Deux Ans de vacances/Chapitre 21

Hetzel (p. 327-339).

XXI

Exploration de Deception-bay. – Bear-rock-harbour. – Projets de retour à French-den. – Reconnaissance au nord de l’île. – Le North-creek. – Beechs-forest. – Effroyable bourrasque. – Nuit d’hallucinations. – Au jour levant.


Le premier soin de Doniphan, de Wilcox, de Webb et de Cross fut de descendre la rive du cours d’eau jusqu’à son embouchure. De là, leurs regards se promenèrent avidement sur cette mer qu’ils voyaient pour la première fois. Elle était non moins déserte que sur le littoral opposé.

« Et cependant, fit observer Doniphan, si, comme nous avons lieu de le croire, l’île Chairman n’est pas éloignée du continent américain, les navires, qui sortent du détroit de Magellan et remontent vers les ports du Chili et du Pérou, doivent passer dans l’est ! Raison de plus pour nous fixer sur la côte de Deception-bay, et, quoique Briant l’ait nommée ainsi, j’espère bien qu’elle ne justifiera pas longtemps ce nom de mauvais augure ! »

Peut-être, en faisant cette remarque, Doniphan cherchait-il des excuses ou au moins des prétextes à sa rupture avec ses camarades de French-den. Tout bien considéré, d’ailleurs, c’était sur cette partie du Pacifique, à l’orient de l’île Chairman, que devaient plutôt paraître des navires à destination des ports du Sud-Amérique.

Après avoir observé l’horizon avec sa lunette, Doniphan voulut visiter l’embouchure de l’East-river. Ainsi que l’avait fait Briant, ses compagnons et lui constatèrent que la nature avait créé là un petit port, très abrité contre le vent et la houle. Si le schooner eût accosté l’île Chairman en cet endroit, il n’aurait pas été impossible de lui éviter l’échouage et de le garder intact pour le rapatriement des jeunes colons.

En arrière des roches formant le port, se massaient les premiers arbres de la forêt, qui se développait non seulement jusqu’au Family-lake, mais aussi vers le nord, où le regard ne rencontrait qu’un horizon de verdure. Quant aux excavations, creusées dans les masses granitiques du littoral, Briant n’avait point exagéré. Doniphan n’aurait que l’embarras du choix. Toutefois, il lui parut convenable de ne pas s’éloigner des rives de l’East-river, et il eut bientôt trouvé une « cheminée », tapissée d’un sable fin, avec coins et recoins, dans laquelle le confort ne serait pas moins assuré qu’à French-den. Cette caverne eût même pu suffire à toute la colonie, car elle comprenait une série de cavités annexes, dont on eût fait autant de chambres distinctes, au lieu de n’avoir à sa disposition que le hall et Store-room.

Cette journée fut employée à visiter la côte sur l’étendue d’un à deux milles. Entre temps, Doniphan et Cross tirèrent quelques tinamous, tandis que Wilcox et Webb tendaient une ligne de fond dans les eaux de l’East-river, à une centaine de pas au-dessus de l’embouchure. Une demi-douzaine de poissons furent pris, du genre de ceux qui remontaient le cours du rio Zealand – entre autres deux perches d’assez belle grosseur. Les coquillages fourmillaient aussi dans les innombrables trous des récifs qui, au nord-est, couvraient le port contre la houle du large. Les moules, les

Wilcox montrait deux corps. (page 336.)
patènes y étaient abondantes et de bonne qualité. On aurait donc ces mollusques à portée de la main, ainsi que les poissons de mer, qui se glissaient entre les grands fucus, noyés au pied du banc, sans qu’il fût nécessaire d’aller les chercher à quatre ou cinq milles.

On ne l’a pas oublié, lors de son exploration à l’embouchure de l’East-river, Briant avait fait l’ascension d’une haute roche, qui ressemblait à un ours gigantesque. Doniphan fut également frappé de sa forme singulière. C’est pourquoi, en prise de possession, il donna le nom de Bear-rock-harbour (port du roc de l’Ours) au petit port que dominait cette roche, et c’est ce nom qui figure maintenant sur la carte de l’île Chairman.

Pendant l’après-midi, Doniphan et Wilcox gravirent Bear-rock, afin de prendre une large vue de la baie. Mais ni navire ni terre ne leur apparurent au levant de l’île. Cette tache blanchâtre, qui avait attiré l’attention de Briant dans le nord-est, ils ne l’aperçurent même pas, soit que le soleil fût trop bas déjà sur l’horizon opposé, soit que cette tache n’existât point et que Briant eût été dupe d’une illusion d’optique.

Le soir venu, Doniphan et ses compagnons prirent leur repas sous un groupe de superbes micocouliers, dont les basses branches s’étendaient au-dessus du cours d’eau. Puis, cette question fut traitée : Convenait-il de retourner immédiatement à French-den, afin d’en rapporter les objets nécessaires à une installation définitive dans la caverne de Bear-rock.

« Je pense, dit Webb, que nous ne devons pas tarder, car de refaire le trajet par le sud du Family-lake, cela demandera quelques jours !

— Mais, fit observer Wilcox, lorsque nous reviendrons ici, ne vaudrait-il pas mieux traverser le lac, afin de redescendre l’East-river jusqu’à son embouchure ? Ce que Briant a déjà fait avec la yole, pourquoi ne le ferions-nous pas ?

— Ce serait du temps de gagné, et cela nous épargnerait bien des fatigues ! ajouta Webb.

— Qu’en penses-tu, Doniphan ? » demanda Cross.

Doniphan réfléchissait à cette proposition qui offrait de réels avantages.

« Tu as raison, Wilcox, répondit-il, et, en s’embarquant dans la yole que conduirait Moko…

— À la condition que Moko y consentît, fit observer Webb d’un ton dubitatif.

— Et pourquoi n’y consentirait-il pas ? répondit Doniphan. N’ai-je pas le droit de lui donner un ordre comme Briant ? D’ailleurs, il ne s’agirait que de nous piloter à travers le lac…

— Il faudra bien qu’il obéisse ! s’écria Cross. Si nous étions obligés de transporter par terre tout notre matériel, cela n’en finirait pas ! J’ajoute que le chariot ne trouverait peut-être point passage à travers la forêt ? Donc, servons-nous de la yole…

— Et si l’on refuse de nous la donner, cette yole ? reprit Webb en insistant.

— Refuser ? s’écria Doniphan. Et qui refuserait ?…

— Briant !… N’est-il pas le chef de la colonie !

— Briant !… refuser !… répéta Doniphan. Est-ce que cette embarcation lui appartient plus qu’à nous ?… Si Briant se permettait de refuser… »

Doniphan n’acheva pas ; mais on sentait que, ni sur ce point ni sur aucun autre, l’impérieux garçon ne se soumettrait aux injonctions de son rival.

Au surplus, ainsi que le fit observer Wilcox, il était inutile de discuter à ce sujet. Dans son opinion, Briant laisserait à ses camarades toute facilité pour s’installer à Bear-rock, et ce n’était pas la peine de se monter la tête. Restait à décider si l’on retournerait immédiatement à French-den.

« Cela me paraît indispensable ! dit Cross.

— Alors, dès demain ?… demanda Webb.

— Non, répondit Doniphan. Avant de partir, je voudrais pousser une pointe au-delà de la baie, afin de reconnaître la partie nord de l’île. En quarante-huit heures, nous pouvons être revenus à Bear-rock, après avoir atteint la côte septentrionale. Qui sait s’il n’y a pas dans cette direction quelque terre que le naufragé français n’a pu apercevoir, ni, par conséquent, indiquer sur sa carte. Il serait peu raisonnable de se fixer ici, sans savoir à quoi s’en tenir. »

L’observation était juste. Aussi, bien que ce projet dût prolonger l’absence de deux ou trois jours, fut-il décidé qu’il serait mis à exécution sans retard.

Le lendemain, 14 octobre, Doniphan et ses trois amis partirent dès l’aube, et prirent la direction du nord, sans quitter le littoral.

Sur une longueur de trois milles environ, les masses rocheuses se développaient entre la forêt et la mer, ne laissant à leur base qu’une grève sablonneuse, large au plus d’une centaine de pieds.

Ce fut à midi que les jeunes garçons, après avoir dépassé la dernière roche, s’arrêtèrent pour déjeuner.

En cet endroit, un second cours d’eau se jetait dans la baie ; mais, à sa direction, qui était sud-est et nord-ouest, il y avait lieu de supposer qu’il ne sortait point du lac. Les eaux, déchargées par lui dans une anse étroite, devaient être celles qu’il recueillait en traversant la région supérieure de l’île. Doniphan le nomma North-creek (ruisseau du Nord), et, en réalité, il ne méritait pas la qualification de rivière.

Quelques coups de pagaie suffirent au halkett-boat pour le franchir, et il n’y eut qu’à côtoyer la forêt, dont sa rive gauche formait la limite.

Chemin faisant, deux coups de fusil furent tirés par Doniphan et Cross dans les circonstances que voici :

Il était trois heures environ. En suivant le cours du North-creek, Doniphan avait été rejeté vers le nord-ouest plus qu’il ne convenait, puisqu’il s’agissait d’atteindre la côte septentrionale. Il allait donc reprendre direction sur sa droite, lorsque Cross, l’arrêtant, s’écria soudain :

« Regarde, Doniphan, regarde ! »

Et, il indiquait une masse rougeâtre, qui s’agitait très visiblement entre les grandes herbes et les roseaux du creek, sous le berceau des arbres.

Doniphan fit signe à Webb et à Wilcox de ne plus bouger. Puis, accompagné de Cross, son fusil prêt à être épaulé, il se glissa sans bruit vers la masse en mouvement.

C’était un animal de forte taille, et qui aurait ressemblé à un rhinocéros, si sa tête eût été armée de cornes, et si sa lèvre inférieure se fût allongée démesurément.

À cet instant, un coup de feu éclata, qui fut aussitôt suivi d’une seconde détonation. Doniphan et Cross avaient tiré presque ensemble.

Sans doute, à cette distance de cent cinquante pieds, le plomb n’avait produit aucun effet sur la peau épaisse de l’animal, car celui-ci, s’élançant hors des roseaux, franchit rapidement la rive et disparut dans la forêt.

Doniphan avait eu le temps de le reconnaître. C’était un amphibie, parfaitement inoffensif, d’ailleurs, un « anta », au pelage de couleur brune, autrement dit, un de ces énormes tapirs qui se rencontrent le plus habituellement dans le voisinage des fleuves du Sud-Amérique. Comme on n’aurait pu rien faire de cet animal, il n’y eut point à regretter sa disparition – si ce n’est au point de vue de l’amour-propre cynégétique.

De ce côté de l’île Chairman, se développaient encore à perte de vue des masses verdoyantes. La végétation s’y serrait prodigieusement, et, comme les hêtres poussaient par milliers, le nom de Beechs-forest (forêt des Hêtres) lui fut donné par Doniphan et porté sur la carte, avec les dénominations de Bear-rock et de North-creek, antérieurement admises.

Le soir venu, neuf milles avaient été franchis. Encore autant, et les jeunes explorateurs auraient atteint le nord de l’île. Ce serait la tâche du lendemain.

La marche fut reprise au soleil levant. Il y avait quelques raisons de se hâter. Le temps menaçait de changer. Le vent, qui halait l’ouest, manifestait une tendance à fraîchir. Déjà les nuages chassaient du large, en se tenant dans une zone encore élevée, il est vrai – ce qui permettait d’espérer qu’ils ne se résoudraient pas en pluie. Braver le vent, même s’il soufflait en tempête, cela n’était point pour effrayer des garçons résolus. Mais la rafale, avec son accompagnement ordinaire d’averses torrentielles, les aurait fort gênés, et ils eussent été contraints de suspendre leur expédition, afin de regagner l’abri de Bear-rock.

Ils pressèrent donc le pas, bien qu’ils eussent à lutter contre la bourrasque qui les prenait de flanc. La journée fut extrêmement pénible et annonçait une nuit très mauvaise. En effet, ce n’était rien moins qu’une tempête qui assaillit l’île, et, à cinq heures du soir, de longs roulements de foudre se firent entendre au milieu de l’embrasement des éclairs.

Doniphan et ses camarades ne reculèrent point. L’idée qu’ils touchaient au but les encourageait. D’ailleurs, les massifs de Beechs-forest s’allongeaient encore dans cette direction, et ils auraient toujours la ressource de pouvoir se blottir sous les arbres. Le vent se déchaînait avec trop de violence pour que la pluie fût à craindre. En outre, la côte ne devait pas être éloignée.

Vers huit heures, le sonore mugissement du ressac se fit entendre – ce qui indiquait la présence d’un banc de récifs au large de l’île Chairman.

Cependant le ciel, déjà voilé par d’épaisses vapeurs, s’assombrissait peu à peu. Pour que le regard pût se porter au loin sur la mer, tandis que les dernières lueurs éclairaient encore l’espace, il importait de hâter la marche. Au-delà de la lisière d’arbres s’étendait une grève, large d’un quart de mille, sur laquelle les lames, blanches d’écume, déferlaient, après s’être choquées contre les brisants du nord.

Doniphan, Webb, Cross, Wilcox, bien que très fatigués, eurent encore la force de courir. Ils voulaient au moins entrevoir cette partie du Pacifique, pendant qu’il restait un peu de jour. Était-ce une mer sans limite ou seulement un étroit canal, qui séparaient cette côte d’un continent ou d’une île ?

Soudain, Wilcox, qui s’était porté un peu en avant, s’arrêta. De la main, il montrait une masse noirâtre, qui se dessinait à l’accore de la grève. Y avait-il là un animal marin, un de ces gros cétacés, tels que baleineau ou baleine, échoué sur le sable ? N’était-ce pas, plutôt, une embarcation, qui s’était mise au plein, après avoir été drossée au-delà des récifs ?

Oui ! c’était une embarcation, gîtée sur son flanc de tribord. Et, en deçà, près du cordon des varechs enroulés à la limite de la marée montante, Wilcox montrait deux corps, couchés à quelques pas de l’embarcation.

Doniphan, Webb et Cross avaient tout d’abord suspendu leur course. Puis, sans réfléchir, ils s’élancèrent à travers la grève et arrivèrent devant les deux corps, étendus sur le sable – des cadavres peut-être !…

Ce fut alors, que, pris d’épouvante, n’ayant même pas la pensée qu’il pouvait rester un peu de vie à ces corps, qu’il importait de leur donner des soins immédiats, ils revinrent précipitamment chercher un refuge sous les arbres.

La nuit était déjà obscure, bien qu’elle fût encore illuminée de quelques éclairs, qui ne tardèrent pas à s’éteindre. Au milieu de ces profondes ténèbres, les hurlements de la bourrasque se doublaient du fracas d’une mer démontée.

Quelle tempête ! Les arbres craquaient de toutes parts, et ce n’était pas sans danger pour ceux qu’ils abritaient ; mais il eût été impossible de camper sur la grève, dont le sable, enlevé par le vent, cinglait l’air comme une mitraille.

Pendant toute la nuit Doniphan, Wilcox, Webb et Cross restèrent à cette place, et ne purent fermer les yeux un seul instant. Le froid les fit cruellement souffrir, car ils n’avaient pu allumer un feu, qui se fût aussitôt dispersé, en risquant d’incendier les branches mortes accumulées sur le sol.

Et puis, l’émotion les tenait en éveil. Cette barque, d’où venait-elle ?… Ces naufragés, à quelle nation appartenaient-ils ?… Y avait-il donc des terres dans le voisinage, puisqu’une embarcation avait pu accoster l’île ?… À moins qu’elle ne provînt de quelque navire, qui venait de sombrer dans ces parages au plus fort de la bourrasque ?

Ces diverses hypothèses étaient admissibles, et, pendant les rares instants d’accalmie, Doniphan et Wilcox, pressés l’un contre l’autre, se les communiquaient à voix basse.

En même temps, leur cerveau en proie aux hallucinations, ils s’imaginaient entendre des cris lointains, lorsque le vent mollissait quelque peu, et, prêtant l’oreille, ils se demandaient si d’autres naufragés n’erraient pas sur la plage ? Non ! ils étaient dupes d’une illusion de leurs sens. Aucun appel désespéré ne retentissait au milieu des violences de la tempête. Maintenant, ils se disaient qu’ils avaient eu tort de céder à ce premier mouvement d’épouvante !… Ils voulaient s’élancer vers les brisants, au risque d’être renversés par la rafale !… Et pourtant, au milieu de cette nuit noire, à travers une grève découverte que balayaient les embruns de la marée montante, comment auraient-ils pu retrouver l’endroit où s’était échouée l’embarcation chavirée, la place où les corps gisaient sur le sable ?

D’ailleurs, la force morale et la force physique leur manquaient à la fois. Depuis si longtemps qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, après s’être peut-être crus des hommes, ils se sentaient redevenir des enfants en présence des premiers êtres humains qu’ils eussent rencontrés depuis le naufrage du Sloughi, et que la mer avait jetés à l’état de cadavres sur leur île !

Enfin, le sang-froid reprenant le dessus, ils comprirent ce que le devoir leur commandait de faire.

Le lendemain, dès que le jour aurait paru, ils retourneraient à l’accore de la grève, ils creuseraient une fosse dans le sable, ils enterreraient les deux naufragés, après avoir dit une prière pour le repos de leur âme.

Combien cette nuit leur parut interminable ! Il semblait, vraiment, que l’aube ne viendrait jamais en dissiper les horreurs !

Et encore, s’ils avaient pu se rendre compte du temps écoulé en consultant leur montre ! Mais il fut impossible d’enflammer une allumette – même en l’abritant sous les couvertures. Cross, qui l’essaya, dut y renoncer.

Alors Wilcox eut l’idée de recourir à un autre moyen pour savoir à peu près l’heure. Sa montre se remontait en faisant avec son remontoir douze tours par vingt-quatre heures – soit un tour pour deux heures. Or, puisqu’il l’avait remontée, ce soir-là, à huit heures, il lui suffirait de compter le nombre de tours qui resteraient pour le nombre d’heures écoulées. C’est ce qu’il fit, et, n’ayant eu que quatre tours à donner, il en conclut qu’il devait être environ quatre heures du matin. Le jour n’allait donc pas tarder à paraître.

En effet, bientôt après, les premières blancheurs du matin se dessinèrent dans l’est. La bourrasque ne s’était point apaisée, et, comme les nuages s’abaissaient vers la mer, la pluie était à craindre avant que Doniphan et ses compagnons eussent pu atteindre le port de Bear-rock.

Mais, tout d’abord, ils avaient à rendre les derniers devoirs aux naufragés. Aussi, dès que l’aube eut filtré à travers la masse des vapeurs accumulées au large, ils se traînèrent sur la grève, en luttant, non sans peine, contre la poussée des rafales. À plusieurs reprises, ils durent se soutenir mutuellement pour ne point être renversés.

L’embarcation était échouée près d’un léger renflement du sable. On voyait, à la disposition du relais de mer, que le flot de marée, accru par le vent, avait dû la dépasser.

Quant aux deux corps, ils n’étaient plus là…

Doniphan et Wilcox s’avancèrent d’une vingtaine de pas sur la grève…

Rien !… Pas même des empreintes que, d’ailleurs, le reflux aurait certainement effacées.

« Ces malheureux, s’écria Wilcox, étaient donc vivants, puisqu’ils ont pu se relever !…

— Où sont-ils ?… demanda Cross.

— Où ils sont ?… répondit Doniphan, en montrant la mer qui déferlait avec furie. Là où la marée descendante les a emportés ! »

Doniphan rampa alors jusqu’à la lisière du banc de récifs, et promena sa lunette à la surface de la mer…

Pas un cadavre !

Les corps des naufragés avaient été entraînés au large !

Doniphan rejoignit Wilcox, Cross et Webb, qui étaient restés près de l’embarcation.

Peut-être s’y trouvait-il quelque survivant de cette catastrophe ?…

L’embarcation était vide.

C’était une chaloupe de navire marchand, pontée à l’avant, et dont la quille mesurait une trentaine de pieds. Elle n’était plus en état de naviguer, son bordage de tribord ayant été défoncé à la ligne de flottaison par les chocs de l’échouage. Un bout de mât, brisé à l’emplanture, quelques lambeaux de voile accrochés aux taquets du plat-bord, des bouts de cordages, c’était tout ce qui restait de son gréement. Quant à des provisions, à des ustensiles, à des armes, rien dans les coffres, rien sous le petit gaillard de l’avant.

À l’arrière, deux noms indiquaient à quel navire elle avait appartenu ainsi que son port d’attache :

SevernSan-Francisco

San-Francisco ! Un des ports du littoral californien !… Le navire était de nationalité américaine !

Quant à cette partie de la côte, sur laquelle les naufragés du Severn avaient été jetés par la tempête, c’était la mer qui en limitait l’horizon.