Deux Contes de fées pour les grandes personnes/Texte entier


DEUX
CONTES DE FÉES
POUR LES GRANDES
PERSONNES
PAR
GUY DE POURTALÈS
FRONTISPICES GRAVÉS SUR BOIS
PAR
LOUIS JOU
PARIS
SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE DE FRANCE
5, Rue Christine, 5
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M. CM. XVII


Et ceci se passait dans des temps
très anciens, avant la grande guerre…


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à
O. S.

UN DISCIPLE D’ÉPICTÈTE



IL y a probablement un demi-siècle que naquit Gualtero Kyes, philosophe, disciple d’Épictète, apôtre de la Vérité.

Nous savons qu’il est né à Calcutta (Indes anglaises), aux confins de la ville européenne, dans une maison entourée de hauts arbres où grimaçaient des singes et que peuplaient de leurs impertinences criardes des perroquets.

Le père du philosophe, — bonhomme d’origine portugaise et qui avait épousé une hindoue, — vivait du mieux qu’il pouvait de sa modeste paye de comptable et avait élevé ses quatre fils dans le respect des dieux : le Christ étant le sien, Brahma, Vichnou et Çiva ceux de sa femme.

Gualtero, ayant atteint l’âge d’homme, c’est-à-dire l’âge d’écrire, de lire et de compter, c’est-à-dire l’âge de gagner sa vie, c’est-à-dire l’âge de douze ans environ, entra comme sous-comptable dans le bureau qui employait son père et y vécut heureux jusque vers sa vingtième année. Mais, comme il était grandement curieux des choses de l’esprit, il se mit à étudier en cachette derrière le dos d’un gros scribe. C’est ainsi qu’il lut les Pourânas et la Bible, qui suffirent pendant son adolescence à l’avidité de son âme. Puis, un beau jour, avec quelques roupies soigneusement amassées, il se procura les traductions en langue anglaise des philosophes grecs et latins. Après tant d’années passées à explorer l’ardue métaphysique des Pourânas et les cimes ténébreuses de l’Ancien Testament, il parut au jeune homme qu’il entrait dans un délicieux jardin, ordonné avec un goût sûr et précis par des jardiniers honnêtes, un jardin clair, aéré, orné de peu de fleurs, mais qu’il eut envie de cueillir toutes et d’enfermer joyeusement dans le silence de son cœur. Ce fut une grande époque de trouble et de bonheur. Il lui arrivait bien parfois encore de rêver aux béatitudes de l’apavarga ou du nirvriti, ces extases qui le ravissaient autrefois et lui donnaient un avant-goût de la félicité suprême, qui est — comme chacun sait — la délivrance finale par la réabsorption dans l’âme universelle ; il lui arrivait aussi de songer aux grondements d’Isaïe, aux promesses d’Ézéchiel, aux richesses de Job, « l’homme le plus haut de l’Orient », et il regrettait d’aimer moins ces poèmes qui avaient été jusque-là comme une lumière devant lui. Mais le sage ne dispute pas avec sa raison. Gualtero goûtait un amer plaisir à se satisfaire de morale humaine.

Il choisit donc ses nouveaux maîtres et s’attacha aux stoïciens, dont la fière doctrine lui parut convenir mieux qu’une autre à son propre caractère. Il devint, dès ce jour, un disciple d’Épictète.

Entrant dans la chambre où son père et sa mère mangeaient leur plat de riz quotidien, en agaçant, pour se distraire, leur serpent cobra favori, Gualtero leur dit : « Mes chers parents, vous m’avez appris à être honnête et véridique ; vous m’avez enseigné à être raisonnable et à suivre toujours les avis de ma conscience. Vous m’avez conseillé encore de mépriser les richesses et de n’avoir que peu d’ambition. J’ai mis tout ceci en pratique du mieux que j’ai pu et je pense ne vous avoir donné que rarement des sujets de mécontentement. Mais j’ai acheté des livres et je les ai lus. Et ces livres ont décidé de ma vocation, car je serai philosophe, et philosophe-errant. Mon père, l’Occident où vous êtes né m’appelle et sollicite ma curiosité. Je veux connaître le Portugal et ces autres pays où vécurent des sages. Avec votre permission, je vous dis adieu, et vous prie de me donner votre bénédiction chrétienne, car je m’embarquerai sur le prochain bateau de la Malle Royale. »

Toutefois, ces paroles n’eurent pas l’effet que Gualtero en attendait. Papa Kyes entra dans une jaune colère et jeta, en guise de bénédiction, l’une de ses savates à la tête de son fils. Mme  Kyes pleura et invoqua Çiva, dieu de la pénitence, des mortifications, de la méditation abstraite et qui a cinq visages avec un œil au milieu du front. Mais les trois frères de Gualtero se réjouirent de son départ et le plaisantèrent aigrement, car ils l’aimaient peu. Alors, le philosophe-errant quitta sa maison en se disant que sa résolution était utile, puisqu’elle agréait à trois personnes, et il dormit cette première nuit d’exil sur les quais du port. Puis il embarqua et on lui attribua une case de l’entrepont où il se trouva avec une foule d’émigrants des deux sexes, de toute couleur et de tout ramage. Mais sa force d’âme ne le quittait point, puisqu’il emportait, pour la soutenir, son précieux Manuel d’Épictète. S’il pensait parfois au geste inconsidéré de son père, ce n’était certes pas pour le blâmer ; un vrai philosophe ne hâte point ses jugements de la sorte ; il les réserve. Il ouvrait son livre et lisait : « Aussitôt qu’une idée pénible se présente à ton esprit, aie soin de lui dire : tu n’es qu’une idée, un simple effet de l’imagination… » Et Gualtero se disait : « Ma vague tristesse n’est donc qu’une idée, un simple effet de l’imagination », et il scrutait la pleine mer ouverte devant lui comme un avenir infini.

Aux premières escales, il ne débarqua pas. Cette terre d’Orient ne lui disait plus rien qui vaille et souvent il s’écriait en lui-même : « Europe ! Europe ! Vie ! Vérité ! » comme les Européens s’exclament lorsqu’ils voyagent : « Ô Asie, silence, jungle, éléphants, lumière ! » Le philosophe continuait à suivre les conseils de son Maître qui dit : « Dans un voyage sur mer, lorsque le vaisseau est arrêté dans un port, si tu descends à terre pour faire la provision d’eau, tu pourras, chemin faisant, ramasser soit un coquillage, soit un oignon, mais tu devras faire attention au vaisseau, tourner toujours les yeux vers lui, prendre garde que le pilote ne t’appelle, et, s’il t’appelle, tout quitter de peur qu’il ne te fasse enchaîner et jeter dans le navire comme le vil bétail. » Ces recommandations lui semblaient excellentes et il jura de s’y conformer. Le paquebot essuya une violente mousson depuis Ceylan jusqu’à l’entrée de la Mer Rouge et Gualtero mit à une forte épreuve son âme stoïcienne. Mais il ne faiblit pas, ne rendit que son cœur aux abîmes et arriva sans autre dommage à Port-Saïd.

« Oh ! oh ! » s’écria-t-il comme tant de pélerins illustres en apercevant la grande mer classique qui avait oublié d’être bleue ce jour-là, car il pleuvait. Le bateau ne s’arrêta guère et partit pour Naples où il ancra par un temps radieux. Mais Gualtero avait cuit sous bien d’autres soleils et aucune des beautés du Golfe ne surpassait — soyons vrais — n’égalait l’image qu’il s’en était faite. Comme il voyageait pour étudier les hommes et non des paysages, il se décida enfin à débarquer et vit des Napolitains. L’espèce lui sembla bruyante, joyeuse, disputeuse et mercantile. On voulut lui vendre du corail, des peignes en écaille, des éponges, des chansons, et on lui proposa des demoiselles. Grâce aux langues anglaise et portugaise mélangées, il put se faire entendre en un napolitain honorable et, selon la coutume de son pays, entra poliment en conversation avec chacun, assura qu’il ne saurait quoi faire d’un peigne d’écaille attendu qu’il tressait sa natte avec ses doigts, que ses mains étaient des éponges suffisantes, qu’il ne savait pas chanter et que les demoiselles lui importaient peu, parce qu’il se piquait d’être philosophe. Cependant, tout en parlant, il ne perdait pas de vue le paquebot ni la passerelle du commandant, car il savait à quoi s’exposent les distraits et il redoutait d’être « enchaîné et jeté dans le navire comme le vil bétail ». Il balança quelques moments s’il ne poursuivrait pas son voyage par terre et pensa qu’il serait doux de visiter la patrie de ses illustres modèles. « Mais non, se dit-il ensuite, je me dois d’abord au pays de mon père et de mes ancêtres. » Il réembarqua pour Gênes et de là pour Lisbonne où il n’y avait, à cette époque, ni tremblement de terre, ni révolution, mais seulement beaucoup d’honnêtes commerçants en vin de Porto.

Gualtero vécut parmi les petites gens du bas de la ville, sur les bords du Tage. La plus belle partie de son temps s’envolait en promenades savoureuses. Il allait, sophisticaillant avec lui-même, notant ses pensées sur les marges de ses livres, s’étudiant avec minutie, visitant le Musée et les cimetières, flânant par les quartiers mal famés où il trouvait toujours quelque occasion d’éprouver sa vertu, « car, pensait-il, qu’est-ce qu’une vertu infaillible ? Moins que rien… pis encore : c’est un défaut. » Et s’il succombait alors aux tentations — ce qui lui arriva bien rarement et seulement par nécessité absolue — il puisait dans ses remords et dans les punitions qu’il s’infligeait une volupté particulière et une raison nouvelle de recourir aux disciplines philosophiques.

C’est vers cette époque qu’il faut placer l’idylle avec la petite Espagnole, une effrontée gamine dont la fenêtre s’ouvrait en face de celle du sage. Quelque gitane, bien entendu. Elle n’était guère pudique lorsqu’elle faisait sa toilette matinale et riait de montrer au soleil levant — et au voisin — ses épaules étroites et ses jambes épilées. Il se défendit de l’aimer mais pensa lui offrir quelque babiole. Comme son pécule s’écornait vite, il fallut recourir à des besognes et il s’embaucha comme débardeur. Il gagna ses piastres en transportant la marée et fit emplette d’un fichu brodé. Elle l’accepta d’une petite main rapide et froide tout en disant : « tu es plus laid encore que je ne pensais avec ta tresse de femme, et tu sens mauvais le poisson ». Cela le fit sourire, et puis songer, et puis pleurer.

Comme il y avait pas mal de temps qu’il vivait à Lisbonne, il décida de se remettre en route et choisit Londres pour but de son voyage. Un navire le reprit, tout semblable à celui qui l’avait amené. Il retrouva l’entrepont, les émigrants et les gens de là-bas qui portent dans leurs vêtements des odeurs de santal. Ensemble ils rirent, se contèrent leur histoire, et Gualtero les instruisit des choses de l’esprit. Eux, assis sur leurs talons, l’écoutaient avec déférence comme ils eussent écouté un de leurs innombrables moines-mendiants. Mais souvent, sous le froid ciel gris vers lequel ils allaient, le philosophe-errant sentait son cœur s’alourdir. Ses souvenirs retournaient vers la petite Espagnole qui élevait si gentiment ses bras nus dans le soleil et il eut désiré de les revoir s’arrondir sur sa tête comme les anses d’un vase. Alors il cherchait dans ses livres quelque conseil utile. Mais il ne trouvait rien et se demandait : « les Anciens n’ont-ils donc pas connu l’amour ? » Ou bien il se répétait cette pensée de Marc-Aurèle : « Pourquoi me tourmenter si ce qui m’advient n’est ni un de mes vices, ni un effet de ma nature vicieuse, et si l’ordre du monde n’en est pas troublé ? Or, comment en serait-il troublé ? » Mais cela même ne le consolait qu’à demi.

Papa Kyes avait souvent dit à son fils que Lisbonne est la plus belle ville du monde et les Anglais de Calcutta en disaient autant de Londres. Gualtero avait trouvé du charme à la capitale portugaise, mais, dans le secret de son cœur, il donnait la préférence à sa ville natale. Toutefois, pour Londres, il ne se prononça pas tout de suite, y étant arrivé par une de ces journées de brouillard opaque où il est difficile de voir sa main si on la tient étendue devant soi. Cependant, il était plein d’allégresse, car ce phénomène étrange lui donnait l’illusion d’être tombé en quelque autre planète et déjà il se réjouissait de toute la sagesse nouvelle qu’une telle obscurité lui devait apporter.

Pendant ces premiers jours il ne vit donc rien, sinon de noires façades suantes, des omnibus et beaucoup d’Anglais hâtifs qui fumaient la pipe et se bousculaient ni plus ni moins que dans les rues de Calcutta. Au printemps, le soleil ressuscita et Gualtero put faire quelques promenades. Il visita le Palais et l’Abbaye de Westminster, où sont enterrés de grands hommes dont le philosophe n’avait jamais entendu parler ; la Tour de Londres, où furent étranglés les enfants d’Édouard, et surtout le Jardin Zoologique, qui l’amusa beaucoup.

Dans ce temps-là, il était employé chez un marchand de thé qui l’occupait à déballer de grosses caisses et à faire de menues écritures. Pourtant, il n’avait pas toujours de quoi manger à sa faim. Sa chambre, dans Paddington, était si exiguë qu’il s’y tenait le moins possible. Aussi, lorsqu’il avait du bon temps devant lui, allait-il lire et méditer au Jardin Zoologique. Il faisait de longues stations dans la maison des éléphants et il les interpellait dans sa langue maternelle. « Big Tom », le solitaire, avait l’air de comprendre, remuait ses grandes oreilles en feuilles de choux, agitait son étroite queue râpée et lui tendait sa trompe. Mais généralement, le morceau de pain acheté à son intention, Gualtero l’avait mangé lui-même, par mégarde, et il le lui expliquait. Ou bien il allait voir les singes et il lui semblait, en fermant les yeux, qu’il se retrouvait sous les hauts arbres peuplés de cris qui avoisinaient la maison paternelle. Puis il se promenait, choisissait un banc écarté et s’enfonçait dans la profondeur de ses pensées. « Je suis maintenant un vrai philosophe, se disait-il ; j’ai détruit en moi toute ambition vulgaire ; j’ai peu de besoins, le mépris des richesses, une morale supérieure et une indifférence suffisante. Je suis donc tel que le voulait mon Maître lorsqu’il enseignait : « Il faut que tu sois un homme de bien ou un malhonnête homme ; il faut que tu t’appliques à cultiver ton esprit et ta raison, ou à rechercher les biens extérieurs, à te renfermer en toi-même pour méditer, ou à te répandre au dehors ; c’est-à-dire qu’il faut opter, être philosophe ou un homme vulgaire. » Je devrais donc être parfaitement heureux !… Eh bien ! je ne le suis pas complètement ; à quoi cela peut-il bien tenir ? »

Beaucoup de temps passa, beaucoup de brouillards, beaucoup d’étés, beaucoup d’années. Gualtero n’était plus tout à fait aussi ingambe qu’autrefois, car il avait des rhumatismes ; il avait perdu plusieurs de ses dents. Il s’occupait maintenant chez un fabricant de parapluies, ce qui était agréable de plusieurs manières : d’abord, parce que le fabricant tenait boutique à Kensington, qui est un joli quartier ; ensuite, parce que le dit patron lui avait donné un beau parapluie, à lui Gualtero, pour protéger, en cas d’intempérie, la marchandise qu’il fallait livrer. Il y a des moments de chance dans la vie de ce philosophe.

Or, un samedi après midi, comme il traversait Hyde-Park pour aller porter un parapluie chez un client, il remarqua de nombreux groupes de loyaux sujets britanniques rassemblés autour d’estrades en plein vent, en haut desquelles discouraient des hommes et des femmes. Il écouta. Sur la première estrade était un homme qui prophétisait de terribles catastrophes. Il disait : « Chrétiens, mes frères, rassemblez-vous et ne perdez plus votre temps en vaines paroles, car la fin du monde approche, les signes précurseurs ont paru et l’Éternel tirera de vous une vengeance foudroyante. Il renversera les murs de l’impure cité et ne laissera pierre sur pierre. Jérusalem ! Jérusalem !… » Et ainsi de suite. Les auditeurs continuaient de fumer tranquillement leur pipe et se détournaient de temps à autre pour regarder passer des cavaliers. Sur la seconde estrade se tenait un vieillard d’aspect candide, et il disait : « Venez à moi, vous qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Notre Dieu est un Dieu de bonté et de miséricorde, ce n’est pas un Dieu impitoyable. Mes frères, mes sœurs, vous qui êtes chargés, venez à Lui et Il vous aidera. » Et autres choses semblables qui étaient bonnes à entendre. Sur la troisième estrade se dressait une longue et sèche demoiselle qui criait : « Feu et sang et destruction et ruines sur ce monde égoïste et pervers ! Résurrection, vie, santé et bonheur par les femmes ! La femme n’est plus une esclave, mes sœurs, réveillez-vous, indignez-vous, enrôlez-vous pour la lutte héroïque des temps modernes !… » Et mille autres paroles guerrières qu’approuvait un groupe de bourgeois fort placides, malgré la tempête qui secouait le chapeau à plumes de l’orateur.

Gualtero s’en alla, tout pensif, porter son parapluie. Et subitement cette idée lui vint : pourquoi ne parlerait-il pas, lui aussi ? Pourquoi n’enseignerait-il pas ? Avait-il le droit de se taire, de garder pour lui seul la connaissance ? Eh ! parbleu, non ! cent fois non. De cet instant précis date son apostolat.

Il prépara sa harangue pendant toute une semaine. Le dimanche suivant, il s’empara d’une estrade, y grimpa et commença de parler en s’adressant aux arbres, aux moineaux et aux petits enfants qui jouaient à faire des pâtés de sable : « Mes amis, je suis venu du fond de l’Inde pour vous apporter le fruit de mes méditations. Mes amis, on vous trompe, on vous leurre de faux espoirs, on abuse de votre crédulité. La vraie, l’unique vérité, mes amis, elle est autour de vous, elle est en vous, elle nous baigne tous de sa douce lumière, et c’est la très antique, la très haute, la très pure doctrine des philosophes de l’école de Zénon. » Quelques passants s’arrêtèrent bientôt, puis d’autres, puis il en partit, puis il en revint et Gualtero goûta de prestigieuses ivresses. Pas un contradicteur. Rien que de bonnes figures attentives, un petit cercle qui s’étendait, se disloquait, se reformait. Au premier rang un vieillard immobile, coiffé d’un chapeau de soie. Quelquefois le philosophe jetait un regard vers les harangueurs voisins et, s’il voyait son public plus nombreux, un méchant orgueil le soulevait, rendait sa parole plus sonore et comme provocante. Il commença de s’enrouer vers la quatrième heure et s’ajourna au dimanche suivant.

Sa vie, dès lors, fut transformée. Ses méditations, du fait même de leur hebdomadaire divulgation, en devinrent plus profondes et comme plus joyeuses. D’autres comptaient sur lui peut-être, attendaient ces dimanches ! Ce petit vieux au chapeau de soie, par exemple, quel encouragement ! Et les dimanches se succédèrent… Il apportait ses livres, y prenait des textes, les développait, les commentait. Il était arrivé à une telle dextérité de pensée qu’il lui suffisait d’un lambeau de phrase pour s’aventurer dans les plus hardies spéculations de l’esprit. Il était estimé par les gardiens du parc, qui lui jetaient un petit salut en passant. Il invita le fabricant de parapluies à venir l’entendre, et le fabricant apparut, en effet, un matin, avant d’assister à un match de foot-ball.

Et voilà que d’autres années encore s’écoulèrent dans cette noble fièvre. Cependant, en certains mauvais jours, un lâche sentiment de solitude gagnait le philosophe. Quels disciples pouvait-il se vanter d’avoir formés ? Qui l’avait jamais interrogé à l’issue de ces réunions ? Vivait-il une âme, de par la grande Cité, qui eût été touchée, fortifiée, renouvelée par l’humaine et fière morale qu’il enseignait ? Ce doute, parfois, l’oppressait. Puis, d’un geste, il chassait ces faiblesses, se retrempait en de réconfortantes abstractions, et même trouvait chez son Maître de bons conseils pour son incertitude : « Tu veux, disait celui-ci, mettre en pratique la philosophie. Eh bien ! sois prêt dès aujourd’hui à supporter les railleries et les risées des hommes. Tu les entendras dire : « Voilà un philosophe qui nous est tombé du ciel ! » ou bien encore : « D’où nous vient-il, avec son air renfrogné ? » Pour toi, ne fais paraître sur ton front aucune arrogance ; mais applique-toi à suivre la ligne de conduite qui te semble la plus sage, comme si Dieu t’avait établi spécialement à cette place. » Alors, avec plus d’exaltation, il reprit son devoir.

Depuis quelques semaines, le vieillard au chapeau de soie se montrait moins assidu, se promenait d’une estrade à l’autre, semblait distrait, préoccupé. Gualtero, après de nombreuses hésitations, se décida enfin à l’aborder. C’était un bon homme qui ne demandait qu’à parler.

— Pourquoi je viens, fit-il en levant les sourcils ; mais parce que j’habite là, en face. Le dimanche matin, notre bonne va à l’église et ma femme en profite pour nettoyer de fond en comble l’appartement. Elle me met à la porte, vous comprenez, ni plus, ni moins ! Et il faut bien que j’aille quelque part…

— C’est donc… essaya de répliquer le philosophe, auquel il sembla que deux mains le prenaient à la gorge.

— Pour tuer le temps, tout bêtement. Un verre de whisky, vieux garçon ? Vous devez avoir le gosier sec !

« Pour tuer le temps », se répétait Gualtero confondu, sans apercevoir que c’est là l’unique emploi de la vie.

Il raisonna ainsi : — Qu’est-ce que le peuple anglais ? — C’est un peuple qui vend du thé, des parapluies et autres petites choses inutiles à l’homme supérieur. — Quel est son but ? — S’enrichir. — Comment entend-il la morale ? Il va à l’église le dimanche. — Lorsqu’il prend du repos, à quoi emploie-t-il les loisirs de son intelligence ? — À suivre des matches de foot-ball ou de cricket. — Quel cas fait-il du philosophe désintéressé ? — Il s’en moque.

Ayant formulé cette conclusion, Gualtero se jugea fort supérieur à cette race de grands imberbes et il cracha trois fois sur le trottoir en signe de mépris. Puis il se rendit chez son patron :

— Monsieur, lui dit-il, je vous prie de me payer mon salaire, car je vous quitte, vous et votre île, inclémente au philosophe.

L’homme étendit sans s’émouvoir le bras vers sa caisse et lui compta ses guinées et ses shillings.

— Adieu, fit-il, et bonne chance.

Gualtero sortit noblement de la boutique, rentra chez lui et décida de prendre le premier train pour la France. Il réfléchit bien qu’il ne savait pas un mot de la langue française, mais ne s’inquiéta pas pour si peu.

Le lendemain, il débarquait à Paris, gare du Nord, et louait une chambre à trente francs par mois, dans un hôtel du quartier. Il y déposa son paquet et s’en alla sur-le-champ flâner dans le crépuscule. Beaucoup de personnes s’arrêtaient pour le dévisager, ce qui ne s’était jamais produit à Londres. Il s’aperçut alors que sa natte de cheveux, qui lui pendait sur le cou, accrochait l’œil des passants. Mais il ne sut pas tout de suite s’il était flatté de cette marque d’attention ou, au contraire, s’il en était blessé. Pourtant il délibéra en lui-même et, décidant qu’un vrai philosophe n’attache pas tant d’importance à un si mince ornement, se résolut à en faire le sacrifice le soir même. Tête haute, il s’en alla par un long boulevard presque entièrement bordé de cafés, si bien qu’il pensa se promener par quelque immense réfectoire public. Il avait beau changer de route, toujours s’ouvraient devant lui les semblables et lumineuses perspectives où la foule s’agglomérait autour de tables chargées de boissons.

Au bout d’un très long temps, il arriva sur une place circulaire, éclairée elle aussi par trois terrasses de cafés et, devant la porte de l’un d’eux, il vit un nègre tout galonné d’argent qui balançait son corps d’une jambe sur l’autre. Dans la nuit de son visage éclatait le sourire des dents et roulaient les quatre petits triangles blancs autour de ses prunelles. « Un nègre parle toujours anglais », pensa le philosophe, et il l’aborda. Gualtero ne se trompait point. Le nègre lui apprit qu’il était « chasseur » de l’établissement dont il gardait la porte, que, la nuit venue, il faisait partie de l’orchestre et qu’au demeurant la vie était excellente quand on avait, comme lui, un bon manteau galonné, quelques pièces d’argent tous les jours et un souper servi chaud sur le coup de minuit. Ceci dit, il se remit à se balancer et à sourire dans l’obscurité. Gualtero laissa passer le temps de plusieurs réflexions, puis, à cause du grand isolement où il se trouvait, entama le récit d’une partie de ses aventures, ne déguisant que par pudeur son état de philosophe-errant. Le nègre sembla s’y intéresser vivement et l’interrompit par de fréquents éclats de rire un peu déconcertants. Quand Gualtero eut achevé, le chasseur ôta sa casquette pour gratter avec énergie sa sombre tête, puis il dit : « Nous avions ici un danseur russe ; il nous a quittés hier ; peut-être pourrais-tu le remplacer si tu sais danser ? » Mais le philosophe eut un haut-le-corps. Danser ! Lui ! Et il s’abîma dans un monde de pensées. Lorsqu’il releva les yeux, le nègre avait une fois encore repris son balancement.

— Quelle folie, dit le philosophe enfin, quelle folie, bien qu’il soit difficile d’affirmer : ceci est folie, ou ceci ne l’est pas. Mais danser, il est vrai, me paraît plus grande folie que bien d’autres. Cependant, bon nègre, pourquoi me proposes-tu de danser et non pas quelque autre emploi plus digne de mon caractère ?

— Oh ! reprit le noir, danser ou faire le singe, c’est tout un ; mais tu as ceci, qui est bon — et ce disant, il indiquait du doigt la natte de cheveux. Gualtero rougit sous sa peau olivâtre et la conversation tomba de nouveau.

Quand le philosophe fut rentré dans son hôtel, il considéra rêveusement sa chevelure devant son miroir et il se posa bien des fois la question : la trancherait-il ou fallait-il la garder ? Il se résolut enfin à un moyen terme, l’enroula sur le sommet de son crâne et posa son chapeau par-dessus.

Le lendemain, il se rendit à la Légation du Portugal où on lui dressa une liste des bureaux de placement pour ouvriers de toutes sortes. Il s’en alla dans les petits matins gris, patienter sur les trottoirs devant des portes où se pressait une foule d’êtres humains qu’on faisait entrer un à un, qu’on interrogeait, qu’on embauchait ou qu’on renvoyait d’un geste. Comme le pauvre homme n’entendait pas le français, il se bornait, pour exprimer sa bonne volonté, à désigner ses bras, ses jambes ou ses mains qui étaient fines, souples et comme désarticulées. Mais on hochait la tête et il s’en retournait à l’hôtel. Une détresse le gagna. Il ne se montrait même pas curieux de visiter la ville et rôdait seulement par les rues de son quartier. Au bout de quelques semaines, il ne lui resta qu’un petit louis de dix francs en poche. Alors, un soir, il retourna vers la place circulaire où il avait rencontré le nègre. Et il le revit, en effet, se dandinant devant la porte du café.

On alla chercher le patron ; il voulut voir la tresse qui le fit rire, flaira que l’homme venait de loin, le trouva laid, étrange, avantageux, et l’engagea sur l’heure. Et Gualtero se disait en lui-même : « Quelle admirable chose que la philosophie d’Épictète, car, si je ne l’avais pratiquée, n’aurais-je pas souffert de toutes mes aventures ? N’aurais-je pas connu le dépit et peut-être, qui sait, la haine ? Or, mon cœur est joyeux, mon âme est tranquille. Ce nègre rit sans savoir pourquoi, tandis que je ris à bon escient, ayant vaincu mon orgueil, m’étant vaincu moi-même. Divin Maître, je ne saurais trop me louer de tes enseignements et, ce soir, je répéterai avec toi : Souviens-toi que, simple acteur, tu joues une pièce comme le maître de la comédie veut qu’elle soit jouée. Si ton rôle est court, tu le joueras court ; s’il est long, tu le joueras long. S’il plaît au maître que tu joues le personnage d’un pauvre, soutiens ce rôle naturellement ; s’il faut que tu soies dans la pièce un boiteux, un prince, un homme du vulgaire, n’importe, joue le mieux possible, car ton devoir est de bien représenter ton personnage ; quant au rôle que tu dois jouer, c’est à un autre de le choisir. »

Le bon nègre avait dit la vérité : ce sont de douces choses que quelques pièces d’argent, un souper chaud et un bon manteau doublé. Car, pour tout dire et expliquer ce manteau, il faut savoir que le philosophe relayait son ami noir dans son rôle de chasseur, les mardis, jeudis et samedis appartenant à l’un, les lundis, mercredis, vendredis à l’autre, les dimanches à tous les deux. Il s’agissait, d’ailleurs, d’un travail facile : ouvrir la porte, la refermer, acheter des timbres, un journal ou des cigarettes. Les nuits étaient moins monotones. Gualtero, au son d’une musique barbare, revêtu d’un costume de sa composition, entrait dans la salle du café, pivotait sur lui-même, les bras écartés comme un derviche tourneur, en prononçant de mystérieuses paroles et venait ensuite s’abattre sur les banquettes, parmi les rires des hommes et les cris des dames. Il se félicitait, maintenant, d’avoir conservé sa natte ; elle devenait célèbre dans le quartier et presque toujours les femmes demandaient à la toucher pour s’assurer qu’on ne les trompait point. Ensuite il leur tirait des horoscopes en lisant dans les lignes de la main, ayant acquis rapidement le vocabulaire indispensable. On lui donnait des sous, parfois de la menue monnaie d’argent. Il acheta une grammaire, perfectionna son savoir.

Ce fut, en somme, l’une des calmes époques de sa vie. Mais son cher rêve d’apostolat le tenait toujours et il recommença d’y songer avec fièvre. Il se consacra d’abord à son ami Boum-Dié, le nègre, dont il entreprit l’éducation philosophique. Boum-Dié se tordait de rire, à son habitude : « Tu es fou, mon pauvre Gualtero, avec ton vieux « Piquetête » ; moi, je crois aux bonnes pièces de cinq francs et à ma petite amie Lisette, et c’est assez pour pauvre Boum-Dié. »

Le philosophe se rejeta sur les clients. Quelques-uns l’écoutaient en buvant leur bock de bière, puis, les plus polis esquissaient un geste d’ennui ; les autres l’envoyaient au diable. Le patron, plusieurs fois, le rappela sévèrement à l’ordre. Il rêva d’entreprises vastes, de sociétés de philosophes, de réunions populaires. Ses livres étaient tellement annotés sur les marges, entre les lignes, sur les feuilles de garde, qu’il avait peine à y retrouver quoi que ce fût. Ils ne lui en semblaient que plus précieux et vénérables. Toutes les phases de sa vie étaient inscrites là, dans ces petits traits au crayon et à la plume. Il y pêchait au hasard des pages un mot noté à Lisbonne, un autre à Londres, un troisième au cours d’une promenade dont il se souvenait parfaitement ; il revoyait un jeune chien qu’il avait caressé, une branche de lilas dans un jardin. Ses livres, c’était le détail de son passé, ses espérances, son histoire, et il les aimait plus encore à cause de tout cela.

Donc des printemps glissèrent, et des étés, et des hivers, mais le philosophe n’en tenait pas un compte très exact, car, dans les rues de la ville, ces nuances n’importent guère. On devine les saisons qui passent parce qu’une fois il pleut, une autre fois on étouffe, ou bien un vent de glace souffle, balayant les poussières. Ses rhumatismes s’aggravaient, il avait perdu encore des dents. Il marchait les genoux pliés, une épaule un peu rejetée en arrière. Il se promenait beaucoup, les jours de liberté, et il connaissait la ville à présent mieux que bien des personnes qui pourtant y sont nées.

Or, par un bel après-midi, en traversant le Parc Monceau, il fut ressaisi brutalement par sa tenace folie de parler en public. Des chaises, innombrables, s’alignaient. Il en choisit une, s’assit, paya ses deux sous à la loueuse et réfléchit un moment : « Ce peuple, se dit-il, est poli, gai, et il aime les orateurs. Nourri des auteurs anciens, il est bien fait pour me comprendre. Comment hésiterais-je un instant à l’entretenir de questions si respectables ! » Il se décida sur le champ, grimpa sur sa chaise et commença d’une voix forte, à peu près comme à Londres : « Mes amis, je suis venu du fond de l’Inde pour vous apporter le fruit de mes méditations ; mes amis on vous trompe, on vous leurre… » Des dames, assises autour de lui, se levèrent en sursaut, ramassèrent leur tricotage ou leur journal et s’en furent d’un pas rapide en appelant leur progéniture. Mais les enfants s’attroupèrent autour de lui ; il en vint de partout. Puis arrivèrent des nourrices, puis un petit garçon pâtissier. Gualtero sentait l’intérêt s’éveiller, cherchait des mots lumineux, ne les trouvait quelquefois qu’en anglais et les disait tout de même. Son auditoire grandit, manifesta son plaisir, l’encouragea ; Gualtero s’exaltait. « Tous ces prêtres, criait-il, sont des trompeurs ou des naïfs ; la vraie morale est humaine, largement humaine, humaine seulement ; elle est toute de renoncement, d’indifférence ; il faut, mes amis, que je vous enseigne cette indifférence, ce mépris qui convient aux âmes supérieures… » Dans ce moment, deux gardiens en uniforme vert surgirent derrière la foule qui s’écarta et ils appréhendèrent le philosophe, le contraignirent de descendre du haut de sa chaise et de les suivre. Ils partirent tous trois vers la Rotonde où le public les accompagna fébrilement comme s’il allait assister à quelque beau drame. Avant que la porte du bureau des gardes se fut refermée sur le prisonnier, l’apprenti-pâtissier l’apostropha : « Eh ! va donc, vieux sadique ! » et s’en alla, sifflant sur une clef. L’attroupement se dispersa. Gualtero, devant quatre hommes peu bienveillants, dut décliner ses noms, âge, profession, montrer ses papiers qui, par chance, se trouvaient être en règle. Le chef éleva la voix :

— Que faisiez-vous sur cette chaise ?

— J’enseignais la parole de mon Maître.

— Quel maître ?

— Le divin Épictète.

Le brigadier se tourna vers ses trois subordonnés et prononça gravement :

— C’est un fou.

— Le contraire d’un fou, voulez-vous dire, riposta Gualtero avec son assurance ordinaire ; je suis un sage.

L’homme continua :

— Évitons de le contrarier ; inscrivez son nom et son adresse. Nous nous informerons. En attendant, laissez-le courir ; il n’a pas l’air méchant.

La porte se rouvrit et Gualtero s’en alla. Mais le lendemain, le patron du café, le considérant d’une indéfinissable manière, lui dit : « Mon cher ami, il y a cinq ans que vous êtes chez moi ; mes clients vous connaissent trop et il faut, pour leur plaire, que je renouvelle mon personnel d’artistes. Je suis fâché d’être obligé de me priver de vos services. Vous pourrez quitter ma maison à la fin de la semaine. »

Gualtero sentit monter dans toute son exiguë personne une énorme colère. Il regarda fixement le patron pendant une seconde ou deux, comme s’il allait se passer quelque chose de terrible. Puis il lui sembla entendre une petite voix grêle qui criait dans son cerveau : « Hé, philosophe ! philosophe ! » Il détourna les yeux, aperçut par la fenêtre un cheval de fiacre boiteux qui traînait sa voiture pleine et chargée de malles… Alors, il releva la tête et dit simplement : « C’est bien, je m’en irai ! »

Après, ce fut le commencement de la misère. Il coupa sa chevelure, réunit ses économies, acheta des marchandises et se fit colporteur. Il alla de boutique en boutique, offrant ce qu’il avait dans son carton : des feux de bengale, des cartes postales illustrées, du papier d’Arménie et des petites vues de Paris serties dans des manches de plumes. Toujours il emportait ses livres, qui bourraient démesurément les poches de ses vêtements. Il les montrait à ses rares acheteurs comme la preuve tangible de son savoir et, aux meilleurs clients, il exhibait sa natte, enroulée dans un papier de soie. Il sollicita la protection d’un seigneur portugais attaché à la Légation, obtint de lui des lettres d’introduction auprès de philanthropes, entra chez ceux-ci par l’escalier de service et la cuisine, le dos humble, l’âme fière. Il connut la fureur des concierges et les bonnes paroles des grands. Il connut les jours où l’on ne mange pas, et les jours où tombe la neige fondue, et les jours désolés du printemps, et les jours où l’on se courbe doucement vers la terre. Il lui fallut quitter sa chambre dont il ne soldait plus le loyer. On lui indiqua, aux Batignolles, le taudis à dix francs par mois d’un mendiant qui venait de mourir. Il y transporta ses papiers et ses hardes. Comme son petit métier absorbait ses journées, il consacra ses nuits à l’étude et à la méditation. Ainsi, bien que son corps s’affaiblît, s’étiolât, son esprit demeurait toujours très haut, très pur, éloigné de toute faiblesse. Il lut dans un journal le discours d’un député socialiste et s’enflamma pour cet homme aux paroles généreuses. Il acheta sa photographie, en fit faire une réduction et la monta en épingle de cravate. Puis il se rendit chez le parlementaire afin de lui remettre son présent. C’était dans une fort belle maison, au second étage. Il gravit l’escalier de service, à son habitude, sonna, expliqua le but de sa visite. Mais un important valet tenta de l’éconduire. Le philosophe discuta, plaida, s’indigna avec véhémence, s’adressant à la cuisinière qui semblait presque gagnée à sa cause. Au bruit, le maître parut, vit l’homme, leva les bras : « Est-ce que je reçois les mendiants, maintenant ! Mettez-moi ce gaillard à la porte. » Gualtero s’en alla et jeta son épingle dans un égoût.

Une autre année il se mêla aux étudiants, fréquenta leurs cafés, obtint des commandes de portraits photographiques montés en broches ou en épingles, selon qu’ils étaient destinés aux jeunes gens ou à leurs amies, prit part à leurs discussions littéraires. Quelquefois, aux heures tardives, on l’obligeait à monter sur la table et à prononcer un discours. Il s’exécutait avec ravissement, parlait jusqu’à en perdre la voix au milieu d’une tempête de rires, et s’en retournait aux Batignolles, la cervelle traversée par des aphorismes qui s’entrecroisaient comme des éclairs dans la nuit.

Ce fut ainsi qu’une fois, au café, il rencontra le Prince.

Le Prince lui offrit une consommation et lui dit : « Mon cher philosophe, comme tu le vois aisément à l’air distingué de ma figure, je suis le Prince. M. Eugène Sue m’a oublié sur la banquette de ce café il y a énormément d’années et je devine, à considérer ta personne fantastique, que quelque autre écrivain de grand talent nous destine à de nouveaux travaux. Tu as donc raison d’être entré ici, puisque cela te vaut de me rencontrer. Dis-moi ton histoire en peu de mots, car il se fait tard, ou tôt. (Souviens-toi du joli mot de Musset : « Midi, est-ce tard ? minuit, est-ce « de bonne heure ? Où prends-tu la journée ? » ) En attendant que je fasse pour toi le nécessaire, accepte ce billet de banque et entame ton récit. »

Gualtero vit bien qu’il avait à faire à un homme peu ordinaire. Il s’assit, comme on l’y invitait, et conta en termes excellents ce que nous venons d’écrire. Lorsqu’il eut terminé, le Prince reprit la parole :

— Ami, dit-il, ton histoire est bonne et pleine de petits enseignements utiles. J’y ai appris que Lisbonne est au bord du Tage, que les gitanes qu’on y rencontre sont espagnoles, que les Anglais vous autorisent à parler en public et que cela est défendu dans le Parc Monceau. Mais ce qui m’a paru moins évident, c’est la raison pour laquelle tu te dévoues à la philosophie d’Épictète.

— C’est parce qu’elle est claire, répliqua Gualtero, elle est sage, elle n’offense personne et permet à l’homme de supporter son destin quoi qu’il arrive.

— Sans doute, ajouta le Prince, sans doute, et c’est bien quelque chose. Mais pourquoi vouloir absolument répandre cette doctrine ?

— Le médecin, dit Gualtero, ne donne-t-il pas le fruit de ses travaux, l’artiste son art, le bon riche (comme vous, mon Prince) ses richesses ?

Le Prince réfléchit de nouveau longuement :

— Si j’ai bonne mémoire, continua-t-il enfin, Épictète lui-même enseignait ceci : Ne te dis pas philosophe, parle rarement de tes maximes devant le vulgaire, contente-toi de les mettre en pratique.

— Cela est vrai, ô Prince excellent, fit Gualtero avec enthousiasme, et si j’ai été puni dans certaines de mes aventures, c’est encore pour n’avoir pas suivi mon Maître aussi exactement qu’il l’aurait fallu.

— Ne serait-ce pas que tu l’as mal compris ?

— Impossible, répliqua Gualtero hors de lui, car enfin, si c’était le cas, ma vie entière reposerait sur une erreur et il ne me resterait plus qu’à mourir !

— Ou à retourner en arrière ! conclut le Prince.

— Retourner où et comment ?

— Retourner à Calcutta par le bateau à vapeur.

Ceci dit, il se leva, paya les nombreux écots qu’on lui laissait en général pour compte, et prit le philosophe par le bras. Ils sortirent sur le boulevard. Le jour naissait. Seuls, dans le grand apaisement citadin, quelques chats fouillaient de leurs pattes rageuses les boîtes à ordures.

Le conseil du Prince ne fut pas suivi et Gualtero eut lieu tout d’abord de s’en féliciter. En effet, son nouvel ami avait à peine entrebâillé la porte du réduit qu’habitait le philosophe — autre tonneau de Diogène, mais où la « lampe pigeon » remplaçait le soleil — qu’il s’indigna en une langue véhémente, accabla, non sans quelque raison, les exploiteurs de tels immeubles et voulut déloger le bonhomme sur-le-champ. Ils partirent tous deux à la recherche d’un ermitage. Mais le Prince, en authentique héros de roman, crut qu’il suffirait de produire sa carte de visite et une bourse respectable pour être bien accueilli partout. Il comptait sans la réalité et sans les concierges. Ceux-ci se montraient parfois polis, toujours laconiques, mais intraitables dès qu’ils apercevaient derrière le dos du monsieur le mince manteau de Gualtero tout enflé de paperasses. Le philosophe ne pouvait plus prétendre, comme lors de son arrivée en France, à un extérieur bourgeois : son chapeau (qu’un étudiant lui avait donné), son manteau (dont l’odyssée serait trop longue à rapporter ici), ses chaussures (qui avaient été mesurées jadis sur le pied du nègre Boum-Dié, et malheureusement cela se voyait), toute cette défroque si caractéristique et comme naturelle sur la personne d’un stoïcien, ne s’appareillait décidément, dans l’optique d’un concierge, qu’à un corps de mendiant.

En fin de cause, il fallut s’adresser à une société philanthropique qui indiqua une maison à loyers réduits. Gualtero y obtint, pour un prix modique, une chambre et une cuisine. Le Prince acheta le mobilier nécessaire et le sage y emménagea tous ses documents, ainsi que la « lampe pigeon », jusqu’alors le seul article de son ménage. Ensuite, cet envoyé de la Providence lui reconnut une petite allocation mensuelle et il disparut, sans laisser de trace, dans les « Mystères » de la Capitale.

Ce nouvel état de choses dura plusieurs années. Nous pourrions n’en rien dire et laisser croire que « le bonheur n’a pas d’histoire », maxime notoirement fausse, comme l’on sait. Mais il ne s’agit pas ici de bonheur ; il s’agit de philosophie, et il ne vaudrait pas la peine d’être philosophe si c’était tout uniment pour aboutir au parfait contentement.

Donc, notre rentier vécut avec sérénité pendant un certain temps, relisant sans cesse ses auteurs favoris, notant toujours ses petites pensées et promenant son désœuvrement par les rues de la ville. Dans sa maison, c’était un homme envié. Dans son quartier, on l’appelait « Monsieur Gualtero », à cause de ses vêtements neufs et de ses souliers américains. Mais il demeurait peu sensible à ces détails. Épictète n’a-t-il pas dit : « Si jamais il t’arrive de te préoccuper des choses extérieures et de vouloir plaire au monde, sache que c’en est fait de ton plan de vie. » De plus nobles soins l’occupaient ; de nouvelles disciplines le hantèrent. Cet autre enseignement du maître : « Aime à garder le silence », fit qu’il se priva pendant un mois plein de l’usage de sa langue. Il s’exprima par gestes et découvrit que, la plupart du temps, cela était suffisant. Au début de cette ère de prospérité, il s’amusait parfois à se confectionner de petits repas savoureux. Puis, s’apercevant qu’il s’éloignait singulièrement de son système de morale il s’infligea, en guise de punition, des diètes prolongées. La lecture des gazettes restait une grosse affaire et il y puisait d’innombrables raisons de se récréer avec indifférence. Pourtant, si quelque feuilleton éveillait sa curiosité de trop intense façon pendant un jour ou deux, il corrigeait ce mouvement de faiblesse en changeant de journal. Enfin, il s’ennuya.

Il ne progressait plus. Il regretta d’obscures choses. Ces temps d’autrefois avaient eu leur saveur. Il se contraignit à de fastidieuses paresses, le matin, dans son lit. Puis, pour ressusciter des souvenirs chers à son cœur, il reprit un jour son carton de colporteur et s’en alla rapidement, en cognant les passants, comme un homme chargé d’affaires urgentes. Cette promenade lui procura une telle volupté qu’il la recommença tous les matins, filant dès l’aube, sa boîte vide sous le bras. Même il endossa, pour ces expéditions, son vieux manteau troué et goûta, de ce fait, un plaisir plus aigu. Il s’assignait un but chimérique, allait jusqu’à telle rue, jusqu’à telle maison. Il se retrouvait tout entier et il lui parut qu’il avait chassé de son esprit un fantôme mauvais. Pour compléter son illusion, il retourna chez ses anciens fournisseurs, se procura des cartes postales, du papier d’Arménie, des savons, des feux de bengale et il les rangea dans sa boîte. Mais cela n’était pas assez et il se décida enfin au sacrifice total. Les trois années passées avaient été lourdes à son cœur : il les allait racheter. L’état de philosophe, pour être pratiqué sincèrement, comporte quelque souffrance. Alors Gualtero remit ses pauvres habits et il suspendit les neufs aux clous de la porte. Il bourra de ses livres et de ses documents la poche de son manteau, il prit sous l’un de ses bras son carton, sous l’autre sa lampe et, tel il était venu, tel il s’en alla vers l’ancien taudis de misère. Mais son âme était débordante d’une joie bien haute, encore qu’un peu amère.

D’autres années vinrent s’ajouter à la somme des années et d’autres dents — les dernières — lui tombèrent de la bouche.

Le philosophe vieilli continuait à sourire au destin, ce qui est une bonne chose à faire quand le destin ne vous sourit pas de lui-même. Il vivotait de son petit commerce, méditait, rêvait, et ne se plaignait que rarement de ses rhumatismes articulaires. Pourtant il caressait un projet, celui de bien des cœurs usés : revoir l’horizon familier de son enfance. Le conseil du Prince : « Retourne à Calcutta », lui revenait souvent en mémoire et il s’y attardait avec quelque complaisance. Riche maintenant de sa pauvreté reconquise, n’avait-il pas droit à cette compensation ? Il serait doux de finir sa vie là-bas, de guérir à la flamme du bon soleil son corps tordu, de retrouver un ami, un parent, d’être un utile exemple à tous les ambitieux. Surtout il y aurait une joie âpre à proclamer les bienfaits que procurent une doctrine, une discipline et une ferme volonté, savoir : une vie honnête et dépouillée, assise sur une règle immuable comme sur un socle de marbre, une conscience transparente, et enfin la mésestime des réalités vulgaires.

Gualtero se mit donc à la recherche du Prince, le retrouva dans un café, obtint sans peine la somme nécessaire à l’achat d’un billet. Il noua soigneusement tous ses documents avec des ficelles, les empaqueta dans son carton et quitta Paris un matin sans plus attarder sa pensée à tout ce qui avait été sa vie pendant plus de vingt années, tant il est vrai qu’un sage porte en lui sa patrie et ses consolations.

Il joignit un navire à Marseille, s’installa dans sa place accoutumée de l’entrepont et reprit la route parfumée de l’Orient.

Il revit Calcutta, la maison de son père et les hauts arbres tout pleins de cris. Mais son père était mort et on avait enterré son corps dans le cimetière chrétien. Sa mère était morte aussi et son cadavre avait été pieusement brûlé sur les rives du fleuve saint. Quant à ses frères, il ne s’en enquit point puisque, jadis, ils l’avaient banni de leur cœur. Alors le philosophe-errant dépouilla ses vêtements européens, ceignit la simple dhouti et jeta sur ses épaules une tunique de calicot. Avec sa besace et sa sébille, il devint semblable à n’importe quel bickous[1], et, comme ceux-ci, pélerin de silence et d’humilité, voyagea de village en village, acceptant la pauvre pitance du pauvre peuple, enseignant quand l’occasion s’en présentait, mais, le plus souvent, voué aux lourdes solitudes de son esprit.

C’est ainsi qu’en traversant la province de Cachemire, il vit un fakir couché sur un lit de clous dressés la pointe en l’air. Gualtero s’arrêta pour le considérer et lui demanda son nom.

— Je n’ai pas de nom, dit le fakir.

Gualtero voulut savoir s’il souffrait :

— Je ne me réjouis ni ne m’afflige de rien, dit le fakir.

S’il était dans le besoin :

— Je ne désire aucune chose, dit le fakir.

S’il était heureux :

— Je n’ai pas d’espérance, dit le fakir.

Gualtero réfléchit longtemps avant de reprendre sa route. Elle le mena vers un village à l’entrée duquel se tenait accroupi un vieux bickous qui mendiait. Gualtero s’assit auprès de lui et, poussé par un impérieux besoin de parler, fit le récit de toutes ses aventures, depuis son départ des Indes, au temps de la jeunesse, jusqu’à la rencontre du fakir. Le bickous écouta sans interrompre, avec cette patience des vieillards dont le temps n’est plus guère précieux. Et le soleil était déjà bas sur l’horizon lorsque le philosophe se tut enfin, n’ayant plus rien à dire. Alors le vieux sortit précautionneusement du sac de toile qui pendait à sa ceinture une roupie :

— Ta vie, dit-il, ressemble à cette roupie : elle a deux faces. L’une d’elles représente l’idéal de ton esprit, l’autre les réalités quotidiennes. Or, ce qui est d’un côté ne se trouve pas de l’autre, et il en est ainsi de nos existences à tous : elles ont un envers et un endroit. Toi, tu n’as regardé que l’une des deux faces et tu as oublié l’autre.

— Eh bien, fit Gualtero, ai-je donc eu tort ou raison, et ma morale n’est-elle pas supérieure à toutes les morales ?

— Ô mon ami, continua le bickous, ne crois-tu pas que toutes les morales se valent et que la pensée des hommes escalade à l’infini les mêmes rêves, les mêmes sommets ?

— Mais où cela mène-t’il, en fin de compte, demanda encore Gualtero.

— Rien ne mène jamais nulle part, conclut le vieillard, même pas à se connaître soi-même.

— Tout n’est donc que mensonges ?

— Tout n’est qu’illusion.

Alors le philosophe se souvint de cette parole
d’Épictète : « Tu n’es qu’une pauvre
âme qui porte un cadavre. »
Il saisit son bâton, se leva
et s’éloigna sur la
poussière du
chemin.

LA PAUTON


CHAPITRE PREMIER


D’UNE VIEILLE NAINE
ET D’UNE JEUNE BEAUTÉ.


LA chaleur pèse sur les herbes, la plaine, le village, en nappes accablantes. La terre est sèche comme un gosier d’ivrogne et là-bas, au fond de la vallée, la Meurthe donne soif à ceux qui la regardent.

Une femme, sur le seuil de sa porte, crie : « Joséphine ! La soupe… » d’une voix aiguë qui perce l’air immobile. Les hommes, un à un, entrent au hameau ; ils portent sur l’épaule une pioche ou une bêche au bout desquelles, humble trophée, pend leur blouse. Ils marchent, respectueux des prés en fleurs, par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et déjà ils se réjouissent de trouver leurs maisons fraîches et pleines de ténèbres comme des celliers.

Le curé passe, à pas prudents de myope, tenant son bréviaire tout près de ses yeux. Sa soutane soulève de minuscules nuages de poussière qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties.

Puis, à l’ombre du lavoir, quelque chose remue, circonspect, attentif, et entre dans le soleil pour se chauffer, comme le font, sous des pierres, de petites bêtes affreuses et craintives.

C’est une naine. Une de ces créatures sordides et lamentables que l’on rencontre aux abords des villages et qui vivent sur les routes ou à l’abri des haies dans l’inquiétude des enfants méchants. Elle est vieille. La tête énorme semble aussi grosse que le corps ; la face aplatie est coupée par la bouche, qui s’ouvre en gueule de four ; le corps, fluet comme celui d’une gamine de huit ans, porte la charge d’un ventre devenu monstrueux sous la poussée d’une hernie. Mais rien n’est plus troublant que ses bras, ses jambes, ses pieds, à cause de leurs proportions exactes et réduites.

Elle se nomme Marie, et Hurteau du nom de son père (qui fut le père Christophe, ivrogne célèbre par toute la contrée, de Champigneules à Malzéville et jusqu’à Liverdun). Mais d’habitude on l’appelle « la pauton ».

Elle fait le tour du bassin et s’assied dans l’herbe, près d’une mince rigole. Elle attend. Elle redoute qu’il survienne quelqu’un ; elle épie et tourne de droite et de gauche sa tête pesante, grumeleuse comme une écorce de citrouille. Puis elle tire de sa poche son couteau, un morceau de pain, une gousse d’ail et se met à manger. Elle mâche lentement, avec une joie de bête, entière et sensuelle. Parfois elle se penche vers l’eau et en boit une gorgée dans le creux de sa main. Parmi les boutons d’or, sa robe fait une tache bleue.

Elle ouvre son livre de prières. Son doigt suit, sur les pages grasses, les mots qu’elle ne comprend pas ; elle les sait pleins d’amour et gros de menaces ; ils évoquent un paradis fastueux, pareil à une auberge toujours pourvue et un enfer où l’on brûle éternellement, sans parvenir à se consumer jamais. Elle marmonne : « Marie, Mère de Dieu, priez pour nous. » Sa voix est grave comme celle d’un homme. Elle parle haut, étant sourde.

Des paysans passent, qui retournent aux champs après la sieste. Quelques-uns, apercevant la vieille, lui crient bonjour. Un gamin lui jette une pomme verte. Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet.

Elle niche dans le haut du village avec son frère Charles, le forgeron. Mais c’est un mauvais forgeron, un forgeron sans clientèle, car il est toujours à la pêche. Il se soucie de sa sœur comme d’un goujon manqué, ne s’inquiète pas de savoir si elle a faim ou soif, pourvu qu’il ait la panse pleine, lui, et des sous pour faire ribotte. La Céline, une femelle chauve et qui fume le cigare, lui tient lieu de servante et d’épouse. Elle hait Marie. Elle tape sur la naine et, pendant des jours entiers, la prive de nourriture, la jette dehors, la nuit, parce qu’elle pue ferme aux époques de grande chaleur. Alors la pauton va se cacher dans les granges. Elle dérobe du pain, l’arrose comme elle peut, ou le trempe dans les eaux grasses des voisins.

Souvent elle entre à l’église. Elle y reste pendant des heures, le cerveau vide, les yeux fixés sur la lampe qui brûle éternellement, les doigts joints sous la bosse de son ventre. D’un mouvement régulier, elle balance son crâne comme font les bêtes en cage. Elle est demoiselle de la Congrégation.

Mais elle préfère le gros soleil à l’ombre sonore de la maison de Dieu. Elle aime à s’asseoir au bas des murs, sur les chemins, à tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains. Alors la douceur de la vie coule en ondes tièdes dans ses veines. Des lézards la regardent, une mésange vient picorer les grains d’avoine du crottin. Il fait chaud et les enfants ne sortent pas.

Aujourd’hui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village, chez son frère Jules, et Marie, pendant plusieurs jours, sera invitée. Elle pourra manger tant qu’elle aura faim, boire tant qu’elle aura soif et de belles pièces blanches se serreront bientôt les unes contre les autres au fond de son porte-monnaie. Et plus tard, en hiver, ce sera bon d’acheter chez Madame Hinzelin, la femme du facteur, des rondelles de saucisse et du fromage de cochon. C’est que Suzon est riche, aussi riche que Monsieur le Maire, plus riche peut-être, Monsieur Hinzelin le dit bien souvent. Elle envoie des sous à son frère, des robes à la grosse Catherine, des souliers pour les enfants. Il y a deux ans, elle leur a payé une vache. Tout le pays s’est rassemblé pour voir la bête qui avait des rubans aux cornes et s’appelait Philippine.

Suzon ne vient jamais en hiver, ni au printemps. C’est alors qu’elle travaille à Paris pour gagner sa vie. Mais souvent l’été la ramène, par des journées comme celle-ci. Le Jules va à la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin, quand ils sont encore en bas de la côte : Suzon dans sa robe claire, Monsieur Paul, ou le Commandant, ou Monsieur le Baron, ça dépend des années ; et puis le Jules qui marche devant, à côté de sa jument.

La naine épie la route qui file jusqu’à la ville, entre ses deux rangées de pommiers.

L’après-midi bourdonne. Des filles s’en vont par les champs portant des paniers d’où sortent les goulots des bouteilles. Et toujours l’une ou l’autre lui crie quelque sottise : « Eh ! Pauton, c’est-y ton amoureux que tu guettes à c’t’heure ? » Ou bien : « Te v’là faite comme une reine aujourd’hui ; c’est-y pour le Commandant ? » Ou bien : « Méfie-toi de la Céline, qu’elle t’enferme pas chez vous, pour les quatre heures. » Et cette grande hardie de Nanette, après avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas, trousse sa jupe et montre son derrière.

Et puis c’est l’heure du Hinzelin qui va porter le journal au café ; l’heure de Monsieur le Curé, pour le catéchisme ; l’heure des cloches… « Marie, pleine de grâces, priez pour nous. »

« La voilà ».

La pauton pousse un grognement, se lève, la face fendue par un sourire. Elle n’a pas vu la voiture qui montait et que voici, maintenant, au premier détour, toute criante sur ses deux roues, toute cahotante, toute chargée, avec Suzon sous un parasol et Monsieur Paul, celui de l’année dernière, celui qui aime à rire…

On hisse la naine sur une malle. On traverse tout le village. On s’arrête devant la maison du Jules. On entre.

La grosse Catherine a déjà tout préparé : la miche de pain, le fromage, les verres, la bouteille. Mais d’abord on s’embrasse largement, et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discrètement, après s’être essuyé les pattes au tablier ou au pantalon.

Spacieuse et bonne salle, pleine de richesses, avec ses casseroles d’or rouge, son fourneau où mijote une viande, sa pendule au ventre sonore et son pétrin luisant ! Au fond, l’escalier qui grimpe à l’étage, et là, à côté, la chambre du ménage, la chambre des parents, des grands-parents, la vieille chambre où rien ne change jamais, toute parfumée des odeurs de cuisine.

Tous, ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc d’un seul trait. Ils se regardent et sourient et ne disent pas grand chose. C’est plus tard qu’on parle. Mais d’abord on se tait. On bourre sa pipe. On roule des cigarettes.

Suzon se retrouve, se rappelle les vieux temps, quand elle était petite fille. Et, debout, sur le seuil, elle inspecte la cour bien ordonnée avec son tas de fumier dans un coin, la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel, dans un autre, la croupe blanche de la vache Philippine qu’on voit par la porte ouverte de l’étable.

Dans un angle de la salle où l’ombre est plus épaisse, la pauton tient des deux mains son verre plein, le sirote lentement, gravement, avec économie, et contemple Suzon qui, toute étincelante et blanche dans le cadre de lumière, ressemble à une Sainte Vierge familière et magnifique.


CHAPITRE SECOND


DE SAINT GAUZELIN, TRENTE-DEUXIÈME
ÉVÊQUE DE TOUL, D’UN FAUX MÉNAGE
ET DE LA PAUTON.


LES mouchoirs ayant été agités une dernière fois, Paul ferme la fenêtre du compartiment. Il dépose les valises dans le filet, s’assied près de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face d’eux et ils ne savent plus s’il faut rire ou se lamenter. Car ils l’emmènent. Tout à l’heure, après le déjeuner, Suzon a demandé :

— Veux-tu venir avec nous, à Paris ?

Et Marie s’était fait crier deux fois la chose dans l’oreille. Mais elle n’avait pas hésité. Elle était rentrée chez elle et revenait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de prières, un dé, un bonnet tricoté et une paire de ciseaux.

Donc ils emmènent Marie… et ils ignorent toujours s’il faut rire ou se lamenter, et Paul commence à trouver que la farce fut poussée bien loin.

Mais peuvent-ils savoir, jeunes gens légers, qu’un tel évènement dépasse leur volonté et qu’ils n’y sont pour rien ? C’est qu’ils ne pensaient ni l’un ni l’autre à saint Gauzelin, trente-deuxième évêque de Toul, issu de l’illustre famille des Capet et fils naturel de Hugues. Or, Gauzelin, l’un des plus savants hommes de son temps, après avoir fait rebâtir à ses frais l’Abbaye de Fleury, détruite par un incendie, après avoir introduit dans le couvent de Saint-Epvre l’exacte observance de la règle de saint Benoît, avait fondé un monastère pour les femmes dans le village même où Marie était née. Et, bien que cette entreprise remontât jusqu’à l’an 950, le grand évêque et confesseur, double majeur, continuait de s’intéresser du haut du Paradis à l’humble paroisse lorraine et plus particulièrement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourd’hui l’asile élevé par ses soins. (Car, en effet, il n’en reste que des pans de muraille délabrés, visibles encore derrière la maison du facteur, et c’est là qu’il met ses poules pendant la tournée de quatre heures.) Donc, saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie, faisant chaudes les nuits qu’elle passait dehors et apitoyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquât jamais de pain. Mais cela n’était point assez et le saint évêque, en sa bonté, lui réservait une vieillesse toute douillette et largement réparatrice.

Voilà donc pourquoi, malgré qu’ils en eussent, Suzon et Paul riaient dans le coupé. Et la pauton, tourmentée par une dernière inquiétude, demande :

— Viendra-t-elle aussi ?

— Qui donc ?

— La Céline !

— Mais non, sois tranquille.

— Ah ! c’est que… elle m’appelait des noms, fainéante ! tortue ! taupe ! fumier !

Et, sa rancune étant tenace, elle montre le poing vers la fenêtre.

Le soir tombé, ils vont dîner dans le wagon-restaurant en recommandant à la naine de ne pas bouger ; puis ils lui rapportent une aile de poulet et un verre de vin. Elle mange avec appétit : « de la bonne viande de riches » dit-elle. À la nuit close, le train arrive à Paris et, chez Suzon, à Neuilly, les rires recommencent, gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains. On installe Marie là haut, dans une chambre vide.

Dès le lendemain, elle prend ses habitudes.

Rien ne l’étonne. Le grand salon est beau cependant. Elle y remarque un coussin, sur le sol, qui sera commode pour s’agenouiller et dire ses prières. La salle à manger aux boiseries sombres lui rappelle l’église, et la desserte, avec ses flambeaux d’argent, une manière d’autel ; elle s’incline en passant devant. La cuisine devient son royaume ; Mlle  Augustine la fait rire aux larmes ; Mlle  Olympe lui permet de goûter aux sauces et M. Joseph lui donne à boire, pour s’amuser. Le matin, elle prend du café au lait ; elle déjeune avec Suzon. L’après-midi se passe à prier, à tricoter, à recommencer son chapelet deux ou trois fois, lentement, tranquillement, avec un ronronnement de chat qu’on caresse. Suzon s’affaire, se divertit. Elle coupe des robes, achète du linge, des chaussures, des tabliers pour sa vieille amie. Et d’autres jeunes femmes, jalouses de ce nouveau jouet, apportent elles aussi leur part de charité : un chapeau, une pélerine, des rubans, et l’une offre un corset tout semé de petites roses. La pauton met ses lunettes, accepte les objets, les tourne, les retourne, évalue les tissus : « de la belle soie, bien épaisse, comme la chasuble de Monsieur le Curé ». Elle va cacher tout cela chez elle, sous son lit, à cause des voleurs.

— Mais il n’y a pas de voleurs à Paris !

— Ah ! des fois… si la Céline venait !

Le meilleur moment, c’est le soir, quand arrive Paul pour dîner. On mange sans hâte de bonnes choses qui fument dans des plats d’argent, on boit, on trinque, elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de café. Puis ils jouent aux cartes pendant des heures, en fumant des cigarettes. Et la naine reprend son tricot ou son livre de prières en dégustant par toutes menues gorgées un verre d’anisette. Béatitude en son corps. Béatitude en son esprit. Paradis magnifique avec toutes ces étoiles lumineuses au plafond, ces tapis, ces meubles dorés, ces petits anges roses et bleus peints sur les portes, ces bonnes Vierges drapées de nuages, ces Saint-Pierre couronnés de pampres. Paradis ! Douceur ! Anisette ! Lumière ! Et ainsi, toujours, jusqu’à la mort…

Dans le silence, elle pense à ceux de là-bas, et son gros rire gronde tout à coup :

— Paysans ! Paysans !

De fois à autre des messieurs et des dames viennent dîner. Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et même sur la table à manger, qui ressemble à un jardin. Des inconnus apportent des bouteilles, des blocs de glace, des fruits. Marie passe sa plus belle robe, la blanche, avec des roses cousues à la jupe. Un invité la conduit par le bras, comme une mariée. Ces nuits-là, on boit du vin qui pique, Paul joue du piano, on danse et la pauton tourne comme les autres, son verre à la main.

Les lendemains sont obscurs. Vaguement, elle se souvient d’avoir ri, bu, pleuré.


CHAPITRE TROISIÈME


DE L’ARBRE DE SCIENCE ET D’UNE RÉSOLUTION
PRISE DANS LE PARADIS.


C’EST alors que naquirent les péchés. Et ils mûrirent tandis que grandissait l’arbre de science.

Ce fut la gourmandise d’abord, péché haïssable, mais délicieux petit péché gité au cœur de toutes les bonnes choses. Et il s’y cache, secret, prévu pourtant, et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums répandus. Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs. Il habitait de sa perfide vie les entremets, les sirops, les gâteaux, les sacs de bonbons et même se nichait, virginal et blanc, sous le couvercle des sucriers. Oh ! qu’il était bon à saisir, le péché trop rapide qui sans cesse meurt et renaît !

La naine ne mange plus ni viandes, ni soupes, ni légumes, ces fades nourritures de campagnards. Son appétit elle le réserve tout entier pour la fin des repas, lorsqu’on apporte les chefs d’œuvre exquis de Mlle  Olympe : les crèmes à la vanille, les charlottes aux pommes, les glaces de toutes couleurs, les riz à l’impératrice, les compotes, les petits fours, les biscottes, les fruits confits. Ah ! puisse-t-elle mourir sans connaître ces joies, l’affreuse Céline à la trogne rouge ! Et, murmurant sa pensée intérieure :

— Ils n’ont pas même de nappe ! Et des serviettes encore bien moins ! Et pas seulement des couteaux, ces pauvres-là. Ah ! les saligauds !..

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qu’on est à table. Car il faut s’appliquer avec soin et patience aux choses importantes. C’est ainsi qu’il en va des repas, du sommeil, de la prière, et parce que ce sont là, après tout, les devoirs pour lesquels nous sommes nés.

Et puis ce fut un autre péché, encore plus petit. Est-ce même un péché que d’être curieuse, d’écouter aux portes, de surprendre les secrets, de lire des lettres ? Si oui, c’est donc vraiment que tous les plaisirs sont défendus ? Or voilà qu’elle découvre, par les trous de serrures de troublants mystères. Lorsqu’une voiture s’arrête à la grille du jardin, Marie, qui l’a vue par la fenêtre, se cache dans l’escalier. Puis, le visiteur entré, elle descend doucement jusqu’au palier du premier étage. Là elle s’approche de la porte du boudoir. Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement à niveau de son œil… On sent d’abord un petit courant d’air froid, et quelquefois cela fait pleurer. Mais on s’habitue tout de suite. Alors on écoute. Et ce n’est pas toujours facile de comprendre, surtout quand on est dure d’oreille ! Souvent, d’après les mots qu’on peut saisir, ils semblent fâchés, ceux qui viennent ainsi. Pourquoi ? Que veulent-ils ? S’ils sont en colère, ils n’ont qu’à rester chez eux ! Et d’autres, au contraire, sont tout à fait silencieux. C’est à croire qu’elle s’est trompée, qu’il n’y a personne… Pourtant, une fois, elle a vu deux visages rapprochés, réunis, celui de Suzon et un autre, un visage d’homme, avec une barbe…

Et puis il y a les lettres. Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet. En nettoyant la chambre, Mlle  Augustine les reprend une à une, les recommence, et Marie attend qu’elle soit partie à son tour. Alors elle met ses lunettes… Il en est d’une belle écriture facile : mais elles disent toujours la même chose : « je viendrai demain » ; ou bien : « je ne viendrai pas jeudi » ; ou bien : « puis-je venir cette semaine ? » Tandis que d’autres sont longues, longues, avec des lignes serrées, croisées, et bien mal écrites car la pauton ne peut déchiffrer qu’un mot ci et là. Il ne sait pas écrire celui-là ; il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t.

Et ceci enfin : aimer l’argent ! Sûr que ce n’est pas un péché. Monsieur le Curé l’aime bien, puisqu’il en demande pour ses messes. Suzon l’apprécie, puisqu’elle hésite à le donner pour payer des notes. Paul aussi, car ses poches en sont pleines : des francs, des sous, de gros écus bien épais. C’est une bonne chose. Il n’y a que les gueux et les voleurs qui n’aient pas d’argent. Ah ! par exemple, la Céline n’en a guère, ni le Charles ! Et c’est bien fait, c’est juste ; est-ce qu’ils en méritent, ces fainéants-là ? Marie, elle en possède. D’abord, des sous. Des tas de sous grapillés à droite et à gauche, des pièces de cinquante centimes, plusieurs, au moins sept ; trois pièces de un franc, une de deux et un petit louis de dix francs en or, donné un soir par le roi de Suisse, qui dînait à la maison. Toute cette fortune est gardée secrètement dans un bas, noué, caché sous son matelas. Qu’il est bon d’y penser ! Au village, elle ignorait ces ravissantes inquiétudes. Elle ne possédait rien — juste une paire de ciseaux, un dé et quelques images. Maintenant le trésor existe, et, de fois à autre, la pauton grimpe diligemment à sa chambre pour le retrouver, le revoir, le peser dans ses deux mains, son trésor difforme et lourd. La nuit, quelquefois, elle rallume sa bougie et se met à compter. Elle fait des tas avec les sous ; il y en a quatre-vingts ; cela fait seize paquets de cinq sous. À côté elle range les petites rondelles d’argent, puis les francs, mais la pièce d’or, toujours, l’embarrasse. C’est si peu, si léger ! NAPOLÉON III EMPEREUR et, sur l’autre face, EMPIRE FRANÇAIS 1856. Au fond, il vaudrait mieux des écus ; elle serait plus tranquille. Napoléon, Empereur. C’est vieux, çà. Au moins est-elle encore bonne ?

Alors Marie réfléchit à tout ce qu’elle pourrait acheter : des rubans qu’elle a vus chez la mercière, une broche, des nougats, du fil, un beau morceau de velours pour garnir sa robe, des médailles de sainteté, une montre… Elle compte : quatre-vingts sous, sept fois cinquante centimes…

Une nuit, ils sont entrés brusquement dans sa chambre, Suzon, Paul, le roi de Suisse et un autre, au moment qu’elle avait étalé par terre ses richesses. Et ils ont ri ! Et ils ont fouillé partout, ils ont ouvert ses boîtes, marché sur l’argent !

— Au voleur ! Assassins !

La naine a crié aussi fort qu’elle a pu. Les domestiques sont accourus, et M. Joseph a ramassé des pièces qui avaient roulé partout.

— Voleurs ! Assassins !

Très longtemps après, quand tout est redevenu silencieux, la pauton s’est remise à trier, car ils ont tout mélangé, ces sauvages ; sept fois cinquante centimes, trois pièces de un franc, soixante-deux sous, soixante-trois, soixante-quatre, soixante-cinq…

Et, le lendemain, Suzon a dit :

— Tu devrais envoyer quelque chose à ton frère et à la Céline. Quand on est riche comme toi, il faut être généreuse.

— Ah ! ben… Qu’ils en gagnent donc, de l’argent ! Est-ce que je les empêche, moi ? Qu’ils en gagnent !



Alors saint Gauzelin, dans le Paradis, parmi les anges qui chantaient, se sentit étrangement troublé. Comme il aimait Marie et qu’il voyait son cœur s’endurcir, il décida de l’ouvrir au divin mystère de l’amour. Et il choisit, pour ce miracle, Alphonse Nodier, conducteur d’automobile.


CHAPITRE QUATRIÈME


DE L’AMOUR ET DE SES MISÈRES.


C’EST un gros homme épanoui que cet Alphonse Nodier, anciennement cocher de grande maison et aujourd’hui chauffeur-mécanicien. Deux adjectifs, surtout, le peindront : il est majestueux et cordial. Paul, au garage où il louait sa voiture, le choisit pour sa physionomie rassurante. Du moins crut-il le choisir, car il continuait à tout ignorer de saint Gauzelin et de la part qu’avait assumée le saint évêque dans ce petit drame. Cela prouve bien que notre libre arbitre n’est pas toujours tel que le supposent les philosophes ; et, dans le fait, notre âme n’est pas plus libre « qu’une boule de billard n’est libre de se remuer lorsqu’elle est poussée par une autre » (Montesquieu).

Donc, ce carambolage de circonstances fit entrer un soir dans la cuisine de Suzon l’imposant Alphonse. Oh ! il plut tout de suite et à tout le monde. Il fut galant pour les dames et fraternel pour M. Joseph. Mais personne ne l’amusa davantage que la naine. Il lui versa à boire pour trinquer à sa bienvenue, la prit sur ses genoux, l’éleva à bout de bras, comme un poupon, lui fit cadeau de deux sous tout neufs, s’enquit de son nom, de son âge, et riait à faire trembler les vitres.

Marie l’aima dès le second jour. Ce fut d’abord le secret de l’office. Alphonse arrivait avec Paul, vers l’heure du dîner. Mais la naine depuis longtemps l’attendait. Quel sourire quand il ouvrait la porte ! Et le gros homme toujours réjoui :

— Bonsoir, mignonne !

La grosse voix de la pauton chatouille sa rate. Il lui fait des farces dont elle ne s’aperçoit pas, noircit un bouchon à la flamme d’une bougie, ordonne qu’elle ferme les yeux et lui dessine des moustaches et une barbe sur le visage. Il apporte des cartes postales illustrées, des pièces de monnaie fausses ou hors d’usage qui vont, là-haut, enfler le bas sous le matelas. Il conte des blagues épaisses auxquelles Marie ne comprend pas grand’chose mais qui font s’étrangler Mlles  Augustine et Olympe. La pauton s’esclaffe de confiance. Il écoute les récits des félonies de Céline et des ribotes de Charles. Il compatit ; il s’indigne ; il est aimé ; il est adoré.

Maintenant, dès quatre heures, Marie s’enferme dans sa chambre, change de robe, procède à une toilette minutieuse. Et ce n’est plus l’âpre Marie, la mauvaise Marie, la Marie curieuse et gourmande des derniers mois. Oh ! que non ! C’est une Marie toute changée, toute apaisée, toute amoureuse.

Certainement, c’est encore un peu la Marie qui écoute aux portes, qui dérobe des morceaux de sucre et laisse tâter la bosse de son ventre moyennant dix centimes. Mais c’est surtout une vieille fille mystique et passionnée. Plus que jamais, elle dit ses prières. Car les prières sont douces et fondantes, et on en recommence de nouvelles avec d’autres paroles qui glissent et parfument saintement tout le corps. Toutes sont faites de mots qui se ressemblent comme se ressemblent les visages d’une même famille, sans qu’on puisse jamais les confondre. Quelquefois elle s’interrompt pour répéter ce nom : Alphonse… Alphonse…

Tous les jours sont des dimanches. Elle passe sa plus belle robe. Ensuite elle descend jusqu’au cabinet de toilette de Suzon et là, dans un tiroir, elle prend le bâton de fard. Sur les lèvres d’abord, un trait rouge, large, baveux ; puis, aux joues, un vernis de pommes très mûres et souvent aussi sur son front, qu’elle trouve pâle. Longtemps elle a étudié la manière de se servir du crayon noir. Suzon s’en touche légèrement les yeux, à ce qu’il semble, ou bien ne serait-ce pas les sourcils ? La naine, qui n’en a plus, se décide à s’en rendre, et ceux-là sont énormes, inégaux et joints, comme chez les irascibles. Ainsi parée, avec un ruban de couleur dans les cheveux lissés à la salive, elle attend. Et les belles heures anxieuses commencent.

Mlle  Augustine, une fois, a dit :

— Vous devriez vous marier tous les deux.

Et Alphonse :

— Je veux bien, cré mâtin ! Nous ferions une belle paire, hein, pauton ?

La première fois, on a ri ; le soir d’après, on a ri de nouveau. Tout ça, c’est des jeunesses… Mais à présent on ne plaisante plus, c’est sérieux, c’est vrai. Alphonse l’a promis et les promesses, c’est sacré.

— N’est-ce pas, Alphonse ?

— Bien sûr, ma belle.

Voilà comme les choses se font, à Paris. Elle y rêve tout le long des jours. Comme elle triomphe quand, par hasard, sa pensée retourne au pays. Elle en crèvera de jalousie, cette vieille Céline de malheur. « Ah ! gourgandine ! gourgandine ! » Toutes sortes de préoccupations tourmentent la naine. « Et ma robe de mariée ? » (Elle prononce rôbe.) On continuera de vivre ici, chez Suzon. Alphonse habitera une chambre là haut, en face de la sienne. Elle fera dire une messe pour l’âme du père Christophe. Et déjà elle s’occupe du trousseau. Il faudra deux robes de coton et deux de laine, des bas, des mouchoirs, une paire de pantoufles… Le soir, lorsqu’Alphonse et Joseph font leur partie de manille, elle raconte tous ses projets. Mais il est toujours distrait dans ces moments-là.

— Bien sûr, ma belle, bien sûr…

Suzon, à son grand dîner du jour des Rois, annonce la bonne nouvelle à tous ses invités. Sur les conseils de Paul, la naine fait la quête et, quand les pièces blanches tombent dans l’assiette, elle s’incline très bas, comme à l’église. Quinze francs ! Elle a perdu la nuit à faire ses comptes.

Mais quel désastre le lendemain : Alphonse ne vint pas. Il ne devait plus revenir.

On cacha la vérité à Marie : quelque illicite commerce de pneumatiques, et il fut entendu qu’Alphonse était parti en voyage pour arrondir sa dot.

Elle pleura. Ce fut un chagrin sans mesure. Pendant toute une journée, elle refusa de manger. Une correspondance s’engagea, qui révéla chez le fiancé une étrange similitude d’écriture avec tous les habitants de la maison. Tantôt c’était l’anglaise pointue de Suzon, tantôt la calligraphie de Mlle  Augustine, tantôt les pattes de mouches de Joseph. Mais toutes ces lettres, bien que bouffonnes et bourrées d’extraordinaires aventures, invariablement disaient l’amour fidèle.

Elle y crut.

Les messages du bien-aimé devinrent sa vie nouvelle, l’autre vie, la plus belle vie, celle des rêves, celle des consolations.

Elle promène par toutes les pièces son paquet d’enveloppes crasseuses à force de manipulations. On la trouve en général auprès de quelque fenêtre, ses lunettes au bout du nez, épelant syllabe à syllabe : « Ma ché-rie d’amour, me voi-ci dans l’A-mé-ri-que où je pen-se à toi… » ; « Mon a-do-rée, l’A-fri-que est un beau pays, mais je ne t’ou-blie pas par-mi tou-tes les né-gresses »… Ces négresses décrochent chaque fois son rire, mais un énorme soupir vient corriger sur-le-champ sa gaieté douloureuse.

Elle répond à chaque envoi, et cela demande de longues heures d’application. Son trésor s’écorne, car il faut bien remettre de l’argent à M. Joseph pour les timbres qu’il colle lui-même, et les timbres sont de un franc pièce lorsque il s’agit de l’Afrique ou de l’Amérique. Et pour la Chine c’est plus cher encore : deux francs par lettre ! Pourquoi aller au bout du monde quand on gagne si aisément sa vie à Paris ? Elle reprend ses calculs tous les soirs ; les quinze francs de sa quête y ont passé déjà. Pourtant elle consent à donner toujours et les sous s’en vont par petits paquets.

Alors Alphonse se met à téléphoner. Il téléphone de partout : de Pékin, de Moscou, de Tombouctou… et c’est M. Joseph qui répond à l’appareil. Marie est trop petite.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit qu’il ne tardera pas à revenir.

Cette certitude du revoir est aussi forte que sa foi en Dieu.

Cela dura plusieurs mois.

Un jour, elle est dans la chambre où Suzon écrit, — où Suzon rit toute seule en écrivant une lettre, — une belle jeune dame entre avec des cartons, et Suzon pose sa plume et ouvre ces cartons qui renferment des chapeaux. Elle les essaye les uns après les autres devant la glace. Et la naine se glisse vers la table, doucement, inaperçue. Elle tire un peu la lettre encore humide que Suzon a négligé de cacher ; elle épelle en elle-même : « Ma fiancée chérie ; je t’aime toujours, on se mariera bientôt. Ton Alphonse jusqu’à la mort ».

Suzon disait : — Vraiment, cette aigrette est un peu maigre, Mademoiselle, il faudra y rajouter quelques brins.

Mais la jeune fille :

— Oh ! regardez donc… regardez… je crois bien que la petite dame se trouve mal.


CHAPITRE CINQUIÈME


D’UNE ÂME DÉLIVRÉE ET DES DEUX
SAINTS QUI L’ACCUEILLIRENT.


À PARTIR de ce moment, elle ne parla presque plus. Ce même soir, seulement, elle cria à Mlle  Augustine qui lui apportait une soupe dans sa chambre :

— Menteuse !… Tous des menteurs et des menteuses !

Mlle  Olympe entendit pendant les nuits suivantes un ronronnement continu de prières. Suzon, plusieurs fois par jour, se penchait sur le lit de la vieille.

— Voyons, Marie, laisse-toi soigner, sois raisonnable…

Mais elle ne répondait rien et Suzon, en se signant, écoutait les lambeaux de phrases : « Marie, Mère de Dieu, priez pour nous… »

Suzon dit aussi :

— Marie, nous ne te voulions pas de mal. Tu savais bien que c’était une farce, Alphonse… et tout ça.

La pauton n’entendait rien et Suzon se mit à pleurer.

Et ils firent pourtant tout ce qu’il fallait. Il vint des docteurs, des paquets de la pharmacie ; on marchait sans bruit dans les couloirs. Mais soigne-t-on une telle blessure avec des médecines et guérit-on de souffrir parce que le printemps monte des jardins jusqu’aux prisons des malades ?



Or, saint Gauzelin, le jour de Pâques, comme sonnaient les cloches de toutes les églises sur la terre, vit s’envoler vers le Tribunal Suprême une âme délivrée. Et il se réjouit au fond de son éternel lui-même, parce qu’il était donné à cette humble paroissienne de mourir le plus beau des jours.

Alors, se tournant vers saint Pierre qui
apprêtait déjà sa grosse clef : — Voici que Marie,
dit-il, la naine, est morte. Et saint Pierre
répondit : — Heureux ceux qui
ont le cœur pur, car
ils verront
Dieu.
  1. Moine-mendiant.