Deux Ans de vacances/Chapitre 25

Hetzel (p. 390-403).

XXV

La chaloupe du Severn. – Costar malade. – Le retour des hirondelles. – Découragement. – Les oiseaux de proie. – Le guanaque tué d’une balle. – Le culot de pipe. – Surveillance plus active. – Violent orage. – Une détonation au dehors. – Un cri de Kate.


Le lendemain, après une nuit pendant laquelle Moko était resté de garde à French-den, les jeunes colons, fatigués de leurs émotions de la veille, ne se réveillèrent que fort tard. Aussitôt levés, Gordon, Doniphan, Briant et Baxter passèrent dans Store-room, où Kate vaquait à ses travaux habituels.

Là, ils s’entretinrent de la situation, qui ne laissait pas d’être très inquiétante.

En effet – ainsi que le fit observer Gordon – il y avait déjà plus de quinze jours que Walston et ses compagnons étaient sur l’île. Donc, si les réparations de la chaloupe n’étaient point encore faites, c’est qu’ils manquaient des outils indispensables à une besogne de ce genre.

« Cela doit être, dit Doniphan, car, en somme, cette embarcation n’était pas très endommagée. Si notre Sloughi n’eût pas été plus maltraité, après son échouage, nous serions venus à bout de le mettre en état de naviguer ! »

Cependant, si Walston n’était point parti, il n’était pas probable que son intention fût de se fixer sur l’île Chairman, car il aurait déjà fait quelques excursions à l’intérieur, et French-den eût certainement reçu sa visite.

Et, à ce propos, Briant parla de ce qu’il avait observé, pendant son ascension, relativement aux terres qui devaient exister à une distance assez rapprochée dans l’est.

« Vous ne l’avez point oublié, dit-il, lors de notre expédition à l’embouchure de l’East-river, j’avais entrevu une tache blanchâtre, un peu au-dessus de l’horizon, et dont je ne savais comment expliquer la présence…

— Pourtant, Wilcox et moi, nous n’avons rien découvert de semblable, répondit Doniphan, bien que nous ayons cherché à retrouver cette tache…

— Moko l’avait aussi distinctement aperçue que moi, répondit Briant.

— Soit ! Cela peut-être ! répliqua Doniphan. Mais qui te donne à croire, Briant, que nous soyons à proximité d’un continent ou d’un groupe d’îles ?

— Le voici, dit Briant. Hier, pendant que j’observais l’horizon dans cette direction, j’ai distingué une lueur, très visible en dehors des limites de la côte, et ne pouvant provenir que d’un volcan en éruption. J’en conclus donc qu’il existe une terre voisine dans ces parages ! Or, les matelots du Severn ne doivent pas l’ignorer, et ils feront tout pour l’atteindre…

— Ce n’est pas douteux ! répondit Baxter. Que gagneraient-ils à rester ici ? Évidemment, puisque nous ne sommes point délivrés de leur présence, cela tient à ce qu’ils n’ont pas encore pu radouber leur chaloupe ! »

Ce que Briant venait de faire connaître à ses camarades avait une importance extrême. Cela leur donnait la certitude que l’île Chairman

Briant piqua une tête. (Page 389.)


n’était pas isolée – comme ils le croyaient – dans cette partie du Pacifique. Mais, ce qui aggravait les choses, c’est que, d’après le relèvement du feu de son campement, Walston se trouvait actuellement aux environs de l’embouchure de l’East-river. Après avoir abandonné la côte des Severn-shores, il s’était rapproché d’une douzaine de milles. Il lui suffirait, dès lors, de remonter l’East-river pour arriver en vue du lac, de le contourner par le sud pour découvrir French-den !

Briant eut donc à prendre les plus sévères mesures en vue de cette éventualité. Désormais, les excursions furent réduites au strict nécessaire, sans même s’étendre, sur la rive gauche du rio, jusqu’aux massifs de Bog-woods. En même temps, Baxter dissimula les palissades de l’enclos sous un rideau de broussailles et d’herbes, ainsi que les deux entrées du hall et de Store-room. Enfin, défense fut faite de se montrer dans la partie comprise entre le lac et Auckland-hill. Vraiment, s’assujettir à des précautions si minutieuses, c’était bien des ennuis ajoutés aux difficultés de la situation !

Il y eut encore, à cette époque, d’autres sujets d’inquiétude. Costar fut pris de fièvres, qui mirent sa vie en danger. Gordon dut recourir à la pharmacie du schooner, non sans craindre de commettre quelque erreur ! Heureusement, Kate fit pour cet enfant ce que sa mère eût fait pour lui. Elle le soigna avec cette prudente affection, qui est comme un instinct chez les femmes, et ne cessa de le veiller nuit et jour. Grâce à son dévouement, la fièvre finit par être enrayée, et la convalescence, s’étant franchement manifestée, suivit régulièrement son cours. Costar s’était-il trouvé en danger de mort ? il serait difficile de se prononcer à cet égard. Mais, faute de soins si intelligents, peut-être la fièvre eût-elle amené l’épuisement du petit malade ?

Oui ! si Kate n’eût été là, on ne sait ce qui serait advenu. On ne peut trop le redire, l’excellente créature avait reporté sur les plus jeunes enfants de la colonie tout ce que son cœur contenait de tendresses maternelles, et jamais elle ne leur marchandait ses caresses.

« Je suis comme cela, mes papooses ! répétait-elle. C’est dans ma nature que je tricote, tripote et fricote ! »

Et, en vérité, est-ce que toute la femme n’est pas là !

Ce dont Kate se préoccupait le plus, c’était d’entretenir de son mieux la lingerie de French-den. À son grand déplaisir, il était bien usé, ce linge qui servait depuis près de vingt mois déjà ! Comment le remplacer, lorsqu’il serait hors de service ? Et les chaussures, bien qu’on les ménageât le plus possible et que personne ne regardât à marcher pieds nus, lorsque le temps le permettait, elles étaient en fort mauvais état ! Tout cela était pour inquiéter la prévoyante ménagère !

La première quinzaine de novembre fut marquée par des averses fréquentes. Puis, à dater du 17, le baromètre se remit au beau fixe, et la période des chaleurs s’établit régulièrement. Arbres, arbrisseaux, arbustes, toute la végétation ne fut bientôt plus que verdure et fleurs. Les hôtes habituels des South-moors étaient revenus en grand nombre. Quel crève-cœur pour Doniphan, d’être privé de ses chasses à travers les marais, et, pour Wilcox, de ne pouvoir tendre des fleurons, par crainte qu’ils fussent aperçus des rives inférieures du Family-lake !

Et non seulement, ces volatiles fourmillaient sur cette partie de l’île, mais d’autres se firent prendre dans les pièges, aux abords de French-den.

Un jour, parmi ces derniers, Wilcox trouva l’un des migrateurs que l’hiver avait dirigés vers les pays inconnus du nord. C’était une hirondelle, qui portait encore le petit sac attaché sous son aile. Le sac contenait-il un billet à l’adresse des jeunes naufragés du Sloughi ? Non, hélas !… Le messager était revenu sans réponse !

Pendant ces longues journées inoccupées, que d’heures se passaient maintenant dans le hall ! Baxter, chargé de tenir en état le journal quotidien, n’avait plus aucun incident à y relater. Et, avant quatre mois, allait commencer un troisième hiver pour les jeunes colons de l’île Chairman !

On pouvait observer, non sans une anxiété profonde, le découragement, qui s’emparait des plus énergiques – à l’exception de Gordon, toujours absorbé dans les détails de son administration. Briant, lui aussi, se sentait accablé parfois, bien qu’il employât toute sa force d’âme à n’en rien laisser paraître. Il essayait de réagir en excitant ses camarades à continuer leurs études, à faire des conférences, des lectures à haute voix. Il les ramenait sans cesse au souvenir de leur pays, de leurs familles, affirmant qu’ils les reverraient un jour ! Enfin il s’ingéniait à relever leur moral, mais sans y trop parvenir, et sa grande appréhension était que le désespoir ne vînt l’abattre. Il n’en fut rien. D’ailleurs, des événements extrêmement graves les obligèrent bientôt à payer tous de leur personne.

Le 21 novembre, vers deux heures de l’après-midi, Doniphan était occupé à pêcher sur les bords du Family-lake, lorsque son attention fut vivement attirée par les cris discordants d’une vingtaine d’oiseaux qui planaient au-dessus de la rive gauche du rio. Si ces volatiles n’étaient point des corbeaux, – auxquels ils ressemblaient quelque peu, – ils eussent mérité d’appartenir à cette espèce vorace et croassant.

Doniphan ne se fût donc pas préoccupé de la troupe criarde, si son allure n’avait eu de quoi le surprendre. En effet, ces oiseaux décrivaient de larges orbes, dont le rayon diminuait à mesure qu’ils s’approchaient de terre ; puis, réunis en un groupe compact, ils se précipitèrent vers le sol.

Là, leurs cris redoublèrent ; mais Doniphan chercha vainement à les apercevoir au milieu des hautes herbes entre lesquelles ils avaient disparu.

La pensée lui vint alors qu’il devait y avoir en cet endroit quelque carcasse d’animal. Aussi, curieux de savoir à quoi s’en tenir, il rentra à French-den et pria Moko de le transporter avec la yole de l’autre côté du rio Zealand.

Tous deux s’embarquèrent, et, dix minutes après, ils se glissaient entre les touffes d’herbes de la berge. Aussitôt, les volatiles de s’envoler, en protestant par leurs cris contre les importuns qui se permettaient de troubler leur repas.

À cette place, gisait le corps d’un jeune guanaque, mort depuis quelques heures seulement, car il n’avait pas perdu toute chaleur.

Doniphan et Moko, peu désireux d’utiliser pour l’office les restes du dîner des carnivores, se disposaient à les leur abandonner, quand une question se présenta : comment et pourquoi le guanaque était-il venu tomber sur la lisière du marécage, loin des forêts de l’est que ses congénères ne quittaient guère d’habitude ?

Doniphan examina l’animal. Il avait au flanc une blessure encore saignante – blessure qui ne provenait pas de la dent d’un jaguar ou autre carnassier.

« Ce guanaque a certainement reçu un coup de feu ! fit observer Doniphan.

— En voici la preuve ! » répondit le mousse, qui, après avoir fouillé la blessure avec son couteau, en avait fait sortir une balle.

Cette balle était plutôt du calibre des fusils de bord que de celui des fusils de chasse. Elle ne pouvait donc avoir été tirée que par Walston ou l’un de ses compagnons.

Doniphan et Moko, laissant le corps du guanaque aux volatiles, revinrent à French-den, où ils conférèrent avec leurs camarades.

Que le guanaque eût été frappé par un des matelots du Severn, c’était l’évidence même, puisque ni Doniphan ni personne n’avait tiré un seul coup de fusil depuis plus d’un mois. Mais, ce qu’il eût été important de savoir, c’était à quel moment et en quel endroit le guanaque avait reçu cette balle.

Toutes hypothèses examinées, il parut admissible que le fait ne remontait pas à plus de cinq ou six heures, – laps de temps nécessaire pour que l’animal, après avoir traversé les Downs-lands, eût pu arriver à quelques pas du rio. De là, cette conséquence, que, dans la matinée, un des hommes de Walston avait dû chasser en s’approchant de la pointe méridionale du Family-lake, et que la bande, après avoir franchi l’East-river, gagnait peu à peu du côté de French-den.

Ainsi la situation s’aggravait, bien que le péril ne fût peut-être pas imminent. En effet, au sud de l’île s’étendait cette vaste plaine, coupée de ruisseaux, trouée d’étangs, mamelonnée de dunes, où le gibier n’aurait pu suffire à l’alimentation quotidienne de la bande. Il était donc probable que Walston ne s’était point aventuré à travers les Downs-lands. D’ailleurs, on n’avait entendu aucune détonation suspecte que le vent aurait pu porter jusqu’à Sport-terrace, et il y avait lieu d’espérer que la position de French-den n’avait pas été jusque-là découverte.

Néanmoins, il fallut s’imposer des mesures de prudence avec une nouvelle rigueur. Si une agression avait quelque chance d’être repoussée, ce serait à la condition que les jeunes colons ne fussent point surpris en dehors du hall.

Trois jours après, un fait plus significatif vint accroître les appréhensions, et il fallut bien reconnaître que la sécurité était plus que jamais compromise.

Le 24, vers neuf heures du matin, Briant et Gordon s’étaient portés au-delà du rio Zealand, afin de voir s’il ne serait pas à propos d’établir une sorte d’épaulement en travers de l’étroit sentier qui circulait entre le lac et le marécage. À l’abri de cet épaulement, il eût été facile à Doniphan et aux meilleurs tireurs de s’embusquer rapidement pour le cas où l’on signalerait à temps l’arrivée de Walston.

Tous deux se trouvaient à trois cents pas au plus au-delà du rio, lorsque Briant mit le pied sur un objet qu’il écrasa. Il n’y avait point fait attention, pensant que c’était un de ces milliers de coquillages, roulés par les grandes marées, lorsqu’elles envahissaient la plaine des South-moors. Mais Gordon, qui marchait derrière lui, s’arrêta et dit :

« Attends, Briant, attends donc !

— Qu’y a-t-il ? »

Gordon se baissa et ramassa l’objet écrasé.

« Regarde ! dit-il.

— Ce n’est pas un coquillage, cela, répondit Briant, c’est…

— C’est une pipe ! »

En effet, Gordon tenait à la main une pipe noirâtre, dont le tuyau venait d’être brisé au ras du culot.

« Puisque personne de nous ne fume, dit Gordon, c’est que cette pipe a été perdue par…

— Par l’un des hommes de la bande, répondit Briant, à moins qu’elle n’ait appartenu au naufragé français qui nous a précédés sur l’île Chairman…

Non ! ce culot, dont les cassures étaient fraîches n’avait jamais pu être en la possession de François Baudoin, mort depuis plus de vingt ans déjà. Il avait dû tomber récemment en cet endroit, et le peu de tabac qui y adhérait le démontrait d’une façon indiscutable. Donc, quelques jours avant, quelques heures peut-être, un des compagnons de Walston ou Walston lui-même s’était avancé jusqu’à cette rive du Family-lake.

Gordon et Briant retournèrent aussitôt à French-den. Là, Kate, à qui Briant présenta ce culot de pipe, put affirmer qu’elle l’avait vu entre les mains de Walston.

Ainsi, nul doute que les malfaiteurs eussent contourné la pointe extrême du lac. Peut-être, pendant la nuit, s’étaient-ils même avancés jusqu’au bord du rio Zealand. Et si French-den avait été découvert, si Walston savait ce qu’était le personnel de la petite colonie, ne devait-il pas venir à sa pensée qu’il y avait là des outils, des instruments, des munitions, des provisions, tout ce dont il était privé ou à peu près, et que sept hommes vigoureux auraient facilement raison d’une quinzaine de jeunes garçons – surtout s’ils parvenaient à les surprendre ?

En tout cas, ce dont il n’y avait plus lieu de douter, c’est que la bande se rapprochait de plus en plus.

En présence de ces éventualités menaçantes, Briant, d’accord avec ses camarades, s’ingénia pour organiser une surveillance plus active encore. Pendant le jour, un poste d’observation fut établi en permanence sur la crête d’Auckland-hill, afin que toute approche suspecte, soit du côté du marécage, soit du côté de Traps-woods, soit du côté du lac, pût être immédiatement signalée. Pendant la nuit, deux des grands durent rester de garde à l’entrée du hall et de Store-room pour épier les bruits du dehors. Les deux portes furent consolidées au moyen d’étais, et, en un instant, il eût été possible de les barricader avec de grosses pierres, qui furent entassées à l’intérieur de French-den. Quant aux étroites fenêtres, percées dans la paroi et qui servaient d’embrasures aux deux petits canons, l’une défendrait la façade du côté du rio Zealand, et l’autre, la façade du côté du Family-lake. En outre, les fusils, les revolvers, furent prêts à tirer dès la moindre alerte.

Kate approuvait toutes ces mesures, cela va sans dire. Cette femme énergique se gardait bien de rien laisser voir de ses inquiétudes, trop justifiées, hélas ! lorsqu’elle songeait aux chances si incertaines d’une lutte avec les matelots du Severn. Elle les connaissait, eux et leur chef. S’ils étaient insuffisamment armés, ne pouvaient-ils agir par surprise en dépit de la plus sévère surveillance ? Et, pour les combattre, quelques jeunes garçons, dont le plus âgé n’avait pas seize ans accomplis ! Vraiment, la partie eût été par trop inégale ! Ah ! pourquoi le courageux Evans n’était-il pas avec eux ? Pourquoi n’avait-il pas suivi Kate dans sa fuite ? Peut-être aurait-il su mieux organiser la défense et mettre French-den en état de résister aux attaques de Walston !

Malheureusement, Evans devait être gardé à vue, si même ses compagnons ne s’étaient pas déjà défaits de lui, comme d’un témoin dangereux, et dont ils n’avaient plus besoin pour conduire la chaloupe aux terres voisines !

Telles étaient les réflexions de Kate. Ce n’était pas pour elle qu’elle craignait, c’était pour ces enfants, sur lesquels elle veillait sans cesse, bien secondée par Moko, dont le dévouement égalait le sien.

On était au 27 novembre. Depuis deux jours, la chaleur avait été étouffante. De gros nuages passaient lourdement sur l’île, et quelques roulements lointains annonçaient l’orage. Le storm-glass indiquait une prochaine lutte des éléments.

Ce soir-là, Briant et ses camarades étaient rentrés plus tôt que d’habitude dans le hall, non sans avoir pris la précaution, – ainsi que cela se faisait depuis quelque temps, – de traîner la yole à l’intérieur de Store-room. Puis, les portes bien closes, chacun n’eut plus qu’à

Tous deux glissaient entre les hautes herbes. (Page 395.)


attendre l’heure du repos, après avoir fait la prière en commun et donné un souvenir aux familles de là-bas.

Vers neuf heures et demie, l’orage était dans toute sa force. Le hall s’illuminait de l’intense réverbération des éclairs, qui pénétrait à travers les embrasures. Les détonations de la foudre se propageaient sans discontinuer ; il semblait que le massif d’Auckland-hill tremblait en répercutant ces étourdissants fracas. C’était un de

« Regarde ! » dit Briant. (Page 397.)


ces météores, sans pluie ni vent, qui n’en sont que plus terribles, car les nuages immobilisés se déchargent sur place de toute la matière électrique accumulée en eux, et souvent une nuit entière ne suffit pas à l’épuiser.

Costar, Dole, Iverson et Jenkins, blottis au fond de leurs couchettes, sursautaient à ces formidables craquements d’étoffes déchirées, qui indiquent la proximité des décharges. Et, cependant, il n’y avait rien à craindre dans cette inébranlable caverne. La foudre pouvait frapper vingt fois, cent fois, les crêtes de la falaise ! Elle ne traverserait pas les épaisses parois de French-den, aussi imperméables au fluide électrique qu’inaccessibles aux bourrasques. De temps à autre, Briant, Doniphan ou Baxter se levaient, entr’ouvraient la porte et rentraient aussitôt, à demi-aveuglés par les éclairs, après un rapide regard jeté au dehors. L’espace était en feu, et le lac, réverbérant les fulgurations du ciel, semblait rouler une immense nappe de flammes.

De dix heures à onze heures, pas un seul instant de répit des éclairs et du tonnerre. Ce fut seulement un peu avant minuit que l’accalmie tendit à se faire. Des intervalles de plus en plus longs séparèrent les coups de foudre, dont la violence diminuait avec l’éloignement. Le vent se leva alors, chassant les nuages qui s’étaient rapprochés du sol, et la pluie ne tarda pas à tomber à torrents.

Les petits commencèrent donc à se rassurer. Deux ou trois têtes, enfoncées sous les couvertures, se hasardèrent à reparaître, bien qu’il fût l’heure de dormir pour tout le monde. Aussi, Briant et les autres, ayant organisé les précautions accoutumées, allaient-ils se mettre au lit, lorsque Phann donna manifestement des marques d’une inexplicable agitation. Il se dressait sur ses pattes, il s’élançait vers la porte du hall, il poussait des grognements sourds et continus.

« Est-ce que Phann a senti quelque chose ? dit Doniphan en essayant de calmer le chien.

— En bien des circonstances déjà, fit observer Baxter, nous lui avons vu cette singulière allure, et l’intelligente bête ne s’est jamais trompée !

— Avant de nous coucher, il faut savoir ce que cela signifie ! ajouta Gordon.

— Soit, dit Briant, mais que personne ne sorte, et soyons prêts à nous défendre ! »

Chacun prit son fusil et son revolver. Puis, Doniphan s’avança vers la porte du hall, et Moko vers la porte de Store-room. Tous deux, l’oreille collée contre le vantail, ne surprirent aucun bruit au-dehors, bien que l’agitation de Phann continuât à se produire. Et même, le chien se mit bientôt à aboyer avec une telle violence, que Gordon ne parvint pas à le calmer. C’était une circonstance très fâcheuse. Dans les instants d’accalmie, s’il eut été possible d’entendre le bruit d’un pas sur la grève, à plus forte raison les aboiements de Phann auraient-ils été entendus de l’extérieur.

Soudain éclata une détonation qu’on ne pouvait confondre avec l’éclat de la foudre. C’était bien un coup de feu, qui venait d’être tiré à moins de deux cents pas de French-den.

Tous se tinrent sur la défensive. Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross, armés de fusils et postés aux deux portes, étaient prêts à faire feu sur quiconque tenterait de les forcer. Les autres commençaient à les étayer avec les pierres préparées dans ce but, lorsqu’une voix cria du dehors :

« À moi !… À moi ! »

Il y avait là un être humain, en danger de mort, sans doute, et qui réclamait assistance…

« À moi ! » répéta la voix, et, cette fois, à quelques pas seulement.

Kate, près de la porte, écoutait…

« C’est lui ! s’écria-t-elle.

— Lui ?… dit Briant.

— Ouvrez !… Ouvrez !… » répétait Kate.

La porte fut ouverte, et un homme, ruisselant d’eau, se précipita dans le hall.

C’était Evans, le master du Severn.