Deux Contes de fées pour les grandes personnes/Un Disciple d’Épictète

Société Littéraire de France (p. np-48).


UN DISCIPLE D’ÉPICTÈTE



IL y a probablement un demi-siècle que naquit Gualtero Kyes, philosophe, disciple d’Épictète, apôtre de la Vérité.

Nous savons qu’il est né à Calcutta (Indes anglaises), aux confins de la ville européenne, dans une maison entourée de hauts arbres où grimaçaient des singes et que peuplaient de leurs impertinences criardes des perroquets.

Le père du philosophe, — bonhomme d’origine portugaise et qui avait épousé une hindoue, — vivait du mieux qu’il pouvait de sa modeste paye de comptable et avait élevé ses quatre fils dans le respect des dieux : le Christ étant le sien, Brahma, Vichnou et Çiva ceux de sa femme.

Gualtero, ayant atteint l’âge d’homme, c’est-à-dire l’âge d’écrire, de lire et de compter, c’est-à-dire l’âge de gagner sa vie, c’est-à-dire l’âge de douze ans environ, entra comme sous-comptable dans le bureau qui employait son père et y vécut heureux jusque vers sa vingtième année. Mais, comme il était grandement curieux des choses de l’esprit, il se mit à étudier en cachette derrière le dos d’un gros scribe. C’est ainsi qu’il lut les Pourânas et la Bible, qui suffirent pendant son adolescence à l’avidité de son âme. Puis, un beau jour, avec quelques roupies soigneusement amassées, il se procura les traductions en langue anglaise des philosophes grecs et latins. Après tant d’années passées à explorer l’ardue métaphysique des Pourânas et les cimes ténébreuses de l’Ancien Testament, il parut au jeune homme qu’il entrait dans un délicieux jardin, ordonné avec un goût sûr et précis par des jardiniers honnêtes, un jardin clair, aéré, orné de peu de fleurs, mais qu’il eut envie de cueillir toutes et d’enfermer joyeusement dans le silence de son cœur. Ce fut une grande époque de trouble et de bonheur. Il lui arrivait bien parfois encore de rêver aux béatitudes de l’apavarga ou du nirvriti, ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goût de la félicité suprême, qui est — comme chacun sait — la délivrance finale par la réabsorption dans l’âme universelle ; il lui arrivait aussi de songer aux grondements d’Isaïe, aux promesses d’Ézéchiel, aux richesses de Job, « l’homme le plus haut de l’Orient », et il regrettait d’aimer moins ces poèmes qui avaient été jusque-là comme une lumière devant lui. Mais le sage ne dispute pas avec sa raison. Gualtero goûtait un amer plaisir à se satisfaire de morale humaine.

Il choisit donc ses nouveaux maîtres et s’attacha aux stoïciens, dont la fière doctrine lui parut convenir mieux qu’une autre à son propre caractère. Il devint, dès ce jour, un disciple d’Épictète.

Entrant dans la chambre où son père et sa mère mangeaient leur plat de riz quotidien, en agaçant, pour se distraire, leur serpent cobra favori, Gualtero leur dit : « Mes chers parents, vous m’avez appris à être honnête et véridique ; vous m’avez enseigné à être raisonnable et à suivre toujours les avis de ma conscience. Vous m’avez conseillé encore de mépriser les richesses et de n’avoir que peu d’ambition. J’ai mis tout ceci en pratique du mieux que j’ai pu et je pense ne vous avoir donné que rarement des sujets de mécontentement. Mais j’ai acheté des livres et je les ai lus. Et ces livres ont décidé de ma vocation, car je serai philosophe, et philosophe-errant. Mon père, l’Occident où vous êtes né m’appelle et sollicite ma curiosité. Je veux connaître le Portugal et ces autres pays où vécurent des sages. Avec votre permission, je vous dis adieu, et vous prie de me donner votre bénédiction chrétienne, car je m’embarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale. »

Toutefois, ces paroles n’eurent pas l’effet que Gualtero en attendait. Papa Kyes entra dans une jaune colère et jeta, en guise de bénédiction, l’une de ses savates à la tête de son fils. Mme  Kyes pleura et invoqua Çiva, dieu de la pénitence, des mortifications, de la méditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front. Mais les trois frères de Gualtero se réjouirent de son départ et le plaisantèrent aigrement, car ils l’aimaient peu. Alors, le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa résolution était utile, puisqu’elle agréait à trois personnes, et il dormit cette première nuit d’exil sur les quais du port. Puis il embarqua et on lui attribua une case de l’entrepont où il se trouva avec une foule d’émigrants des deux sexes, de toute couleur et de tout ramage. Mais sa force d’âme ne le quittait point, puisqu’il emportait, pour la soutenir, son précieux Manuel d’Épictète. S’il pensait parfois au geste inconsidéré de son père, ce n’était certes pas pour le blâmer ; un vrai philosophe ne hâte point ses jugements de la sorte ; il les réserve. Il ouvrait son livre et lisait : « Aussitôt qu’une idée pénible se présente à ton esprit, aie soin de lui dire : tu n’es qu’une idée, un simple effet de l’imagination… » Et Gualtero se disait : « Ma vague tristesse n’est donc qu’une idée, un simple effet de l’imagination », et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini.

Aux premières escales, il ne débarqua pas. Cette terre d’Orient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il s’écriait en lui-même : « Europe ! Europe ! Vie ! Vérité ! » comme les Européens s’exclament lorsqu’ils voyagent : « Ô Asie, silence, jungle, éléphants, lumière ! » Le philosophe continuait à suivre les conseils de son Maître qui dit : « Dans un voyage sur mer, lorsque le vaisseau est arrêté dans un port, si tu descends à terre pour faire la provision d’eau, tu pourras, chemin faisant, ramasser soit un coquillage, soit un oignon, mais tu devras faire attention au vaisseau, tourner toujours les yeux vers lui, prendre garde que le pilote ne t’appelle, et, s’il t’appelle, tout quitter de peur qu’il ne te fasse enchaîner et jeter dans le navire comme le vil bétail. » Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de s’y conformer. Le paquebot essuya une violente mousson depuis Ceylan jusqu’à l’entrée de la Mer Rouge et Gualtero mit à une forte épreuve son âme stoïcienne. Mais il ne faiblit pas, ne rendit que son cœur aux abîmes et arriva sans autre dommage à Port-Saïd.

« Oh ! oh ! » s’écria-t-il comme tant de pélerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublié d’être bleue ce jour-là, car il pleuvait. Le bateau ne s’arrêta guère et partit pour Naples où il ancra par un temps radieux. Mais Gualtero avait cuit sous bien d’autres soleils et aucune des beautés du Golfe ne surpassait — soyons vrais — n’égalait l’image qu’il s’en était faite. Comme il voyageait pour étudier les hommes et non des paysages, il se décida enfin à débarquer et vit des Napolitains. L’espèce lui sembla bruyante, joyeuse, disputeuse et mercantile. On voulut lui vendre du corail, des peignes en écaille, des éponges, des chansons, et on lui proposa des demoiselles. Grâce aux langues anglaise et portugaise mélangées, il put se faire entendre en un napolitain honorable et, selon la coutume de son pays, entra poliment en conversation avec chacun, assura qu’il ne saurait quoi faire d’un peigne d’écaille attendu qu’il tressait sa natte avec ses doigts, que ses mains étaient des éponges suffisantes, qu’il ne savait pas chanter et que les demoiselles lui importaient peu, parce qu’il se piquait d’être philosophe. Cependant, tout en parlant, il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant, car il savait à quoi s’exposent les distraits et il redoutait d’être « enchaîné et jeté dans le navire comme le vil bétail ». Il balança quelques moments s’il ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qu’il serait doux de visiter la patrie de ses illustres modèles. « Mais non, se dit-il ensuite, je me dois d’abord au pays de mon père et de mes ancêtres. » Il réembarqua pour Gênes et de là pour Lisbonne où il n’y avait, à cette époque, ni tremblement de terre, ni révolution, mais seulement beaucoup d’honnêtes commerçants en vin de Porto.

Gualtero vécut parmi les petites gens du bas de la ville, sur les bords du Tage. La plus belle partie de son temps s’envolait en promenades savoureuses. Il allait, sophisticaillant avec lui-même, notant ses pensées sur les marges de ses livres, s’étudiant avec minutie, visitant le Musée et les cimetières, flânant par les quartiers mal famés où il trouvait toujours quelque occasion d’éprouver sa vertu, « car, pensait-il, qu’est-ce qu’une vertu infaillible ? Moins que rien… pis encore : c’est un défaut. » Et s’il succombait alors aux tentations — ce qui lui arriva bien rarement et seulement par nécessité absolue — il puisait dans ses remords et dans les punitions qu’il s’infligeait une volupté particulière et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philosophiques.

C’est vers cette époque qu’il faut placer l’idylle avec la petite Espagnole, une effrontée gamine dont la fenêtre s’ouvrait en face de celle du sage. Quelque gitane, bien entendu. Elle n’était guère pudique lorsqu’elle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant — et au voisin — ses épaules étroites et ses jambes épilées. Il se défendit de l’aimer mais pensa lui offrir quelque babiole. Comme son pécule s’écornait vite, il fallut recourir à des besognes et il s’embaucha comme débardeur. Il gagna ses piastres en transportant la marée et fit emplette d’un fichu brodé. Elle l’accepta d’une petite main rapide et froide tout en disant : « tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme, et tu sens mauvais le poisson ». Cela le fit sourire, et puis songer, et puis pleurer.

Comme il y avait pas mal de temps qu’il vivait à Lisbonne, il décida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage. Un navire le reprit, tout semblable à celui qui l’avait amené. Il retrouva l’entrepont, les émigrants et les gens de là-bas qui portent dans leurs vêtements des odeurs de santal. Ensemble ils rirent, se contèrent leur histoire, et Gualtero les instruisit des choses de l’esprit. Eux, assis sur leurs talons, l’écoutaient avec déférence comme ils eussent écouté un de leurs innombrables moines-mendiants. Mais souvent, sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient, le philosophe-errant sentait son cœur s’alourdir. Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole qui élevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut désiré de les revoir s’arrondir sur sa tête comme les anses d’un vase. Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile. Mais il ne trouvait rien et se demandait : « les Anciens n’ont-ils donc pas connu l’amour ? » Ou bien il se répétait cette pensée de Marc-Aurèle : « Pourquoi me tourmenter si ce qui m’advient n’est ni un de mes vices, ni un effet de ma nature vicieuse, et si l’ordre du monde n’en est pas troublé ? Or, comment en serait-il troublé ? » Mais cela même ne le consolait qu’à demi.

Papa Kyes avait souvent dit à son fils que Lisbonne est la plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres. Gualtero avait trouvé du charme à la capitale portugaise, mais, dans le secret de son cœur, il donnait la préférence à sa ville natale. Toutefois, pour Londres, il ne se prononça pas tout de suite, y étant arrivé par une de ces journées de brouillard opaque où il est difficile de voir sa main si on la tient étendue devant soi. Cependant, il était plein d’allégresse, car ce phénomène étrange lui donnait l’illusion d’être tombé en quelque autre planète et déjà il se réjouissait de toute la sagesse nouvelle qu’une telle obscurité lui devait apporter.

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien, sinon de noires façades suantes, des omnibus et beaucoup d’Anglais hâtifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta. Au printemps, le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades. Il visita le Palais et l’Abbaye de Westminster, où sont enterrés de grands hommes dont le philosophe n’avait jamais entendu parler ; la Tour de Londres, où furent étranglés les enfants d’Édouard, et surtout le Jardin Zoologique, qui l’amusa beaucoup.

Dans ce temps-là, il était employé chez un marchand de thé qui l’occupait à déballer de grosses caisses et à faire de menues écritures. Pourtant, il n’avait pas toujours de quoi manger à sa faim. Sa chambre, dans Paddington, était si exiguë qu’il s’y tenait le moins possible. Aussi, lorsqu’il avait du bon temps devant lui, allait-il lire et méditer au Jardin Zoologique. Il faisait de longues stations dans la maison des éléphants et il les interpellait dans sa langue maternelle. « Big Tom », le solitaire, avait l’air de comprendre, remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux, agitait son étroite queue râpée et lui tendait sa trompe. Mais généralement, le morceau de pain acheté à son intention, Gualtero l’avait mangé lui-même, par mégarde, et il le lui expliquait. Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait, en fermant les yeux, qu’il se retrouvait sous les hauts arbres peuplés de cris qui avoisinaient la maison paternelle. Puis il se promenait, choisissait un banc écarté et s’enfonçait dans la profondeur de ses pensées. « Je suis maintenant un vrai philosophe, se disait-il ; j’ai détruit en moi toute ambition vulgaire ; j’ai peu de besoins, le mépris des richesses, une morale supérieure et une indifférence suffisante. Je suis donc tel que le voulait mon Maître lorsqu’il enseignait : « Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnête homme ; il faut que tu t’appliques à cultiver ton esprit et ta raison, ou à rechercher les biens extérieurs, à te renfermer en toi-même pour méditer, ou à te répandre au dehors ; c’est-à-dire qu’il faut opter, être philosophe ou un homme vulgaire. » Je devrais donc être parfaitement heureux !… Eh bien ! je ne le suis pas complètement ; à quoi cela peut-il bien tenir ? »

Beaucoup de temps passa, beaucoup de brouillards, beaucoup d’étés, beaucoup d’années. Gualtero n’était plus tout à fait aussi ingambe qu’autrefois, car il avait des rhumatismes ; il avait perdu plusieurs de ses dents. Il s’occupait maintenant chez un fabricant de parapluies, ce qui était agréable de plusieurs manières : d’abord, parce que le fabricant tenait boutique à Kensington, qui est un joli quartier ; ensuite, parce que le dit patron lui avait donné un beau parapluie, à lui Gualtero, pour protéger, en cas d’intempérie, la marchandise qu’il fallait livrer. Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe.

Or, un samedi après midi, comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client, il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassemblés autour d’estrades en plein vent, en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes. Il écouta. Sur la première estrade était un homme qui prophétisait de terribles catastrophes. Il disait : « Chrétiens, mes frères, rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles, car la fin du monde approche, les signes précurseurs ont paru et l’Éternel tirera de vous une vengeance foudroyante. Il renversera les murs de l’impure cité et ne laissera pierre sur pierre. Jérusalem ! Jérusalem !… » Et ainsi de suite. Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se détournaient de temps à autre pour regarder passer des cavaliers. Sur la seconde estrade se tenait un vieillard d’aspect candide, et il disait : « Venez à moi, vous qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Notre Dieu est un Dieu de bonté et de miséricorde, ce n’est pas un Dieu impitoyable. Mes frères, mes sœurs, vous qui êtes chargés, venez à Lui et Il vous aidera. » Et autres choses semblables qui étaient bonnes à entendre. Sur la troisième estrade se dressait une longue et sèche demoiselle qui criait : « Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde égoïste et pervers ! Résurrection, vie, santé et bonheur par les femmes ! La femme n’est plus une esclave, mes sœurs, réveillez-vous, indignez-vous, enrôlez-vous pour la lutte héroïque des temps modernes !… » Et mille autres paroles guerrières qu’approuvait un groupe de bourgeois fort placides, malgré la tempête qui secouait le chapeau à plumes de l’orateur.

Gualtero s’en alla, tout pensif, porter son parapluie. Et subitement cette idée lui vint : pourquoi ne parlerait-il pas, lui aussi ? Pourquoi n’enseignerait-il pas ? Avait-il le droit de se taire, de garder pour lui seul la connaissance ? Eh ! parbleu, non ! cent fois non. De cet instant précis date son apostolat.

Il prépara sa harangue pendant toute une semaine. Le dimanche suivant, il s’empara d’une estrade, y grimpa et commença de parler en s’adressant aux arbres, aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient à faire des pâtés de sable : « Mes amis, je suis venu du fond de l’Inde pour vous apporter le fruit de mes méditations. Mes amis, on vous trompe, on vous leurre de faux espoirs, on abuse de votre crédulité. La vraie, l’unique vérité, mes amis, elle est autour de vous, elle est en vous, elle nous baigne tous de sa douce lumière, et c’est la très antique, la très haute, la très pure doctrine des philosophes de l’école de Zénon. » Quelques passants s’arrêtèrent bientôt, puis d’autres, puis il en partit, puis il en revint et Gualtero goûta de prestigieuses ivresses. Pas un contradicteur. Rien que de bonnes figures attentives, un petit cercle qui s’étendait, se disloquait, se reformait. Au premier rang un vieillard immobile, coiffé d’un chapeau de soie. Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et, s’il voyait son public plus nombreux, un méchant orgueil le soulevait, rendait sa parole plus sonore et comme provocante. Il commença de s’enrouer vers la quatrième heure et s’ajourna au dimanche suivant.

Sa vie, dès lors, fut transformée. Ses méditations, du fait même de leur hebdomadaire divulgation, en devinrent plus profondes et comme plus joyeuses. D’autres comptaient sur lui peut-être, attendaient ces dimanches ! Ce petit vieux au chapeau de soie, par exemple, quel encouragement ! Et les dimanches se succédèrent… Il apportait ses livres, y prenait des textes, les développait, les commentait. Il était arrivé à une telle dextérité de pensée qu’il lui suffisait d’un lambeau de phrase pour s’aventurer dans les plus hardies spéculations de l’esprit. Il était estimé par les gardiens du parc, qui lui jetaient un petit salut en passant. Il invita le fabricant de parapluies à venir l’entendre, et le fabricant apparut, en effet, un matin, avant d’assister à un match de foot-ball.

Et voilà que d’autres années encore s’écoulèrent dans cette noble fièvre. Cependant, en certains mauvais jours, un lâche sentiment de solitude gagnait le philosophe. Quels disciples pouvait-il se vanter d’avoir formés ? Qui l’avait jamais interrogé à l’issue de ces réunions ? Vivait-il une âme, de par la grande Cité, qui eût été touchée, fortifiée, renouvelée par l’humaine et fière morale qu’il enseignait ? Ce doute, parfois, l’oppressait. Puis, d’un geste, il chassait ces faiblesses, se retrempait en de réconfortantes abstractions, et même trouvait chez son Maître de bons conseils pour son incertitude : « Tu veux, disait celui-ci, mettre en pratique la philosophie. Eh bien ! sois prêt dès aujourd’hui à supporter les railleries et les risées des hommes. Tu les entendras dire : « Voilà un philosophe qui nous est tombé du ciel ! » ou bien encore : « D’où nous vient-il, avec son air renfrogné ? » Pour toi, ne fais paraître sur ton front aucune arrogance ; mais applique-toi à suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage, comme si Dieu t’avait établi spécialement à cette place. » Alors, avec plus d’exaltation, il reprit son devoir.

Depuis quelques semaines, le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu, se promenait d’une estrade à l’autre, semblait distrait, préoccupé. Gualtero, après de nombreuses hésitations, se décida enfin à l’aborder. C’était un bon homme qui ne demandait qu’à parler.

— Pourquoi je viens, fit-il en levant les sourcils ; mais parce que j’habite là, en face. Le dimanche matin, notre bonne va à l’église et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble l’appartement. Elle me met à la porte, vous comprenez, ni plus, ni moins ! Et il faut bien que j’aille quelque part…

— C’est donc… essaya de répliquer le philosophe, auquel il sembla que deux mains le prenaient à la gorge.

— Pour tuer le temps, tout bêtement. Un verre de whisky, vieux garçon ? Vous devez avoir le gosier sec !

« Pour tuer le temps », se répétait Gualtero confondu, sans apercevoir que c’est là l’unique emploi de la vie.

Il raisonna ainsi : — Qu’est-ce que le peuple anglais ? — C’est un peuple qui vend du thé, des parapluies et autres petites choses inutiles à l’homme supérieur. — Quel est son but ? — S’enrichir. — Comment entend-il la morale ? Il va à l’église le dimanche. — Lorsqu’il prend du repos, à quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence ? — À suivre des matches de foot-ball ou de cricket. — Quel cas fait-il du philosophe désintéressé ? — Il s’en moque.

Ayant formulé cette conclusion, Gualtero se jugea fort supérieur à cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de mépris. Puis il se rendit chez son patron :

— Monsieur, lui dit-il, je vous prie de me payer mon salaire, car je vous quitte, vous et votre île, inclémente au philosophe.

L’homme étendit sans s’émouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guinées et ses shillings.

— Adieu, fit-il, et bonne chance.

Gualtero sortit noblement de la boutique, rentra chez lui et décida de prendre le premier train pour la France. Il réfléchit bien qu’il ne savait pas un mot de la langue française, mais ne s’inquiéta pas pour si peu.

Le lendemain, il débarquait à Paris, gare du Nord, et louait une chambre à trente francs par mois, dans un hôtel du quartier. Il y déposa son paquet et s’en alla sur-le-champ flâner dans le crépuscule. Beaucoup de personnes s’arrêtaient pour le dévisager, ce qui ne s’était jamais produit à Londres. Il s’aperçut alors que sa natte de cheveux, qui lui pendait sur le cou, accrochait l’œil des passants. Mais il ne sut pas tout de suite s’il était flatté de cette marque d’attention ou, au contraire, s’il en était blessé. Pourtant il délibéra en lui-même et, décidant qu’un vrai philosophe n’attache pas tant d’importance à un si mince ornement, se résolut à en faire le sacrifice le soir même. Tête haute, il s’en alla par un long boulevard presque entièrement bordé de cafés, si bien qu’il pensa se promener par quelque immense réfectoire public. Il avait beau changer de route, toujours s’ouvraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives où la foule s’agglomérait autour de tables chargées de boissons.

Au bout d’un très long temps, il arriva sur une place circulaire, éclairée elle aussi par trois terrasses de cafés et, devant la porte de l’un d’eux, il vit un nègre tout galonné d’argent qui balançait son corps d’une jambe sur l’autre. Dans la nuit de son visage éclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles. « Un nègre parle toujours anglais », pensa le philosophe, et il l’aborda. Gualtero ne se trompait point. Le nègre lui apprit qu’il était « chasseur » de l’établissement dont il gardait la porte, que, la nuit venue, il faisait partie de l’orchestre et qu’au demeurant la vie était excellente quand on avait, comme lui, un bon manteau galonné, quelques pièces d’argent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit. Ceci dit, il se remit à se balancer et à sourire dans l’obscurité. Gualtero laissa passer le temps de plusieurs réflexions, puis, à cause du grand isolement où il se trouvait, entama le récit d’une partie de ses aventures, ne déguisant que par pudeur son état de philosophe-errant. Le nègre sembla s’y intéresser vivement et l’interrompit par de fréquents éclats de rire un peu déconcertants. Quand Gualtero eut achevé, le chasseur ôta sa casquette pour gratter avec énergie sa sombre tête, puis il dit : « Nous avions ici un danseur russe ; il nous a quittés hier ; peut-être pourrais-tu le remplacer si tu sais danser ? » Mais le philosophe eut un haut-le-corps. Danser ! Lui ! Et il s’abîma dans un monde de pensées. Lorsqu’il releva les yeux, le nègre avait une fois encore repris son balancement.

— Quelle folie, dit le philosophe enfin, quelle folie, bien qu’il soit difficile d’affirmer : ceci est folie, ou ceci ne l’est pas. Mais danser, il est vrai, me paraît plus grande folie que bien d’autres. Cependant, bon nègre, pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon caractère ?

— Oh ! reprit le noir, danser ou faire le singe, c’est tout un ; mais tu as ceci, qui est bon — et ce disant, il indiquait du doigt la natte de cheveux. Gualtero rougit sous sa peau olivâtre et la conversation tomba de nouveau.

Quand le philosophe fut rentré dans son hôtel, il considéra rêveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question : la trancherait-il ou fallait-il la garder ? Il se résolut enfin à un moyen terme, l’enroula sur le sommet de son crâne et posa son chapeau par-dessus.

Le lendemain, il se rendit à la Légation du Portugal où on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes. Il s’en alla dans les petits matins gris, patienter sur les trottoirs devant des portes où se pressait une foule d’êtres humains qu’on faisait entrer un à un, qu’on interrogeait, qu’on embauchait ou qu’on renvoyait d’un geste. Comme le pauvre homme n’entendait pas le français, il se bornait, pour exprimer sa bonne volonté, à désigner ses bras, ses jambes ou ses mains qui étaient fines, souples et comme désarticulées. Mais on hochait la tête et il s’en retournait à l’hôtel. Une détresse le gagna. Il ne se montrait même pas curieux de visiter la ville et rôdait seulement par les rues de son quartier. Au bout de quelques semaines, il ne lui resta qu’un petit louis de dix francs en poche. Alors, un soir, il retourna vers la place circulaire où il avait rencontré le nègre. Et il le revit, en effet, se dandinant devant la porte du café.

On alla chercher le patron ; il voulut voir la tresse qui le fit rire, flaira que l’homme venait de loin, le trouva laid, étrange, avantageux, et l’engagea sur l’heure. Et Gualtero se disait en lui-même : « Quelle admirable chose que la philosophie d’Épictète, car, si je ne l’avais pratiquée, n’aurais-je pas souffert de toutes mes aventures ? N’aurais-je pas connu le dépit et peut-être, qui sait, la haine ? Or, mon cœur est joyeux, mon âme est tranquille. Ce nègre rit sans savoir pourquoi, tandis que je ris à bon escient, ayant vaincu mon orgueil, m’étant vaincu moi-même. Divin Maître, je ne saurais trop me louer de tes enseignements et, ce soir, je répéterai avec toi : Souviens-toi que, simple acteur, tu joues une pièce comme le maître de la comédie veut qu’elle soit jouée. Si ton rôle est court, tu le joueras court ; s’il est long, tu le joueras long. S’il plaît au maître que tu joues le personnage d’un pauvre, soutiens ce rôle naturellement ; s’il faut que tu soies dans la pièce un boiteux, un prince, un homme du vulgaire, n’importe, joue le mieux possible, car ton devoir est de bien représenter ton personnage ; quant au rôle que tu dois jouer, c’est à un autre de le choisir. »

Le bon nègre avait dit la vérité : ce sont de douces choses que quelques pièces d’argent, un souper chaud et un bon manteau doublé. Car, pour tout dire et expliquer ce manteau, il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rôle de chasseur, les mardis, jeudis et samedis appartenant à l’un, les lundis, mercredis, vendredis à l’autre, les dimanches à tous les deux. Il s’agissait, d’ailleurs, d’un travail facile : ouvrir la porte, la refermer, acheter des timbres, un journal ou des cigarettes. Les nuits étaient moins monotones. Gualtero, au son d’une musique barbare, revêtu d’un costume de sa composition, entrait dans la salle du café, pivotait sur lui-même, les bras écartés comme un derviche tourneur, en prononçant de mystérieuses paroles et venait ensuite s’abattre sur les banquettes, parmi les rires des hommes et les cris des dames. Il se félicitait, maintenant, d’avoir conservé sa natte ; elle devenait célèbre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient à la toucher pour s’assurer qu’on ne les trompait point. Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main, ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable. On lui donnait des sous, parfois de la menue monnaie d’argent. Il acheta une grammaire, perfectionna son savoir.

Ce fut, en somme, l’une des calmes époques de sa vie. Mais son cher rêve d’apostolat le tenait toujours et il recommença d’y songer avec fièvre. Il se consacra d’abord à son ami Boum-Dié, le nègre, dont il entreprit l’éducation philosophique. Boum-Dié se tordait de rire, à son habitude : « Tu es fou, mon pauvre Gualtero, avec ton vieux « Piquetête » ; moi, je crois aux bonnes pièces de cinq francs et à ma petite amie Lisette, et c’est assez pour pauvre Boum-Dié. »

Le philosophe se rejeta sur les clients. Quelques-uns l’écoutaient en buvant leur bock de bière, puis, les plus polis esquissaient un geste d’ennui ; les autres l’envoyaient au diable. Le patron, plusieurs fois, le rappela sévèrement à l’ordre. Il rêva d’entreprises vastes, de sociétés de philosophes, de réunions populaires. Ses livres étaient tellement annotés sur les marges, entre les lignes, sur les feuilles de garde, qu’il avait peine à y retrouver quoi que ce fût. Ils ne lui en semblaient que plus précieux et vénérables. Toutes les phases de sa vie étaient inscrites là, dans ces petits traits au crayon et à la plume. Il y pêchait au hasard des pages un mot noté à Lisbonne, un autre à Londres, un troisième au cours d’une promenade dont il se souvenait parfaitement ; il revoyait un jeune chien qu’il avait caressé, une branche de lilas dans un jardin. Ses livres, c’était le détail de son passé, ses espérances, son histoire, et il les aimait plus encore à cause de tout cela.

Donc des printemps glissèrent, et des étés, et des hivers, mais le philosophe n’en tenait pas un compte très exact, car, dans les rues de la ville, ces nuances n’importent guère. On devine les saisons qui passent parce qu’une fois il pleut, une autre fois on étouffe, ou bien un vent de glace souffle, balayant les poussières. Ses rhumatismes s’aggravaient, il avait perdu encore des dents. Il marchait les genoux pliés, une épaule un peu rejetée en arrière. Il se promenait beaucoup, les jours de liberté, et il connaissait la ville à présent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont nées.

Or, par un bel après-midi, en traversant le Parc Monceau, il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public. Des chaises, innombrables, s’alignaient. Il en choisit une, s’assit, paya ses deux sous à la loueuse et réfléchit un moment : « Ce peuple, se dit-il, est poli, gai, et il aime les orateurs. Nourri des auteurs anciens, il est bien fait pour me comprendre. Comment hésiterais-je un instant à l’entretenir de questions si respectables ! » Il se décida sur le champ, grimpa sur sa chaise et commença d’une voix forte, à peu près comme à Londres : « Mes amis, je suis venu du fond de l’Inde pour vous apporter le fruit de mes méditations ; mes amis on vous trompe, on vous leurre… » Des dames, assises autour de lui, se levèrent en sursaut, ramassèrent leur tricotage ou leur journal et s’en furent d’un pas rapide en appelant leur progéniture. Mais les enfants s’attroupèrent autour de lui ; il en vint de partout. Puis arrivèrent des nourrices, puis un petit garçon pâtissier. Gualtero sentait l’intérêt s’éveiller, cherchait des mots lumineux, ne les trouvait quelquefois qu’en anglais et les disait tout de même. Son auditoire grandit, manifesta son plaisir, l’encouragea ; Gualtero s’exaltait. « Tous ces prêtres, criait-il, sont des trompeurs ou des naïfs ; la vraie morale est humaine, largement humaine, humaine seulement ; elle est toute de renoncement, d’indifférence ; il faut, mes amis, que je vous enseigne cette indifférence, ce mépris qui convient aux âmes supérieures… » Dans ce moment, deux gardiens en uniforme vert surgirent derrière la foule qui s’écarta et ils appréhendèrent le philosophe, le contraignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre. Ils partirent tous trois vers la Rotonde où le public les accompagna fébrilement comme s’il allait assister à quelque beau drame. Avant que la porte du bureau des gardes se fut refermée sur le prisonnier, l’apprenti-pâtissier l’apostropha : « Eh ! va donc, vieux sadique ! » et s’en alla, sifflant sur une clef. L’attroupement se dispersa. Gualtero, devant quatre hommes peu bienveillants, dut décliner ses noms, âge, profession, montrer ses papiers qui, par chance, se trouvaient être en règle. Le chef éleva la voix :

— Que faisiez-vous sur cette chaise ?

— J’enseignais la parole de mon Maître.

— Quel maître ?

— Le divin Épictète.

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonnés et prononça gravement :

— C’est un fou.

— Le contraire d’un fou, voulez-vous dire, riposta Gualtero avec son assurance ordinaire ; je suis un sage.

L’homme continua :

— Évitons de le contrarier ; inscrivez son nom et son adresse. Nous nous informerons. En attendant, laissez-le courir ; il n’a pas l’air méchant.

La porte se rouvrit et Gualtero s’en alla. Mais le lendemain, le patron du café, le considérant d’une indéfinissable manière, lui dit : « Mon cher ami, il y a cinq ans que vous êtes chez moi ; mes clients vous connaissent trop et il faut, pour leur plaire, que je renouvelle mon personnel d’artistes. Je suis fâché d’être obligé de me priver de vos services. Vous pourrez quitter ma maison à la fin de la semaine. »

Gualtero sentit monter dans toute son exiguë personne une énorme colère. Il regarda fixement le patron pendant une seconde ou deux, comme s’il allait se passer quelque chose de terrible. Puis il lui sembla entendre une petite voix grêle qui criait dans son cerveau : « Hé, philosophe ! philosophe ! » Il détourna les yeux, aperçut par la fenêtre un cheval de fiacre boiteux qui traînait sa voiture pleine et chargée de malles… Alors, il releva la tête et dit simplement : « C’est bien, je m’en irai ! »

Après, ce fut le commencement de la misère. Il coupa sa chevelure, réunit ses économies, acheta des marchandises et se fit colporteur. Il alla de boutique en boutique, offrant ce qu’il avait dans son carton : des feux de bengale, des cartes postales illustrées, du papier d’Arménie et des petites vues de Paris serties dans des manches de plumes. Toujours il emportait ses livres, qui bourraient démesurément les poches de ses vêtements. Il les montrait à ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et, aux meilleurs clients, il exhibait sa natte, enroulée dans un papier de soie. Il sollicita la protection d’un seigneur portugais attaché à la Légation, obtint de lui des lettres d’introduction auprès de philanthropes, entra chez ceux-ci par l’escalier de service et la cuisine, le dos humble, l’âme fière. Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands. Il connut les jours où l’on ne mange pas, et les jours où tombe la neige fondue, et les jours désolés du printemps, et les jours où l’on se courbe doucement vers la terre. Il lui fallut quitter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer. On lui indiqua, aux Batignolles, le taudis à dix francs par mois d’un mendiant qui venait de mourir. Il y transporta ses papiers et ses hardes. Comme son petit métier absorbait ses journées, il consacra ses nuits à l’étude et à la méditation. Ainsi, bien que son corps s’affaiblît, s’étiolât, son esprit demeurait toujours très haut, très pur, éloigné de toute faiblesse. Il lut dans un journal le discours d’un député socialiste et s’enflamma pour cet homme aux paroles généreuses. Il acheta sa photographie, en fit faire une réduction et la monta en épingle de cravate. Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son présent. C’était dans une fort belle maison, au second étage. Il gravit l’escalier de service, à son habitude, sonna, expliqua le but de sa visite. Mais un important valet tenta de l’éconduire. Le philosophe discuta, plaida, s’indigna avec véhémence, s’adressant à la cuisinière qui semblait presque gagnée à sa cause. Au bruit, le maître parut, vit l’homme, leva les bras : « Est-ce que je reçois les mendiants, maintenant ! Mettez-moi ce gaillard à la porte. » Gualtero s’en alla et jeta son épingle dans un égoût.

Une autre année il se mêla aux étudiants, fréquenta leurs cafés, obtint des commandes de portraits photographiques montés en broches ou en épingles, selon qu’ils étaient destinés aux jeunes gens ou à leurs amies, prit part à leurs discussions littéraires. Quelquefois, aux heures tardives, on l’obligeait à monter sur la table et à prononcer un discours. Il s’exécutait avec ravissement, parlait jusqu’à en perdre la voix au milieu d’une tempête de rires, et s’en retournait aux Batignolles, la cervelle traversée par des aphorismes qui s’entrecroisaient comme des éclairs dans la nuit.

Ce fut ainsi qu’une fois, au café, il rencontra le Prince.

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit : « Mon cher philosophe, comme tu le vois aisément à l’air distingué de ma figure, je suis le Prince. M. Eugène Sue m’a oublié sur la banquette de ce café il y a énormément d’années et je devine, à considérer ta personne fantastique, que quelque autre écrivain de grand talent nous destine à de nouveaux travaux. Tu as donc raison d’être entré ici, puisque cela te vaut de me rencontrer. Dis-moi ton histoire en peu de mots, car il se fait tard, ou tôt. (Souviens-toi du joli mot de Musset : « Midi, est-ce tard ? minuit, est-ce « de bonne heure ? Où prends-tu la journée ? » ) En attendant que je fasse pour toi le nécessaire, accepte ce billet de banque et entame ton récit. »

Gualtero vit bien qu’il avait à faire à un homme peu ordinaire. Il s’assit, comme on l’y invitait, et conta en termes excellents ce que nous venons d’écrire. Lorsqu’il eut terminé, le Prince reprit la parole :

— Ami, dit-il, ton histoire est bonne et pleine de petits enseignements utiles. J’y ai appris que Lisbonne est au bord du Tage, que les gitanes qu’on y rencontre sont espagnoles, que les Anglais vous autorisent à parler en public et que cela est défendu dans le Parc Monceau. Mais ce qui m’a paru moins évident, c’est la raison pour laquelle tu te dévoues à la philosophie d’Épictète.

— C’est parce qu’elle est claire, répliqua Gualtero, elle est sage, elle n’offense personne et permet à l’homme de supporter son destin quoi qu’il arrive.

— Sans doute, ajouta le Prince, sans doute, et c’est bien quelque chose. Mais pourquoi vouloir absolument répandre cette doctrine ?

— Le médecin, dit Gualtero, ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux, l’artiste son art, le bon riche (comme vous, mon Prince) ses richesses ?

Le Prince réfléchit de nouveau longuement :

— Si j’ai bonne mémoire, continua-t-il enfin, Épictète lui-même enseignait ceci : Ne te dis pas philosophe, parle rarement de tes maximes devant le vulgaire, contente-toi de les mettre en pratique.

— Cela est vrai, ô Prince excellent, fit Gualtero avec enthousiasme, et si j’ai été puni dans certaines de mes aventures, c’est encore pour n’avoir pas suivi mon Maître aussi exactement qu’il l’aurait fallu.

— Ne serait-ce pas que tu l’as mal compris ?

— Impossible, répliqua Gualtero hors de lui, car enfin, si c’était le cas, ma vie entière reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qu’à mourir !

— Ou à retourner en arrière ! conclut le Prince.

— Retourner où et comment ?

— Retourner à Calcutta par le bateau à vapeur.

Ceci dit, il se leva, paya les nombreux écots qu’on lui laissait en général pour compte, et prit le philosophe par le bras. Ils sortirent sur le boulevard. Le jour naissait. Seuls, dans le grand apaisement citadin, quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boîtes à ordures.

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu tout d’abord de s’en féliciter. En effet, son nouvel ami avait à peine entrebâillé la porte du réduit qu’habitait le philosophe — autre tonneau de Diogène, mais où la « lampe pigeon » remplaçait le soleil — qu’il s’indigna en une langue véhémente, accabla, non sans quelque raison, les exploiteurs de tels immeubles et voulut déloger le bonhomme sur-le-champ. Ils partirent tous deux à la recherche d’un ermitage. Mais le Prince, en authentique héros de roman, crut qu’il suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour être bien accueilli partout. Il comptait sans la réalité et sans les concierges. Ceux-ci se montraient parfois polis, toujours laconiques, mais intraitables dès qu’ils apercevaient derrière le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enflé de paperasses. Le philosophe ne pouvait plus prétendre, comme lors de son arrivée en France, à un extérieur bourgeois : son chapeau (qu’un étudiant lui avait donné), son manteau (dont l’odyssée serait trop longue à rapporter ici), ses chaussures (qui avaient été mesurées jadis sur le pied du nègre Boum-Dié, et malheureusement cela se voyait), toute cette défroque si caractéristique et comme naturelle sur la personne d’un stoïcien, ne s’appareillait décidément, dans l’optique d’un concierge, qu’à un corps de mendiant.

En fin de cause, il fallut s’adresser à une société philanthropique qui indiqua une maison à loyers réduits. Gualtero y obtint, pour un prix modique, une chambre et une cuisine. Le Prince acheta le mobilier nécessaire et le sage y emménagea tous ses documents, ainsi que la « lampe pigeon », jusqu’alors le seul article de son ménage. Ensuite, cet envoyé de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut, sans laisser de trace, dans les « Mystères » de la Capitale.

Ce nouvel état de choses dura plusieurs années. Nous pourrions n’en rien dire et laisser croire que « le bonheur n’a pas d’histoire », maxime notoirement fausse, comme l’on sait. Mais il ne s’agit pas ici de bonheur ; il s’agit de philosophie, et il ne vaudrait pas la peine d’être philosophe si c’était tout uniment pour aboutir au parfait contentement.

Donc, notre rentier vécut avec sérénité pendant un certain temps, relisant sans cesse ses auteurs favoris, notant toujours ses petites pensées et promenant son désœuvrement par les rues de la ville. Dans sa maison, c’était un homme envié. Dans son quartier, on l’appelait « Monsieur Gualtero », à cause de ses vêtements neufs et de ses souliers américains. Mais il demeurait peu sensible à ces détails. Épictète n’a-t-il pas dit : « Si jamais il t’arrive de te préoccuper des choses extérieures et de vouloir plaire au monde, sache que c’en est fait de ton plan de vie. » De plus nobles soins l’occupaient ; de nouvelles disciplines le hantèrent. Cet autre enseignement du maître : « Aime à garder le silence », fit qu’il se priva pendant un mois plein de l’usage de sa langue. Il s’exprima par gestes et découvrit que, la plupart du temps, cela était suffisant. Au début de cette ère de prospérité, il s’amusait parfois à se confectionner de petits repas savoureux. Puis, s’apercevant qu’il s’éloignait singulièrement de son système de morale il s’infligea, en guise de punition, des diètes prolongées. La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait d’innombrables raisons de se récréer avec indifférence. Pourtant, si quelque feuilleton éveillait sa curiosité de trop intense façon pendant un jour ou deux, il corrigeait ce mouvement de faiblesse en changeant de journal. Enfin, il s’ennuya.

Il ne progressait plus. Il regretta d’obscures choses. Ces temps d’autrefois avaient eu leur saveur. Il se contraignit à de fastidieuses paresses, le matin, dans son lit. Puis, pour ressusciter des souvenirs chers à son cœur, il reprit un jour son carton de colporteur et s’en alla rapidement, en cognant les passants, comme un homme chargé d’affaires urgentes. Cette promenade lui procura une telle volupté qu’il la recommença tous les matins, filant dès l’aube, sa boîte vide sous le bras. Même il endossa, pour ces expéditions, son vieux manteau troué et goûta, de ce fait, un plaisir plus aigu. Il s’assignait un but chimérique, allait jusqu’à telle rue, jusqu’à telle maison. Il se retrouvait tout entier et il lui parut qu’il avait chassé de son esprit un fantôme mauvais. Pour compléter son illusion, il retourna chez ses anciens fournisseurs, se procura des cartes postales, du papier d’Arménie, des savons, des feux de bengale et il les rangea dans sa boîte. Mais cela n’était pas assez et il se décida enfin au sacrifice total. Les trois années passées avaient été lourdes à son cœur : il les allait racheter. L’état de philosophe, pour être pratiqué sincèrement, comporte quelque souffrance. Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte. Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau, il prit sous l’un de ses bras son carton, sous l’autre sa lampe et, tel il était venu, tel il s’en alla vers l’ancien taudis de misère. Mais son âme était débordante d’une joie bien haute, encore qu’un peu amère.

D’autres années vinrent s’ajouter à la somme des années et d’autres dents — les dernières — lui tombèrent de la bouche.

Le philosophe vieilli continuait à sourire au destin, ce qui est une bonne chose à faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-même. Il vivotait de son petit commerce, méditait, rêvait, et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires. Pourtant il caressait un projet, celui de bien des cœurs usés : revoir l’horizon familier de son enfance. Le conseil du Prince : « Retourne à Calcutta », lui revenait souvent en mémoire et il s’y attardait avec quelque complaisance. Riche maintenant de sa pauvreté reconquise, n’avait-il pas droit à cette compensation ? Il serait doux de finir sa vie là-bas, de guérir à la flamme du bon soleil son corps tordu, de retrouver un ami, un parent, d’être un utile exemple à tous les ambitieux. Surtout il y aurait une joie âpre à proclamer les bienfaits que procurent une doctrine, une discipline et une ferme volonté, savoir : une vie honnête et dépouillée, assise sur une règle immuable comme sur un socle de marbre, une conscience transparente, et enfin la mésestime des réalités vulgaires.

Gualtero se mit donc à la recherche du Prince, le retrouva dans un café, obtint sans peine la somme nécessaire à l’achat d’un billet. Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles, les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa pensée à tout ce qui avait été sa vie pendant plus de vingt années, tant il est vrai qu’un sage porte en lui sa patrie et ses consolations.

Il joignit un navire à Marseille, s’installa dans sa place accoutumée de l’entrepont et reprit la route parfumée de l’Orient.

Il revit Calcutta, la maison de son père et les hauts arbres tout pleins de cris. Mais son père était mort et on avait enterré son corps dans le cimetière chrétien. Sa mère était morte aussi et son cadavre avait été pieusement brûlé sur les rives du fleuve saint. Quant à ses frères, il ne s’en enquit point puisque, jadis, ils l’avaient banni de leur cœur. Alors le philosophe-errant dépouilla ses vêtements européens, ceignit la simple dhouti et jeta sur ses épaules une tunique de calicot. Avec sa besace et sa sébille, il devint semblable à n’importe quel bickous[1], et, comme ceux-ci, pélerin de silence et d’humilité, voyagea de village en village, acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple, enseignant quand l’occasion s’en présentait, mais, le plus souvent, voué aux lourdes solitudes de son esprit.

C’est ainsi qu’en traversant la province de Cachemire, il vit un fakir couché sur un lit de clous dressés la pointe en l’air. Gualtero s’arrêta pour le considérer et lui demanda son nom.

— Je n’ai pas de nom, dit le fakir.

Gualtero voulut savoir s’il souffrait :

— Je ne me réjouis ni ne m’afflige de rien, dit le fakir.

S’il était dans le besoin :

— Je ne désire aucune chose, dit le fakir.

S’il était heureux :

— Je n’ai pas d’espérance, dit le fakir.

Gualtero réfléchit longtemps avant de reprendre sa route. Elle le mena vers un village à l’entrée duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait. Gualtero s’assit auprès de lui et, poussé par un impérieux besoin de parler, fit le récit de toutes ses aventures, depuis son départ des Indes, au temps de la jeunesse, jusqu’à la rencontre du fakir. Le bickous écouta sans interrompre, avec cette patience des vieillards dont le temps n’est plus guère précieux. Et le soleil était déjà bas sur l’horizon lorsque le philosophe se tut enfin, n’ayant plus rien à dire. Alors le vieux sortit précautionneusement du sac de toile qui pendait à sa ceinture une roupie :

— Ta vie, dit-il, ressemble à cette roupie : elle a deux faces. L’une d’elles représente l’idéal de ton esprit, l’autre les réalités quotidiennes. Or, ce qui est d’un côté ne se trouve pas de l’autre, et il en est ainsi de nos existences à tous : elles ont un envers et un endroit. Toi, tu n’as regardé que l’une des deux faces et tu as oublié l’autre.

— Eh bien, fit Gualtero, ai-je donc eu tort ou raison, et ma morale n’est-elle pas supérieure à toutes les morales ?

— Ô mon ami, continua le bickous, ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la pensée des hommes escalade à l’infini les mêmes rêves, les mêmes sommets ?

— Mais où cela mène-t’il, en fin de compte, demanda encore Gualtero.

— Rien ne mène jamais nulle part, conclut le vieillard, même pas à se connaître soi-même.

— Tout n’est donc que mensonges ?

— Tout n’est qu’illusion.

Alors le philosophe se souvint de cette parole
d’Épictète : « Tu n’es qu’une pauvre
âme qui porte un cadavre. »
Il saisit son bâton, se leva
et s’éloigna sur la
poussière du
chemin.
  1. Moine-mendiant.