Hetzel (p. 48-62).

IV

Première exploration du littoral. – Briant et Gordon à travers le bois. – Vaine tentative pour découvrir une grotte. – Inventaire du matériel. – Provisions, armes, vêtements, literie, ustensiles, outils, instruments. – Premier déjeuner. – Première nuit.


La côte était déserte, ainsi que l’avait reconnu Briant lorsqu’il était en observation sur les barres du mât de misaine. Depuis une heure, le schooner gisait sur la grève dans sa souille de sable, et aucun indigène n’avait encore été signalé. Ni sous les arbres qui se massaient en avant de la falaise, ni près des bords du rio, empli par les eaux de la marée montante, on ne voyait une maison, une cabane, une hutte. Pas même d’empreinte de pied humain à la surface de la grève, que les relais de mer bordaient d’un long cordon de varechs. À l’embouchure de la petite rivière, aucune embarcation de pêche. Enfin, nulle fumée se contournant dans l’air sur tout le périmètre de la baie compris entre les deux promontoires du sud et du nord.

En premier lieu, Briant et Gordon eurent la pensée de s’enfoncer à travers les groupes d’arbres, afin d’atteindre la falaise pour la gravir, si c’était possible.

« Nous voilà à terre, c’est déjà quelque chose ! dit Gordon. Mais quelle est cette terre, qui semble inhabitée…

— L’important est qu’elle ne soit pas inhabitable, répondit Briant. Nous avons des provisions et des munitions pour quelque temps !… Il ne nous manque qu’un abri, et il faut en trouver un… au moins pour les petits… Eux avant tout !

— Oui !… tu as raison !… répondit Gordon.

— Quant à savoir où nous sommes, reprit Briant, il sera temps de s’en occuper, lorsque nous aurons pourvu au plus pressé ! Si c’est

Quelle est cette terre qui semble inhabitée ? (page 48.)


un continent, peut-être y aurait-il quelque chance que nous fussions secourus ! Si c’est une île !… une île inhabitée… eh bien, nous verrons !… Viens, Gordon, viens à la découverte ! »

Tous deux atteignirent rapidement la limite des arbres qui se développait obliquement entre la falaise et la rive droite du rio, trois ou quatre cents pas en amont de l’embouchure.

Dans ce bois, il n’y avait aucune trace du passage de l’homme, pas une percée, pas une sente. De vieux troncs, abattus par l’âge, gisaient sur le sol, et Briant et Gordon enfonçaient jusqu’au genou dans le tapis des feuilles mortes. Toutefois, les oiseaux s’enfuyaient craintivement, comme s’ils eussent appris déjà à se défier des êtres humains. Ainsi il était probable que cette côte, si elle n’était pas habitée, recevait accidentellement la visite des indigènes d’un territoire voisin.

En dix minutes, les deux garçons eurent traversé ce bois, dont l’épaisseur s’accroissait dans le voisinage du revers rocheux qui se dressait comme une muraille à pic sur une hauteur moyenne de cent quatre-vingts pieds. Le soubassement de ce revers présenterait-il quelque anfractuosité dans laquelle il serait possible de trouver un abri. C’eût été fort désirable. Là, en effet, une caverne, protégée contre les vents du large par le rideau d’arbres et hors des atteintes de la mer, même par les gros temps, eût offert un excellent refuge. Là, les jeunes naufragés auraient pu s’installer provisoirement, en attendant qu’une plus sérieuse exploration de la côte leur permît de s’aventurer avec sécurité vers l’intérieur du pays.

Malheureusement, dans ce revers, aussi abrupte qu’une courtine de fortification, Gordon et Briant ne découvrirent aucune grotte, pas même une coupure par laquelle on eût pu s’élever jusqu’à sa crête. Pour gagner l’intérieur du territoire, il faudrait, probablement, contourner cette falaise, dont Briant avait reconnu la disposition lorsqu’il l’observait des barres du Sloughi.

Pendant une demi-heure environ, tous deux redescendirent vers le sud en longeant la base de la falaise. Ils atteignirent alors la rive droite du rio, qui remontait sinueusement dans la direction de l’est. Si cette rive était ombragée de beaux arbres, l’autre bordait une contrée d’un aspect très différent, sans verdure, sans accidents de terrain. On eût dit un vaste marécage qui se développait jusqu’à l’horizon du sud.

Déçus dans leur espoir, n’ayant pu s’élever au sommet de la falaise, d’où, sans doute, il leur eût été permis d’observer le pays sur un rayon de plusieurs milles, Briant et Gordon revinrent vers le Sloughi.

Doniphan et quelques autres allaient et venaient sur les roches, tandis que Jenkins, Iverson, Dole et Costar s’amusaient à ramasser des coquillages.

Dans un entretien qu’ils eurent avec les grands, Briant et Gordon firent connaître le résultat de leur exploration. En attendant que les investigations pussent être portées plus loin, il parut convenable de ne point abandonner le schooner. Bien qu’il fût fracassé dans ses fonds et qu’il donnât une forte bande à bâbord, il pourrait servir de demeure provisoire, à cette place même où il s’était échoué. Si le pont s’était entr’ouvert à l’avant, au-dessus du poste de l’équipage, le salon et les chambres de l’arrière offraient, du moins, un abri suffisant contre les rafales. Quant à la cuisine, elle n’avait point souffert du talonnement sur les récifs – à la grande satisfaction des petits, que la question des repas intéressait tout particulièrement.

En vérité, c’était une chance que ces jeunes garçons n’eussent point été réduits à transporter sur la grève les objets indispensables à leur installation. En admettant qu’ils y eussent réussi, à quelles difficultés, à quelles fatigues, n’auraient-ils point été exposés ? Si le Sloughi fût resté à l’accore des premiers brisants, comment auraient-ils pu opérer le sauvetage du matériel ? La mer n’eût-elle pas rapidement démoli le yacht, et, des quelques épaves éparses sur le sable, conserves, armes, munitions, vêtements, literie, ustensiles de toutes sortes, si utiles à l’existence de ce petit monde, qu’aurait-on pu sauver ? Heureusement, le raz de marée avait jeté le Sloughi au-delà du banc de récifs. S’il se trouvait hors d’état de jamais naviguer, du moins était-il habitable, puisque ses hauts avaient résisté à la bourrasque d’abord, au choc ensuite, et que rien ne pourrait l’arracher de cette souille sablonneuse, où sa quille s’était enfoncée. Sans doute, sous les atteintes successives du soleil et de la pluie, il finirait par se disloquer, son bordé céderait, son pont achèverait de s’entr’ouvrir, et l’abri qu’il offrait à cette heure finirait par devenir insuffisant. Mais, d’ici là, ou les jeunes naufragés auraient pu gagner quelque ville, quelque village, ou, si la tempête les avait relégués sur une île déserte, ils auraient découvert une grotte dans les rochers du littoral.

Le mieux était donc de demeurer provisoirement à bord du Sloughi. C’est ce qui fut fait le jour même. Une échelle de corde, établie sur tribord, du côté où le yacht donnait la bande, permit aux grands comme aux petits d’atteindre les capots du pont. Moko, qui savait un peu de cuisine, en sa qualité de mousse et aidé de Service, qui se plaisait à fricoter, s’occupa de préparer un repas. Tous mangèrent de bon appétit, et même Jenkins, Iverson, Dole et Costar s’abandonnèrent à quelque gaîté. Seul, Jacques Briant, autrefois le boute-en-train du pensionnat, continua de se tenir à l’écart. Un tel changement dans son caractère, dans ses habitudes, était bien fait pour surprendre ; mais Jacques, devenu très taciturne, s’était toujours dérobé aux questions que ses camarades lui avaient faites à ce sujet.

Enfin, très fatigués, après tant de jours, tant de nuits, passés au milieu des mille dangers de la tempête, tous ne songèrent plus qu’à dormir. Les petits se répartirent dans les chambres du yacht, où les grands ne tardèrent pas à les rejoindre. Toutefois, Briant, Gordon et Doniphan voulurent veiller à tour de rôle. Ne pouvaient-ils craindre l’apparition d’une bande de fauves, ou même d’une troupe d’indigènes qui n’eussent pas été moins redoutables ? Il n’en fut rien. La nuit s’écoula sans alertes, et, lorsque le soleil reparut, après une prière de reconnaissance envers Dieu, on s’occupa des travaux exigés par les circonstances.

Premièrement, il fallut inventorier les provisions du yacht, puis le matériel, comprenant armes, instruments, ustensiles, vêtements, outils, etc. La question de la nourriture était la plus grave, puisque cette côte semblait déserte. Les ressources y seraient bornées aux produits de la pêche et de la chasse, si, toutefois, le gibier ne faisait pas défaut. Jusqu’alors, Doniphan, qui était un très adroit chasseur, n’avait aperçu que de nombreuses bandes de volatiles à la surface des récifs et des rochers de la grève. Mais, d’être réduit à se nourrir d’oiseaux de mer, cela eût été regrettable. Il fallait dès lors savoir combien de temps les provisions du schooner pourraient durer en les ménageant avec soin.

Or, constatation faite, sauf le biscuit dont il y avait un approvisionnement considérable, conserves, jambon, biscuits de viande – composés de farine de première qualité, de porc haché et d’épices – corn-beef, salaisons, boîtes d’endaubages, cela n’irait pas plus de deux mois, même en y recourant qu’avec une extrême parcimonie. Aussi, dès le début, conviendrait-il de recourir aux productions du pays, afin de ménager les provisions dans le cas où il serait nécessaire de franchir quelques centaines de milles pour atteindre les ports du littoral ou les villes de l’intérieur.

« Pourvu qu’une partie de ces conserves ne soient pas endommagées ! fit observer Baxter. Si l’eau de mer a pénétré dans la cale, après notre échouage…

— C’est ce que nous verrons en ouvrant les boîtes qui nous paraîtront avariées… répondit Gordon. Peut-être, si l’on faisait recuire leur contenu, pourrait-on s’en servir ?…

— Je m’en charge, répondit Moko.

— Et ne tarde pas à te mettre à la besogne, reprit Briant, car, pendant les premiers jours, nous serons forcés de vivre sur les provisions du Sloughi.

— Et pourquoi, dès aujourd’hui, dit Wilcox, ne pas visiter les roches qui s’élèvent dans le nord de la baie et y recueillir des œufs bons à manger ?…

— Oui !… oui !… s’écrièrent Dole et Costar.

— Et pourquoi ne pas pêcher ? ajouta Webb. Est-ce qu’il n’y a pas des lignes à bord et du poisson dans la mer ? – Qui veut aller à la pêche ?

— Moi !… Moi !… s’écrièrent les petits.

— Bien !… Bien !… répondit Briant. Mais il ne s’agit pas de jouer, et nous ne donnerons des lignes qu’aux pêcheurs sérieux !…

— Sois tranquille, Briant ! répondit Iverson. Nous ferons cela comme un devoir…

— Bien, mais commençons par inventorier ce que contient notre yacht, dit Gordon. Il ne faut pas songer seulement à la nourriture…

— On pourrait toujours récolter des mollusques pour le déjeuner ! fit observer Service.

— Soit ! répondit Gordon. Allez, les petits, à trois ou quatre ! – Moko, tu les accompagneras.

— Oui, monsieur Gordon.

— Et tu veilleras bien sur eux ! ajouta Briant.

— N’ayez crainte ! »

Le mousse, sur lequel on pouvait compter, garçon très serviable, très adroit, très courageux, devait rendre de grands services aux jeunes naufragés. Il était particulièrement dévoué à Briant, qui, de son côté, ne cachait point la sympathie que lui inspirait Moko – sympathie dont ses camarades anglo-saxons auraient eu honte sans doute.

« Partons ! s’écria Jenkins.

— Tu ne les accompagnes pas, Jacques ? » demanda Briant en s’adressant à son frère.

Jacques répondit négativement.

Jenkins, Dole, Costar, Iverson partirent donc sous la conduite de Moko, et remontèrent le long des récifs que la mer venait de laisser à sec. Peut-être, dans les interstices des roches, pourraient-ils récolter une bonne provision de mollusques, moules, clovisses, huîtres même, et, crus ou cuits, ces coquillages apporteraient un appoint sérieux au déjeuner du matin. Ils s’en allaient en gambadant, voyant dans cette excursion moins l’utilité que le plaisir. C’était bien de leur âge, et c’est à peine s’il leur restait le souvenir des épreuves par lesquelles ils venaient de passer, ni le souci des dangers dont les menaçait l’avenir.

Dès que la petite troupe se fut éloignée, les grands entreprirent des recherches à bord du yacht. D’une part, Doniphan, Cross, Wilcox et Webb firent le recensement des armes, des munitions, des vêtements, des objets de literie, des outils et ustensiles du bord. De l’autre, Briant, Garnett, Baxter et Service établirent le compte des boissons, vins, ale, brandy, whisky, gin, renfermées à fond de cale dans des barils d’une contenance de dix à quarante gallons chacun. À mesure que chaque objet était inventorié, Gordon l’inscrivait sur son carnet de poche. Ce carnet, d’ailleurs, était rempli de notes relatives à l’aménagement comme à la cargaison du schooner. Le méthodique Américain – comptable de naissance, on peut le dire – possédait déjà un état général du matériel, et il semblait qu’il n’eût plus qu’à le vérifier.

Et d’abord, il fut constaté qu’il y avait un jeu complet de voiles de rechange et d’agrès de toutes sortes, filin, câbles, aussières, etc. Si le yacht eût encore été en mesure de naviguer, rien n’aurait manqué pour le regréer entièrement. Mais, si ces toiles de première qualité, ces cordages neufs, ne devaient plus servir à un gréement, on saurait les utiliser, lorsqu’il s’agirait de s’installer. Quelques ustensiles de pêche, filets à main et lignes de fond ou de traîne, figurèrent aussi dans l’inventaire, et c’était là de précieux engins, pour peu que le poisson fût abondant en ces parages.

En fait d’armes, voici ce qui fut inscrit sur le carnet de Gordon : huit fusils de chasse à percussion centrale, une canardière à longue portée et une douzaine de revolvers ; en fait de munitions, trois cents cartouches à douilles pour les armes se chargeant par la culasse, deux tonneaux de poudre de vingt-cinq livres chacun, et une assez grande quantité de plomb, grenaille et balles. Ces munitions, destinées aux chasses pendant les relâches du Sloughi sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, s’emploieraient plus utilement ici pour assurer la vie commune – et plût au ciel que ce ne fût pas pour la défendre ! La soute contenait aussi une certaine quantité de fusées, destinées aux communications de nuit, une trentaine de gargousses
Ils s’amusaient à ramasser des coquillages (Page 51.)


et de projectiles pour l’approvisionnement des deux petits canons du yacht, dont, il fallait l’espérer, on n’aurait point à faire usage pour repousser une attaque d’indigènes.

Quant aux objets de toilette, aux ustensiles de cuisine, ils étaient suffisants pour les besoins des jeunes naufragés – même dans le cas où leur séjour se prolongerait. Si une partie de la vaisselle avait été brisée au choc du Sloughi contre les récifs, il en

Des phoques s’ébattaient à l’accore des brisants. (Page 72.)


restait assez pour le service de l’office et de la table. Ce n’étaient point là, d’ailleurs, des objets d’une absolue nécessité. Mieux valait que les vêtements de flanelle, de drap, de coton ou de toile fussent en quantité telle que l’on pût en changer suivant les exigences de la température. En effet, si cette terre se trouvait à la même latitude que la Nouvelle-Zélande – chose probable, puisque, depuis son départ d’Auckland, le schooner avait toujours été poussé par des vents d’ouest – on devait s’attendre à de fortes chaleurs pendant l’été, à de grands froids pendant l’hiver. Heureusement, il y avait à bord quantité de ces vêtements qui sont indispensables à une excursion de plusieurs semaines, car on ne saurait trop se couvrir à la mer. En outre, les coffres de l’équipage fournirent des pantalons, des vareuses de laine, des capotes cirées, des tricots épais, qu’il serait facile d’adapter à la taille des grands et des petits – ce qui permettrait d’affronter les rigueurs de la saison hivernale. Il va sans dire que, si les circonstances obligeaient à abandonner le schooner pour une demeure plus sûre, chacun emporterait sa literie complète, les cadres étant bien garnis de matelas, de draps, d’oreillers, de couvertures, et, avec des soins, ces divers objets pourraient durer longtemps…

Longtemps !… Un mot qui peut-être signifiait toujours !

Voici maintenant ce que Gordon nota sur son carnet à l’article des instruments de bord : deux baromètres anéroïdes, un thermomètre centigrade à esprit-de-vin, deux montres marines, plusieurs de ces trompes ou cornets de cuivre dont on se sert pendant les brumes et qui se font entendre à de longues distances, trois lunettes à petite et longue portée, une boussole d’habitacle et deux autres d’un modèle réduit, un storm-glass indiquant l’approche des tempêtes, enfin plusieurs pavillons du Royaume-Uni, sans compter toute la série des pavillons qui permettent de communiquer en mer d’un navire à l’autre. Enfin, il y avait aussi un de ces Halketts-boats, petits canots en caoutchouc, qui se replient comme une valise et suffisent à la traversée d’une rivière ou d’un lac.

Quant aux outils, le coffre du menuisier en renfermait un assortiment assez complet sans compter des sacs de clous, de tire-fonds et de vis, des ferrures de toutes sortes pour les petites réparations du yacht. De même, boutons, fil et aiguilles ne manquaient point, car, en prévision de fréquents raccommodages, les mères de ces enfants avaient pris leurs précautions. Ils ne risqueraient pas, non plus, d’être privés de feu ; avec une ample provision d’allumettes, les mèches d’amadou, et les briquets leur suffiraient pour un long temps, et ils pouvaient être rassurés à cet égard.

À bord, se trouvaient aussi des cartes à grands points ; mais elles étaient spéciales aux côtes de l’archipel Néo-Zélandais – inutiles, par conséquent, pour ces parages inconnus. Par bonheur, Gordon avait emporté un de ces Atlas généraux qui comprennent la géographie de l’Ancien et du Nouveau Monde, et précisément l’Atlas de Stieler, qui paraît être ce que la géographie moderne compte de plus parfait en ce genre. Puis, la bibliothèque du yacht possédait un certain nombre de bons ouvrages anglais et français, surtout des récits de voyage et quelques bouquins de science, sans parler des deux fameux Robinsons que Service eût sauvés, comme autrefois Camoëns sauva ses Lusiades – ce que Garnett avait fait de son côté pour son fameux accordéon, sorti sain et sauf des chocs de l’échouage. Enfin, après tout ce qu’il fallait pour lire, il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire, plumes, crayons, encre, papier, et aussi un calendrier de l’année 1860, sur lequel Baxter fut chargé d’effacer successivement chaque jour écoulé.

« C’est le 10 mars, dit-il, que notre pauvre Sloughi a été jeté à la côte !… J’efface donc ce 10 mars, ainsi que tous les jours de 1860 qui l’ont précédé. »

À mentionner aussi une somme de cinq cents livres en or qui fut trouvée dans le coffre-fort du yacht. Peut-être cet argent aurait-il son emploi, si les jeunes naufragés parvenaient à atteindre quelque port d’où ils pourraient se faire rapatrier.

Gordon s’occupa alors de relever minutieusement le compte des divers barils arrimés dans la cale. Plusieurs de ces barils, remplis de gin, d’ale ou de vin, s’étaient défoncés pendant le talonnement contre les récifs, et leur contenu avait fui par les bordages disjoints. C’était là une perte irréparable, et il faudrait le plus possible ménager ce qui en restait.

En somme, dans la cale du schooner il y avait encore cent gallons de claret et de sherry, cinquante gallons de gin, de brandy et de whisky, et quarante tonneaux d’ale, d’une contenance de vingt-cinq gallons[1] chacun, – plus une trentaine de flacons de liqueurs variées, qui, bien enveloppés de leur chemise de paille, avaient pu résister au choc des brisants.

On voit que les quinze survivants du Sloughi pouvaient se dire que la vie matérielle leur serait assurée du moins pendant un certain temps. Resterait à examiner si le pays fournirait quelques ressources qui leur permettraient d’économiser les réserves. En effet, si c’était sur une île que les avait jetés la tempête, ils ne pouvaient guère espérer d’en jamais sortir, à moins qu’un navire vînt en ces parages et qu’ils pussent lui signaler leur présence. Réparer le yacht, rétablir sa membrure craquée dans ses fonds, refaire son bordage, cela eût exigé un travail au-dessus de leurs forces et l’emploi d’outils qu’ils n’avaient point à leur disposition. Quant à construire un nouveau bâtiment avec les débris de l’ancien, ils n’y pouvaient songer, et, d’ailleurs, n’étant point initiés aux choses de la navigation, comment auraient-ils pu traverser le Pacifique pour regagner la Nouvelle-Zélande ? Toutefois, avec les embarcations du schooner, il n’eût pas été impossible de rallier quelque autre continent, quelque autre île, s’il s’en trouvait à proximité dans cette partie du Pacifique. Mais les deux canots avaient été enlevés par les coups de mer, et il n’y avait plus à bord que la yole, propre tout au plus à naviguer le long de la côte.

Vers midi, les petits, guidés par Moko, revinrent au Sloughi. Ils avaient fini par se rendre utiles en se mettant sérieusement à la besogne. Aussi rapportaient-ils une bonne provision de coquillages que le mousse se mit en devoir d’accommoder. Quant aux œufs, il devait y en avoir en grande quantité, car Moko avait constaté la présence d’innombrables pigeons de roches de l’espèce comestible, qui nichaient dans les hautes anfractuosités de la falaise.

« C’est bien ! dit Briant. Un de ces matins, nous organiserons une chasse qui pourra être très fructueuse !

— À coup sûr, répondit Moko, et trois ou quatre coups de fusil nous donneront de ces pigeons par douzaines. Quant aux nids, en s’affalant au bout d’une corde, il ne sera peut-être pas très difficile de s’en emparer.

— C’est convenu, dit Gordon. En attendant, si, demain, Doniphan veut se mettre en chasse ?…

— Nous ne demandons pas mieux ! répliqua Doniphan. Webb, Cross et Wilcox viendront avec moi ?…

— Très volontiers, répondirent les trois jeunes garçons, enchantés de pouvoir faire le coup de feu contre ces milliers de volatiles.

— Cependant, fit observer Briant, je vous recommande de ne pas tuer trop de pigeons ! Nous saurons bien les retrouver, lorsque nous en aurons besoin. Il importe avant tout de ne pas gaspiller inutilement le plomb et la poudre…

— Bon !… bon !… répondit Doniphan, qui ne supportait guère les observations, surtout quand elles venaient de Briant. Nous n’en sommes pas à notre premier coup de fusil, et nous n’avons que faire de conseils ! »

Une heure après, Moko vint annoncer que le déjeuner était prêt. Tous remontèrent en hâte à bord du schooner et prirent place dans la salle à manger. Par suite de la gîte que donnait le yacht, la table penchait sensiblement sur bâbord. Mais cela n’était pas pour gêner des enfants habitués aux coups de roulis. Les coquillages, plus particulièrement les moules, furent déclarés excellents, bien que leur assaisonnement laissât à désirer. Mais, à cet âge, l’appétit n’est-il pas toujours le meilleur condiment ? Du biscuit, un bon morceau de corn-beef, de l’eau fraîche, prise à l’embouchure du rio au moment de la basse mer pour qu’elle n’eût point un goût saumâtre, et qui fut additionnée de quelques gouttes de brandy, cela fit un repas très acceptable.

L’après-midi fut employé à divers travaux d’aménagement de la cale et au tri des objets qui avaient été inventoriés. Pendant ce temps Jenkins et ses petits camarades s’occupaient à pêcher dans la rivière, où fourmillaient des poissons de diverses espèces. Puis après souper, tous allèrent prendre du repos, sauf Baxter et Wilcox, qui devaient rester de garde jusqu’au jour.

Ainsi se passa la première nuit sur cette terre de l’Océan Pacifique.

En somme, ces jeunes garçons n’étaient point dépourvus des ressources qui ne font que trop souvent défaut aux naufragés sur les parages déserts ! En l’état où ils se trouvaient, des hommes valides et industrieux auraient eu bien des chances de se tirer d’affaire. Mais, eux, dont le plus âgé avait quatorze ans à peine, s’ils étaient condamnés à demeurer de longues années dans ces conditions, parviendraient-ils à subvenir aux besoins de leur existence ?… Il était permis d’en douter !





  1. Le gallon anglais vaut environ quatre litres et demi.