne serez pas si exposée à vous perdre et où vous pourrez soigner votre ame.

« MOI. — Mais dans l’intérêt de ma carrière littéraire j’ai besoin du séjour de Berlin, où je trouve chaque jour une excitation nouvelle.

« LE MINISTRE. — Mais il n’est pas du tout dans notre intérêt que vous restiez ici pour y répandre ces écrits, qui seront sans doute aussi libres que vos manières de voir.

« MOI. — Excellence, si l’état prussien en est à craindre une femme, j’ai peur qu’il ne soit bien malade.

« LE MINISTRE. — J’ai fort à faire. (il sort). »

Cette sortie est évidemment selon toutes les règles du théâtre, c’est à dire on ne saurait mieux motivée. Mme Aston, après avoir inutilement porté son recours jusqu’au roi, fut obligée de vider les lieux, et il ne lui resta plus qu’à se pourvoir auprès du public, ce qu’elle ne manqua pas de faire.

Vient donc enfin son Apologie. Elle y commence assez adroitement par se moquer des gens qui lui défendent de fumer au nom de l’état ; elle demande grace pour avoir elle-même au bal invité ses cavaliers, puisqu’il n’y a pas de salon de ministre où cela ne se voie toutes les fois qu’on y danse un cotillon germanique et chrétien. Mme Aston n’était malheureusement pas femme à se contenter d’avoir de l’esprit, et, sautant à pieds joints par-dessus les frivolités de sa cause, elle s’est dépêchée d’arriver au sérieux de son état, à sa philosophie de dame humanitaire. Elle a voulu braver ses dénonciateurs en arborant aussi haut qu’un étendard sa plus intime pensée. Voici la profession de foi qui termine sa publication de 1846 ; ce n’est ni plus ni moins qu’une déduction logique et pratique du principe de la libre personnalité féminine posé dès la première page de cet étrange petit livre ; étrange, répétons-le toujours, non par le fond, que nous connaissons trop, car il nous appartient, mais par l’ostentation naïve avec laquelle nos sottises s’y déploient dans leur nudité. Nous avons eu des nuances et des habiletés de langage pour couvrir toutes les faussetés de situation ou de sentiment qu’il nous plaisait d’inventer ; nos traducteurs n’y regardent point de si près et ne font point tant de cérémonie ; ils reçoivent et donnent sans scrupule notre mauvaise monnaie pour du bon argent.

« Je ne crois point à la nécessité, je ne crois point à la sainteté du mariage, parce que je sais que son bonheur n’est, le plus souvent, que mensonge et hypocrisie. Je n’admets point une institution qui, tout en affectant de consacrer et de sanctifier le droit de la personnalité, le foule aux pieds et l’outrage dans son sanctuaire, qui, en s’arrogeant la moralité la plus haute, ouvre la porte à toutes les immoralités, qui, sous prétexte de confirmer le lien des ames, ne fait qu’en autoriser le trafic. Je rejette le mariage, parce qu’il donne en propriété ce qui ne peut jamais être une propriété, la libre personnalité de la femme, parce qu’il donne un droit sur l’amour, et que, sur l’amour, le droit ne peut rien prétendre sans devenir aussitôt une brutale iniquité… Notre siècle cependant est poussé par un ardent désir, par un élan plein d’espérance vers des formes plus libres qui laisseront enfin arriver l’essence humaine à la jouissance de tout son droit. George Sand marche devant nous comme la prophétesse de ce bel avenir, quand elle nous montre avec une vérité saisissante, les déchiremens de notre condition actuelle. Toute la nouvelle littérature française n’est qu’une procession de douleur et de désir vers le temple du saint amour, hélas ! trop profané. La seule émancipation que je rêve, c’est de rétablir le droit et la dignité de la femme sous un plus libre régime, par un plus noble culte de l’amour ; mais ; pour cet autre culte il faut avant tout que les femmes puisent, dans une instruction plus profonde, une plus haute conscience d’elles-mêmes. C’est l’instruction qui prête à la vie et à l’amour cette liberté intérieure sans laquelle toute liberté extérieure n’est qu’une chimère. Il ne s’agit pas ici de l’instruction des jeunes communiantes ou de celle des pensionnats ; il s’agit de cette vie sublime de la pensée pour laquelle la femme est aussi bien faite que l’homme. L’idée sans doute, chez elle, tourne vite au sentiment, elle se personnifie, elle s’incarne pour lui aller au cœur. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que le sentiment réclame une liberté aussi entière que l’idée, et ne doit point être défloré par une indigne contrainte ? -De même que les fils de ce siècle qui ont l’instinct du temps où ils vivent réclament la liberté de l’idée pour que le souverain bien de l’homme ne soit plus livré au caprice et au bon plaisir, de même les vraies filles de notre âge veulent la liberté du sentiment. »

Le roman de Mme Aston n’est, d’un bout à l’autre, que cette morale en action. L’action n’est pas si échauffée dans l’églogue de Mme Kapp ; mais cela tient sans doute à la diversité des tempéramens, car il y a concordance pour les principes. Et remarquez comme ces principes mènent d’application en application, et par quelle pente la femme auteur vient tomber dans une certaine politique, toujours la même, où la poussent les inexorables conséquences de son début. Cette fureur d’affranchissement individuel, ce besoin de secouer toutes les attaches de la vie privée que Mme Aston exprime avec tant d’énergie vont bientôt la conduire à prendre en main la cause de tous les rêveurs d’indépendance anarchique. Les « fils du siècle » auxquels elle reconnaîtra le privilège d’avoir la conscience de leur temps, ce seront les héros des barricades. C’est un curieux et triste enseignement de voir l’esprit de révolte descendre ainsi dans la rue après avoir germé à l’ombre du foyer domestique. L’abîme appelle l’abîme. Si ce n’est en raison de circonstances aussi exceptionnelles qu’honorables, une femme n’écrit guère pour le public que sous l’influence de deux sentimens, ou parce qu’elle est en insurrection contre tout ce qui l’entoure, ou parce qu’elle est en adoration vis-à-vis d’elle-même. Ces deux états de l’ame se touchent d’ailleurs d’assez près, et l’un et l’autre sont merveilleusement propres à l’incliner vers les passions envieuses qui font l’arsenal ordinaire de toute démagogie. Pour parler sans détour, en prenant les gros mots du langage courant, je ne me permettrais peut-être pas de dire que, lorsque le sexe fragile a chaussé le bas bleu, il est de nécessité absolue réduit à se coiffer du bonnet rouge ; mais je ne crois pas du moins qu’on puisse devenir une héroïne de la république sociale sans avoir, au préalable, concouru parmi les muses de la république des lettres. Le chemin se fait si vite ! On a perdu les joies de l’intérieur, on ne songe plus à ses enfans que comme un musicien à son motif ou un peintre à son modèle ; on ne les porte plus dans son cœur, on les pose devant son imagination. L’imagination n’est pas, comme le cœur, facile à contenter dans le silence ; il lui faut un accompagnement, un orchestre. On va chercher l’orchestre, on en sollicite, on en provoque les fanfares ; on quitte la maison pour la place publique. La place publique étourdit et enivre : on se laisse d’autant mieux séduire par les bruyantes récompenses qu’elle décerne, que l’on est moins sensible aux chastes et douces récompenses dont on pouvait jouir au fond de la maison. Or, le bruit de la foule n’est nulle part si enthousiaste qu’autour des grandes idées fausses et des grands mots vides. C’est là qu’il faut courir, parce que l’insatiable passion d’applaudissemens ne donne plus ni repos ni trêve, et aussi, soyons-en sûrs, parce que le souvenir des biens charmans qu’on n’a plus revient avec une amertume dont on se venge en exaltant des biens mensongers. On prêche la fraternité du genre humain faute d’avoir su goûter la paix de la famille, et l’on met son orgueil à conspirer contre les tyrans sur le noir pavé des carrefours pour se dédommager de n’avoir pas compris la dignité d’une vie close sous un toit respecté.

Que ce ne soit pas là l’histoire de toutes, tant mieux ; c’est pourtant l’histoire de beaucoup. Toutes ne parcourent peut-être pas la même carrière ; il en est qui coulent jusqu’aux bas-fonds de la route, il en est qui s’arrêtent le long de cette route lamentable : le courage leur manque pour aller plus loin, et de place en place elles marquent ainsi les étapes du funeste voyage. Mme Aston, par exemple, est certainement en avance sur Mme Kapp, et je ne les rapproche l’une de l’autre que pour mieux suivre le progrès qui conduit sur cette voie de degré en degré. Et puis le roman de Mme Kapp enveloppe, pour ainsi dire, de longs voiles de lin, d’une longue robe de matrone ; les mêmes doctrines que Mme Aston habille à la légère et lance vêtues de court à travers les équipées d’une fantaisie très peu virginale. Le contraste de ces mérites si divers ne les fera que mieux ressortir ; la couleur élégiaque et monotone de Manhold donnera plus d’effet aux peintures tapageuses de Mme Aston. Je confesse tout bas ce vulgaire expédient de ma critique, et je supplie la gravité de Mme Kapp de ne s’en point trop indigner.


II

Manhold est un sujet très complexe ; je ne serais pas éloigné de penser que l’auteur a changé deux ou trois fois d’idée dans le cours de son œuvre, mais ce sont toutes idées également empreintes de la même foi humanitaire. Je néglige donc les nœuds et les reprises pour suivre de mon mieux le plus gros fil de la trame ; quoique confuse, la trame est courte.

Manhold est un enfant de l’amour, né dans de singulières circonstances. Le comte Moenheim, son père, en même temps qu’il se donnait ce rejeton de la main gauche, avait eu de la comtesse son épouse un fils très légitime. Celle-ci étant morte presque aussitôt, le comte avait choisi la mère de son bâtard pour nourrir l’héritier de son nom, et lui avait ainsi remis de bonne amitié le soin des deux jumeaux ou quasi-jumeaux. Il ne prévoyait pas que la maîtresse délaissée serait femme à se venger par un véritable tour de nourrice, à punir son infidèle en troquant ses nourrissons. Les marmots ne diffèrent à ce qu’il paraît, l’un de l’autre que par la dimension d’une tache qu’ils ont sur le cou, et le secret de la tache n’est connu que d’une vieille nourrice à moitié folle. Sophie, après avoir hésité quelque temps vis-à-vis des deux berceaux dépose son propre fils dans celui du petit comte et prend ce dernier dans sa famille, car elle entre aussitôt en ménage, vu qu’il s’est trouvé là juste à point un brave homme, patriote avant tout, pour l’épouser, elle et son enfant volé. Le vrai descendant des Moenheim est donc élevé en qualité de Paul Rollert (c’est le nom du mari de la prétendue mère, l’heureux fruit des faiblesses de Sophie succède à son père naturel dans la possession de ses honneurs et de ses biens : Une fois en âge d’homme, ce faux Moenheim se marie lui-même avec une jeune personne qui est la femme modèle du roman de Mme Kapp, et de cette union naissent deux filles. Je prie qu’on me pardonne l’exactitude scrupuleuse avec laquelle je vais de branche en branche le long de cet arbre généalogique ; la simple histoire que je résume tient trois générations.

Ce nouveau comte de hasard chasse de race et n’est pas un plus honnête mari que son père : Après avoir fait pendant très pet de temps le bonheur de son admirable épouse Nanna, il se dérange. Un perfide ami l’entraîne de désordre en désordre, et il gaspille sa fortune tout en courtisant de trop près les soubrettes, les jardinières et les laitières du château. Quand il a mangé son avoir, il court en Amérique après le traître compagnon qui l’a quitté une fois sa bourse vide ; il veut se venger et se reconstruire une existence. La triste Nanna, déchue de ses grandeurs, est recueillie par un paysan vertueux, qui la loge dans une petite maison cachée sous les pampres. Pour comble de malheur, Nanna est devenue aveugle, et cela par un accident aussi fâcheux qu’il est peu poétique. Le jour du départ de son terrible mari a été le dernier qui ait lui sur elle. Le brutal, impatient de voir la tendresse conjugale prolonger outre mesure la scène des adieux ; a si rudement repoussé la pauvre éplorée qu’elle est allée tomber sur une chaise dont le dossier pointu lui a crevé un œil : l’autre a suivi. Hâtons-nous de dire que Nanna n’en est restée ni moins belle ni moins touchante dans le modeste asile où elle élève philosophiquement ses deux filles, Fridoline et Elfride. Ces noms-là disent tout : Fridoline sera le page, le gamin de cette bucolique ; Elfride en est le saule pleureur ; la jeune Anglaise au voile vert et aux lunettes bleues.

Dans le village cependant où s’écoule au milieu d’une paix mélancolique l’obscure existence de ces êtres intéressans, arrive après bien des années un étranger d’apparence fort bizarre, maigre, pâle, le nez marqué d’une cicatrice rouge comme le sang, qui lui partage aussi toute la joue gauche. Cet étranger méconnaissable n’est ni plus ni moins que le mauvais comte, qui a refait ses affaires en Amérique, et qui veut maintenant refaire sa réputation dans son pays. Un coup de tomawhak l’a défiguré, il a même été scalpé, ou à peu près, par les sauvages ; mais, corrigé par l’expérience ; il ne pense plus qu’à regagner honnêtement tous les cœurs qu’il avait scandalisés. Sous le nom de Manhold, il achète un domaine de paysan à deux pas de la petite maison tapissée de vignes où respire sa famille. Il n’y a pas au monde un meilleur voisin par toute la Terre-Rouge de Westphalie (c’est là le théâtre de l’action), il n’y a pas un plus sage et plus généreux campagnard. Dans ce voisin sans pareil, Nanna ne devine pas son époux, ses filles n’ont jamais vu leur père : les habitans de l’endroit se demandent bien tous bas si ce n’est pas là leur ancien seigneur ; mais il fronce le sourcil quand on a seulement l’air de vouloir lui dire : Votre grace ! et, au demeurant, sa rouge cicatrice lui tient lieu de faux nez. Manhold profite en conscience de cet incognito pour réparer tous ses torts d’autrefois, pour remettre à bien les filles qu’il avait mises ou tenté de mettre à mal, pour retirer du vagabondage un méchant drôle issu de ses œuvres, rameau bâtard de la souche bâtarde des Moenheim. À force de bons soins, le prétendu Manhold rachète ainsi les crimes de l’ancien Moenheim, qui n’était pourtant pas plus. Moenheim, souvenez-vous-en bien, qu’il n’est maintenant Manhold. La récompense couronne l’expiation ; le père de famille se fait reconnaître et rentré dans le giron domestique avec la bénédiction universelle.

Mais alors, nouvelle péripétie : le vrai Moenheim, qui a grandi, qui a mûri sous le nom de Paul Rollert, apprend de sa vieille nourrice mourante le mauvais tour qu’elle lui a joué lorsqu’il était dans les langes. Aussitôt instruit de son véritable destin, il s’empresse de revendiquer le rang qui lui appartenait, et avec le rang toutes ses dépendances, les domaines dissipés et puis recouvrés par son frère naturel. L’épreuve est cruelle pour Manhold de ne plus pouvoir être désormais que Manhold, s’il n’aime mieux s’appeler à son tour Paul Rohert. C’en est fait néanmoins : la vieille nonne, témoin de la naissance des deux enfans, a déclaré que la vraie tache, le bon signe n’était pas celui que porte à la nuque le mari de Nanna. Ce sera là désormais son seul titre ; il s’enfonce plus courageusement que jamais dans sa médiocrité, et les deux époux vivent heureux avec leurs filles, quoique l’histoire n’ajoute pas qu’ils aient eu d’autres enfans.

Telle est en raccourci la fable de Mme Kapp, et, réduite à ce trait rapide, elle ne diffère pas beaucoup d’un conte de Berquin. Il n’y aurait point lieu d’y prendre plus d’intérêt, n’était la broderie de la berquinade. Cette broderie n’est point de l’invention de l’auteur ; elle est empruntée à tous les artistes que nous avons eu le bonheur de posséder chez nous. Plus le fond lui-même, qui est bien à Mme Kapp, paraît pauvre et dénué, plus il est évident que Mme Kapp n’est pas responsable du luxe de ses fioritures. Elle n’a fait que se baisser pour ramasser à pleines mains le goût du siècle, le nôtre en particulier, et il ne laisse pas d’être piquant de le trouver ainsi jeté par poignées sur cette historiette enfantine comme du gros sel ou du poivre long dans une jatte de lait. Ce Manhold aurait pu vivre à toutes les époques qu’on eût voulu ; rien n’empêchait de l’habiller en costume Louis XV ou Louis XIV, même de le barder féodalement. Sa Nanna était un pendant comme un autre à la Griseldis du moyen-âge. Mme Kapp a décidé que ses héros seraient nos contemporains de l’année dernière, et qu’ils parleraient tous les jours de la révolution allemande du mois de mars 1848 : Aussitôt que nous sortons du vallon fleuri de la Terre-Rouge et des tonnelles de la petite maison blanche, nous tombons en plein gâchis révolutionnaire. Rien n’y manque : ni les conquêtes de mars (Moerz-Errungenschaften), mot sonore et chose éphémère, comme tous les vocables issus de pareilles conjonctures, comme toutes les glorieuses que nous avons nous-mêmes baptisées, ni la croisade nationale contre le Danemark, ni le parlement de Saint-paul, ni le fameux armistice de Malmoë, ni l’émeute de Francfort, ni l’admiration béate pour les étudians de l’Aula viennoise, ni la sainte horreur pour les manteaux rouges de Jellachich. On dirait que Mme Kapp, a pris à tâche d’enfourner de gré ou de force tous les événemens de l’année courante, pour se donner plus d’actualité, comme nous disons dans nôtre patois d’aujourd’hui.

Ses personnages sont eux-mêmes mêlés à toute la bagarre. Le fils légitime du comte Moenheim, le Paul Robert qui vient dépouiller Manhold en lui restituant, le désavantage de sa descendance authentique, Paul Rollert est un député de Francfort qui siège à l’extrême gauche selon les principes républicains puisés à l’école de son père ; putatif ; mais bon sang ne peut mentir, et l’aristocrate sans le savoir gronde d’instinct sous sa peau démocrate. « Il avait de beaux yeux brun-clair que ses profondes et sombres pensées avaient changés en une paire de cavernes incendiées par la flamme d’une ame passionnée. Et quand on le voyait ainsi rêver, on avait tout de suite besoin de reposer ses regards dans les clartés azurées, des cieux. » C’était donc un de ces radicaux comme il y en a tant, un radical par mauvaise humeur, qui n’avait fait qu’un mariage, de dépit avec l’égalité et la fraternité. Aussi, quand il est une fois informé de son état légal, il va s’asseoir à Saint-Paul sur les bancs des privilégiés, des propriétaires et des doctrinaires ; il demande une charte avec deux chambres et la paix à tout prix ; il affecte d’avoir peur du communisme et du prolétariat ; bref, il n’est plus occupé qu’à deux choses : à se contempler au miroir pour se répéter qu’il avait bien le profil d’un grand seigneur, à se démener en l’honneur du progrès modéré et de la monarchie constitutionnelle. Je n’invente rien et je traduis presque. Mme Kapp emprunte à l’Ami des Enfans son type du frère égoïste et orgueilleux ; mais qu’invente-t-elle pour le punir, lorsque vient l’heure du châtiment ? Elle le condamne à passer dans le camp de la réaction. Voilà certainement une poétique et une moralité plus neuves que celles de Berquin.

Cette pauvre constituante de Francfort, qui n’a été chanceuse en quoique ce soit, n’a pas plus de bonheur auprès de Mme Kapp, et reçoit d’elle à bout portant les complimens les plus médiocres. Le parti des professeurs est représenté dans Manhold par un honnête pédagogue qui porte partout avec lui un ennui si épais, qu’il fait figure à part au milieu même des autres. l’objet de toutes les tendresses de l’auteur est au contraire un jeune étudiant de Vienne qui renie le nom de son père, brave capitaine au service de l’Autriche, et ne manque point une émeute, pas plus celles du Mein que celles du Danube. Pierre Meyer exécute avec la langoureuse Elfride un concert patriotique et platonique dont toutes les notes, moitié amoureuses, moitié républicaines, sonnent d’un son faux, à faire frémir ou bâiller. C’est une singulière impuissance et qui, mériterait un long commentaire que la stérilité misérable de nos modernes rêveries démagogiques pour tout ce qui est œuvre d’art et de goût. Je voudrais prouver qu’elles ne sont point conformes aux notions éternelles du bon et du juste par cela seul qu’elles sont si étrangères à la notion du vrai et du beau. Il y a dans toutes les imaginations une pastorale vieille comme le temps et jeune comme l’amour ; j’entends parler de ce drame charmant qui recommence incessamment depuis que le monde est monde, toutes les fois que deux êtres innocens et purs se trouvent à leur insu poussés l’un vers l’autre par ce mystérieux attrait de l’ame et des sens dont la magie les étonne en les subjuguant. Or, apprenez ce que deviennent Daphnis et Chloé, Paul et Virginie, transfigurés, à la guise de nos prêcheurs de fraternité ; apprenez comment la poésie du progrès nous massacre ces beaux adolescens ! Elfride n’est ni plus ni moins que la Chloé que la Virginie de Mme Kapp. Je sais bien que Mme Kapp ne met pas grande malice à déguiser sous un prestige quelconque la maussaderie de son personnage, et je ne doute pas que l’auteur de Consuelo n’en eût, par exemple, tiré meilleur parti ; mais cette maladresse même est précieuse parce qu’elle trahit au naturel la sotte et pauvre mine de semblables créations.

Elfride a été finir son éducation dans une famille des environs de Francfort, où elle rencontre une autre jeune fille nommée Alwine, qui est ou à peu près la fiancée de Pierre Meyer. Celui-ci tombe comme l’éclair entre les nouvelles amies ; il arrive en cachette du fond d’un de ces carrefours où périrent Auerswald et Lichnowski. « Permettez, demande Alwine à Elfride, que je vous présente Pierre Meyer, un étudiant de Vienne. — Un étudiant de Vienne ! s’écrie Elfride transportée – En chair et en os, mademoiselle, répond élégamment le trop aimable émeutier. Avez-vous ouï raconter ou lu quelque chose de nous ? » - Justement Elfride connaît le nom et les mérites de Pierre Meyer par les journaux, qu’elle lisait tous les soirs à sa mère aveugle dans le silence du vallon le Peuple de Westphalie peut-être ou le Travailleur de la Terre-Rouge. O Chloé, ce n’étaient pas les journaux qui vous disaient que Daphnis était Daphnis ! O Virginie, les journaux n’arrivaient pas jusque sous l’ombre de vos bananiers ! Elfride est même si bien au courant, qu’elle en remontre à Pierre Meyer, « qui n’a pas lu de journaux depuis des siècles ; » elle lui annonce la révolution viennoise du 6 octobre, celle dont les héros assassinèrent par façon d’intermède le général comte de Latour, pendirent à une lanterne le cadavre mutilé du loyal soldat, et tirèrent dessus comme dans une cible. L’étudiant s’exclame, désespéré : « Je dois partir, je pars. Les écoles se battent, et je n’y suis point ! » N’est-ce pas le vrai Grillon de la république rouge ? Alwine, dans les idées de Mme Kapp, figure une Agnès conservatrice et modérée dont les mesquins sentimens doivent servir de repoussoir à la brillante exaltation d’Elfride. Alwine soupire ; elle aurait la faiblesse de vouloir garder auprès d’elle le paladin de l’Aula. Le paladin réplique :

« . Ah ! Alwine, en ce point-là nous ne nous comprenons plus. Raisonnable et prudente comme la vieillesse, vous n’avez pas en politique cette jeunesse dont vous êtes pourtant une si ravissante image. Croyez-vous que si nous nous fussions tant consultés dans l’Aula, notre enthousiasme aurait atteint jusqu’à ce degré d’audace ? La réflexion eût été pour nous le coup de la mort. Une révolution est un poème que le poète portait en lui-même sans le savoir, sans en avoir conscience, et qui jaillit de sa plume à l’heure de l’inspiration sans autre règle que la loi de sa nature et de son génie. Notre révolution était-elle autre chose ? Elle existait dans le cœur des masses, dans l’esprit les libres penseurs, comme le poème existe avant sa révélation dans l’ame du poète. Elle s’est manifestée dans une heure à jamais mémorable. Et comme il est divin de se voir ainsi compris à la première lecture ! ajouta-t-il avec un mouvement de joie, et il saisit la main d’Elfride et la baisa. »

Voilà qui vaut mieux que les rondeaux de Benserade : cela s’appelle mettre l’insurrection en madrigaux, et pour celui-là vraiment la chute en est galante. Ne nous moquons pas trop pourtant de ce jargon d’outre-Rhin, car c’est sur nous, c’est sur notre charade de février, qu’on a pris mesure pour tailler ce bel éloge de l’émeute ; c’est nous qui, les premiers, nous sommes prêtes si complaisamment à payer les frais des fantaisies poétiques de nos littérateurs en détresse ; c’est chez nous que la révolution a été au pied de la lettre le poème artificiel d’un improvisateur aux abois, la continuation pratique d’un mauvais feuilleton.

Elfride, qui est généreuse, essaie d’excuser l’indifférence de sa compagne, et veut lui donner meilleur air au point de sue démocratique ; mais Alvine n’accepte point cette indulgente pitié : « Je ne prends, dit-elle, aucun plaisir à la politique, et tous vos discours sur la liberté, l’unité et la fraternité me font rire comme les querelles de mon chat avec mon chien. » La mutinerie de cette enfant rétrograde n’est pas sans doute un modèle de grace, mais elle a du sens après tout. Pierre Meyer, inexorable, s’en va continuer à Vienne son métier de Francfort, et Elfride s’enfonce dans ses études. Ces deux jeunes cœurs « sont heureux de la hauteur de leurs sentimens ; ils nagent comme de hardis nageurs sur les flots du temps… L’ame d’Elfride s’embrasait ; elle était tout amour, mais c’était un amour tel que le comporte notre siècle dans les esprits qui aspirent à la liberté ; c’était un amour qui, contenu par la conscience la plus sublime, ne pouvait se soumettre ni à prouver sa légitimité par la sèche analyse, ni à subir les liens étroits de la morale usuelle. » Voyez-vous la théorie de la libre personnalité que Mme Aston nous exposait tout à l’heure s’infiltrer au plus profond des entrailles de cette vierge socialiste et la conduire, Dieu sait où ? La naïve Chloé n’avait pas, à coup sûr, autant de philosophie dans son fait ; mais pour aller plus au naturel, le fait en somme était-il bien différent ? Mme Kapp n’en est point à s’inquiéter de ces bagatelles ; elle prend les gens et les choses de plus haut ; son couple amoureux plane sur des cimes où tout autre gèlerait : « O gloire, ô unité de la grande patrie commune ! O nos chères espérances détruites ! qu’était-ce pour vous ranimer que l’ardeur isolée de cette tendre adolescence ? qu’était-ce que ces deux aérolithes dans les sombres régions d’un ciel sans étoiles, ou plutôt dans les steppes et les sables de la stupidité, de l’indifférence et de la paix à tout prix du baurgeoisisme ? »

Nous n’en finirions pas avec cette histoire d’Elfride ; arrivons tout de suite à la conclusion. Pierre Meyer envoie à son amie le journal du siège de Vienne ; c’est en prose et en vers comme les Lettres sur la mythologie, et cela se termine par un dizain où il est écrit que « Kossuth portera l’oriflamme aussi long-temps que les jours succéderont aux nuits, aussi long-temps que les arbres s’élanceront dans les airs, aussi long-temps, etc., etc. » Pierre Meyer a donc rejoint l’armée des Maygars quand Vienne a succombé ; il est blessé à Kapolna ; il revient mourir sous le toit de la famille d’Elfride, en causant politique avec l’idole de son ame. Elfride passe aussitôt à l’état de femme de lettres. Tel est du moins, pour moi, le sens de ces dernières paroles que lui consacre Mme Kapp :

« Elfride sentit ses yeux s’obscurcir de larmes ; mais elle ne permit point à ses larmes de tomber sur la poussière de la terre, à laquelle l’ame de Pierre Meyer avait si victorieusement échappé. Pleine d’espérance, elle lui tressa une couronne de lauriers, et garda son souvenir en elle, comme la rose garde dans son calice les gouttes d’une pluie d’orage. Lorsqu’elle exprima son souvenir dans ses chants, on eût dit la vapeur écumante, la fougue déchaînée du jus de la grappe. »

N’entendez-vous pas, dans cette phraséologie, l’écho lointain et grossier, de George Sand à ses heures de mauvais style ? Le mauvais se prend là-bas plus que le bon.

Toutes ces figures, si germaniques qu’elles soient, portent ainsi des masques où notre empreinte est encore fraîche, et c’est cette laide empreinte que je ne me lasse pas de montrer. Reste, pour compléter la galerie, les portraits des deux principaux personnages, de l’épouse parfaite et de l’époux corrigé, de Manhold et de Nanna Manhold n’a point de destination politique dans le roman de Mme Kapp ; il représente une mission d’un ordre encore supérieur. Ce n’est pas que son opinion soit douteuse, il voit clair aux destinées du monde ; il croit fermement que les idées qui le traversent maintenant « à la manière des comètes et des étoiles filantes » le vaincront un jour ; il est « sûr que le messie est déjà né. » Sa femme même ; la magnanime Nanna, est au moment de l’envoyer, n’importe où, siéger sur les bancs de quelque montagne, ou tirailler derrière les pavés de quelque barricade ; mais il lui expose humblement qu’il n’est pas encore assez fixé dans le pays pour être député, et qu’il est déjà de sens trop rassis pour s’aller faire tuer mal à propos. Ce n’est pas là son rôle. Il a été créé et baptisé pour être l’incarnation d’un dogme humanitaire, de la doctrine du châtiment Sans douleur et de l’expiation agréable. On se souvient peut-être encore un peu de l’an de grace et d’imprévoyance où la société polie se nourrissait assidument du pain quotidien que lui pétrissait le génie philanthropique de M. Eugène Sue. Hélas ! qui est-ce qui n’en a pas vu manger de ce pain-là, bravement, sérieusement, en famille, entre gens éclairés de la meilleure compagnie,entre conservateurs progressistes ? et comme on le digérait avec aise ! et comme on discutait d’un beau sang-froid les méthodes pénitentiaires de l’auteur des Mystères de Paris, les procédés nouveaux à l’aide desquels il moralisait les assassins en évitant de les trop chagriner, — l’assassin par brutalité en lui crevant les yeux (bien entendu sans le faire souffrir), pour humilier sa violence devant la faiblesse d’un enfant, — l’assassin par tempérament en lui achetant un étal de boucher, pour le mettre à même de passer ses rouges rages sur d’innocens agneaux.

Vous tous qui avez goûté ces rares inventions, qui vous êtes dit que cela ne serait pas si mal, que la loi était cruellement impitoyable et le criminel éminemment respectable, frappez-vous la poitrine en conscience, car ce sont ces inventions-là et d’autres pareilles qui ont miné sous vos pas le sol moral du pays ! Ne rions donc point quand nous les retrouvons rédigées en formules pédantesques ou pathétiques dans le méchant livre d’où sortent toutes ces réminiscences qui m’assaillent : Mme Kapp a été la dupe de notre propre duperie. Voici en quels termes solennels elle annonce et elle explique le genre de réparation qui va replacer Manhold au niveau de la sublime Nanna, et le rendre digne d’une femme si précieuse ; nous reconnaîtrons encore nos inspirations au passage :

« Du temps pour s’examiner et se recueillir, on en donne assez aux soi-disant criminels que nous gardons dans nos prisons ; mais ce qui leur manque et ce qu’on devrait leur donner, c’est le moyen de s’exercer librement à vouloir et à faire le bien pour arriver à une véritable résipiscence. On croit avoir tout sauvé quand on a mis à la place la prière et la foi. Ah ! laissez ce sombre désert de la croyance, cette insoutenable et cruelle théorie de la foi, qui ne peut se manifester par aucune réalité positive, et tournez-vous en vous-même. En vous-même, il existe une morale, plus pure et plus amoureuse, un fond plus riche en vertu nourrissante et fortifiante, une nature mieux faite et un développement plus conforme à la nature que dans les dogmes et les mystères de l’église militante et fanatisée. Il y en a qui devancent leur époque, et qui, du haut de leur conscience, comme Moise du mont Nebo, apercevant cette morale de l’avenir, la saluent comme une terre de promesse ; mais il n’est réservé de l’atteindre qu’à d’autres générations. Elle s’approche cependant, et celui-là seul qui ne veut pas entendre n’entend pas son vigoureux coup d’aile.

« Non, ne me conduisez pas auprès de cette femme, de cet homme, auprès de ce jeune garçon ou de cette jeune fille, en me disant : Ils croient et confessent, ils s’abaissent sous la main de Dieu ! Je pense, moi, que ce sont ou des natures débiles, trop énervées pour une véritable amélioration, ou bien des hypocrites. Amenez-moi vos prétendus endurcis, les hommes à la puissante volonté, les forts ; je vais les tirer de leur prison, les placer là où ils ont failli, les remettre sur le théâtre de leur faute, non pour les y attacher au pilori de la médisance et du préjugé, mais pour les y appeler à une activité plus bienfaisante. Je ne leur dirai pas : Priez et espérez en un meilleur monde ! Je leur dirai : Travaillez, rendez vous utiles aux autres, et cette vie vous offrira encore une plus belle récompense qu’à beaucoup d’entre ceux dont on n’a jamais contesté la valeur morale. »

C’est Mme Kapp qui parle ici en son nom : mais cette dissertation homilétique ne serait pas autrement déplacée dans la bouche de son héroïne, qui, au plus serré du roman, interrompt souvent l’action pour se livrer à ce genre d’éloquence. La vertueuse Nanna n’est pas, on le voit, pourvue d’une piété plus orthodoxe que Mme Kapp elle-même. Nanna, si douce et si compatissante, n’en appartient pas moins à cette fière école de la libre personnalité dont Mme Aston nous a révélé le fond ; elle y a sans doute introduit sa fille Elfride, et c’est une école qui mène loin. Quel singulier dérangement que celui qui peut assez troubler l’esprit d’une femme pour la porter jusqu’à renier cette naturelle dépendance de son sexe d’où lui vient sa force et son charme ! Quelle étrange dépravation d’idées ne faut-il pas pour avoir ambition de cette virilité monstrueuse ! Écoutez discuter cette thèse à l’allemande. Le député classique de Saint-Paul, le professeur Auring, soutient le droit de la barbe ; Nanna lui répond, et c’est un dialogue en règle.

« Lorsque les hommes emploient toutes les forces de leur intelligence à soutenir que la femme a son moi, son point d’appui ; son centre de gravité hors d’elle-même et seulement dans l’homme, que c’est par l’homme seul qu’elle arrive à la liberté, combien ils s’éloignent de la nature, et comme ils se perdent en partant de ce faux principe ! Comme ils méconnaissent le devoir que leur impose notre triste condition présente et notre foi dans un avenir meilleur, le devoir sacré de rendre la femme libre et de lui donner son point d’appui en elle-même ! »

Le professeur fait bien quelques objections ; il a peur que la tyrannie monocéphale de l’homme ne dégénère en anarchie oligarchique Mme Nanna le rassure.

« Oh ! que vous êtes vraiment un rouge impérialiste et monarchiste de la droite ! Est-ce que l’amour n’est pas là pour tout unir, pour tout égaliser, pour vous attirer les sympathies et vous abandonner la souveraineté sans conteste ? »

Et plus bas :

« Oh ! vous, homme de la science, de l’intelligence nue, pointue, anguleuse, analytique, vous qui n’avez jamais rencontré la femme avec le feu central, le feu solaire, le feu magnétique et fusionniste de son amour, de son intelligence et de sa bonté réunies, vous finissez par vous racornir dans la sécheresse de votre petite raison abstraite et anatomisante, qui ne vous laisse plus rien de votre humanité, etc., etc. »

Molière s’est moqué des précieuses de son temps, dont tout le crime était de vouloir ajouter à la noblesse du beau langage. Que c’étaient pourtant d’aimables pédantes à côté des précieuses du nouveau monde ! Il les trouvait trop hardies d’affecter tant d’autorité sur les manières et sur le discours ; encore n’était-ce qu’aux bourgeoises savantes, n’était-ce qu’aux fausses précieuses qu’il s’en prenait, et il a soin de nous avertir qu’il respectait les véritables. Nous n’avons plus aujourd’hui que les fausses et les ridicules ; seulement leurs prétentions ont changé d’objet. Négligeant beaucoup la grammaire, elles entreprennent de régenter la vie publique ; elles ont quitté la physique et les sonnets pour la science sociale. La révolte de la femme contre l’homme gardait toujours dans Molière, même en son plus bel apparat, tout un côté plaisant par où elle se rattachait à l’ancienne et inoffensive raillerie des fabliaux. Les gausseries du moyen-âge à l’endroit de la comédie conjugale n’étaient que divertissemens purs ; on était si sûr du divin fondement des institutions domestiques, qu’on se jouait sans autre conséquence avec les misères et la fragilité de leur humaine enveloppe. Le jeu maintenant est devenu un drame : on dédaignerait d’échapper par légèreté à la discipline de la famille, on brise le joug par système ; il n’y a plus de maris trompés, il n’y a que des femmes qui protestent, chacune selon ses moyens.

Les moyens de Nanna sont entre tous, des moins criminels ; elle est prêcheuse de son métier, et, quand elle arrive de la théorie, à la pratique, tout ce qu’elle essaie de plus décisif pour hâter l’émancipation du genre humain, c’est de fonder des salles d’asile, de vraies salles d’asile socialistes par exemple, et dont la donnée pourrait au besoin servir de modèle. On évite soigneusement d’y parler de Dieu aux petits enfans, de les épouvanter de Dieu ; en revanche on leur apprend l’entomologie et l’ornithologie. Rien de plus sérieux et de plus onctueux que la façon dont Nanna débite ce salutaire enseignement. Après tout, Nanna ne manque pas d’avoir une religion à sa manière, mais elle y veut marcher « sans balancier ; » elle a eu le courage « de déshabiller la madone, de Lorette, et ce qui lui est resté, c’est la vierge de Saïs moins son voile. » - « Ah ! Nanna, s’écrie une pauvre servante qu’elle étourdit de ce curieux sermon, je ne pourrai jamais atteindre ces hauteurs, et la tête me tourne ! ’ » Encore une fois, Nanna n’est qu’une prêcheuse et il s’en faut et que ce soit la prêcheuse de Jean-Jacques, quoiqu’il y ait des gens, dont je ne suis pas, qui prétendraient peut-être qu’elle en descend en droite ligne. Nanna prêche au coin du feu ou à l’ombre de son figuier ; elle est assise dans les clartés mourantes du couchant, avec ses paupières immobiles et closes, avec la tête penchée sur son sein, avec sa pâle figure baignée de ses longs cheveux noirs. L’héroïne de Mme Aston entend autrement la protestation des filles du siècle contre les tyrannies du passé. Elle est équipée, de pied en cap en soldat du progrès : elle a endossé la blouse des travailleurs, elle a ceint le pantalon des femmes libres, elle tient à la main les pistolets de l’émeute, et, admirez l’inconséquence, Mme Aston n’a pu s’empêcher de l’intituler la baronne. Alice. Cette démocratie menteuse a toujours le goût des gens mal élevés pour les cinquants aristocratiques.


III

Il arrive d’ordinaire, dans les ouvrages d’imagination, que l’auteur s’identifie plus ou moins volontairement avec celle de ses figures dont il lui plairait le mieux de tenir la place. Il n’y a guère de fable un peu vivante où l’on ne retrouve au premier plan, avec tous les embellissemens de l’idéal, la tête même du poète ou du romancier ; c’est comme cela que les vieux maîtres aimaient à se représenter sur un coin de leurs toiles. Je serais bien étonné que Nanna ne fût pas tout le portrait de Mme Kapp, et je n’ai pas le moindre scrupule à risquer cette supposition, car enfin Nanna, pour n’être point de la meilleure espèce des doctrinaires, n’en est pas moins au fond une honnête personne, honnête de la plus ennuyeuse honnêteté. Je n’oserais, au contraire, me permettre de penser que Mme Aston ne fît qu’une seule et même âme, j’ajouterai qu’un seul et même corps, avec la prima donna de son roman. Ce serait de ma part une hardiesse trop blessante, et, jusqu’à ce que Mme Aston ait publié de nouvelles confessions, j’ai le droit de distinguer entre elle et le type auquel elle s’est complue. Cette baronne Alice est pourtant bien sa création favorite, et telle est en conscience la nature de ce rôle, que je serais embarrassé d’en parler ici très longuement. Tout ce que j’en puis dire de plus clair, c’est que la baronne use, pour affilier des conspirateurs ou surprendre des conspirations, de la ressource intime que Mme de Warrens, employait pour s’attacher de bons domestiques, et cela, il faut l’avouer, avec un zèle d’autant plus vif qu’il est beaucoup moins désintéressé que celui de l’insensible patronne des Charmettes. Le roman dans lequel la baronne tient ainsi le dé d’une conversation difficile à rapporter tout entière ne comporte pas non plus lui-même une analyse très étendue. Il n’y a pas là de ces morceaux de style qu’on puisse citer comme des échantillons de la pensée de l’auteur : la pensée est devenue chair ; tout se passe en action, et cette action aussi peu éloquente qu’un mélodrame est l’illustration la plus saisissante et la plus brutale des principes dont nous n’avons fait encore qu’examiner la théorie. Allons d’abord au fond du sujet.

On peut dire des révolutions de 1848 que le pied leur a glissé dans le sang de l’assassinat. À Rome, à Vienne, à Francfort, ne parlons point de Paris, elles ont succombé sous l’horreur qui accompagnait leurs débuts. La mort du général d’Auerswald et du prince Lichnowski a déshonoré en Allemagne le parti qui était obligé d’accepter la solidarité de ces abominables violences. Les victimes lui ont été plus redoutables et plus nuisibles du fond de leur tombe que de leur vivant. Le général d’Auerswald ne comptait point au premier rang parmi les membres influens de la droite dans l’enceinte de Saint-Paul. Le prince Lichnowski, maigre la facilité naturelle de son esprit et l’autorité croissante de sa parole, n’avait qu’une position contestée. Il n’était pas destiné sans doute à la gloire de Mirabeau, mais il était aussi mal servi que lui par ses antécédens ; sa jeunesse avait été plus orageuse que chevaleresque, et, parmi ses équipées, il y en avait qui sentaient l’aventurier très-moderne un peu plus que le paladin féodal. L’allusion désobligeante que l’auteur d’Atta-Troll avait lancée sur ses campagnes et sur ses histoires de la Péninsule répondait dans le temps à un sentiment assez unanime. Les allures de spadassin et l’humeur cassante du gentilhomme errant n’avaient point prévalu jadis contre cette sorte de répulsion dont il restait encore quelque chose chez les honnêtes gens ; ses bonnes fortunes même avaient été trop publiques et trop comptées. La fin déplorable de Félix Lichnowski a couvert d’une ombre protectrice toutes les fautes de sa vie en lui ôtant le loisir de les réparer. Il est tombé noblement ; il ne s’est point abaissé devant la mort que lui apportaient d’affreuses mains, et, s’il avait méconnu quelquefois le vieil honneur nobiliaire en face du monde des plaisirs et des industries, il a retrouvé devant les bourreaux de l’anarchie tout l’honneur d’un soldat. La postérité n’en demandera pas plus à cette existence si courte ; elle ne connaîtra que la gloire de ses derniers momens.

Mme Aston a voulu lui en apprendre davantage : elle a eu le courage de soulever les linceuls ensanglantés pour fouiller les secrets du mort ; elle a écarté ce voile de miséricorde et de respect qui devait le défendre contre l’indiscrétion de souvenirs trop profanes. Elle a été ressusciter Lichnowski sous la terre sanglante où il avait cruellement acheté le droit de reposer en paix, et pourquoi ? pour emprunter à sa mémoire un sujet de roman, pour broder à ses dépens sur les rumeurs assoupies de la chronique scandaleuse les fictions indécentes de sa propre invention. Elle s’est acharnée à mettre en une lumière sinistre ou honteuse cette ombre déjà effacée ; elle l’a poursuivie de ses invectives, de ses médisances ; elle l’a bafouée, calomniée avec une colère ; inexplicable, et il est vraiment impossible de croire que la passion politique ait seule inspiré cette rage féminine On dirait quelque maîtresse délaissée qui jette du vitriol à la face de son amant ; mais c’est un pâle visage de cadavre que Mme Aston prend ainsi plaisir à déshonorer, et l’on ne sait ce qui manque le plus dans cette indignité, ou du cœur ou de la pudeur.

L’indignité est d’ailleurs d’autant plus choquante, que l’esprit et la vengeance de la femme s’y laissent partout reconnaître à des marques trop certaines. Mme Aston ne s’est pas contentée de nous découvrir que le prince Lichnowski était un parjure et un fourbe en politique ; elle lui trouve des torts d’un tout autre genre, mais presqu’également irrémissibles : « sa chevelure bouclée aurait à merveille accompagné son visage, si son front n’eut été trop bas de quelques lignes ; il y aurait eu une gracieuse nonchalance dans la manière dont il posait ses gants sur le bord de son chapeau, si cette grace avait pu ne pas être affectée chez une nature qui n’était point réellement aristocratique. » Est-il rien de plus ridiculement odieux que ces réminiscences de boudoir dardées comme des coups d’épingle dans cette chair dépecée par les faux et les coutelas des bandits lui ont les sympathies déclarées de Mme Aston ?

Et ce n’est pas assez cependant pour sa rancune ; il ne lui suffit pas d’insulter Lichnowski tout seul : elle traîne dans son livre les noms des personnes encore vivantes qui passaient pour avoir reçu les hommages sans doute trop ébruités de ce hardi coureur d’aventures ; quand elle ne les écrit pas, en toutes lettres, elle ne les déguise qu’à moitié sous de transparens anagrammes. Jugez de la délicatesse qui permet à l’auteur de prendre avec son prochain de pareilles libertés ! Peut-être aussi, pour tout dire, Mme Aston n’a-t-elle pas cru très extraordinaire de raconter du prochain, et d’un prochain très réel, s’il vous plaît, les mêmes faiblesses qu’elle semait à pleines mains sous les pas des beautés imaginaires dont elle a peuplé son roman. La réalité devait même lui paraître assez pâle auprès des innombrables exploits qu’elle prêtait à ses héroïnes, sans seulement avoir l’air de penser qu’elle pût en cela les amoindrir. La duchesse de Nagas, qui existe et qui surtout a existé, est à cent coudées de la baronne Alice, qui n’a vécu que dans la cervelle de Mme Aston. Voilà comment Mme Aston aura lâché ce traître pseudonyme ; avec la richesse de son imagination, elle comptait sa perfidie pour peu de chose.

Quant à la fable dans laquelle le pauvre Lichnowski figure ainsi au mépris de toutes les convenances, il est malaisé d’en rencontrer une plus absurde. Mme Aston nous prévient qu’elle a publié ces esquisses révolutionnaires « pour remplir çà et là quelques petites lacunes dans le réseau des intrigues de la contre-révolution, dont le fil rouge échapperait sans elle aux politiques les mieux informés. » Sur ce, elle entre en matière, et la scène s’ouvre à Vienne le long de la promenade qui traverse la place d’exercice. Nous sommes tout d’un coup transportés au beau milieu du terrible réseau dont Mme Aston a démêlé la trame : nous tombons en face de trois curieux personnages, deux femmes d’abord, l’une et l’autre aux yeux bleus et aux cheveux noirs, l’une et l’autre éprouvées par plusieurs amours qui ont conduit l’aînée, la baronne Alice, jusqu’au mépris, peu pratique il est vrai, de tous les hommes, et sa jeune amie Lydia jusqu’à une espèce de folie mystique assez prononcée pour la faire aller à la messe. Alice lève fièrement un front chargé de boucles magnifiques ; les bandeaux qui s’aplatissent sur les tempes de Lydia sont l’emblème incontestable de sa mélancolie. Devinez un peu quel est le compagnon de ces deux charmantes femmes, dans cette allée où se presse la foule fashionable, par un soleil printanier de mars, de mars 1848 ; ne l’oublions pas, sous ces arbres dont les bourgeons poussent ; devinez ? Pas un autre que le confesseur de Mme la princesse de Metternich, un bel homme, un peu courbé, qui doit avoir quarante et quelques années, et dont le chapeau à larges bords recouvre une physionomie de marbre éclairée par des yeux où la passion et la froideur se jouent de la plus étrange façon. Mme Aston consent à ne pas livrer son nom, et elle l’appelle tout bonnement le père Angélicus.

C’est pourtant un affreux jésuite qui joue le jeu de la révolution, à cette seule, fin de tricher son partner. Il a des vues d’une profondeur qu’on ne saurait calculer d’après les indiscrétions, cette fois très réservées, de Mme Aston. Il fait pour l’instant cause commune avec les révolutionnaires, parce qu’il estime que ses bizarres alliés ne nuisent pas à la contre-révolution. Ceux-ci, de leur côté, professent, par la bouche de Mme Aston, qu’il leur faut une complète réaction pour arriver à une révolution complète. C’est un cercle vicieux qui menace de s’éterniser. Le père Angélicus ne semble pas très inquiet de savoir comment il en sortira « Nous avons chacun une mission différente, dit il à la baronne, mais nos moyens sont les mêmes. J’ai besoin, pour accomplir la mienne, de l’appui du parti radical ; il vous faut, pour la vôtre, les services du parti catholique. » Il n’y a jamais eu de diplomatie moins jésuitique, et le révérend père donne évidemment bien de l’avantage à celle qu’il ne craint pas d’appeler sa digne amie. Aussi la baronne traite avec lui de pair à compagnon, et lui fait rudement sentir qu’il ne gagnerait pas à rompre le pacte mystérieux. « Vous êtes une puissance, oui, et une considérable vous représentez l’église ; mais moi, prenez-y garde, je suis une puissance aussi : je suis le prolétariat et l’aristocratie en une même personne. » Tels sont les discours échangés par ces promeneurs sans pareils dans les Champs-Élysées de Vienne à l’heure du beau monde.

Par où donc s’était nouée une si incroyable connaissance ? Par le procédé le plus simple. La baronne Alice, introduite chez la princesse de Metternich, qui recevait, à ce qu’il paraît, une société assez mêlée, était devenue une favorite dans la maison, et, grace à sa pénétration extraordinaire, elle s’était rendue redoutable au père confesseur lui-même, en scrutant sa vie passée derrière son masque immobile. Celui-ci avait compris qu’il valait mieux l’avoir pour amie que pour ennemie, et c’est ainsi que le prêtre Angélicus et la malicieuse Alice mettaient maintenant leurs complots en commun.

Le prince Lichnowski se trouve pris, pour son malheur, entre ces deux comploteurs de haute volée. Mme Aston suppose qu’il les trahit tous les deux à la fois par la pusillanimité de ses ambitions. Sa mort n’est que l’équitable châtiment de cette trahison double. Ce ne sont point des brigands de bas étage qui ont fait un mauvais coup par hasard, par colère et par ivresse : c’est le saint père Angélicus et l’élégante baronne qui ont décrété, dans leur justice, cette affreuse exécution, pour venger chacun sa grande cause, tout en vengeant chacun aussi des offenses d’un ordre plus intime. Angélicus est probablement le supérieur de quelque confrérie de sanfédistes, un Rodin moins sale et moins virginal que celui de M. Eugène Sue. Lichnowsbi lui a donné des gages. La baronne est la présidente d’un certain comité des dix-huit qui doit bouleverser tout Berlin à l’aide des corporations ouvrières ; Lichnowski s’est entendu avec elle pour commencer le branle à Vienne en déchaînant les sociétés secrètes dans lesquelles il a enrégimenté les étudians. Or, ce même Lichnowski aura l’audace de parler plus tard à Saint-Paul en faveur de l’armistice de Malmoë, d’abandonner le drapeau populaire dans la question du Schleswig, de déserter en plein jour avec armes et bagages. La baronne, qui, malgré ses ressentimens particuliers, le protégeait encore contre l’implacable vindicte du père Angélicus, l’abandonne alors, et il tombe victime de ses infidélités politiques ; hélas ! non pas seulement de celles-là.

Aimé d’Alice, le beau Lichnowski, avait trompé sa tendresse ; mais Alice avait tant de fois pris sa revanche et de tant de façons, qu’elle eût pardonné au moment suprême, si la froide fureur du père Angélicus lui eût laissé le temps de la réflexion. Angélicus, a vu naguère son bonheur brisé par un caprice de Lichnowski. C’était en Espagne, dans le pays de Valence. Le jeune Prussien avait promis mariage à une brilla,te señora mais il est venu un enfant avant la noce, et le futur s’en est allé. La señora n’a plus eu dans le monde que le dévouement du prêtre inconsolable et l’espoir de représailles qui fussent au niveau de son courroux. Son garçon pouvait à peine se tenir sur ses jambes, qu’elle lui a ceint le corps d’une écharpe rouge dans laquelle elle a mis un poignard, et, sur ce poignard, l’enfant a juré de punir l’ennemi détesté de sa mère. La mère et le fils se sont alors mis en route pour ce voyage de vengeance, où le père Angélicus les dirige. Salvador n’a pas encore quinze ans, et déjà toutes les passions de la virilité consument ce frêle petit monstre, éclos au plus chaud des inspirations contre nature de Mme Aston. Il passe et repasse à travers tout le roman avec sa ceinture de soie rouge, sa guitare et son poignard, jusqu’à ce qu’enfin, pour tenir parole à l’enragée señora qui lui a donné l’être, il frappe le premier d’une main fiévreuse le père qu’il exècre, et tourne ensuite sa fureur contre lui-même. Lichnowski mourant apprend de son ancienne maîtresse que son fils était parmi les assassins.

Je n’ai pas le courage de poursuivre plus loin l’analyse de ces sottes horreurs. Je passe les scènes d’alcôve et les scènes de club, les apparitions de la baronne sur les barricades et ses rencontres vagabondes avec ses amoureux de toutes les dates. Je passe jusqu’à ses complaisances pour le mécanicien. Ralph, qu’elle porte dans son lit et même dans son cœur d’un aussi beau sansg-froid que le volage Lichnowski. Ralph est pourtant une curieuse copie germanique du Compagnon du tour de France ; Ralph du moins ne s’amuse pas à s’alanguir dans les faveurs d’une belle dame ; il explique héroïquement à ses camarades les ouvrages de M. Proudhon, et, retournant le fameux axiome que la propriété c’est le vol, il conclut avec une logique imperturbable, il conclut à la lettre que le vol c’est la propriété. Je passe tout cela ; le dégoût viendrait, s’il n’est, déjà venu, et je termine en admirant que la révolution puisse enfanter des filles assez indiscrètes pour en écrire les mémoires de cette encre-là. Comment s’y prendra-t-on pour en faire la satire, si c’est ainsi qu’on en célèbre la louange ?

Pourquoi maintenant ai-je employé tout ce temps, et tout ce papier à retracer ici les pitoyables fictions de ces plagiaires ? Était-ce pour le plaisir discourtois de les chagriner et de leur rendre en contrariété le méchant quart d’heure dont je leur suis redevable ? Ce serait d’une ame trop noire. Je regrette bien plutôt de n’avoir pas su mettre un peu de miel au bord de la coupe amère ; j’aurais voulu ménager davantage ces pauvres victimes d’elles-mêmes que j’aimerais à croire encore pardonnables, je suis moins tenté de les offenser que de les plaindre. Elles ne sont pas les premières coupables et n’ont qu’à moitié la responsabilité de leurs péchés. C’est parce que je tenais à montrer de qui part le mal et d’où il date, que je l’ai pris là sous cette transformation plus que naïve qui n’en déguisait rien. Nous sommes bien forcés de nous reconnaître nous-mêmes dans cette copie trop servile de nos inventions, et, comme la simplicité malavisée de nos imitateurs a justement choisi nos plus détestables endroits pour les reproduire avec une préférence qui les accuse encore davantage, il se pourrait peut-être qu’on en sentît mieux la laideur en les retrouvant ainsi dans le miroir grossissant où la main de l’Allemagne nous les présente. Si, en effet, cette laideur de nos mauvaises chimères et de nos mauvaises passions ressort avec quelque vivacité, de plus de la contrefaçon qui nous les emprunte pour les étaler dans des romans tels que ceux de Mme Aston et de Mme Kapp, il valait certainement la peine de faire lire ces choses à des lecteurs français. Nous ne serons jamais trop convaincus de la tristesse de certaines sottises que tant d’entre nous ont jadis plus ou moins caressées, ne fût-ce qu’en les appelant de beaux rêves.

Il est une autre conviction que nous devrions aussi tâcher d’acquérir, et qui se déduit forcément à mon sens de l’histoire même de Mme Aston. Le roman où Mme Aston a déposé sa littérature est de 1849 ; mais la confession où elle a raconté son cœur est de 1846. Or, l’une était pour sûr le prélude de l’autre, et nous devons en bonne justice faire droit à cette chronologie significative. Nous avons trop de penchant à supposer que le désordre moral, dont nous nous sommes aperçus, quand il avait déjà grandi comme un chêne, a poussé d’un seul jet, comme une plante vénéneuse dans une nuit d’orage ; nous excusons ainsi trop facilement la défaite qui nous a prouvé le néant de notre confiance, et nous en attribuons la cause au hasard, sans penser que c’est nous qui de longue date avons préparé notre faiblesse. Toutes les inclinations pernicieuses dont le triomphe subit nous a déconcertés s’étaient insensiblement développées sous nos yeux ; d’aveugles et niaises sympathies les avaient même plus d’une fois encouragées. La vie privée ; la vie civile, étaient déjà sourdement minées par les mêmes vices qui allaient bouleverser l’ordre politique, par l’insuffisance ou l’abaissement de l’esprit d’autorité, par la légitimation de l’esprit d’indiscipline. Il n’est pas inutile de recueillir les témoignages qui attestent cette lointaine filiation de nos malheurs, parce qu’en remontant ainsi vers la source d’où ils découlent ; on comprendra mieux qu’il faut que chacun en son particulier se donne quelque peine, s’il tient à l’arrêter. Si chacun sous son toit voulait sérieusement se faire une règle, la règle entrerait d’elle-même dans la cité. Nous n’en sommes pas là.

Je connais d’honnêtes gens qui croient de très bonne foi que la société se porterait encore à merveille, si l’on avait à propos empêché les barricades ; ils sont même persuadés qu’il suffirait de remettre tous les pavés à leur place et de les y bien sceller pour guérir la maladie publique. Aussi les entendez-vous demander ardemment un victorieux, un homme fort qui vienne en un tour de main leur achever cet ouvrage, afin, qu’ils n’aient plus ensuite qu’à recommencer de vivre comme, ils vivaient autrefois. Les insurrections cependant ne sortent pas toutes seules de dessous terre ; il y a quelque chose qui les pousse, qui les invite et qui les accepte ce sont les mœurs amollies et les idées faussées. Oui, sans doute, il est assez visible qu’il reste encore pas mal de pavés en l’air, et pour moi, certainement, je n’aurais point de goût à médire de celui qui saurait les ranger ; mais, les pavés rangés, qui rangera les idées et les moeurs- ? L’ordre moral ne se rétablit pas comme on rétablit l’ordre dans les rues. Quand la paix des rues est menacée, on livre au premier vaillant que son étoile amène tout ce qu’on peut lui fournir de machines de guerre, et on le charge du salut de tout le monde. Le sauveur de la veille est le maître tout trouvé du lendemain. Quoi de plus facile et de plus commode ? On devient ainsi le spectateur de sa destinée sans avoir la responsabilité de sa conduite. Lorsqu’il s’agit au contraire de redresser les voies du for intérieur, il faut absolument que chacun s’y applique pour son compte. Ce n’est pas une besogne dont il soit loisible de se reposer sur autrui. Il. n’y a pas là de Deus ex machina qui puisse opérer à point nommé le prodige indispensable au dénûment de la pièce. Il ne sert de rien de se croiser les bras et d’attendre paresseusement une aide étrangère. L’aide est en soi, ou n’est nulle part. Il faut la chercher, la vouloir soi-même ; veiller, travailler sous son propre commandement, user de sa propre initiative. Quand est-ce que nous aurons ce courage-là ?


ALEXANDRE THOMAS.