Description historique et géographique de l’Indostan/Mélanges/2


DU ROYAUME
DE NÉPAUL.[1]


Le royaume de Népaul est situé au nord-est de Patna, et à dix ou onze journées de marche de cette ville. Pour s’y rendre on traverse ordinairement le royaume de Makwanpour : mais les missionnaires, et quelques autres personnes y pénètrent par le côté de Bett’ia. Jusques à quatre journées du Népaul on marche dans la plaine et on trouve une belle route ; puis on gagne les montagnes, où le chemin est étroit, difficile et même dangereux. Là le pays est connu sous le nom de Tériani. L’air y est très-insalubre depuis la mi-mars jusqu’à la mi-novembre ; et les personnes qui y passent dans ce temps-là, sont attaquées d’une maladie qu’on appelle Aul, et qui est une fièvre putride presque toujours mortelle. Les-plaines sont exemptes de ce fléau.

Quoique le chemin soit, comme je viens de l’observer, étroit et incommode dans les montagnes, et qu’on soit obligé de traverser plus de cinquante fois la rivière, il faut avouer que lorsqu’on est rendu sur la dernière de ces montagnes, et qu’on n’a plus qu’à descendre, on jouit de la perspective la plus agréable. Le pays de Népaul se présente comme un vaste amphithéâtre, couvert de villes et de villages bien peuplés. La plaine a environ deux cents milles anglais de circonférence. Elle est un peu irrégulière, et environnée de montagnes qu’il faut nécessairement traverser pour y arriver et pour en sortir.

Au milieu des villes qui s’élèvent dans cette plaine, il y en a trois principales, chacune desquelles a été la capitale d’un royaume indépendant. La première est située au nord de la plaine, et se nomme Cat’hmándú. Elle contient environ dix-huit mille maisons ; et l’État qui en dépend a une étendue de douze à treize journées de marche du sud au nord, où il est borné par le Thibet. Il n’est guère moins vaste de l’Est à l’ouest. Le Roi de Cat’hmándú avait toujours environ cinquante mille hommes de troupes à son service.

La seconde ville est appelée Lélit Pattan. Elle se trouve au sud-ouest de Cat’hmándú. J’y ai résidé quatre ans, et je sais qu’elle contient près de vingt-quatre mille maisons. Les limites méridionales de ce royaume sont à quatre journées de la capitale, et bornent le Makwanpour.

La troisième ville s’appelle B’hátgán, et est située à l’orient de Lélit Pattan. Il y a environ douze mille familles. Son territoire s’étend vers l’Est à cinq ou six journées de marche ; et il est limitrophe avec celui d’une nation indépendante qu’on appelle les Ciratas, et qui n’a aucune espèce de religion.

Indépendamment des trois principales villes dont je viens de parler, il y en a beaucoup d’autres moins considérables, mais fortifiées. Celles de Timi et de Cipoli ont chacune jusqu’à huit mille maisons et sont très-populeuses. Toutes ces villes, grandes ou petites, sont bien bâties. Les maisons y sont de brique et ont de trois à quatre étages, dont, à la vérité, le plafond est peu élevé : les portes et les fenêtres ont de la régularité et même de l’élégance. Les rues, toujours pavées, soit en brique, soit en pierre, ont assez de pente pour rendre facile l’écoulement des eaux. Dans presque toutes les rues des capitales on voit des puits ou des fontaines en pierre avec des canaux de la même matière, qui portent l’eau dans tous les endroits où elle peut être nécessaire.

Chaque ville a de grands Varandas carrés et bien bâtis pour recevoir les voyageurs. Ces varandas sont appelés Pali, et on en trouve, ainsi que des puits, dans plusieurs endroits du pays. Il y a aussi en dehors de toutes les grandes villes des réservoirs carrés, revêtus de brique et remplis d’eau, dans lesquels on descend par un escalier commode, lorsqu’on veut se baigner. Un de ces bains qui est près de la ville de Cat’hmándú a au moins deux cents pieds de long sur chaque face, et est fort bien construit.

Il y a deux religions différentes dans le Népaul. Ceux qui professent la première et la plus ancienne, se distinguent sous le nom de Baryesu. Ils arrachent tous leurs cheveux, se vêtissent d’une grosse étoffe de laine rouge, et portent un bonnet de la même étoffe. Ils sont regardés comme une espèce d’ordre monastique, parce qu’ils ne peuvent pas se marier, non plus que les Lamas du Tibet, d’où leur religion est originaire. Cependant les Baryésus ne se soumettent pas tous à cette loi. Ils ont de vastes couvents, où chacun occupe un appartement séparé. Ils célèbrent des fêtes régulières, dont la plus solemnelle appelée Yátrà, dure un mois et même plus long-temps, si le roi le désire. La cérémonie de cette fête consiste à promener sur un grand char, richement orné et couvert de cuivre doré, une idole connue à Lélit-Pattan, sous le nom de Baghero[2]. Le roi et les principaux Baryésus se tiennent autour de cette idole, et les habitans traînent presque tous les jours son char dans quelque partie de la ville. Ce cortège est accompagné d’un grand nombre d’instrumens qui font un bruit épouvantable.

L’autre religion, beaucoup plus répandue que celle des Baryésus, est la religion des Brahmines. Elle a les mêmes pratiques que dans l’Indostan, si ce n’est que dans ce dernier pays les Indous, en se mêlant avec les Mahométans, ont adopté un grand nombre de préjugés, et sont devenus moins rigoureux observateurs de leurs antiques usages. Dans le Népaul, où je n’ai vu d’autre Musulman qu’un marchand Cachemirien, la religion de l’Inde s’est conservée dans sa plus grande pureté. Chaque jour du mois y est désigné par son nom sacré, et on le célèbre dans les temples par les prières et les sacrifices que prescrit la loi. Les temples des villes du Népaul sont proportionnément en plus grand nombre que les églises qu’on voit dans les cités les plus peuplées de l’Europe. Il y en a où l’architecture indienne a déployé toute sa magnificence, et qui ont coûté des sommes immenses. On y voit jusqu’à quatre ou cinq coupoles quarrées, et quelques-unes de ces coupoles sont, ainsi que les portes et les fenêtres, ornées de cuivre doré.

J’ai logé à Lélit-Pattan tout près du temple de l’idole Baghero, et je suis certain que ce temple contenait bien plus d’or, d’argent et de pierreries que le palais du roi. On voit aussi beaucoup de petits temples, en dehors desquels il y a un escalier si étroit, qu’il ne peut y monter qu’une seule personne à-la-fois pour en faire le tour. Quelques-uns de ces petits temples sont carrés, d’autres hexagônes ; ils ont deux ou trois étages soutenus par des colonnes de marbre ou de pierre, parfaitement bien polies, et tous les ornemens en sont dorés, et élégamment travaillés suivant le goût du pays.

Il me semble que si les Européens fréquentaient le Népaul, ils pourraient prendre de jolis modèles d’architecture dans les petits temples népauliens, et sur-tout dans deux qui sont à Lélit-Pattan dans la grande cour et en face du palais du roi. On voit quelquefois en-dehors des temples, des colonnes d’un seul bloc et de trente pieds de hauteur, sur lesquelles sont placées des idoles superbement dorées. Le plus grand nombre des temples a dans le milieu des quatre carrés qui les divisent, un grand escalier en pierre, et au bout de l’escalier, il y a de chaque côté un rang de pierres proprement taillées.

On ne doit pas oublier de dire que les temples du Népaul non-seulement ont en-dehors de grandes cloches qu’on sonne pendant les exercices de dévotion et dans des occasions particulières, mais que le dedans de plusieurs coupoles est garni de cordons auxquels pendent des clochettes, à environ un pied de distance l’une de l’autre, et qui, lorsque le vent les frappe, font toujours un grand tintamarre. Les superbes temples qui sont dans les grandes villes, n’empêchent pas qu’on n’en ait aussi dans les châteaux.

À l’orient de Cat’hmándù, et à environ trois milles de cette ville, il y a un lieu nommé Tolou, près duquel coule une rivière que les Népauliens regardent comme sacrée. Aussi quand les principaux personnages du pays se croient près de mourir, ils ne manquent pas de se faire transporter en cet endroit ; et l’on y a bâti un temple, qui égale pour la magnificence et pour les richesses, les plus beaux de la capitale.

Suivant la tradition, il y a deux ou trois endroits du Népaul, où l’on a enfoui dans la terre des trésors considérables ; et je crois que l’un de ces endroits est Tolou. Toutefois, on prétend que personne ne peut toucher à ces trésors, excepté le roi, encore n’est-ce que dans les occasions les plus urgentes. Voici de quelle manière on s’y est pris pour accumuler ces trésors. On a détruit de fond en comble les temples qui avaient été excessivement enrichis par les dons multipliés du peuple, et l’on en a tiré les pierreries, l’or, l’argent et le cuivre doré, déposés dans les caveaux.

Tandis que j’étais dans le Népaul, Gainpréjas, roi de Cat’hmándù, manquant d’argent pour l’armée avec laquelle il se défendait contre Prit’hwináráyán, fit faire la recherche du trésor de Tolou. Ses gens fouillèrent très-avant dans la terre, et ne parvinrent pourtant qu’au premier caveau, d’où ils tirèrent la valeur d’un lac de roupies en cuivre doré, avec quoi Gainpréjas paya ses troupes. En outre les ouvriers employés à la fouille du trésor, en détournèrent une grande quantité de petites figures d’or ou de cuivre doré. Je suis bien certain de cela, car un jour que je me promenais seul dans la campagne, je rencontrai un pauvre homme qui m’offrit de me vendre une petite idole d’or ou de cuivre doré, qu’il cachait sous son bras, et qui pouvait peser de cinq à six siccas : mais je refusai de l’acheter.

Les gens de Gainpréjas n’avaient pas achevé de vider le premier caveau de Tolou, quand l’armée de Prit’hwiháráyán y arriva, s’empara de l’endroit où était déposé le trésor, ferma la porte du caveau, et remit sur cette porte tout le cuivre qu’on en avait ôté.

À trois milles à l’ouest de la grande ville de Lélit-Pattan, est le château de Banga, où l’on a bâti un très-beau temple. Avant moi, aucun missionnaire n’avait pénétré dans ce château, parce que les gens qui le gardent sont si scrupuleux, qu’ils n’y laissent entrer que les hommes qui sont nuds pieds ; et les missionnaires ne veulent pas donner cette marque de respect pour de fausses divinités. Cependant le château étant tombé au pouvoir des habitans de Gorc’hà, et celui qui commandait dans le château et dans les deux forts situés près du grand chemin, se trouvant lié d’amitié avec les missionnaires, il m’invita à lui rendre visite et à lui donner quelques remèdes pour lui et pour quelqu’un de ses gens. J’allai donc le voir, et j’entrai plusieurs fois dans le château, sans que les gardes osassent me faire déchausser. Un jour que j’étais chez ce commandant, il eut besoin d’aller au Varanda, situé à l’extrémité de la grande cour en face du temple. Tous les officiers soumis à ces ordres étaient assemblés là, et l’on y avait déposé toutes les choses précieuses qui dépendaient du temple. Le commandant désirant de me parler avant que je quittasse le château, me fit dire d’aller le joindre dans le Varanda. Cela fut cause que j’eus occasion de voir le temple. Je traversai la grande cour qui est sur le devant : elle est pavée en marbre presque bleu, et artistement mêlé de fleurs en bronze. Cette magnificence m’étonna, et je ne crois pas que l’Europe ait rien de comparable en ce genre.

Mais les temples du Népaul ne sont pas les seules choses curieuses qu’offre ce pays. Dans le jardin royal de Cat’hmàndù, il y a une grande fontaine, où l’on voit une idole appelée Narayan. Cette idole est couronnée et dans l’attitude d’une personne endormie sur un lit qui semble flotter sur les ondes, et l’idole et le lit sont de pierre bleue et d’une grandeur colossale ; le tout a au moins vingt pieds de long, sur une largeur proportionnée, et est fort bien travaillé.

Dans la muraille qui est sur le devant de la cour du palais du roi de Cat’hmándù, on voit une pierre d’environ quinze pieds de long et de quatre à cinq pieds d’épaisseur ; cette pierre est percée de quatre trous également éloignés les uns des autres, et dans lesquels on a soin de verser de l’eau, pour qu’elle coule dans la cour du palais. Il y a auprès de la pierre une échelle par où montent les gens qui veulent aller boire. Mais ce qui rend cette pierre assez curieuse, c’est qu’elle est couverte de caractères de mots différens. Il y en a dans l’écriture et la langue du pays ; il y en à de thibétains, de persans, de grecs, et de plusieurs autres espèces ; et enfin on lit dans le milieu ces trois mots : avtomne winter lhivert[3]. Aucun Népaulien ne sait comment ces mots ont été gravés là, ni n’a entendu dire qu’il soit venu des Européens dans le pays, avant les missionnaires qui y pénétrèrent au commencement de ce siècle.

La montagne de Simbi, qui est à un mille au nord de Cat’hmándù, contient les tombeaux de divers Lamas thibétains, et de quelques autres principaux personnages de la même nation. Ces monumens sont de différentes formes. Il y en a deux ou trois qui s’élèvent en pyramide et sont couverts d’ornemens ; aussi les distingue-t-on de très-loin. Des pierres qu’on voit auprès portent beaucoup de caractères qui ne sont probablement que les épitaphes des personnages dont les cendres reposent en ce lieu.

Les Népauliens regardent la montagne de Simbi comme sacrée, et s’imaginent qu’elle est particulièrement protégée par leurs idoles. D’après ces idées superstitieuses, ils n’ont jamais songé à y placer des troupes pour la défendre, quoique ce soit un poste d’une grande importance. Mais pendant la guerre qui eut lieu entre Prit’hwináráyán et Gainpréjas, des soldats du premier, poursuivis par les ennemis, se sauvèrent sur cette montagne, et ne redoutant rien de leurs idoles protectrices, ils y construisirent quelques fortifications, non pour défendre le lieu, mais bien comme ils le disaient, pour se défendre eux-mêmes. En creusant des fossés autour de leur fort, qui était peu éloigné des tombeaux, ils trouvèrent beaucoup de pièces d’or ; car les corps des grands du Thibet, sont toujours enterrés avec une quantité considérable de ce métal. Après la guerre, j’allai moi-même sur la montagne voir les monumens dont je viens de parler.

Je crois le royaume de Népaul très-ancien : il a jusques dans ces derniers temps conservé sa langue et son indépendance : mais les causes de sa ruine sont les querelles des trois rois qui le partageaient. Après la mort de leur souverain, les nobles de Lélit-Pattan élurent pour roi Gainpréjas, l’un des principaux personnages du Népaul. Mais au bout de quelques années, ils lui ôtèrent le gouvernement, pour le donner au roi de B’hatgan, qu’ils ne tardèrent pas à déposer de la même manière. Le roi qui succéda à celui-ci, fut mis à mort par ces inquiets et dangereux nobles ; après quoi, ils offrirent la couronne à Prit’hwináráyán, qui avait déjà pris les armes. Prit’hwináráyán chargea Delmerden Sah, l’un de ses frères, du gouvernement de Lélit-Pattan. Ce fut dans ce temps-là que j’arrivai dans le Népaul. Les nobles mécontens de ce que Prit’hwináráyán continuait la guerre, se déclarèrent affranchis de son autorité, et reconnurent pour roi Delmerden Sah, qui se vit alors obligé de combattre son frère. Mais il fut bientôt détrôné par ceux qui lui avaient donné la couronne, et l’on mit à sa place un descendant des anciens rois, qui vivait pauvre et ignoré à Lélit-Pattan.

Le roi de B’hatgan voulant faire la guerre aux autres souverains du Népaul, demanda des secours à Prit’hwináráyán : mais les succès de ce dernier, l’obligèrent bientôt à renoncer à ses projets d’agression ; et à songer à sa propre défense. Alors le roi de Gorc’hà profita de toutes ces divisions pour attaquer Gainpréjas, dont il avait été le vassal. Pour s’attacher plusieurs chefs qui résidaient dans les montagnes, il leur promit, non-seulement de les maintenir en possession de leurs terres, mais d’étendre leurs privilèges et leur autorité. Il fit plus, il s’empara des propriétés de tous ceux qui se rendirent coupables de quelque défection envers lui, comme il s’était emparé des états des princes de Marecajis, dont il était parent.

Dès que ce monarque fut maître de toutes les montagnes qui environnent la plaine de Népaul, il descendit dans le plat pays, s’imaginant qu’il y trouverait autant de facilité qu’il en avait eu sur les hauteurs. Il commença par mettre le siège devant la ville de Cirtipour, qui contient huit mille maisons, et est située sur une colline éloignée seulement d’une lieue de Cat’hmándù. Mais les efforts qu’il fit pour s’en emparer furent inutiles. Les habitans voyant que le roi de Lélit-Pattan, dont ils dépendaient, ne les secourait pas, eurent recours à Gainpréjas, qui s’avança avec toute son armée, livra bataille au roi de Gorc’hà, et remporta une victoire complète. Un frère du roi de Gorc’hà fut tué en combattant, et ce monarque lui-même risqua de perdre la vie, et ne se sauva qu’avec peine dans les montagnes.

Délivrés par Gainpréjas, les habitans de Cirtipour résolurent de lui donner leur ville, et les nobles allèrent le trouver pour traiter avec lui. Mais tandis qu’ils étaient assemblés dans l’appartement de ce prince, ils furent tous arrêtés par ses ordres. Il savait qu’ils s’étaient d’abord opposés au vœu des autres habitans de Cirtipour, et il voulut s’en venger. Quelques-uns furent mis à mort dans leur prison. Un nommé Danouvanta, fut revêtu d’habits de femme ; d’autres furent couverts d’habillemens grotesques, aux frais des nobles de Lélit-Pattan, et on les promena ainsi dans la ville. Gainpréjas les garda long-temps en otage ; mais enfin, il leur rendit la liberté à la sollicitation des principaux habitans.

Le roi de Gorc’hà désespérant de sW parer de la plaine de Népaul par la force, voulut employer la famine pour la réduire. Il fit occuper par ses troupes les passages des montagnes, afin d’empêcher toute communication. Ses ordres furent si sévèrement exécutés, que toute personne qu’on rencontrait sur le chemin, soit avec du sel, soit même avec du coton, était pendue à l’arbre le plus voisin. Les habitans d’un village, ayant vendu un peu de coton aux gens de la plaine, furent tous sacrifiés de la manière la plus cruelle ; on n’épargna pas même les femmes et les enfans : et lorsqu’au commencement de 1769, j’arrivai dans le Népaul, je vis, avec horreur, les cadavres de tous ces malheureux, pendus aux arbres qui bordaient la routes

Cependant les projets de l’auteur de tous ces meurtres ne réussirent point. Il chercha alors à fomenter des dissentions parmi les nobles des trois royaumes du Népaul, et il gagna plusieurs des principaux de ces nobles, en leur fesant prodiguer les promesses les plus séduisantes par deux mille Brahmines qu’il avait à son service. Quand il crut avoir assez de partisans, il marcha une seconde fois à la tête de son armée droit à Cirtipour, et il l’assiégea du côté du nord-ouest, pour ne pas se trouver engagé entre les deux villes de Cat’hmándù et de Lélit-Pattan. Le siège durait depuis plusieurs mois, lorsque le roi fit proposer au commandant de Cirtipour de se rendre : mais le commandant, sûr de la fidélité des habitans, lui envoya une flèche à laquelle était attachée une réponse très-injurieuse. Le roi indigné fit aussi-tôt attaquer la place de tous côtés, dans l’espoir de l’emporter. Les habitans se défendirent vaillamment ; les assaillans furent repoussés ; et le roi fut encore forcé de lever le siège, après avoir vu percer d’une flèche un de ses frères, nommé Surúparatna. Cependant ce dernier guérit de sa blessure, par les soins du missionnaire Michael Angelo, qui est à présent à Bett’ia.

En se retirant de Cirtipour, le roi de Gorc’hà fit marcher son armée contre le roi de Lamji, l’un des vingt-quatre rois qui sont à l’ouest du Népaul. Le royaume de Lamji est limitrophe de celui de Gorc’hà. Les deux rivaux se livrèrent plusieurs sanglantes batailles, et finirent par entrer en accommodement ; après quoi le roi de Gorc’hà donna à son frère Surúparatna le commandement de son armée, qui alla, pour la troisième fois, mettre le siège devant Cirtipour. Cette ville se défendit encore long-temps avec courage. Alors les trois rois du Népaul, assemblés à Cat’hmándù, résolurent de la secourir. Leurs troupes attaquèrent, l’après-midi, quelques Tanas du Gorc’hà ; mais elles n’obtinrent aucun avantage, parce que l’armée du Gorc’hà avait été renforcée par beaucoup de nobles déterminés à sacrifier leur vie pour anéantir la puissance de Gainpréjas.

Il y avait déjà six ou sept mois que le siège de Cirtipour durait, lorsque le noble Danouvanta s’enfuit de Lélit Pattan, et s’étant rendu à l’armée du Gorc’hà, l’introduisit traîtreusement dans la ville. Les habitans auraient pu se retirer dans les forteresses, et résister encore long-temps : mais fatigués du siège qu’ils avaient soutenu, et séduits par l’offre d’une amnistie générale, ils se rendirent. Cependant à peine y avait-il deux jours que l’armée du Gorc’hà était dans la ville, lorsque Prit’hwináráyán qui se trouvait à Navacúta, à une journée de distance de Cirtipour, envoya ordre à son frère Surúparatna de livrer au glaive une partie des principaux habitans de cette malheureuse ville, et de faire couper le nez et les lèvres de tous les autres, même des enfans qui n’étaient plus à la mamelle. Il lui recommanda en même temps de conserver ces nez et ces lèvres jusqu’à son arrivée, pour qu’il pût juger par là du nombre des habitans, et enfin il changea le nom de Cirtipour en celui de Naskatapour, qui signifie la ville des nez coupés.

Cet ordre sanguinaire fut exécuté avec la plus grande rigueur. On n’épargna qu’un très-petit nombre d’habitans qui savaient jouer de quelqu’instrument à vent. Le missionnaire Michael Angelo, quoique ne sachant pas ce qui allait se passer, s’était rendu auprès de Surúparatna[4], pour intercéder en faveur des Cirtipouriens ; mais ce fut en vain. Plusieurs de ces infortunés, désolés de leur mutilation, se donnèrent la mort ; d’autres accoururent, en foule, chez les missionnaires, pour faire panser leurs plaies. Rien ne peut être plus horrible à voir que tant d’êtres privés de leurs nez et de leurs lèvres, et qui, quoique vivans, avaient un visage semblable à celui des cadavres qui ont déjà été la pâture des vers.

Après que Prit’hwináráyán se fut rendu maître de la ville de Cirtipour, il fit assiéger celle de Lélit-Pattan. Les Tanas des assiégeans entourèrent la partie occidentale de la ville ; et comme ma maison était de ce côté-là, et que je me trouvais trop exposé au feu, je me retirai à Cat’hmándú. Après s’être un peu défendus, les habitans de Lélit-Pattan craignant d’être traités comme ceux de Cirtipour, et d’avoir, en outre, la main droite coupée, barbarie dont on les avait menacés s’ils ne se rendaient pas dans cinq jours, résolurent de céder. Mais sur ces entrefaites l’armée du Gorc’hà se retira pendant la nuit, pour aller s’opposer aux Anglais qui, commandés par le capitaine Kinloch, venaient de s’emparer de Sidúli, forteresse importante située au pied des montagnes du Népaul, dans l’endroit qui touche au royaume de Tirkùt. Cependant le capitaine Kinloch n’ayant pas assez de troupes pour entrer dans les montagnes, soit du côté de Sidúli, soit à Hareapour, dans le royaume de Makwanpour, l’armée du Gorc’hà retourna sur ses pas, et dirigea sa marche sur Cat’hmándù, où s’était retiré Gainpréjas, après avoir demandé des secours aux Anglais.

Pendant le siège de Cat’hmándù, les Brahmines du Gorc’hà entrèrent presque toutes les nuits dans la ville, afin d’engager les principaux habitans à se ranger du parti de Prit’hwináráyán ; et pour mieux tromper le malheureux Gainpréjas, plusieurs de ces Brahmines allèrent le trouver et l’exhortèrent à se défendre opiniâtrement, en l’assurant que les chefs de l’armée du Gorc’hà lui étaient dévoués, et lui livreraient eux-mêmes leur roi Prit’hwináráyán. Cet artifice leur donné le temps de prodiguer, suivant leur coutume, les promesses aux hommes les plus capables de servir Gainpréjas, et de les détacher de lui ; de sorte qu’une nuit on introduisit dans la ville les troupes du Gorc’hà. Gainpréjas eut à peine le temps de se sauver à Lélit-Pattan avec trois cents hommes de l’Indostan qu’il avait à son service et qui lui restèrent fidèles.

Cet évènement eut lieu en 1768.

Dès que le roi de Gorc’hà se fut rendu maître de Cat’hmándù, il résolut de s’emparer de Lélit-Pattan. Il promit aux nobles de cette dernière ville que non seulement il leur laisserait leurs propriétés, mais qu’il les augmenterait. Les nobles ayant témoigné qu’ils comptaient sur cette promesse, il leur envoya des prêtres pour leur déclarer solemnellement que, s’il y manquait, il vouait à la colère céleste lui et sa postérité jusqu’au-delà de la cinquième génération.

Gainpréjas et le roi de Lélit-Pattan voyant la noblesse de cette ville disposée à reconnaître pour souverain le roi de Gorc’hà, se retirèrent avec leurs gens auprès du roi de B’hatgàn.

Le roi de Gorc’hà témoigna pendant quelque temps beaucoup d’égards aux nobles de Lélit-Pattan, et feignit même de vouloir choisir l’un d’entr’eux pour vice-roi de cette ville ; mais le jour qu’il désigna pour y faire son entrée fut celui de leur malheur. Il n’est point de stratagème qu’il n’employât pour se rendre maître de leurs personnes. Il leur persuada de placer leurs fils à la cour pour être élevés avec le sien. Il envoya un noble de chaque famille à Navacût[5], prétendant qu’il n’avait jusques là hésité à faire son entrée publique dans la ville, que parce qu’il se défiait de leur fidélité. Pendant ce temps-là, les autres nobles étant allés au devant de lui sur les bords de la rivière qui passe en dehors de Lélit-Pattan, furent retenus prisonniers. Ensuite il entra en triomphe et accompagné d’un nombre immense de soldats, dans cette malheureuse cité, alla visiter le temple de Baghero, et se rendit au palais qu’on avait préparé pour le recevoir.

Tandis que Prit’hwináráyán entrait dans Lélit-Pattan, des détachemens de ses soldats brisaient les portes des nobles, pénétraient dans leurs maisons, et enlevaient tous leurs effets ; ce qui jeta le peuple dans la plus grande consternation. Après avoir fait massacrer de la manière la plus barbare tous les nobles qui étaient en son pouvoir, Prit’hwináráyán sortit de Lélit-Pattan pour aller mettre le siège devant B’hatgan. Ce fut alors qu’à la sollicitation de son fils, ce prince permit que les missionnaires et tous les autres chrétiens se retirassent dans les possessions anglaises.

Au commencement de l’année 1769, le roi de Gorc’hà devint maître de B’hatgan, par les mêmes moyens qui lui avaient procuré Lélit-Pattan et Cat’hmándù. Lorsque ce prince entra dans la ville, Gainpréjas voyant qu’il ne lui restait plus aucun espoir de salut, s’avança fièrement, avec sa suite, au devant du vainqueur, et était déjà très-près de lui, lorsqu’il reçut au pied une blessure, des suites de laquelle il mourut en peu de jours.

Le roi de Lélit-Pattan fut chargé de fers jusqu’à la fin de ses jours, et le roi de B’hatgan, qui était un vieillard vénérable, obtint la permission de se retirer à Benarès. Quelque temps après la même faveur fut accordée à la mère de Gainpréjas. Elle était très-avancée en âge et avait perdu l’usage de ses yeux. Je la vis à Patna accompagnée de la veuve de son fils. Elle me raconta qu’avant son départ, on lui avait ôté un magnifique collier de pierreries ; et je ne pus retenir mes larmes en contemplant la misère, la cécité et les regrets de cette malheureuse mère.

Le roi de Gorc’hà ayant achevé, dans l’espace de quatre ans, la conquête du Népaul, s’avança à l’orient de ce pays, et s’empara de la contrée des Ciratas, et des royaumes qui s’étendent jusqu’aux frontières de Cóch-Bihàr. À sa mort, Pratáp Sinh, son fils aîné, lui succéda : mais il ne vécut que deux ans, et Bahádar Sáh, l’un de ses frères qui résidait à Bett’ia, auprès de son oncle Delmerden Sáh, fut invité à monter sur le trône. Le commencement du règne de Bahádar Sáh fut marqué par beaucoup de massacres. La famille royale est maintenant divisée par les prétentions de la veuve de Pratàp Sinh, qui réclame le trône pour le fils qu’elle a eu de ce prince ; et peut-être la violation du serment de Prit’hwináráyán attirera l’effet qu’il a provoqué.


  1. Ces détails ont été fournis par le P. Joseph(a), préfet italien de la mission Catholique, et rédigés par Mr. John Shore, membre de la Société royale de Calcutta.

    (a) Ou Guiseppe.

  2. J’imagine que c’est un nom de Bhagavat ou Crishna : mais Bharga est Mahadeva, et Bajri ou Vajri signifie le Tonnant.
  3. On voit que ce sont les noms français de deux saisons, dont le dernier est mal orthographié, et qu’un mot anglais les sépare. Il y a apparence que c’est l’ouvrage de quelque Népaulien, ou de quelqu’autre Indien, qui avait fréquenté des Européens et appris quelques mots de leurs langues.(Note du Traducteur).
  4. L’on a vu plus haut que le missionnaire Michael Angelo avait guéri ce prince d’une blessure très-dangereuse.
  5. Ce mot signifie Château neuf.