Deux Ans de vacances/Chapitre 29

Hetzel (p. 453-464).

XXIX

Réaction. – Les héros de la bataille. – La fin d’un malheureux. – Excursion dans la forêt. – Convalescence de Doniphan. – Au port de Bear-rock. – Le radoubage. – Le départ du 12 février. – En descendant le rio Zealand. – Salut à Sloughi-bay. – La dernière pointe de l’île Chairman.


Une ère nouvelle commençait maintenant pour les jeunes colons de l’île Chairman.

Après avoir lutté jusqu’alors pour assurer leur existence dans des conditions assez critiques, c’était à l’œuvre de la délivrance qu’ils allaient travailler en tentant un dernier effort pour revoir leurs familles et leur pays.

Après la surexcitation causée par les incidents de la lutte, il s’était produit en eux une réaction bien naturelle. Ils furent comme accablés de leur succès, auquel ils ne pouvaient croire. Le danger passé, il leur apparaissait plus grand qu’il ne leur avait semblé, — en réalité, tel qu’il était. Certes, après le premier engagement sur la lisière de Traps-woods, leurs chances s’étaient accrues dans une certaine mesure. Mais, sans l’intervention si inattendue de Forbes, Walston, Book et Brandt leur échappaient ! Moko n’aurait pas osé envoyer ce coup de mitraille, qui eût atteint Jacques et Costar en même temps que leurs ravisseurs !… Que se serait-il passé ensuite ?… À quel compromis aurait-il fallu consentir pour délivrer les deux enfants ?

Aussi, lorsque Briant et ses camarades purent envisager froidement cette situation, ce fut comme une sorte d’épouvante rétrospective qui les saisit. Elle dura peu, et, bien qu’on ne fût pas fixé sur le sort de Rock et de Cope, la sécurité était en grande partie revenue sur l’île Chairman.

Quant aux héros de la bataille, ils avaient été félicités comme ils le méritaient, — Moko, pour son coup de canon, tiré si à propos à travers l’embrasure de Store-room, — Jacques, pour le sang-froid dont il avait fait preuve en déchargeant son revolver sur Walston, — Costar enfin qui « en aurait bien fait autant, dit-il, s’il avait eu un pistolet ! » Mais il n’en avait pas !

Il n’y eut pas jusqu’à Phann auquel revint sa bonne part de caresses, sans compter un stock d’os à moelle dont Moko le gratifia pour avoir attaqué à coups de crocs ce coquin de Brandt qui entraînait le petit garçon.

Il va sans dire que Briant, après le coup de canon de Moko, était revenu en toute hâte vers l’endroit où ses camarades gardaient la civière. Quelques minutes après, Doniphan avait été déposé dans le hall, sans avoir repris connaissance, tandis que Forbes, relevé par Evans, était étendu sur la couchette de Store-room. Pendant toute la nuit, Kate, Gordon, Briant, Wilcox et le master veillèrent près des deux blessés.

Que Doniphan eût été atteint très gravement, ce n’était que trop visible. Toutefois, comme il respirait assez régulièrement, il fallait que le poumon n’eût point été perforé par le coutelas de Cope. Pour panser sa blessure, Kate eut recours à certaines feuilles dont on fait communément usage au Far-West, et que fournirent quelques arbrisseaux des bords du rio Zealand. C’étaient des feuilles d’aunes, lesquelles, froissées et disposées en compresses, sont très efficaces pour empêcher la suppuration interne, car tout le danger était là. Mais il n’en fut pas ainsi de Forbes que Walston avait atteint au ventre. Il se savait frappé à mort, et, lorsqu’il reprit connaissance, pendant que Kate, penchée sur sa couchette, lui donnait ses soins :

« Merci, bonne Kate ! merci !… murmura-t-il. C’est inutile !… Je suis perdu ! »

Et des larmes coulaient de ses yeux.

Le remords avait-il donc remué ce qu’il y avait encore de bon dans le cœur de ce malheureux ?… Oui ! Entraîné surtout par les mauvais conseils et le mauvais exemple, s’il avait pris part aux massacres du Severn, tout son être s’était révolté devant l’horrible sort qui menaçait les jeunes colons, et il avait risqué sa vie pour eux.

« Espère, Forbes ! lui dit Evans. Tu as racheté tes crimes… Tu vivras… »

Non ! l’infortuné devait mourir ! Malgré les soins qui ne lui furent pas épargnés, l’aggravation de son état devint d’heure en heure plus manifeste. Pendant les quelques instants de répit que lui laissait la douleur, ses yeux inquiets se tournaient vers Kate, vers Evans !… Il avait versé le sang, et son sang coulait en expiation de son existence passée…

Vers quatre heures du matin, Forbes s’éteignit. Il mourut repentant, pardonné des hommes, pardonné de Dieu, qui lui évita une longue agonie, et ce fut presque sans souffrance que s’échappa son dernier souffle.

On l’enterra, le lendemain, dans une fosse, creusée près de l’endroit où reposait le naufragé français, et deux croix indiquent maintenant l’emplacement des deux tombes.

Cependant la présence de Rock et de Cope constituait encore un danger ; la sécurité ne saurait être complète, tant qu’ils ne seraient pas mis hors d’état de nuire.

Evans résolut donc d’en finir avec eux, avant de se rendre au port de Bear-rock.

Gordon, Briant, Baxter, Wilcox et lui partirent le jour même, fusil sous le bras, revolver à la ceinture, accompagnés de Phann, car il n’était que juste de s’en remettre à son instinct pour découvrir une piste.

Les recherches ne furent ni difficiles ni longues, et il faut ajouter, ni dangereuses. Il n’y avait plus rien à craindre des deux complices de Walston. Cope, dont on put suivre le passage à des traces de sang au milieu des fourrés de Traps-woods, fut trouvé mort à quelques centaines de pas de l’endroit où il avait été atteint d’une balle. On releva également le cadavre de Pike, tué au début de l’affaire. Quant à Rock, qui avait si inopinément disparu comme s’il se fût englouti dans le sol, Evans eut bientôt l’explication de ce fait : c’était au fond d’une des fosses, creusées par Wilcox, que le misérable était tombé, après avoir été frappé mortellement. Les trois cadavres furent enterrés dans cette fosse, dont on fit une tombe. Puis, le master et ses compagnons revinrent avec cette bonne nouvelle que la colonie n’avait plus rien à craindre.

La joie eût donc été complète à French-den, si Doniphan n’eût été si grièvement blessé ! Les cœurs n’étaient-ils pas maintenant ouverts à l’espérance ?

Le lendemain, Evans, Gordon, Briant et Baxter mirent en discussion les projets dont on devait provoquer la réalisation immédiate. Ce qui importait, avant tout, c’était de rentrer en possession de la chaloupe du Severn. Cela nécessitait un voyage et même un séjour à Bear-rock, où l’on procéderait aux travaux de réparation qui remettraient l’embarcation en état.

Il fut donc convenu qu’Evans, Briant et Baxter s’y rendraient par la voie du lac et de l’East-river. C’était à la fois le plus sûr et le plus court.

La yole, retrouvée dans un remous du rio, n’avait rien reçu du coup de mitraille qui avait passé au-dessus d’elle. On y embarqua les outils pour le radoubage, des provisions, des munitions, des armes, et, par un bon vent largue, elle partit, dès le matin du 6 décembre, sous la direction d’Evans.

La traversée du Family-lake se fit assez rapidement. Il n’y eut pas même lieu de mollir ou de raidir l’écoute, tant la brise était égale et constante. Avant onze heures et demie, Briant signalait au master la petite crique par laquelle les eaux du lac se déversaient dans le lit de l’East-river, et la yole, servie par le jusant, descendit entre les deux rives du rio.

Non loin de l’embouchure, la chaloupe, tirée au sec, gisait sur le sable de Bear-rock.

Après un examen très détaillé des réparations qui devaient être faites, voici ce que dit Evans :

LES TRAVAUX DURÈRENT TRENTE JOURS. (Page 460.)

« Mes garçons, nous avons bien les outils ; mais ce qui nous manque, c’est de quoi réparer la membrure et le bordage. Or, il y a précisément à French-den des planches et des courbes qui proviennent de la coque du Sloughi, et, si nous pouvions conduire l’embarcation au rio Zealand…

— C’est à quoi je songeais, répondit Briant. Est-ce que c’est impossible, master Evans ?

— Je ne le pense pas, reprit Evans. Puisque la chaloupe est bien venue des Severn-shores jusqu’à Bear-rock, elle peut bien aller de Bear-rock jusqu’au rio Zealand ? Là, le travail se ferait plus aisément, et c’est de French-den que nous repartirions pour gagner Sloughi-bay, où nous prendrions la mer ! »

Incontestablement, si ce projet était réalisable, on n’en pouvait imaginer un meilleur. Aussi fut-il décidé que l’on profiterait de la marée du lendemain pour remonter l’East-river en remorquant la chaloupe au moyen de la yole.

Tout d’abord, Evans s’occupa d’aveugler, tant bien que mal, les voies d’eau de l’embarcation avec des bouchons d’étoupe qu’il avait apportés de French-den, et ce premier travail ne se termina que très avant dans la soirée.

La nuit se passa tranquillement au fond de la grotte, où Doniphan et ses compagnons avaient élu domicile, lors de leur première visite à Deception-bay.

Le lendemain, au petit jour, la chaloupe ayant été mise à la remorque de la yole, Evans, Briant et Baxter repartirent avec le flot montant. En manœuvrant les avirons, tant que la marée se fit sentir, ils s’en tirèrent. Mais, dès que le jusant eut pris de la force, l’embarcation, alourdie par l’eau qui y pénétrait, ne fut pas remorquée sans grande peine. Aussi était-il cinq heures du soir, lorsque la yole atteignit la rive droite de Family-lake.

Le master ne jugea pas prudent de s’exposer, dans ces conditions, à une traversée nocturne.

D’ailleurs, le vent tendait à mollir avec le soir, et, très probablement, ainsi qu’il arrivait pendant la belle saison, la brise fraîchirait aux premiers rayons du soleil.

On campa en cet endroit, on mangea de bon appétit, on dormit d’un bon sommeil, la tête appuyée au tronc d’un gros hêtre, les pieds devant un foyer pétillant qui brûla jusqu’à l’aube.

« Embarquons ! » tel fut le premier mot que prononça le master, dès que les lueurs matinales eurent éclairé les eaux du lac.

Ainsi qu’on s’y attendait, la brise du nord-est avait repris avec le jour. Le master ne pouvait demander un temps plus favorable pour se diriger sur French-den.

La voile fut hissée, et la yole, traînant la pesante embarcation, qui était noyée jusqu’à son plat-bord, mit le cap à l’ouest.

Il ne se produisit aucun incident pendant cette traversée du Family-lake. Par prudence, Evans se tint toujours prêt à couper la remorque, pour le cas où la chaloupe eût coulé à pic, car elle aurait entraîné la yole avec elle. Grave appréhension, à coup sûr ! En effet, l’embarcation engloutie, c’était le départ indéfiniment ajourné, et, peut-être, un long temps encore à passer sur l’île Chairman !

Enfin, les hauteurs d’Auckland-hill apparurent dans l’ouest vers trois heures du soir. À cinq heures, la yole et la chaloupe entraient dans le rio Zealand et mouillaient à l’abri de la petite digue. Des hurrahs accueillirent Evans et ses compagnons, sur lesquels on ne comptait pas avant quelques jours.

Pendant leur absence, l’état de Doniphan s’était quelque peu amélioré. Aussi le brave garçon put-il répondre aux pressements de main de son camarade Briant. Sa respiration se faisait plus librement, le poumon n’ayant point été atteint. Bien qu’on le tînt à une diète très sévère, les forces commençaient à lui revenir, et, sous les compresses d’herbes que Kate renouvelait de deux heures en deux heures, sa plaie ne tarderait probablement pas à se fermer. Sans doute, la convalescence serait de longue durée ; mais Doniphan avait tant de vitalité que sa guérison complète ne serait qu’une question de temps.

Dès le lendemain, les travaux de radoubage furent entrepris. Il y eut d’abord un fort coup de collier à donner pour mettre la chaloupe à terre. Longue de trente pieds, large de six à son maître-bau, elle devait suffire aux dix-sept passagers que comptait alors la petite colonie, en comprenant Kate et le master.

Cette opération terminée, les travaux suivirent régulièrement leur cours. Evans, aussi bon charpentier que bon marin, s’y entendait, et il put apprécier l’adresse de Baxter. Les matériaux ne manquaient pas, les outils non plus. Avec les débris de la coque du schooner, on put refaire les courbes brisées, les bordages disjoints, les barreaux rompus ; enfin la vieille étoupe, retrempée dans la sève de pin, permit de rendre les coutures de la coque parfaitement étanches.

La chaloupe, qui était pontée à l’avant, le fut alors jusqu’aux deux tiers environ — ce qui assurait un abri contre le mauvais temps, peu à craindre, d’ailleurs, pendant cette seconde période de la saison d’été. Les passagers pourraient se tenir sous ce pont ou se tenir dessus — comme il leur plairait. Le mât de hune du Sloughi servit de grand mât, et Kate, sur les indications d’Evans, parvint à tailler une misaine dans la brigantine de rechange du yacht, ainsi qu’un tapecul pour l’arrière, et un foc pour l’avant. Avec ce gréement, l’embarcation serait mieux équilibrée et utiliserait le vent sous n’importe quelle allure.

Ces travaux, qui durèrent trente jours, ne furent pas achevés avant le 8 janvier. Il n’y avait plus qu’à terminer certains détails d’appropriation.

C’est que le master avait voulu donner tous ses soins à la mise en état de la chaloupe. Il convenait qu’elle fût à même de naviguer à travers les canaux de l’archipel magellanique et de faire, au besoin, quelques centaines de milles, dans le cas où il serait nécessaire de descendre jusqu’à l’établissement de Punta-Arena sur la côte orientale de la presqu’île de Brunswick.

Il faut mentionner que, dans ce laps de temps, le Christmas avait été célébré avec un certain apparat, et aussi le 1er janvier de cette année 1862 – que les jeunes colons espéraient bien ne pas finir sur l’île Chairman.

À cette époque, la convalescence de Doniphan était assez avancée pour qu’il pût quitter le hall, quoique bien faible encore. Le bon air et une nourriture plus substantielle lui rendirent visiblement ses forces. D’ailleurs, ses camarades ne comptaient pas partir avant qu’il fût capable de supporter une traversée de quelques semaines, sans avoir à craindre une rechute.

Entre temps, la vie habituelle avait repris son cours à French-den.

Par exemple, les leçons, les cours, les conférences, furent plus ou moins délaissés. Jenkins, Iverson, Dole et Costar ne se considéraient-ils pas comme en vacances ?

Comme bien on pense, Wilcox, Cross et Webb avaient repris leurs chasses, soit sur le bord des South-moors, soit dans les futaies de Traps-woods. On dédaignait maintenant les collets et les pièges, malgré les conseils de Gordon, toujours ménager de ses munitions. Aussi les détonations éclataient de part et d’autre, et l’office de Moko s’enrichissait de venaison fraîche, — ce qui permettait de garder les conserves pour le voyage.

En vérité, si Doniphan eût pu reprendre ses fonctions de chasseur en chef de la petite colonie, avec quelle ardeur il eût poursuivi tout ce gibier de poil et de plume, sans avoir à se préoccuper d’économiser ses coups de feu ! C’était pour lui un crève-cœur de ne pas se joindre à ses camarades ! Mais il fallait se résigner, et ne point commettre d’imprudence.

Enfin, pendant les dix derniers jours de janvier, Evans procéda au chargement de l’embarcation. Certes, Briant et les autres avaient bien le désir d’emporter tout ce qu’ils avaient sauvé du naufrage de leur Sloughi… C’était impossible, faute de place, et il convint de faire un choix.

En premier lieu, Gordon mit à part l’argent qui avait été recueilli à bord du yacht, et dont les jeunes colons auraient peut-être besoin en vue de leur rapatriement. Moko, lui, embarqua des provisions de bouche en quantité suffisante pour la nourriture de dix-sept passagers, non seulement en prévision d’une traversée qui durerait peut-être trois semaines, mais aussi dans le cas où quelque accident de mer obligerait à débarquer sur une des îles de l’archipel, avant d’avoir atteint Punta-Arena, Port-Galant ou le Port-Tamar.

Puis, ce qui restait de munitions fut placé dans les coffres de la chaloupe, ainsi que les fusils et les revolvers de French-den. Et même, Doniphan demanda que l’on n’abandonnât point les deux petits canons du yacht. S’ils chargeaient trop l’embarcation, il serait temps de s’en défaire en route.

Briant prit également tout l’assortiment des vêtements de rechange, la plus grande partie des livres de la bibliothèque, les principaux ustensiles qui serviraient à la cuisine du bord, — entre autres un des poêles de Store-room, — enfin les instruments nécessaires à la navigation, montres marines, lunettes, boussoles, loch, fanaux, sans oublier le halkett-boat. Wilcox choisit, parmi les filets et les lignes, ceux des engins qui pourraient être employés à la pêche, tout en faisant route.

Quant à l’eau douce, après qu’on l’eût puisée au rio Zealand, Gordon la fit enfermer dans une dizaine de petits barils, qui furent disposés régulièrement le long de la carlingue, au fond de l’embarcation. On n’oublia pas non plus ce qu’il y avait encore de brandy, de gin et autres liqueurs fabriquées avec les fruits du trulca et de l’algarrobe.

Enfin, toute la cargaison était en place à la date du 3 février. Il n’y avait plus qu’à fixer le jour du départ, si toutefois Doniphan se sentait en état de supporter le voyage.

Oui ! Le brave garçon répondait de lui-même ! Sa blessure était entièrement cicatrisée, et, l’appétit lui étant revenu, il ne devait prendre garde qu’à ne pas trop manger. Maintenant, appuyé sur le bras de Briant ou de Kate, il se promenait, chaque jour, sur Sport-terrace pendant quelques heures.

« Partons !… Partons !… dit-il. J’ai hâte d’être en route !… La mer me remettra tout à fait ! »

Le départ fut fixé au 5 février.

La veille, Gordon avait rendu la liberté aux animaux domestiques. Guanaques, vigognes, outardes, et toute la gent emplumée, peu reconnaissants des soins qui leur avaient été donnés, s’enfuirent, les uns à toutes jambes, les autres à tire d’aile, tant l’instinct de la liberté est irrésistible.

« Les ingrats ! s’écria Garnett. Après les attentions que nous avons eues pour eux !

— Voilà le monde ! » répondit Service d’un ton si plaisant que cette philosophique réflexion fut accueillie par un rire général.

Le lendemain, les jeunes passagers s’embarquèrent dans la chaloupe, qui allait prendre la yole à sa remorque, et dont Evans se servirait comme de you-you.

Mais, avant de larguer l’amarre, Briant et ses camarades voulurent se réunir encore une fois devant les tombes de François Baudoin et de Forbes. Ils s’y rendirent avec recueillement, et, en même temps qu’une dernière prière, ce fut un dernier souvenir qu’ils donnèrent à ces infortunés.

Doniphan s’était placé à l’arrière de l’embarcation près d’Evans, chargé de gouverner. À l’avant, Briant et Moko se tenaient aux écoutes des voiles, bien qu’il y eût plus à compter sur le courant pour descendre le rio Zealand que sur la brise, dont le massif d’Auckland-hill rendait la direction très incertaine.

Les autres, ainsi que Phann, s’étaient placés à leur fantaisie sur la partie antérieure du pont.

L’amarre fut détachée, et les avirons frappèrent l’eau.

Trois hurrahs saluèrent alors cette hospitalière demeure, qui, depuis tant de mois, avait offert un abri si sûr aux jeunes colons, et ce ne fut pas sans émotion – sauf Gordon tout triste d’abandonner son île – qu’ils virent Auckland-hill disparaître derrière les arbres de la berge.

En descendant le rio Zealand, la chaloupe ne pouvait aller plus vite que le courant, qui n’était pas très rapide. Et, d’ailleurs, vers midi, à la hauteur de la fondrière de Bogs-woods, Evans dut faire jeter l’ancre.

En effet, en cette partie du cours d’eau, le lit était peu profond, et l’embarcation, très chargée, aurait risqué de s’échouer. Mieux valait attendre le flux, puis repartir avec la marée descendante.

La halte dura six heures environ. Les passagers en profitèrent pour faire un bon repas, après lequel Wilcox et Cross allèrent tirer quelques bécassines sur la lisière des South-moors.

De l’arrière de la chaloupe, Doniphan put même abattre deux superbes tinamous, qui voletaient au-dessus de la rive droite. Du coup, il était guéri.

Il était fort tard, lorsque l’embarcation arriva à l’embouchure du rio. Aussi, comme l’obscurité ne permettait guère de se diriger entre les passes du récif, Evans, en marin prudent, voulut attendre au lendemain pour prendre la mer.

Nuit paisible, s’il en fut. Le vent était tombé avec le soir, et, lorsque les oiseaux marins, les pétrels, les mouettes, les goélands, eurent regagné les trous de roches, un silence absolu régna sur Sloughi-bay.

Le lendemain, la brise venant de terre, la mer serait belle jusqu’à la pointe extrême des South-moors. Il fallait en profiter pour franchir une vingtaine de milles, pendant lesquels la houle eût été dure, si le vent fût venu du large.

Dès la pointe du jour, Evans fit hisser la misaine, le tapecul et le foc. Alors, la chaloupe, dirigée d’une main sûre par le master, sortit du rio Zealand.

En ce moment, tous les regards se portèrent sur la crête d’Auckland-hill, puis, sur les dernières roches de Sloughi-bay, qui disparurent au tournant d’American-Cape.

Et un coup de canon fut tiré, suivi d’un triple hurrah, pendant que le pavillon du Royaume-Uni se développait à la corne de l’embarcation.

Le temps demeura constamment au beau. (Page 465.)


Huit heures plus tard, la chaloupe donnait dans le canal, bordé par les grèves de l’île Cambridge, doublait South-Cape et suivait les contours de l’île Adélaïde.

L’extrême pointe de l’île Chairman venait de s’effacer à l’horizon du nord.