Dessaisissement (Péguy)

Dessaisissement
La Revue blancheTome XVIII (p. 449-450).
DESSAISISSEMENT

Encouragée aux lâchetés momentanément commodes par le silence de M. Bourgeois, de M. Ribot, de M. Poincaré, de M. Barthou, la Chambre avait voté en hâte et pour ainsi dire en vitesse la loi de dessaisissement présentée par le président du conseil ; le Sénat fit une résistance plus solide ; il avait déjà donné une première preuve de sa force en faisant l’élection présidentielle ; il en donna une seconde quand le gouvernement lui apporta le projet de la loi votée par la Chambre.

Non-seulement la bataille au Sénat dura trois longues séances, non-seulement la loi ne fut votée qu’à une faible majorité (158 voix contre 131), mais certains vieux républicains, moins silencieux que leurs jeunes collègues de la Chambre, dirent des paroles dont le retentissement sera plus important que l’effet de la loi même.

Ces vieux républicains appartenaient aux groupes les plus divers de la Haute-Assemblée, comme il convient de nommer ici le Sénat, car il y a des fois où il faut le nommer le Sénat, et des fois où il faut l’appeler la Haute-Assemblée de la République ; M. Maxime Lecomte, M. Girault, M. Bérenger, M. Monis, M. Morellet, M. Waldeck-Rousseau parlèrent contre la loi comme il convenait : simplement, honnêtement, honorablement, fortement. Plus encore cependant que l’incontestable situation politique de M. Waldeck-Rousseau, une certaine sincérité profonde, ancienne, et comme un peu naïve et d’autant plus chère émut dans le discours de M. Bérenger.

« D’autres peuples » ,disait il, « ont un trésor de guerre ; nous avons, nous, ce trésor de paix, de justice et de liberté, et nous avons cette situation, unique dans le monde, que même au milieu de nos plus grands désastres, alors que la fortune et l’avenir même de la France pouvaient paraître menacés, la fidélité à ces principes avait continué à nous conserver la clientèle de cœurs dévoués que nous avons dans le monde.

« C’est notre éternel honneur qu’il n’y a pas aujourd’hui, quelque part que cela puisse être, un opprimé, un homme qui croie avoir à se plaindre des pouvoirs ou des lois de son pays, qui ne tourne avec confiance et espoir ses regards vers la France et qui n’invoque son exemple et son concours. »

Ces paroles anciennes, et d’un mode un peu oublié, firent une impression profonde.

Considérant l’ensemble de la discussion et du vote, plusieurs conclusions, autrefois imprévues, récemment pressenties, apparaissent d’elles-mêmes :

Les radicaux nous avaient dit qu’ils étaient les meilleurs, sinon les seuls défenseurs de la république ; et il s’est trouvé que la république a été défendue par les socialistes en première ligne, puis par les modérés.

Les radicaux nous avaient dit qu’ils étaient les défenseurs du suffrage universel contre le suffrage restreint, parce que le suffrage universel était souverainement et presque mystérieusement bon, comme le suffrage restreint était irrémédiablement mauvais ; or, dans l’espèce, le suffrage universel nous a donné une Chambre honteusement lâche, le suffrage restreint nous a donné un Sénat presque honnête.

Mieux encore, on a fait le pointage des votes obtenus au Sénat, on les a pointés d’après le renouvellement des mandats correspondant à ces votes ; on a constaté ainsi que les sénateurs qui ont à braver le plus tôt leurs électeurs ont à beaucoup près voté le plus mal : voilà qui ne va plus seulement contre le suffrage universel, mais contre tout suffrage, et on se demande avec effroi ce qui arriverait si les mandats étaient impératifs.

Nous aurons à revenir sans doute sur le sens de ces expériences très simples, mais très incontestables ; constatons seulement ici que la bataille même engagée au Sénat et si durement soutenue par de vieux républicains, outre ses conséquences lointaines, aura des résultats directs et prochains.

Acculé par les fortes paroles de ses adversaires, M. Charles Dupuy a promis formellement que les débats définitifs devant la Cour de Cassation jugeant toutes chambres réunies seraient publics et contradictoires ; et ainsi sa chétive loi de dessaisissement partiel et de circonstance est devenue comme une grande loi de dessaisissement global définitif.

Le faux bonhomme a voulu dessaisir la chambre criminelle au profit de la Cour tout entière, présumée plus facile aux grands de ce monde ; il aura fini par dessaisir la Cour elle-même au bénéfice du public.

Le public, définitivement saisi, a déjà reçu en partie la déposition d’un témoin, celui qu’on nommait il y a deux ans de ce nom très long : M. le Commandant comte de Walsin-Esterhazy.

Nous aurons, la prochaine quinzaine, à déterminer aussi quel est au juste ce « public » devant qui M. Charles Dupuy aura contribué à évoquer l’affaire.

Charles Péguy