Description du royaume Thai ou Siam/Tome 2/Chapitre 21

La mission de Siam (2p. 295-408).


CHAPITRE VINGT-UNIÈME.





1. ÉTAT ACTUEL DE LA MISSION.


     Population chrétienne. 
 Âmes.
À saint François-Xavier (Bangkok
 2,000
À la Conception (Bangkok
 900
À Sainte-Croix (Bangkok
 700
Au Calvaire (Bangkok
 350
Au Collége (Bangkok
 100
Dans les provinces de Juthia et de Salaburi 
 200
Dans les provinces de Petriu et Bang-Pla-Soi 
 300
Dans les provinces de Nakhonxaisi et Bang-Xang 
 300
Dans la province de Chanthabun 
 1,100
Dans la province de Jongsélang 
 500
Chrétiens dispersés ou esclaves chez les païens 
 600
                                                  Total 
 7,050


Observation. — Le nouveau roi, qui est monté sur le trône depuis deux ans seulement, a remis entre les mains du mandarin chrétien Pascal, génénéral de l’artillerie, environ trois mille Annamites, prisonniers de guerre, en lui recommandant de les faire chrétiens et de les incorporer avec nos Annamites ; déjà plusieurs d’entre eux ont été admis à la grâce du baptême.


2. PERSONNEL DE LA MISSION.


Le vicaire apostolique, monseigneur Pallegoix, évêque de Mallos.
M. Clemenceau, pro-vicaire apostolique.
M. Dupont, missionnaire apostolique.
M. Ranfaing, missionnaire apostolique.
M. Daniel, missionnaire apostolique.
M. Larenaudie, missionnaire apostolique.
M. Gibarta, missionnaire apostolique.
M. Marin, missionnaire apostolique.
M. Tessier, missionnaire apostolique.
M. Ducas, missionnaire apostolique.
Le père Albert Corea, prêtre indigène.
Le père Paul Hoi, prêtre indigène.
Le père Michel Xay, prêtre indigène.
Le père Étienne Tinh, prêtre indigène.
Un collége-séminaire de trente élèves.
Quatre couvents occupés par vingt-cinq religieuses.
Cinq maîtres d’école pour les garçons.
Quinze catéchistes, la plupart Chinois.


3. CHRÉTIENTÉS, ÉGLISES ET CHAPELLES.


Il y a cinq chrétientés, ou camps de chrétiens,


Église cathédrale de l’Assomption à Bangkok.
Église cathédrale de l’Assomption à Bangkok.
Église cathédrale de l’Assomption à Bangkok.

dans la capitale. Le premier s’appelle le camp de

l’Assomption ; c’est là qu’est situé le collége-séminaire, tout près d’une belle église en briques bâtie il y a près de quarante ans. L’église est entourée de vastes jardins où sont disséminées les maisons des chrétiens. À la distance d’environ cent mètres du fleuve Më-Nam, on voit s’élever le palais de l’évêque dont la construction a coûté trois mille et quelques francs ; le rez-de-chaussée de ce bâtiment est affecté uniquement à l’imprimerie, le premier et unique étage ne comprend que deux chambres et une grande salle de réception.

Le second camp se nomme le Calvaire ; il a une église de style chinois qui a été bâtie spécialement pour les néophytes, au moyen d’une souscription faite parmi les chrétiens et même parmi les païens ; elle a remplacé une vieille salle vermoulue dont le plancher s’écroula un jour qu’on baptisait une vingtaine de Chinois ; parrains et catéchumènes tombèrent pêle-mêle et ne se relevèrent qu’avec maintes contusions. Le prêtre qui se tenait sur un degré de la porte, resta seul à son poste et comme suspendu en l’air.

Le camp de Sainte-Croix possède une église élégante et vaste qui a coûté vingt mille francs à ces pauvres chrétiens ; auparavant, le service divin se célébrait sous un hangar bas et marécageux où l’autel était devenu un repaire de serpents. Le terrain que le roi donna à ces chrétiens était autrefois considérable ; mais le fleuve le mine tous les ans, et il n’est pas rare de voir sept à huit maisons s’écrouler tout à coup dans la rivière, qui a, dans cet endroit, une profondeur de ving-cinq mètres ; de sorte que les habitants, refoulés dans l’intérieur, sont serrés et comme entassés les uns sur les autres ; aussi, lors d’un incendie, qui eut lieu en 1833, tout le camp devint la proie des flammes.

Le camp de la Conception, habité par des chrétiens venus du Camboge, est parvenu à se bâtir une belle église de cent vingt pieds de long. Pendant deux ans, hommes et femmes, petits et grands, se sont employés avec une ardeur admirable pour élever ce temple à la gloire du vrai Dieu au milieu des infidèles.

Quant aux Annamites qui composent le camp de Saint-François Xavier, dès leur arrivée à Siam, ils s’empressèrent de se faire une église avec les matériaux que le roi leur fournit ; mais comme elle était toute de bambous, le pied des colonnes fut pourri en moins de deux ans, et, une grosse tempête étant survenue pendant la nuit, tout l’édifice s’écroula avec fracas. Il fallut donc recommencer tout de nouveau ; mais cette fois, on employa pour la charpente et les colonnes, des bois forts et solides. La toiture en est en feuilles de palmier, ce qui oblige à la recouvrir tous les cinq ans. Aujourd’hui ils se disposent à en construire une en briques, dans l’emplacement même d’une pagode royale dont voici l’histoire.

En 1834, le roi assigna, aux alentours de cette pagode, un vaste terrain à nos Annamites. Peu à peu nos chrétiens se mirent à commettre furtivement des dégâts dans le terrain de la pagode, à se railler des talapoins, et à leur jouer toutes sortes de farces, au point que les Phra n’ont pas pu y tenir ; ils quittèrent la pagode les uns après les autres, et la pagode se trouvant abandonnée, est devenue tout entière la proie de nos chrétiens, Chaque nuit ils démolissaient les salles, les cellules des bonzes, le clocher, les murailles et les pyramides. Cependant quelques pieux Siamois, témoins d’une telle dévastation, allèrent porter plainte au chef suprême des talapoins ; celui-ci demanda justice au roi. Savez-vous ce que le roi répondit ? « Ah bah ! Comment voulez-vous que les dieux siamois demeurent en paix enclavés comme ils sont au milieu des farangs (chrétiens) ? Croyez-moi, il vaut mieux transporteries idoles de cette pagode et l’abandonner. »

Le lendemain, comme je passais accompagné des chefs du camp annamite, je vis des talapoins montés sur l’avant-toit de la pagode, qui faisaient descendre des idoles attachées et pendues par le cou ; d’autres, en bas, tendaient les mains pour attraper ces malheureux petits dieux puis ils les mettaient dans de gros paniers pour les porter ailleurs. « Que faites-vous donc, mes amis ? » leur demandai-je. L’un d’eux me répondit : « Qu’est-ce que nous faisons ? Croyez-vous que nous allons laisser nos dieux à vos chrétiens, pour qu’ils les fondent et en fassent des balles de fusil ? » Il parla ainsi, faisant allusion à ce que la plupart de nos chrétient sont chasseurs et aussi soldats. Cette affaire fit bien rire nos Annamites, et moi je bénissais le Seigneur de voir, au sein d’une grande cité païenne, les idoles d’une pagode royale, la corde au cou, forcées d’aller honteusement chercher refuge ailleurs. Quand le temple fut vide, on conçoit que les chrétiens ne tardèrent pas à le démolir, et aujourd’hui il n’y a pas pierre sur pierre de tous ces beaux édifices qui, naguère, resplendissaient de dorures et d’incrustations en verres colorés.

À vingt lieues au nord de Bangkok, au milieu des ruines de la grande église de Saint-Joseph, à Juthia, et sur les tombeaux de huit évêques, le vicaire apostolique, profitant des débris de l’ancien séminaire, est parvenu à achever, dans l’espace de dix ans, une jolie petite église, auprès de laquelle sont déjà venues se grouper une vingtaine de familles chrétiennes dont la moitié est composée de néophytes.

À cent lieues environ de Bangkok, près de la mer, est une intéressante chrétienté, composée d’Annamites, dont les ancêtres, fuyant la persécution, abandonnèrent leur pays natal et vinrent s’établir à Chanthabun pour y pratiquer librement la religion chrétienne. Leur église est faite de vieilles planches et couverte en feuilles de palmier. Dernièrement, les chrétiens, profitant de l’inondation, étaient allés démolir une vieille pagode isolée dans les bois ; chacun avait chargé sa barque de pierres tout équarries ; on se réjouissait dans la pensée d’employerces pierres à rebâtir une église mais malheureusement, le gouverneur, en ayant été informé, a forcé les chrétiens à reporter les pierres là où ils les avaient prises.

Je ne parlerai pas en particulier des quatre chapelles que nous avons dans les provinces seulement, pour en donner une idée, je vais faire une courte description de l’une d’entre elles. Imaginez-vous une espèce de grande cage faite avec des bambous découpés et entrelacés, posée sur un terrain exhaussé et aplani, couverte de feuilles de palmier et sans plafond ; il n’y a pas de fenêtre, et cependant le vent y souffle comme en plein air par les milliers de fentes des parois. Quand les chrétiens s’y rassemblent pour la prière du matin et du soir, ou pour y entendre la sainte messe (lorsque le missionnaire s’y trouve), chacun apporte sa petite natte qu’il étend sur la terre nue. Au fond, on voit s’élever un modeste autel formé de deux planches posées sur des tréteaux ; un Christ, deux chandeliers de bois, deux bouquets de fleurs implantés dans une base d’argile molle ou placés dans deux bouteilles ordinaires ; une image de la Sainte-Vierge fixée à la paroi par deux morceaux de bambou ; un devant d’autel en papier barbouillé de diverses couleurs ; une toile blanche ou


Costume d’une femme chrétienne ; sa posture à l’église.
Costume d’une femme chrétienne ; sa posture à l’église.
Costume d’une femme chrétienne ; sa posture à l’église.

une pièce d’indienne suspendue par des ficelles

au dessus de l’autel ; voilà toute la décoration ordinaire d’une chapelle de mission.

4. COLLÉGE-SEMINAIRE.

Les souverains pontifes ont toujours recommandé fortement aux vicaires apostoliques d’établir dans leurs missions des colléges et des séminaires pour y former des maîtres d’école, des catéchistes et des prêtres indigènes. Aussi, malgré sa pauvreté, la mission de Siam a toujours eu son collége-séminaire, plus ou moins nombreux, selon ses moyens ; autrefois c’était un simple hangar dont le bas était marécageux et malsain ; mais maintenant, grâce à une souscription parmi les prêtres et les chrétiens, nous avons construit un grand collége en planches établi sur des colonnes en briques. Depuis le rétablissement de la mission, jamais le séminaire n’a été si florissant qu’il l’est maintenant il est dirigé par deux missionnaires français tout dévoués à l’œuvre du clergé indigène. Nous y avons une trentaine d’élèves dont plusieurs étudient déjà la théologie. Le bâtiment du séminaire actuel a été commencé il y a cinq ans ; il a déjà coûté plus de cinq mille francs, et il est encore bien loin d’être achevé : on a recours à de vieilles nattes et à des étoffes déchirées pour faire dans l’intérieur les séparations les plus indispensables. Aussi, un jour que le roi actuel (qui n’était alors que prince) vint nous rendre une visite, quand il fut entré il promena ses regards tout autour de lui et s’écria : Collegio-ni-rung-rang-nak, ce collège est bien guenilleux !

5. IMPRIMERIE.

Jusqu’en 1835 l’imprimerie était inconnue à Siam ; il n’existait alors qu’un très-petit nombre de livres de religion, composés par les anciens missionnaires, que les élèves du collége transcrivaient avec beaucoup de peine et perte de temps. D’ailleurs, le style de ces livres étaient suranné, incorrect et dépourvu d’élégance. Après avoir acquis une connaissance exacte de la langue, nous avons corrigé les livres qui existaient, et nous en avons composé d’autres pour l’usage des fidèles. Au moyen de l’imprimerie, bientôt les chrétiens ont eu entre les mains le catéchisme, le livre de prières, l’Histoire-Sainte, les Vies des Saints, des Méditations, des Cantiques, etc. On ne peut pas se faire une idée du bien immense que l’imprimerie a fait à la mission. Outre les livres en caractères européens, nous avons encore imprimé en caractères Thai certains traités pour réfuter le bouddhisme, et la lecture de ces livres a été pour plusieurs païens la cause et le moyen de leur conversion.

6. RELIGIEUSES, COUVENTS.

Les premiers vicaires apostoliques de Siam ne tardèrent pas à sentir le besoin d’instituer des religieuses, surtout pour l’éducation des personnes du sexe. Ils fondèrent donc un ordre de personnes pieuses qu’ils appelèrent les Amantes de la Croix. Cet ordre s’est propagé en Chine, au Tong-King et dans les contrées voisines. Mais nos religieuses d’aujourd’hui ont changé de nom et s’appellent Servantes de la Mère de Dieu ; elles font des vœux qu’elles renouvellent tous les trois ans, et vivent en communauté, soumises à une règle appropriée au climat et au pays où elles sont. Leur costume ressemble assez à celui des femmes annamites, excepté qu’elles portent les cheveux courts ; un pantalon noir, une longue veste noire qui descend à mi-jambes, un fichu couleur de cendre, des sandales aux pieds, voilà tout leur habillement. Tout le temps que la règle leur laisse libre, elles l’emploient à tresser des nattes, faire de la toile ou des étoffes de soie qu’elles vendent, et le prix qu’on en retire est employé à l’entretien de la communauté. Nos vingt-cinq religieuses sont réparties en quatre couvents, si toutefois on peut appeler couvents des maisons moitié en bambous, moitié en planches, qui ne diffèrent guère des habitations communes. Très-souvent il arrive que le travail de ces pauvres filles ne suffit pas pour leur entretien, et alors la mission est obligée de subvenir à leurs besoins, ce qui est d’autant plus juste, qu’elles sont chargées de l’éducation des filles, éducation toute gratuite et pour l’amour de Dieu. Elles rendent vraiment de grands services, à la mission, car, outre le soin des écoles, elles instruisent les catéchumènes de leur sexe, et, les disposent au baptême ; elles s’emploient aussi continuellement, et avec un dévouement désintéressé et admirable, au service des missionnaires et des églises. Quelques-unes d’entre elles sont très-habiles, non seulement. dans la confection des onguents, pilules et autres


Groupe de petites filles d’une école chrétienne à Bangkok.
Groupe de petites filles d’une école chrétienne à Bangkok.
Groupe de petites filles d’une école chrétienne à Bangkok.


Groupe de petits garçons d’une école chrétienne à Bangkok.
Groupe de petits garçons d’une école chrétienne à Bangkok.
Groupe de petits garçons d’une école chrétienne à Bangkok.

remèdes, mais aussi dans l’application opportune

de ces médicaments. Chez elles est donc établie la pharmacie de la mission pour le soulagement des pauvres et des malades, et pour fournir aux baptiseurs et baptiseuses les moyens de s’introduire chez les païens, afin de baptiser les enfants moribonds.

7. ÉCOLES.

Nos écoles sont de petites salles montées sur des colonnes, et ouvertes à tous les vents ; matin et soir on y convoque les enfants au son du tambour ; on leur apprend à lire, à écrire, à chanter, les premiers éléments d’arithmétique, et surtout le catéchisme. C’est un plaisir d’entendre ces troupes d’enfants chanter leurs prières avec ensemble et enthousiasme ! Quelle différence de nos écoles avec celles des talapoins ! Sur cent enfants païens, qui ont passé une douzaine d’années à la pagode, il n’y en a pas dix qui sachent lire et écrire ; la plupart en sont encore au ba, be, bi, bo, bu. Tous les enfants chrétiens des deux sexes, depuis l’âge le plus tendre, sont astreints aux écoles jusqu’à ce qu’ils aient reçu la confirmation et fait leur première communion. Malheureusement nous n’avons pu, jusqu’à présent, établir d’écoles que dans la capitale et à Chanthabun ; faute de ressources, les autres provinces en sont encore privées.

8. CATÉCHISTES, CATÉCHUMÉNATS, HÔPITAUX.

Quinze catéchistes, qui reçoivent chacun quinze francs par mois de viatique, occasionnent à la mission-une dépense annuelle d’environ trois mille francs ; mais quand on examine les grands services qu’ils rendent à la religion, on sent que les catéchistes nous sont tout à fait indispensables. En effet, au milieu d’un peuple soupçonneux, comment le missionnaire pourra-t-il s’introduira et être reçu dans les familles païennes, et y prêcher la vraie religion ? Or, c’est ce que font aisément pour lui les catéchistes, et dès qu’ils ont trouvé quelque païen bien disposé, ils l’amènent au missionnaire qui l’exhorte, l’encourage et l’admet au nombre des catéchumènes. Quand on a trouvé un certain nombre de catéchumènes, qui leur apprendra le catéchisme et les prières ? c’est encorele catéchiste. À peine a-t-on formé quelque part une chrétienté, qu’il faut un catéchiste pour présider aux prières, aux cérémonies religieuses pour remplacer le prêtre absent à l’article de la mort, aux funérailles pour surveiller, pour diriger les néophytes, les entretenir dans la piété, dans la paix, et achever peu à peu leur éducation religieuse, qui n’était pour ainsi dire qu’ébauchée.

Dans chaque district de la mission, il y a un catéchuménat, c’est-à-dire une grande salle d’asile où les catéchumènes viennent séjourner deux ou trois mois pour apprendre la doctrine chrétienne. Là, ils sont à proximité de l’église ou de la chapelle un catéchiste leur apprend les prières, leur fait des instructions et les prépare au baptême. Les catéchumènes y emploient tout le temps qu’ils ont de libre à chanter leurs prières, à lire et à écrire ou à converser entre eux sur des matières de religion. Quant aux personnes du sexe, on les place dans un couvent de religieuses où elles sont disposées au baptême par des exercices analogues.

Il y a un grand nombre de vieux Chinois païens célibataires qui, attaqués de maladies graves, et n’ayant aucun parent à qui ils puissent avoir recours, viennent demander l’hospitalité chez les chrétiens ; c’est pourquoi, partout où cela est possible, on leur bâtit des petits hospices où ils viennent s’installer. Là, les chrétiens viennent les visiter, leur fournissent le nécessaire. Un médecin chrétien leur administre des médicaments ; le catéchiste vient les instruire ; le missionnaire les visite de temps en temps, les console et leur fait de petites aumônes. Ces pauvres gens ne tardent pas à être profondément touchés de la charité qu’on leur témoigne ; aussi presque tous demandent eux-mêmes le baptême ; tandis que, si on les avait livrés à leur malheureux sort, les uns seraient morts bien vite de chagrin et de misère, et les autres se seraient pendus de désespoir, comme cela arrive fréquemment dans les localités où il n’y a pas de chrétiens.

9. GENRE DE VIE DES MISSIONNAIRES.

Dans la capitale les missionnaires portent toujours la soutane, sont logés dans de vieilles maisons en planches, et vivent comme les gens du pays, sans pain ni vin ; cependant outre le vin pour la messe, chacun met en réserve quelques bouteilles devin pour les grandes fêtes, et pour célébrer les rares visites des confrères ; du reste on ne boit que de l’eau froide et du thé sans sucre. Deux sortes de cuisine sont en usage à Bangkok : la chinoise, qui est douce et fade, et la siamoise, qui est forte et épicée, car le poivre-long y domine. On peut vivre là très-bien et à bon marché, puisque tout y abonde ; mais en voyage et dans les provinces c’est tout autre chose. Quand on se met en route, on doit faire une provision d’œufs salés, de poisson sec, de poivre-long et surtout de kapi (saumure composée de myriades de petites crevettes broyées, laquelle exhale une odeur infecte). Il arrive quelquefois que, les provisions étant épuisées, on est obligé de manger tout ce qui tombe sous la main, des limaçons, des grenouilles, des cancres, du lizeron aquatique, du cresson du tamarin, des feuilles tendres, des fruits sauvages, des pousses de bambous, de la chair de buffle, de chat, de requin, de crocodile, des anguilles jaunes qui sont un vrai serpent, des chauves-souris, de la chair de boa, du singe, des vers-à-soie, des corbeaux, de la peau de rhinocéros, etc., etc. Mais si vous avez un fusil, vous ne manquerez de rien : dans une demi-heure, pendant que vous êtes à dire l’ofn’ce, vos gens vont à la chasse dans les champs ou dans les bois, et reviennent chargés de gros oiseaux tels que paons, cigognes, pélicans, oies sauvages, canards sauvages, etc., etc. ; car le gibier et surtout les oiseaux aquatiques abondent dans cette contrée. La manière ordinaire de voyager est d’aller en barque sur le fleuve ou les canaux ; quand on est obligé d’aller par terre, comme il n’y a ni chevaux, ni voitures, on va à pied, ou sur un éléphant, ou sur un chariot traîné par des buffles. Dans ces voyages on a à souffrir bien des privations et des incommodités : par exemple, il arrive qu’on est dévoré la nuit par des nuées de moustiques qui vous sucent le sang et ne vous laissent pas fermer l’œil, ou bien, pendant la nuit, des légions de fourmis, qu’on appelle fourmis de feu (mot fai), font irruption dans vos habits, et, par leurs morsures cuisantes, vous forcent à déloger bien vite. On est exposé à des dangers divers sur l’eau, il faut se prémunir contre les crocodiles ; sur terre, on craint le tigre ; les serpents viennent quelquefois se fourrer sous la natte sur laquelle vous dormez ; en mettant la main dans vos poches, un scorpion vous darde sa queue envenimée ; d’autres fois la barque chavire, et malheur à vous si vous ne savez pas nager ! Mais le Seigneur sait bien dédommager de toutes les peines. que l’on endure pour lui. Arrivé dans la chrétienté ; le missionnaire est reçu comme un ange du ciel tout le village se met en mouvement, vient à sa rencontre ; on se prosterne, on lui baise les pieds, les mains, on pleure de joie, on le conduit en triomphe au vestibule de la modeste chapelle tout le monde vient lui demander sa bénédiction ; l’un lui apporte de la chair de porc, l’autre du poisson ; celui-ci des poules, celui-là des canards ; bientôt les légumes, les fruits, les gâteaux s’amoncèlent on dirait qu’il va s’ouvrir un marché. Le missionnaire, comme un père au milieu de ses enfants, est touché de ces démonstrations de joie et d’amitié ; il ouvre sa petite caisse de voyage, en tire des chapelets, des images et des médailles qu’il distribue, puis annonce les exercices de la mission. Pendant quinze jours ou trois semaines un tam-tam chinois convoque les chrétiens matin et soir ; messe, prières, instructions, confessions tous les jours, enfin communion générale ; on tue un énorme porc, on fait un grand festin où une petite dose d’arak ou eau-de-vie de riz égaie les néophytes, et sur le soir, on remplit de provisions la barque du missionnaire, qui, après les avoir bénis, prend congé de ses chers enfants tous accroupis sur le rivage. Les rames fendent les eaux pour aller porter fleurs les consolations spirituelles ; la nacelle chérie s’éloigne, et les néophytes, la tristesse peinte sur le visage, la suivent des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse à leurs regards. À Siam, les missionnaires ne sont pas souvent exposés aux persécutions ; cependant, plusieurs fois, les évêques et les prêtres y ont été mis en prison, ont été chargés de chaînes ; plusieurs prêtres et fidèles sont morts dans les cachots, d’autres ont été exilés impitoyablement, et il n’y a pas encore cinq ans que le roi de Siam, dans un accès de colère, donna ordre de détruire toutes les églises et de chasser tous les missionnaires. Heureusement que ses ordres tyranniques ne furent exécutés qu’en partie ; et, grâce au nouveau roi, les prêtres exilés sont rentrés à leur poste.

10. PROPAGATION DE LA FOI À SIAM.

Quoiqu’il y ait près de deux cents ans que la religion chrétienne a été prêchée à Siam, elle n'y a pas fait de grands progrès pour les raisons que j’exposerai plus tard. Cependant, quelque temps avant la ruine de Juthia, on comptait dans ce royaume près de douze mille chrétiens. Mais la désastreuse invasion des Birmans ruina de fond en comble cette infortunée mission. Une partie des chrétiens périt par le glaive des ennemis, une autre fut emmenée en captivité le reste fut dispersé et s’enfuit pour chercher un asile dans les pays voisins. Lorsque Phaja-Tàk rétablit les affaires de Siam, il n’y eut qu’environ mille des anciens chrétiens qui rentrèrent dans le royaume ; de sorte qu’il fallut recommencer la mission tout de nouveau. Parmi les nations qui peuplent Siam, la plupart sont assez bien disposées à recevoir la bonne nouvelle de l’Évangile ; mais comme jusqu’à présent le roi s’était opposé aux conversions, la bonne volonté des habitants est restée presque stérile. Il n’y a que la population chinoise qui jouisse d’une pleine liberté d’embrasser le christianisme ; aussi c’est parmi les Chinois que nous avons le plus de néophytes. Lorsqu’un Chinois se convertit, sa femme et ses enfants ne tardent pas d’en faire de même. C’est ce qui faisait dire un jour au roi défunt devant toute sa cour : « Il est vrai que les prêtres européens ne convertissent pas nos Siamois ; mais, en attirant les Chinois à leur religion, ils attirent aussi les femmes et les enfants de ces Chinois c’est autant d’enlevé à la glorieuse secte de Bouddha. » Depuis quelques années, les conversions au christianisme sont beaucoup plus nombreuses qu’auparavant, et, si le roi actuel accorde pleine liberté de conscience à son peuple, comme il l’a laissé entrevoir, il n’est pas douteux que la foi ne prenne bientôt de grands accroissements.

11. OBSTACLES AUX CONVERSIONS.

On s’imagine ordinairement que les païens ont une grande aversion pour la religion chrétienne et un attachement presque invincible à leurs superstitions. J’ai remarqué, au contraire, que les païens, dès qu’ils ont acquis une légère notion du christianisme, ne peuvent s’empêcher de l’admirer et de se répandre en louanges et en bénédictions. De même, si on parvient à leur montrer la fausseté de leurs croyances, ils ne disputent pas avec opiniâtreté et paraissent assez disposés à embrasser la vérité. Il y a donc d’autres obstacles à la propagation de la foi ; le premier, selon moi, est la polygamie. Le roi a des centaines de concubines les ministres, les mandarins, les gouverneurs et autres grands officiers suivent son exemple. Tous les riches se procurent un plus ou moins grand nombre de concubines, selon leur plus ou moins de fortune. Il n’est donc pas étonnant que la partie la plus puissante et la plus influente de la nation ne s’accommode pas de la religion chrétienne qui réprouve une licence de mœurs aussi effrénée.

La seconde cause qui retarde les progrès du christianisme, c’est l’éducation de la jeunesse dans les pagodes. La secte bouddhiste impose à tous les garçons l’obligation stricte de passer quelques années dans les monastères sous la direction des talapoins. Les fils du roi eux-mêmes n’en sont pas exempts. Tous les jeunes gens, parvenus à l’âge de vingt ans, doivent se faire ordonner bonzes. De là vient que, dans la capitale seulement, on compte environ douze cents monastères renfermant au moins douze mille talapoins. Il est facile de concevoir que tous ces jeunes gens, quand ils sont revenus à l’état laïque, seront fortement attachés aux superstitions qu’ils ont puisées dans leurs monastères dès leur plus tendre jeunesse.

Le troisième obstacle que rencontre le christianisme, c’est la crainte d’envahissement de la part aes européens. Les Siamois et leurs voisins ont entendu parler des conquêtes des Européens et des colonies qu’ils ont établies sur les terres étrangères ; ils ont vu de leurs yeux comment l’Angleterre surtout s’est emparée peu à peu de l’immense continent de l’Inde qu’ils appellent les seize grands royaumes ; comment elle a pris Malacca, Pulopinang, une partie du royaume de Quedah, plusieurs pays malais et d’excellentes mines d’étain sur la côte occidentale de la presqu’île de Malacca ; de là vient qu’ils ont une défiance extrême des Européens en général ; car, dans leur juste ressentiment, ils confondent les Anglais, les Français, les Hollandais par la dénomination générale de farangs, comme si c’était une seule et même nation ; aussi sont-ils tentés souvent de regarder les missionnaires comme autant d’espions envoyés par les rois d’Europe pour se faire un parti, sous prétexte de religion ; persuadés que, s’ils venaient à avoir la guerre avec quelque nation européenne) tous les chrétiens indigènes trahiraient leur pays et se tourneraient du côté des Européens.

Enfin une autre cause qui retarde les progrès du christianisme dans le royaume de Siam, c’est l’absence d’agent consulaire et le manque de relations amicales entre Siam et la France. Il serait à désirer que le gouvernement s’occupât un peu plus de ses missionnaires et qu’il les encourageât dans leurs pénibles travaux qui tournent à la gloire de la patrie ; il serait à désirer qu’il fit un traité avec le pays où ces missionnaires exercent leur noble apostolat, et qu’il leur accordât, en toute circonstance, sa puissante protection.

12. PROTESTANTISME À SIAM.

Il y a vingt-sept ans que des ministres américains sont venus s’établir à Bangkok : les uns distribuent des médecines, les autres prêchent ou tiennent de petites écoles qui ne prospèrent pas. Mais leur grande et principale affaire est d’imprimer et de distribuer des versions de la Bible en siamois et en chinois ; ils ont quatre presses en activité, ils font des dépenses énormes, leurs Bibles circulent par tout le pays, et cependant plusieurs personnes m’ont assuré qu’en vingt-sept ans, ils n’ont pas baptisé vingt-sept Chinois, et encore ceux qu’ils ont baptisés étaient des gens à leur service. Les Siamois ne peuvent pas se persuader qu’on puisseêtre prêtre et marié en même temps ; aussi jamais n’appellent-ils les ministres phra (prêtres) mais toujours khru (maîtres), ou bien (médecins). D’ailleurs ces six familles de ministres sont divisées en trois sectes différentes, ce qui n’est pas fait pour inspirer de la confiance.

13. ŒUVRE DE LA SAINTE-ENFANCE À SIAM.

Les épidémies, la petite-vérole enlèvent chaque année une multitude d’enfants païens. Je me souviens qu’une fois, ayant pris avec moi un bon vieillard qui avait la dévotion de baptiser les enfants moribonds, nous arrêtâmes la barque devant un grand village ; mon bon vieux, muni d’un bâton et d’une petite caisse à médecine, parcourut le village en tout sens. Deux heures après je le vis revenir avec un air triomphant :

« Eh bien ! lui demandai-je, avez-vous trouvé des enfants malades ? — Ô père, me répondit-il, la petite-vérole fait de grands ravages, j’en ai baptisé soixante-cinq, et aucun n’en échappera. »

Quand nous aurons organisé un certain nombre de baptiseurs et baptiseuses, il n’y a pas de doute qu’on ne puisse en baptiser plusieurs milliers chaque année, vu que ceux qui donnent des médecines gratis ont entrée partout, et sont appelés de tous côtés. Mais ce qui contribuera beaucoup à la propagation de la foi, c’est le rachat des petits païens.

Les familles d’esclaves, qui sont au service des riches, se défont volontiers de leurs enfants en bas âge, et surtout quand ils sont encore à la mamelle je connais plusieurs femmes chrétiennes qui s’en sont procuré sans aucun frais, d’autres en ont acheté pour une somme très-modique. Avec des ressources, la mission pourrait procurer chaque année aux familles chrétiennesdes centaines de petits enfants qu’elles adopteraient, qui seraient baptisés et ensuite élevés dans la vraie religion ; ça ferait autant de chrétiens de plus, et certes, il est bien plus facile de faire des chrétiens comme cela, que de convertir les grandes personnes qui tiennent ordinairement beaucoup à leurs superstitions.

14. RESSOURCES DE LA MISSION.

On concevra aisément qu’une mission qui a si peu de chrétiens, presque tous de la classe pauvre, ne peut trouver parmi eux que de bien faibles ressources. Les chrétiens de Siam entretiennent les prêtres indigènes, soutiennentleurs écoles et fournissent à toutes les dépenses des églises ou chapelles ; voilà tout ce qu’ils peuvent faire. Mais comme le but de la mission est surtout de travailler à la conversion des inndèles, il serait impossible d’atteindre ce but sans les secours de la Propagation de la foi qui fait chaque année, à la mission de Siam, une allocation d’environ vingt mille francs. Mais il faut observer que cette somme est diminuée d’environ un quart par l’effet du change de monnaie ; car les francs se changent en livres sterling à Londres ; les livres sterling sont changées en roupies du Bengale à Syngapore ; ces roupies en piastres et les piastres en ticaux à Bangkok ; c’est donc un quadruple change de monnaie qui nécessairement cause une réduction considérable dans la somme primitive.

15. APERÇU DES BESOINS DE LA MISSION.

Voici le tableau de nos besoins et dépenses annuels.

 
Francs
Viatique du vicaire apostolique 
 1,300
Viatique de neuf missionnaires 
 5850

d’autres font l’office d’interprètes à l’égard des navires qui viennent d’Europe. Les Annamites de Chanthabun paient le tribut de bois d’aigle sans recevoir aucune solde, tandis que les soldats, les médecins et les interprètes reçoivent une paie annuelle plus ou moins forte selon le rang qu’ils occupent. Le service du roi n’occupantles chrétiens qu’environ trois mois dans l’année, chacun exerce un métier pour subvenir aux besoins de sa famille ; car la solde qu’ils reçoivent du roi suffit à peine à chacun pour faire sa provision de riz. De sorte que les uns se livrent à la pêche ou à la chasse ; un bon nombre d’entre eux s’adonnent au commerce ; il y a aussi des forgerons, des orfévres, des menuisiers, des constructeurs de barques, des manœuvres, etc.

De tous nos chrétiens, ce sont les Chinois qui sont les plus actifs et les plus industrieux ; ils réussissent parfaitement dans toutes les branches de commerce ; ils travaillent aux sucreries, font d’immenses plantations de tabac, de poivre et de cannes à sucre ; ils sont très-habiles jardiniers ; au moyenn de l’urine ou de poisson pourri, ils obtiennent des légumes excellents et en abondance. Il y en a qui s’enrichissent, et, dès qu’ils ont acquis une petite fortune, ils s’en retournent dans leur pays. Les pluspauvres d’entre les Chinois s’emploient comme ouvriers à creuser la terre ou à la construction des édifices. Quant aux femmes ; généralement elles nourrissent des porcs et en très-grande quantité ; un grand nombre d’entre elles font des pâtisseries de différentes sortes quelques-unes nourrissent de la volaille, d’autres élèvent des vers à soie ; il y en a qui font des nattes, de la toile ou tissent des étoffes de soie. Il y en a aussi qui, au moyen d’une barque, vont faire un petit négoce qui consiste à échanger des fruits, des gâteaux, du tabac, etc., pour du riz ou du poisson. Depuis quelques années, nous avons tàché d’introduire parmi nos chrétiens quelques branches d’industrie comme la dorure galvanique, la fabrication du savon, la teinture, etc. ; déjà un certain nombre de familles ont réussi à se procurerune certaine aisance au moyen des arts d’Europe que nous leur avons enseignés. Néanmoins, il faut avouer que les chrétiens sont généralement pauvres comme le sont du reste la plupart des habitants. Les causes de leur pauvreté sont : 1o la paresse qui est probablement l’effet du climat chaud qu’ils habitent ; car on remarque la même paresse et indolence chez les païens indigènes. Il n’en est pas de même des Chinois qui, étant nés dans un climat froid, conservent de la vigueur et de l’activité même jusque dans la vieillesse. Du reste, les enfants de ces Chinois ne tardent pas à ressentir l’influence du climat, et à devenir paresseux comme les Siamois et autres indigènes. La seconde cause de la pauvreté des chrétiens, c’est que, tenus au service du roi une semaine par mois, ils ne peuvent pas faire de longues absences, ni se livrer à quelque industrie régulière et suivie, d’autant plus que très-souvent le service du roi lui-même n’est pas régulier. La troisième cause, c’est le taux exorbitant des prêts usuraires ; car il y a bien peu de familles qui ne se trouvent pas quelquefois dans l’embarras. Alors il faut emprunter à trente pour cent ; il s’en suit qu’une famille, une fois endettée, a bien de la peine à pouvoir payer exactement les intérêts de la somme due ; de sorte que, même en travaillani avec le plus de diligence possible, elle ne fait que travailler pour ses créanciers heureuse encore s elle ne se ruine pas complétementet ne tombe pas en esclavage.

17. LIBERTÉ DU CULTE CATHOLIQUE.

J’ai déjà dit que le gouvernement laissait aux chrétiens une pleine liberté pour l’exercice de la religion ; cette liberté va si loin, que jamais les chrétiens ne sont employés au service du roi les dimanches et fêtes, à moins qu’il n’y ait quelque ouvrage urgent et nécessaire à exécuter. Soit dans leurs maisons ou leurs terrains, soit dans l’église ou son enclos, nos chrétiens peuvent chanter, prier, faire des processions et cérémonies quelconques selon leur bon plaisir. Tous les terrains affectés aux églises et aux prêtres sont exempts d’impôts et jouissent même du droit d’asile, de sorte qu’on ne peut mettre la main sur qui que ce soit dans ces lieux, qui sont réputés comme sacrés et inviolables.

Quand il y a quelque cérémonie extraordinaire chez les chrétiens, par exemple la procession de la Fête-Dieu, une foule de païens accourent pour la voir ; on en compte quelquefois plusieurs milliers. On leur permet d’entrer dans l’enceinte extérieure de l’église, mais tous sont obligés de se tenir assis ou accroupis dans une posture décente. Si quelqu’un se tenait debout ou s’avisait de faire quelque plaisanterie, ceux des chrétiens qui sont chargés de faire la police, les chasseraient sans façon à coups de rotin. Il arriva un jour qu’un mandarin, étant venu voir une procession, se tenait debout avec sa suite. On lui enjoignit de s’accroupir, et comme il refusa de le faire, on le mit dehors en lui administrant du rotin. Il partit donc indigné et alla de ce pas porter accusation au premier ministre, en lui montrant pour preuves les traces encore fraîches des coups qu’il avait reçus. Le premier ministre lui dit : Qui t’avait envoyé assister à la procession des Farangs ? Personne monseigneur. — Écoute je n’ai pas besoin de savoir pourquoi ils t’ont battu, moi je vais te faire battre pour t’apprendre à ne pas aller troubler les Farangs dans leurs cérémonies religieuses ; et là dessus il lui fit donner vingt bons coups de rotin

18. PERSÉCUTIONS ENVERS LES NOUVEAUX CONVERTIS.

Quoique la religion chrétienne soit estimée et honorée à Siam, cela n’empêche pas qu’il n’y ait souvent des persécutions contre les nouveaux con vertis. Dès qu’un païen se fait chrétien, ses parents et ses amis l’attaquent avec chaleur : Comment, lui disent-ils, tu veux donc quitter la vraie religion et la lumière pour te jeter dans les ténèbres ? Veux-tu donc faire société avec les impies ? Malheureux, tu vas perdre tout le mérite que tu as acquis dans tes générations antérieures, et tu finiras par tomber dans le grand Lôkànta-Narok (le grand enfer éternel). Voyant le nouveau converti inébranlable dans sa résolution, on l’accable d’injures et l’on rompt tout rapport d’amitié avec lui. À partir de ce moment, chacun de ses parents et amis cherche à lui faire le plus de mal possible ; on lui inente des procès, on tâche d’aliéner et même de lui ravir sa femme et ses enfants ; quelquefois on va jusqu’à l’accuser au chef de qui il dépend. Celui-ci se fait amener le néophyte, le maudit, le menace et va même jusqu’à le faire battre pour le faire apostasier. S’il demeure ferme, il le fait mettre aux fers ou il le garde en le faisant travailler à son service. C’est pourquoi, hormis les Chinois qu’on n’inquiète jamais, tous ceux qui se convertissent n’ont pas de meilleur parti à prendre que de venir s’établir dans un camp chrétien ; là ils sont sous la protection du mandarin chrétien, et aucun de leurs parents n’ose venir les tourmenter.

19. DÉFAUTS ET QUALITÉS DES CHRÉTIENS.

Je ne cacherai pas que parmi les chrétiens de Siam on rencontre bien des misères ; il y a parmi eux des joueurs et des ivrognes ; de temps en temps un jeune homme s’enfuit avec une jeune fille, quand les parents s’opposent au mariage mais les fugitifs ne tardent pas à revenir demande pardon de leur scandale. Il y a aussi des esprits turbulents, querelleurs, amis du trouble et de la chicane. L’oisiveté est encore un défaut très-commun, lequel en engendre nécessairement plusieurs autres. Néanmoins, on peut dire en toute vérité que les chrétiens de Siam ont des qualités précieuses, et que leur conduite, en général, est très édifiante. Ils sont exacts à faire leurs prières du matin et du soir ; quand ils sont à proximité de l’église, ils ne manqueront jamais d’assister à la messe les dimanches et fêtes ; tout le monde est à l’église, excepté les personnes nécessaires à la garde des malades et des maisons. Non seulement tous les enfants et une grande partie des femmes mais encore beaucoup d’hommes assistent régulièrement à la messe quotidienne. Ils observent exactement le repos du dimanche, l’abstinence et les jeûnes, qui, du reste, ne sont pas nombreux ; car ils ne sont tenus qu’à neuf jeûnes dans le cours de l’année. Presque tous s’efforcent d’accomplir leur devoir paschal ; ils ont beaucoup de zèle pour la célébration des fêtes et en général pour tout ce qui regarde l’église et le culte religieux ; il ne se passe pas de grande fête qu’ils ne fassent une collecte par tout le camp pour subvenir aux dépenses. Ils ont pour principe que jamais l’argent offert à l’église n’a appauvri personne.

20. CÉRÉMONIES DU CULTE RELIGIEUX.

Les chrétiens de Siam aiment beaucoup les cérémonies religieuses ; doués d’une bonne oreille, ils ont beaucoup de goût pour le chant et la musique. On leur apprend le chant romain dans les écoles, de sorte qu’ils savent tous chanter. Chaque camp de chrétiens a aussi son orchestre les principaux instruments sont : le violon européen, le violon chinois, la flûte, la guitare, l’harmonica, le tambour et le tambourin, les cymbales et le kong-vong (gros harmonica à timbres). Tous les jours de grande fête, on célèbre des messes chantées dont l’exécution ne serait pas désapprouvée même en France.

Pour donner une idée de la manière dont ils célèbrent leurs fêtes, je vais faire une courte description de leur solennité de la Fête-Dieu ; mais il faut observer auparavant que ce que je vais dire ne s’applique qu’aux églises de la capitale. La veille de la fête, dans l’après-midi, le camp des chrétiens ou devra avoir lieu la procession envoie une superbe barque montée par deux chefs en grand costume et par trente jeunes rameurs revêtus de leurs plus beaux habits de soie, pour aller recevoir le vicaire apostolique jusqu’à sa résidence. Quand l’évêque est descendu dans la barque, cette troupe de jeunes gens se met à ramer en cadence ; celui qui est à la tête, à chaque coup de rame pousse un cri aigu auquel tous les autres rameurs répondent, de manière à faire retentir les deux rivages du fleuve, et tous les habitants des boutiques flottantes ou des barques mettent le nez dehors pour voir passer le personnage et son cortège. À peine le ballon est-il en vue du camp chrétien, qu’on se met à carillonner et battre les tambours d’une rude manière. Au moment où le ballon s’arrête aux degrés du pont, tous les chefs de l’endroit viennent recevoir Sa Grandeur qui se rend à l’église à travers une haie de soldats, lesquels font des décharges successives Le soir, après souper, il y a feu d’artifice sur la place devant l’église. C’est fort amusant de voir les chrétiens, pêle-mêle avec une foule de païens, se livrer aux ébats de la joie en se réjouissant du spectacle innocent des feux d’artifice et surtout des fusées et des pétards qui, retombant comme une grêle, éclatent sur la bruyante assemblée. Le lendemain, à la pointe du jour, et à plusieurs reprises, les cloches et les tambours annoncent la solennité. La matinée est tout employée à celébrer la grand’messe et à faire ses dévotions. Toutes les lanternes, les lampes suspendues, les cadres, les chandeners et l’autel sont garnis de guirlandes de fleurs de toute espèce dont l’église est embaumée. À midi, les chefs du camp donnent à l’évêque et aux prêtres un grand repas auquel ils assistent debout, tenant à honneur de servir eux-mêmes leurs pasteurs. Un cochon rôti, des volailles, du poisson, des légumes, des gâteaux et des fruits, voilà ce qui compose ce grand festin dont les restes copieux sont emportés dans la maison du premier chef ou les autres se réunissent et se régalent à leur tour. À trois heures après midi, on chante les vêpres, après quoi on se dispose pour la procession. Les murs d’enclos sont garnis d’indienne et décores de guirfandes de fleurs. De distance en distance on a placé des tables ornées de beaux vases et de cassolettes où brûle continuellement de l’encens. Tout le long de la route que doit parcourir la procession on a planté des rangées de bananiers d’où pendent des fleurs et des fruits, surtout des oranges et des ananas. Enfin on se met en marche, les jeunes filles, la bannière en tête, et tenant chacune un flambeau, puis les jeunes gens et les hommes également avec des flambeaux. La musique vient après, ensuite une cinquantaine de petits anges, comme ils les appellent, portant une couronne et tenant chacun une grande coupe d’argent remplie de fleurs. Après eux viennent les thuriféraires et enfin le dais. Les prostrations des petits anges qui jettent les fleurs sont faites avec beaucoup de grâce ; à chaque fois que les coupes d’argent se vident, d’autres enfants, portant de grandes corbeilles, viennent les remplir. Le Saint-Sacrement marche entre une haie de soldats. Pendant toute la procession, le son des cloches et des tambours ne discontinue pas, et des milliers de pétards chinois ne cessent d’éclater avec un fracas qui plaît beaucoup aux indigènes Ce jour-là, comme le Saint-Sacrement reste ex posé toute la nuit, il n’y a pas de feu d’artifice parce qu’il entraînerait nécessairement du trouble et du tapage ; mais on le remplace par une illumination qu’on rend aussi belle qu’on peut.

21. MANIÈRE DE RENDRE LA JUSTICE PARMI LES CHRÉTIENS.

Dans les camps chrétiens de la capitale, les habitations sont si serrées qu’il s’élève souvent des différends pour des riens, ce qui ne laisse pas que de troubler la paix et la tranquillité des habitants. Chaque camp a son chef qui a droit de juger toutes les causes de peu d’importance. Dans les cas graves, le chef convoque ses subalternes pour l’aider dans l’examen et la discussion de l’affaire ; mais il arrive souvent qu’on ne tombe pas d’accord le prêtre et même l’évêque sont obligés de s’en mêler. De sorte que, outre sa qualité de père et de prêtre, le missionnaire est encore le premier juge des chrétiens. Il paraît qu’il en a été ainsi dès le commencement de la mission ; le roi et les grands ont toujours reconnu que l’évêque et ses missionnaires avaient le droit de juger les procès qui surviennent entre les chrétiens. Voici à ce propos une histoire qui m’arriva un jour. Deux petits chefs chrétiens, ayant un différend entre eux, vinrent me trouver et me prier d’arranger leur affaire, ce que je fis volontiers. Mais celui qui avait perdu sa cause s’avisa d’aller offrir des présents au vice-roi et le prier de juger la même affaire. Le vice-roi lui demanda : L’évêque a-t-il jugé cette cause-là ? Mon homme fut bien obbgé de répondre que oui. Le vice-roi reprit : Eh bien ! à quoi bon venir me trouver pour cela, puisque l’évêque à jugé ? Le chef chrétien répondit : Je viens remettre l’affaire sous vos pieds sacrés parce que le jugement de l’évêque ne me paraît pas très-équitable. Le vice-roi, entendant ces mots, se mit en colère et s’écria : Comment, misérable ; tu ne respectes pas ton évêque et tu ne veux pas te soumettre à son jugement ! et s’adressant à ses gens Appelez un licteur, qu’on lui donne trente coups de rotin, et après cela qu’on le mène demander pardon à l’évêque. Ce qui fut dit fut fait.

22. ENFANTS CHRÉTIENS ESCLAVES CHEZ LES PAÏENS.

Voici un cas qui se présente assez souvent parmi nos chrétiens de Siam. Un père a quatre ou cinq enfants qui fréquentent l’église et les écoles ; les plus grands d’entre eux se préparent déjà à la première communion. Tout à coup, cet homme éprouve une perte considérable ou tombe grièvement malade ; ne pouvant plus nourrir sa famille, il se trouve obligé d’emprunter à usure chez les païens. Comme son travail suffit à peine pour l’entretien de sa famille, et qu’il ne lui reste rien à donner au créancier, les usures s’accumulent, et au bout de trois ans égalent le capital. Alors l’impitoyable créancier vient saisir ces pauvres enfants qui, fondant en larmes, sont arrachés du toit paternel et emmenés chez un maître barbare. Dans les premiers temps, on les traite encore avec assez d’humanité pour leur faire oublier leur père et mère ; mais bientôt leur maître les traite avec plus de rigueur ; il cherche même, en toute occasion, à pervertir ces innocentes créatures ; s’il les voit prier, il les frappe du rotin ; il ne leur permettra pas d’aller à l’église, même une seule fois dans l’année ; s’ils y vont furtivementle dimanche, on les bat, on les met à la chaîne ; on force par toute sorte de mauvais traitements les filles à saluer les talapoins et à leur distribuer l’aumône tous les matins ; devenues nubiles, elles seront livrées, malgré elles, comme concubines ou femmes, à quelque parent de leur maître. Les garçons seront envoyés aux pagodes pour y recevoir une éduçation diabolique ; on finira même par les faire ordonner talapoins en leur promettant de les renvoyer libres, après qu’ils auront passé un ou deux ans affublés de l’habit jaune. Voilà comment se perdent pour l’éternité tant d’âmes de pauvres enfants qui étaient si intéressants dans leur jeune âge ! Il y a plusieurs centaines d’enfants qui sont dans cet état déplorable et qui soupirent sans cesse après un libérateur. Combien de fois n’en est-il pas venu me trouver furtivement et me supplier avec larmes de les tirer, disaient-ils, des griffes du démon ! J’en ai fait racheter autant que j’ai pu par les familles chrétiennes qui sont à l’aise ; mais il en reste encore cent fois plus pour qui je n’ai rien pu faire. Néanmoins, je ne perds pas l’espérance de pouvoir les racheter un jour. Mon projet serait de former deux établissements, un pour les garçons et l’autre pour les filles ; on rachèterait une cinquantaine d’enfants des deux sexes ; on les placerait dans leur établissement respectif. Là, on les ferait travailler à des métiers très-productifs pour le pays ; avec le fruit de leur travail, dans un an ou tout au plus deux, ces enfants auraient payé leur rançon on les enverrait dans leur famille et on en rachèterait d’autres pour les mettre à leur place. De cette manière, dans l’espace de dix à douze ans, on aurait délivré tous les enfants chrétiens de ce pernicieux esclavage où ils gémissent et finissent par perdre leur âme ; et comme les fonds employés à ce rachat demeureraient toujours intacts, après avoir tiré de la servitude tous les enfants chrétiens, on pourrait étendre cette bonne œuvre aux esclaves païens de bonne volonté qui, après avoir été baptisés, seraient mis dans ces mêmes établissements où ils acquerraient bientôt la liberté du corps avec celle de l’âme, et contribueraient ainsi puissamment à la propagation de la foi dans le royaume de Siam.


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Pour compléter ce qu’il y a d’intéressant à dire sur le royaume de Siam, j’ai jugé à propos de mettre à la fin de mon ouvrage deux pièces qui ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. La première est une relation de l’ambassade de Louis XIV au roi de Siam dans tannée 1685 ; la seconde est une notice sur le fameux Constance ou Constantin Falcon, qui fut premier ministre du roi de Siam, joua un très-grand rôle dans les affaires de ce temps-là, et dont la mort tragique fut suivie de révolutions et de persécutions déplorables racontées dans le chapitre vingtième de cet ouvrage.

RELATION DE M. LE CHEVALIER DE CHAUMONT
À LA COUR DU ROI DE SIAM[1].

Je partis de Brest le 3 mars 1685 sur un des vaisseaux du roi, nommé l’Oiseau, accompagné d’une frégate appelée la Maline, et le 24 septembre nous mouillâmes à la barre de la rivière de Siam. J’envoyai prévenir monseigneur de Métellopolis, vicaire apostolique de Siam, qui le 29 du même mois, vint à bord avec M. l’abbé de Lionne. Ils m’informèrent de ce que je voulais savoir, et me dirent que le roi de Siam ayant appris mon arrivée par M. Constance, un de ses ministres, en avait témoigné une grande joie et lui avait donné l’ordre d’en aller avertir monseigneur l’évêque, et de dépêcher deux mandarins du premier ordre pour me témoigner la joie qu’il avait de mon arrivée. Ils vinrent deux jours après à mon bord ; je les reçus dans ma chambre, assis dans un fauteuil ; monseigneur l’évêque était assis à côté de moi, et ils s’assirentsurles tapis dont le plancher de ma chambre était couvert.

Ils me dirent que le roi leur maître les avait chargés de venit me témoigner la joie qu’il avait de mon arrivée, et d’avoir appris que le roi de France, ayant vaincu tous ses ennemis, était maître absolu dans son royaume, jouissant de la paix qu’il avait accordée à toute l’Europe.

Après leur avoir marqué combien j’étais flatté des bontés du roi leur maître, et leur avoir répondu sur le sujet de Sa Majesté, je leur dis que j’étais extrêmement satisfait du gouverneur de Bangkok, de la manière dont il avait reçu ceux que je lui avais envoyés, ainsi que des présents qu’il m’avait faits. Ils me répondirent qu’il n’avait fait que s’acquitter de son devoir, puisqu’en France on avait si bien reçu les envoyés du roi leur maître, et que d’ailleurs ce bon traitement m’était dû par mes anciens mérites, pour avoir autrefois ménagé l’union entre le royaume de Siam et celui de France. Après les avoir traités avec les honneurs et les civilités qui sont en usage en pareille rencontre dans ce royaume, je leur fis présenter du thé et des confitures. Ils restèrent près d’une heure dans le vaisseau, et, lorsqu’ils partirent, je les fis saluer de neuf coups de canon.

Le 1er octobre, M. Constance, ministre du roi de Siam, qui, bien qu’étranger, est parvenu par son mérite jusqu’à la première place dans la faveur du roi de Siam, m’envoya faire compliment par son secrétaire qui m’offrit de sa part un si grand présent de fruits, de bœufs, de cochons, de poules de canards et plusieurs autres choses, que l’équipage en fut nourri pendant quatre jours. Ces rafraîchissements sont très-agréables quand il y a sept mois que l’on est en mer.

Le 8 octobre, monseigneur l’évêque de Métellopolis, qui était retourné à Juthia, revint à bord avec deux mandarins s’informer, de la part du roi, de l’état de ma santé, et me dire qu’il était dans l’impatience de me voir, me priant de descendre à terre. Je reçus ces mandarins comme les premiers, et, lorsqu’ils partirent, je les fis saluer de neuf coups de canon. Le même jour, à deux heures, j’entrai dans mon canot, et ceux qui étaient avec moi dans des bateaux que le roi avait envoyés. Étant entré le soir dans la rivière, j’y trouvai cinq ballons très-propres, un fort magnifique pour moi, et quatre autres pour les gentilshommes qui m’accompagnaient, avec un grand nombre d’autres pour charger les hardes et tous les gens de ma suite.

Le même soir, le commis que j’avais envoyé à Juthia pour acheter les provisons nécessaires pour les équipages du vaisseau et de la frégate, me vint dire que M. Constance lui avait mis entre les mains, de la part du roi, onze barques chargées de bœufs, de cochons, de veaux, de canards et d’arak pour nourrir les équipages des deux navires, et qu’il lui avait recommandé de demander tout ce qui nous serait nécessaire, le roi voulant défrayer les deux vaisseaux de Sa Majesté pendant tout le temps que je serais dans son royaume.

Le 9, deux mandarins vinrent à mon ballon, de la part du roi, et me dirent que c’était pour recevoir mes ordres ; je partis de ce lieu-là sur les sept heures du matin. Après avoir fait environ cinq lieues, j’arrivai dans une maison qui avait été bâtie exprès pour me recevoir, où deux mandarins et les gouverneurs de Bangkok et de Piply, avec plusieurs autres, me vinrent complimenter sur mon arrivée, me souhaitant une longue vie. Cette maison était faite de bambous et couverte de nattes assez propres. Tous les meubles en étaient neufs ; il y avait plusieurs chambres tapissées de toile peinte fort belle ; la mienne avait de très-beaux tapis sur le plancher ; j’y trouvai un dais d’une étoffe d’or fort riche, un fauteuil tout doré, des carreaux de velours très-beaux, une table avec un tapis broché d’or, et des lits magnifiques on m’y servit des viandes et des fruits en quantité. Je partis après dîner et tous les mandarins me suivirent. J’allai à Bangkok, qui est la première place du roi de Siam sur cette rivière, et qui est éloignée d’environ huit lieues de la mer. Je trouvai à la rade un navire anglais qui me salua de vingt et un coups de canon ; les forteresses du lieu qui gardent les deux côtés de la rivière me saluèrent aussi, l’une de vingt-neuf coups, et l’autre de trente et un. Ces forteresses sont assez régulières et fournies de gros canons de fonte. Je logeai dans la forteresse à main gauche, dans une maison assez bien bâtie et très-bien meublée, où je fus traité à la mode du pays.

Le lendemain 10, j’en partis sur les huit heures du matin, accompagné de tous les mandarins et de tous les gouverneurs qui étaient venus me faire compliment. À mon départ, je fus salué de la même manière que je l’avais été la veille, et j’arrivai à midi dans une maison bâtie exprès pour moi, garnie de meubles aussi beaux que ceux de la première. Il y avait près de là deux forteresses qui me saluèrent de toute leur artillerie, et deux mandarins vinrent m’y recevoir. À dîner, je fus très-bien servi, et je partis à trois heures ; les forteresses me saluèrent comme auparavant, et le gouverneur de Bangkok prit congé de moi pour retourner dans son gouvernement. Poursuivant ma route, je rencontrai deux navires, l’un anglais et l’autre hollandais, qui me saluèrent de toute leur artillerie, et j’arrivai sur les sept heures du soir dans une maison faite et meublée de la même manière que les précédentes ; j’y fus reçu par de nouveaux mandarins et fort bien traité.

Le 11 au matin, je partis, et j’allai dîner dans une autre maison ; le soir j’arrivai dans une maison faite à peu près comme les autres, et fort bien meublée, où je trouvai deux mandarins qui m’y reçurent.

Le 12, j’allai coucher à deux lieues de Juthia où je fus reçu par deux mandarins ; ce fut là que les chefs des compagnies anglaises et hollandaises vinrent me saluer ; pour les Français, ils étaient venus me voir à mon bord, et ne m’avaient plus quitté. Je restai dans ce lieu jusqu’au jour où je fis mon entrée dans la capitale.

Tous les mandarins qui sont venus me recevoir sur la rivière m’ont toujours accompagné les premiers étaient comme les gentilshommes de la chambre, et les autres, qui vinrent depuis, étaient toujours de plus grande considération que ceux qui les avaient précédés. Enfin les princes y furent envoyés les derniers. Ces mandarins ont tous des ballons très-propres, dans le milieu desquels il y a une espèce de trône sur lequel ils s’asseyent, et ils ne vont ordinairement qu’un dans chaque ballon ; à leurs côtés sont leurs armes, comme sabres, lances, épées, flèches, plastrons et même des fourches. Il y avait environ cinquante à soixante ballons à ma suite, dont plusieurs avaient jusqu’à quatre-vingts pieds de long, et avaient jusqu’à cent rameurs. Ils ne rament pas à notre manière, car ils sont assis deux sur chaque banc, l’un d’un côts et l’autre de l’autre, le visage tourné du côté où l’on va, tenant en main une rame d’environ quatre pieds de long, et font force du corps pour ramer.

Le 13, je fis dire au roi par les mandarins qui étaient avec moi, que j’avais été informé de la manière dont on avait coutume de recevoir les ambassadeurs dans son royaume, et que, comme elle était fort différente de celle de France, je le suppliais de m’envoyer quelqu’un avec qui je pusse traiter sur le sujet de mon entrée.

Le 14, il m’envoya M. Constance avec lequel j’eus une longue conversation ; monseigneur l’évêque de Métellopolis nous servit d’interprète. Nous disputâmes longtemps, et je ne voulus rien relâcher des manières dont on a coutume de recevoir les ambassadeurs en France, ce qu’il m’accorda.

Le 17, M. Constance me vint trouver, et emmena aevc lui quatre ballons très-beaux pour charger les présents que Sa Majesté envoyait au roi de Siam. Il y avait parmi ces présents plusieurs pièces de brocard à fond et fleurs d’or, quatre très-beaux tapis, de grandes girandoles d’argent, de très-grands miroirs garnis d’or et d’argent, un bassin de cristal garni d’or, plusieurs pendules et plusieurs petits bureaux artistement travaillés, plusieurs fusils et pistolets d’un travail admirable, et beaucoup d’autres ouvrages de France. Ce même jour, le roi donna ordre à toutes les nations des Indes qui demeurent à Siam de venir me témoigner la joie qu’elles ressentaient de mon arrivée, et de me rendre tous les honneurs qui étaient dus à l’ambassadeur du plus grand roi du monde. Elles y vinrent sur les six heures du soir, toutes habillées à la mode de leurs pays ; il y en avait de quarante nations différences, et toutes de royaumes indépendants les uns des autres. Leurs habits étaient presque semblables à ceux des Siamois, à la réserve de quelques-uns dont la coinure était différente, les uns ayant des turbans, les autres des bonnets à l’arménienne, ou des calottes, et d’autres eniin étant tête nue comme les Siamois ; les personnes de qualité portent un bonnet de mousseline blanche de la forme de celui de nos dragons, qui se tient droit, et qu’ils sont obligés d’attacher avec un cordon qui passe au dessous de leur menton, étant d’ailleurs tous nu-pieds, à la réserve de quelques-uns qui ont des babouches comme celles que portent les Turcs.

Le roi me fit dire ce même jour, par M. Constance, qu’il voulait me recevoir le lendemain.

Le 18, je partis à sept heures du matin. Il vint quarante mandarins de la cour du roi, dont deux étaient phaja, et qui m’annoncèrent que tous les ballons étaient à ma porte pour prendre la lettre de Sa Majesté, et pour me mener au palais. La lettre était dans ma chambre, dans un vase d’or couvert d’un voile de brocard très-riche. Les mandarins y étant entrés, ils se prosternèrent les mains jointes sur le front, le visage contre terre, et en cette posture, ils saluèrent par trois fois la lettre du roi. Pour moi, j’étais assis sur un fauteuil auprès de la lettre ; cet honneur n’a jamais été rendu qu’à la lettre de Sa Majesté. La cérémonie étant finie, je pris la lettre avecle vase d’or, et après l’avoir portée sept ou huit pas, je la remis à M. l’abbé de Choisy, qui était venu de France avec moi. Il marchait à ma gauche, un peu derrière, et il la porta jusqu’au bord de la rivière où je trouvai un ballon extrêmement beau, fort doré, dans lequel étaient deux mandarins du premier ordre. Je pris la lettre des mains de M. l’abbé de Choisy, et l’ayant portée dans le ballon, je la mis entre les mains d’un de ces mandarins qui la posa sous un dais fait en pointe, fort élevé et tout doré. Après cela, j’entrai dans un autre ballon très-magnifique, qui suivait immédiatement celui où était la lettre de Sa Majesté. Deux autres, aussi beaux que le mien, dans lesquels étaient des mandarins, se tenaient aux deux côtés de celui où l’on avait mis la lettre. Le mien, comme je viens de le dire, le suivait ; M. l’abbé de Choisy était dans un autre ballon immédiatement derrière, et les gentilshommes qui m’accompagnaient et les gens de ma suite étaient dans d’autres ballons ; ceux des grands mandarins, pareillement fort beaux, étaient à la tête. Il y avait environ douze ballons tout dorés et près de deux cents autres qui voguaient sous deux colonnes. La lettre du roi, les deux ballons de garde et le mien étaient dans le milieu. Toutes les nations qui habitent Siam se trouvaient à ce cortège, et le fleuve, quoique très-large, était tout couvert de ballons. Nous marchâmes de cette sorte jusqu’à la ville dont les canons me saluèrent, ce qui ne s’était jamais fait à aucun autre ambassadeur ; tous les navires qui étaient dans le port en firent de même, et en arrivant à terre, je trouvai un grand char tout doré, qui n’avait jamais servi que pour le roi.

Je pris la lettre de Sa Majesté, je la mis dans ce char qui était traîné par des chevaux et poussé par des hommes j’entrai ensuite dans une chaise dorée que dix hommes portaient sur leurs épaules. M. l’abbé de Choisy était dans une autre moins belle ; les gentilshommes et les mandarinsqui m’accompagnaient étaient à cheval ; les diverses nations qui habitent Siam marchaient à pied derrière nous. La marche continua ainsi jusqu’au château du gouverneur, où je trouvai en haie des soldats des deux côtés de la rue ; ils avaient des chapeaux de métal doré, une chemise rouge et une espèce d’écharpe de toile peinte qui leur servait de pantalon du reste, ils n’avaient ni bas ni souliers. Les uns étaient armés de mousquets, les autres de lances, quelques-uns avaient des arcs et des flèches, d’autres des piques.

Il y avait beaucoup d’instruments, comme des trompettes, tambours, cymbales, musettes, des espèces de petites cloches et des petits cors dont le bruit ressemble à ceux des pâtres en France. Toute cette musique faisait assez de bruit. Nous marchâmes de cette façon le long d’une grande rue bordée des deux côtés d’une foule immense, et nous arrivâmes enfin sur une grande place qui était devant le palais du roi, où étaient rangés des deux côtés des éléphants armés en guerre ; ensuite nous entrâmes dans la première cour du palais, où je trouvai environ deux mille soldats assis sur leur derrière, la crosse de leurs mousquets à terre tout droits, rangés en droite ligne à six de hauteur, et vêtus comme je l’ai déjà dit ; sur la gauche étaient des éléphants encore armés en guerre. Nous vîmes ensuite cent hommes à cheval, pieds nus et habillés à la mauresque, tenant une lance à la main ; dans cet endroit, les nations et tous ceux qui me suivaient me quittèrent, à la réserve des gentilshommes qui m’accompagnaient. Je traversai deux autres cours qui étaient garnies de la même manière, et, entrant dans une autre, j’y trouvai un grand nombre de mandarins tous prosternés la face contre terre. Il y avait dans cet endroit six chevaux qui avaient des anneaux d’or aux pieds de devant, et qui étaient tenus chacun par deux mandarins. Ils étaient très-bien harnachés, tous les harnais étaient garnis d’or et d’argent, enrichis de perles, de rubis et de diamants, en sorte qu’on ne pouvait en voir le cuir ; leurs étriers et leurs selles étaient d’or et d’argent ; il y avait aussi dans cette cour plusieurs éléphants harnachés de même que le sont des chevaux de carrosse, ayant des harnais de velours cramoisi avec des boucles dorées. Les gentilshommes entrèrent dans la salle d’audience et se placèrent avant que le roi fût sur son trône, et quand j’y fus entré, accompagné de M. Constance, du barcalon et de M. l’abbé de Choisy, qui portait la lettre de Sa Majesté, je fus surpris de voir le roi dans une tribune fort élevée ; car M. Constance était demeuré d’accord avec moi que le roi ne serait qu’à la hauteur d’un homme dans sa tribune, et que je pourrais lui donner la lettre de la main à la main. Alors je dis à M. l’abbé de Choisy : On a oublié ce que l’on m’a promis ; mais assurément je ne donnerai point la lettre du roi qu’à ma hauteur. Le vase d’or où on l’avait mise avait un grand manche d’or de plus de trois pieds de long ; on avait cru que je prendrais ce vase par le bout du manche pour l’élever jusqu’à la hauteur du trône où était le roi ; mais je pris sur-le-champ mon parti et je résolus de présenter au roi la lettre de Sa Majesté, tenant en main la coupe d’or où elle était. Étant donc arrivé à la portée, je saluai le roi, j’en fis de même à moitié chemin, et lorsque je fus proche de l’endroit où je devais m’asseoir, après avoir prononcé deux paroles de ma harangue, je remis mon chapeau sur la tête, je m’assis et je continuai mon discours qui était conçu en ces termes :


« Sire,

« Le roi mon maître, si fameux aujourd’hui dans le monde par ses grandes victoires et par la paix qu’il a souvent donnée à ses ennemis et à la tête de ses armées, m’a commandé de venir trouver Votre Majesté pour l’assurer de l’estime particulière qu’il a conçue pour elle.

« Il connaît, Sire, vos augustes qualités, la sagesse de votre gouvernement, la magnificence de votre cour, la grandeur de vos États, et ce que vous vouliez particulièrement lui faire connaître par vos ambassadeurs, l’amitié que vous avez pour sa personne, confirmée par cette protection continuelle que vous donnez à ses sujets, principalement aux évêques qui sont les ministres du vrai Dieu.

« Il ressent tant d’illustres effets de l’estime que vous avez pour lui, et il veut bien y répondre de tout son pouvoir ; dans ce dessein, il est prêt à traiter avec Votre Majesté pour vous envoyer de ses sujets, afin d’entretenir et d’augmenter le commerce, de vous donner toutes les marques d’une amitié sincère, et de commencer entre les deux couronnes une union aussi célèbre dans la postérité que vos États sont éloignés des siens par les vastes mers qui les séparent.

« Mais rien ne l’affermira tant en cette résolution et ne vous unira plus étroitement ensemble que de vivre dans les sentiments d’une même créance. Et c’est particulièrement, Sire, ce que le roi mon maître, ce prince si sage et si éclairé, qui n’a jamais donné que de bons conseils aux rois ses alliés, m’a commandé de vous représenter de sa part.

« Il vous conjure, comme le plus sincère de vos amis, et par l’intérêt qu’il prend déjà à votre véritable gloire, de considérer que cette suprême majesté dont vous êtes revêtu sur la terre, ne peut venir que du vrai Dieu, c’est-à-dire d’un Dieu tout-puissant, éternel, infini, tel que les chrétiens le reconnaissent, qui seul fait régner les rois et règle la fortune de tous les peuples ; soumettez vos grandeurs à ce Dieu qui gouverne le ciel et la terre. C’est une chose, Sire, beaucoup plus raisonnable que de les rapporter aux autres divinités qu’on adore dans cet Orient et dont Votre Majesté, qui a tant de lumières et de pénétration, ne peut manquer de voir l’impuissance.

« Mais elle le connaîtra plus clairement encore, si elle veut bien entendre durant quelque temps les évêques et les missionnaires qui sont ici.

« La plus agréable nouvelle, Sire, que je puisse porter au roi mon maître, est celle que Votre Majesté, persuadée de la vérité, se fait instruire dans la religion chrétienne ; c’est ce qui lui donnera plus d’admiration et d’estime pour Votre Majesté ; c’est ce qui excitera ses sujets à venir avec plus d’empressement et de confiance dans vos États ; et enfin c’est ce qui achèvera de combler de gloire Votre Majesté, puisque, par ce moyen, elle s’assure un bonheur éternel dans le ciel, après avoir régné avec autant de prospérité qu’elle le fait sur la terre. »

Cette harangue fut interprétée par M. Constance ; après cela, je dis à Sa Majesté, que le roi mon maître m’avait donné M. l’abbé de Choisy pour m’accompagner avec les douze gentilshommes que je lui présentai ; je pris alors la lettre des mains de M. l’abbé de Choisy et je la portai dans le dessein de ne la présenter que comme je venais de me déterminer de le faire. M. Constance, qui m’accompagnait, rampant sur ses genoux et sur ses mains, me cria et me fit signe de hausser le bras de même que le roi ; je fis semblant de ne pas entendre ce qu’on me disait et me tins ferme. Alors le roi, se mettant à sourire, se leva, et se baissant pour prendre la lettre dans le vase, se pencha de manière qu’on lui vit tout le corps ; dès qu’il l’eut prise, je lui fis un profond salut et je me remis sur mon siège. Le roi de Siam me demanda ensuite des nouvelles de Sa Majesté ainsi que de toute la famille royale ; il ajouta qu’il chercherait tous les moyens pour donner satisfaction au roi sur tout ce que je lui proposais. Monseigneur l’évêque de Métellopolis était présent, il interpréta plusieurs choses que le roi me demanda. Ce monarque avait une couronne enrichie de diamants, attachée sur un bonnet qui était presque semblable à ceux de nos dragons. Sa veste était d’une étoffe très-belle à fond et à fleurs d’or, garnie de diamants au col et aux poignets, en sorte qu’ils formaient une espèce de collier et de bracelets. Ce prince avait aussi beaucoup de diamants aux doigts.

Ce monarque est âgé d’environ cinquante-cinq ans, il est bien fait, mais un peu basané comme tous les gens de ce pays-là ; il a l’air gai, des inclinations tout à fait royales ; il est courageux ; grand politique, gouvernant par lui-même, magnifique, libéral, aimant les beaux-arts ; en un mot, c’est un prince qui, par la force de son génie, a su s’affranchir de diverses coutumes bizarres en usage dans son royaume, pour emprunter des pays étrangers, surtout de ceux de l’Europe, ce qu’il a cru le plus digne de contribuer à sa gloire et à la féliicité de son règne.

Pendant cette audience, il y avait quatre-vingts mandarins dans la salle ; ils étaient prosternés la face contre terre et ne quittèrent point cette posture. Ils n’avaient ni bas ni souliers, et, du reste, ils étaient vêtus d’habits magnifiques. Chacun d’eux avait une boîte pour mettre l’arec, le bétel et le tabac. C’est par ces boîtes qu’on distingue leur qualité et leur rang. Après que le roi m’eut entretenu pendant une heure, il ferma sa fenêtre et je me retirai. Le lieu de l’audience était élevé d’environ douze à quinze marches ; le dedans était peint de grandes fleurs d’or depuis le bas jusqu’en haut, le plafond était de bossages dorés, et ie plancher couvert de tapis très-beaux. Au fond de cette salle il y avait deux escaliers des deux côtés, qui conduisaient dans une chambre où était le roi, et au milieu de ces deux escaliers était une fenêtre brisée devant laquelle il y avait trois grands parasols par étages, depuis le bas de la salle jusqu’au haut, et de toile d’or dont le bâton était couvert d’une feuille d’or ; l’un était au milieu de la fenêtre et les deux autres aux deux côtés ; c’est par cette fenêtre qu’on voyait le trône du roi et c’est par là qu’il me donna audience. M. Constance me mena ensuite dans le reste du palais où je vis l’éléphant blanc à qui on donne à boire et à manger dans des vases d’or. J’en vis aussi plusieurs autres très-beaux, après quoi je retournai à mon hôtel avec la même pompe avec laquelle j’étais venu. Cette maison était assez propre et toute ma suite était assez bien logée.

Le 22, le roi m’envoya plusieurs pièces de brocard, des robes de chambre du Japon et une garniture de boutons d’or, et aux gentilshommes qui m’accompagnaient quelques étoffes brochées d’or et d’argent ; car la coutume du pays est de faire des présents en arrivant afin qu’on puisse s’habiller à leur mode. Pour moi, je n’en fis point faire d’habits et il n’y eut que les gentilshommes de ma suite qui en usèrent de cette façon.

Le 8 novembre, le roi partit pour Louvô, qui est une maison de plaisance où il demeure huit ou neuf mois de l’année, et qui est à vingt lieues de Juthia.

Le 5, je partis pour m’y rendre ; je couchai en chemin dans une maison qui avait été bâtie pour moi ; elle était de la même manière que celles où j’avais été logé depuis mon débarquementjusqu’à la capitale ; elle était proche d’une maison où le roi va coucher quand il habite Louvô ; j’y restai le 16 et le 17 ; j’arrivai à Louvô sur les huit heures du soir. Cette maison est assez bien bâtie, à la mode du pays ; en y entrant, on passe par un jardin où il y a plusieurs jets d’eau ; de ce jardin on monte cinq ou six marches et on entre dans un salon fort élevé où l’on prend le frais ; j’y trouvai une belle chapelle et des logements pour tous ceux qui m’accompagnaient.

Le lundi 19, le roi me donna une audience particulière l’après-midi, je me promenai sur des éléphants, dont la marche est si rude et si incommode, que j’aimerais mieux faire dix lieues à cheval qu’une sur un de ces animaux.

Le 23, M. Constance me dit que le roi voulait me donner le divertissement d’un combat d’éléphants, et qu’il me priait d’y mener les capitaines des vaisseaux qui m’avaient amené. C’était MM. de Vaudricourt et de Joyeuse ; nous y allâmes montés sur des éléphants.

Le roi fit venir ces deux messieurs et leur dit qu’il était bien aise qu’ils fussent les premiers capitaines du roi de France qui fussent arrivés dans son royaume, et qu’il souhaitait qu’ils s’en retournassent aussi heureusement qu’ils étaient venus. Il leur donna à chacun un sabre dont la poignée et la garde étaient d’or, et le fourreau presque tout couvert aussi d’or, une chaîne de filigrane d’or bien travaillée et fort grosse, comme pour servir de baudrier, une veste d’une étoffe d’or, garnie de gros boutons d’or. Comme M. de Vaudricourt était le premier capitaine, son présent était plus beau et plus riche. Le roi leur dit de se donner de garde de leurs ennemis en chemin ils répondirent que Sa Majesté leur donnait des armes pour se défendre et qu’ils s’acquitteraient bien de leur devoir. Ces capitaines lui parlèrent sans descendre de dessus leurs éléphants. Je vis bien que, sous prétexte d’un combat d’éléphants, il voulait faire ce présent aux capitaines devant beaucoup d’Européens qui étaient présents, afin de donner une marque publique de la distinction particulière qu’il voulait faire de la nation française.

Le dimanche 2 décembre, M. Constance m’envoya des présents, il en fit aussi à M. l’abbé de Choisy et aux gentilshommes qui m’accompagnaient. Ces présents étaient des porcelaines, des bracelets, des vases de Chine, des robes de chambre, des ouvrages du Japon faits d’argent, des pierres de bézoard, des cornes de rhinocéros et autres curiosités du pays.

Le 11, j’allai voir la chasse d’un éléphant sauvage. Le roi, qui y était ce jour-là, m’envoya chercher par deux mandarins, et, après m’avoir parlé de plusieurs choses, il me demanda le sieur de Lamarre, ingénieur, pour faire fortifier ses places. Je lui dis que je ne doutais pas que le roi mon maître n’approuvât fort que je le lui laissasse, puisque les intérêts de Sa Majesté lui étaient très-chers et que c’était un homme habile dont elle serait satisfaite. J’ordonnai donc au sieur de Lamarre de rester à Siam pour rendre service au roi, qui voulut alors lui parler, et lui fit présent d’une veste d’une étoffe d’or.

Comme je comptais partir le lendemain pour me rendre à bord, je lui présentai les gentilshommes qui étaient avec moi pour prendre congé de Sa Majesté. Ils le saluèrent et le roi leur souhaita un heureux voyage. Monseigneur l’évêque de Métellopolis voulut lui présenter l’abbé de Lionne et Levachet, missionnairesquiretournaient en France avec moi, pour prendre aussi congé de lui ; mais il dit à monseigneur l’évêque qu’ils étaient de sa maison, qu’il les regardait comme ses enfants, et qu’ils prendraient congé de lui dans son palais. Le roi se retira ensuite, et je le conduisis jusqu’au bord de la forêt.

Le mercredi 12, le roi me donna audience de congé ; il me dit qu’il était très-content et très-satisfait de moi ainsi que de toute ma négociation ce fut alors qu’il me fit présent d’un grand vase d’or qu’ils appellent bossette, et c’est une des marques les plus honorables de ce royaume, de même que si le roi en France donnait le titre de duc. Le roi me dit qu’il n’en faisait point les cérémonies parce qu’il y aurait peut-être eu quelque chose qui ne m’aurait pas été agréable à cause des génuflexions que les plus grands du royaume sont obligés de faire en pareille circonstance. Il n’y a, parmi les étrangers qui sont à sa cour, que le neveu du roi de Camboge qui ait reçu une semblable marque d’honneur, laquelle signifie que l’on est phaja, dignité qui, selon ce que je viens de dire, est comme celle de duc en France. Ce monarque eut la bonté de me dire ensuite des choses si obligeantes en particulier, que je n’oserais les raconter, et dans tout mon voyage il m’a fait rendre des honneurs si grands, que j’aurais peine d’être cru, s’ils n’étaient uniquement dus au caractère dont Sa Majesté avait daigné m’honorer. J’ai reçu aussi mille bons traitements de ses ministres et du reste de sa cour. MM. l’abbé de Lionne et Levachet prirent en même temps congé du roi, qui, après leur avoir souhaité un bon voyage, leur donna à chacun un crucifix d’or et de tambac avec le pied en argent. Au sortir de l’audience, M. Constance me mena dans une salle entourée de jets d’eau qui était dans l’enceinte du palais. Je trouvai là un très-grand repas servi à la mode du royaume ; le roi de Siam eut la bonté de m’envoyer deux ou trois plats de sa table, dont l’un était du riz accommodé à leur mode, et les deux autres de poisson sec et salé qui venait du Japon. Sur les cinq heures, je m’en retournai dans une chaise dorée portée par dix hommes, et les gentilshommes qui m’accompagnaient étaient à cheval. Nous entrâmes dans nos ballons et nous étions accompagnés d’un grand nombre de mandarins. Les rues étaient bordées de soldats, d’éléphants et de cavaliers maures. Tous les mandarins qui m’avaient accompagné jusqu’à mon ballon se mirent dans les leurs et vinrent avec moi ; il y avait environ cent ballons, et j’arrivai le lendemain 13, à Juthia, sur les trois heures du matin. La lettre du roi de Siam et les ambassadeurs qu’il envoyait au roi de France étaient avec moi dans un très-beau ballon, accompagné de plusieurs autres. Le roi me fit présent de porcelaines pour six à sept cents pistoles, de deux paires de paravents de la Chine et de quatre tapis de table en broderie d’or et d’argent de la Chine, d’un crucifix dont le corps était d’or, la croix de tambac, qui est un métal plus estimé que l’or dans ces pays-là, et le pied d’argent, avec plusieurs autre scuriosités des Indes ; et comme la coutume de ces pays est de donner à ceux qui portent les présents, je fis distribuer aux conducteurs des ballons du roi qui m’avaient servi, huit à neuf cents pistoles. À l’égard de M. Constance, je lui fis présent d’un meuble que j’avais apporté de France, qui valait plus de mille écus, et d’une chaise à porteurs très-belle, qui m’avait coûté en France deux cents écus, et je fis présent à son épouse d’un miroir garni d’or et de pierreries d’environ soixante pistoles.

J’avais oublié de dire que le roi de Siam avait fait pour sept à huit cents pistoles de présents à M. l’abbé de Choisy. Ces présents consistaient en vases de la Chine, ouvrages d’argent du Japon, plusieurs porcelaines très-belles, et autres curiosités des Indes.

Le 14, sur les cinq heures du soir, je partis de Juthia accompagné de M. Constance, de plusieurs mandarins, avec un grand nombre de ballons, et j’arrivai à Bangkok le lendemain de grand matin, Les forteresses que nous trouvâmes sur notre route et celle de Bangkok me saluèrent de toute leur artillerie. Je restai un jour dans cette ville, parce que le roi m’avait dit, que comme j’étais un homme de guerre, il me priait d’en voir toutes les fortifications, et de lui mander ce qu’il y avait à faire pour la bien fortifier, et d’y marquer une place pour y bâtir une église ; j’en fis un devis que je donnai à M. Constance.

Le 16, au matin, j’en partis accompagné des mandarins ; les forteresses me saluèrent encore, et sur les quatre heures j’arrivai à la barre de Siam dans les chaloupes des deux navires de Sa Majesté, où je m’étais mis.

Le 17, la frégate du roi de Siam, dans laquelle étaient ses ambassadeurs et sa lettre pour le roi de France, vint mouiller proche de mon navire ; j’envoyai ma chaloupé qui amena d’abord deux des ambassadeurs, et la renvoyant une seconde fois, elle revint avec le troisième ambassadeur et la lettre du roi de Siam qui était sous un dais ou pyramide toute dorée et fort élevée. Cette lettre est écrite sur une feuille d’or roulée et mise dans une boîte de même métal ; on salua la lettre de plusieurs coups de canon, et elle demeura sur la dunette de mon navire avec des parasols par dessus jusqu’au jour de notre départ. Quand les mandarins passaient près de cette lettre, ils la saluaient à leur manière, leur coutume étant de faire de grands honneurs aux lettres de leur roi. Le lendemain, le navire qui les avait amenés partit en remontant la rivière, et dans le même temps parut un autre vaisseau du roi de Siam, qui vint mouiller près de nous. Il amenait M. Constance qui vint à mon bord le lendemain 19, où il dîna, et, après dîner, il s’en retourna à terre dans ma chaloupe. Je le fis saluer de vingt et un coups de canon, et nous nous séparâmes avec peine, car nous avions déjà lié une très-étroite amitié.

J’étais étonné de n’avoir point de nouvelles de M. Levachet, missionnaire, du chef de la Compagnie Française et de mon secrétaire. Ayant appris qu’ils étaient partis de Juthia dès le 16, avec sept des gentilshommes qui devaient accompagner les ambassadeurs du roi de Siam et plusieurs de leurs domestiques, cela me fit croire qu’ils étaient perdus, et me fit prendre la résolution de partir, car le vent était très-favorable.

Le lendemain 20, une partie de ces gens revinrent à bord, ils racontèrent qu’ils avaient été entraînés par des courants à plus de quarante lieues au large qu’ils avaient laissé leurs compagnons échoues sur un banc de vase à plus de vingt-cinq lieues de l’endroit où nous étions, et qu’il n’y avait pas d’apparence qu’ils pussent revenir de sitôt ; c’est ce qui me fit prendre la résolution de partir dès le lendemain.

Enfin, le 22 décembre 1685, je mis à la voile pour revenir en France.

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NOTICE HISTORIQUE SUR M. CONSTANCE OU CONSTANTIN
FALCON, PREMIER MINISTRE DU ROI DE SIAM[2].

Constantin Falcon, si fameux sous le nom de M. Constance, était Vénitien d’origine, mais né en Grèce, d’un mariage que contracta le fils d’un gouverneur de Céphalonie avec une fille de cette île, d’une bonne et ancienne famille. Ses parents furent peu heureux ou peu habiles dans leurs affaires, et leur noblesse leur devint à charge par leur pauvreté.

À peine M. Constance avait dix ans, qu’il s’aperçut de sa mauvaise fortune, et qu’il la sentit vivement. Il ne s’arrêta pas à la déplorer, mais par un courage au dessus de son âge, il prit dès lors la résolution de travailler à la rendre meilleure, et, pour n’y point perdre de temps, il fit dessein de quitter son pays, où il prévoyait bien qu’il trouverait difficilement occasion de s’avancer. Comme le commerce attire à Céphalonie beaucoup de négociants anglais, le jeune Constance se joignit à un capitaine de cette nation, et passa avec lui en Angleterre, Peu de temps après il s’embarqua pour aller aux Indes dans les vaisseaux de la Compagnie Anglaise, au service de laquelle il s’engagea.

Il arriva au royaume de Siam, et après quelques années de services, las d’être subalterne, il acheta un vaisseau, et, toujours plein de ce courage qui ne l’abandonna jamais, il se mit en mer pour aller trafiquer dans les royaumes voisins.

Deux naufrages, qu’il fit coup sur coup à l’embouchure de la rivière de Siam, auraient fait perdre courage à tout autre ; et un troisième qu’il fit ensuite sur la côte de Malabar, aurait jeté dans le désespoir un esprit moins ferme que le sien. Il y pensa perdre la vie, et il ne lui resta que deux mille écus de tout son bien.

Ayant été jeté sur le rivage avec ce débris de sa fortune, il se trouva si fatigué, qu’il se coucha pour prendre un peu de repos. Il a raconté plusieurs fois lui-même qu’en ce moment, il avait vu, soit en songe, soit autrement, car il n’a jamais bien pu démêler s’il était éveillé ou endormi ; une personne d’une figure extraordinaire, et d’un air plein de majesté, qui, le regardant en souriant, lui avait ordonné de retourner d’où il était venu. Ces paroles, qu’il entendit, ou qu’il s’imagina entendre, lui roulèrent longtemps dans l’esprit ; et comme il s’était couché aux approches de la nuit, il la passa tout entière à réfléchir sur ce qui venait de lui arriver.

Il continuait sa rêverie le matin en se promenant sur le bord de la mer, lorsqu’il aperçut de loin un homme qui venait à lui a grands pas. Il n’eut, pas de peine à reconnaître que c’était un voyageur échappé d’un naufrage aussi bien que lui son visage pâle et son vêtement encore tout dégouttant d’eau en étaient des marques trop visibles pour lui permettre d’en douter. La ressemblance de leur aventure leur donna à tous deux de l’impatience de s’aborder et de se connaître. La différence des langues y devait être un obstacle ; mais aux premières paroles de l’inconnu, M. Constance, l’entendant parler siamois, lui répondit dans la même langue. Ainsi, ils eurent dans leur malheur la consolation d’en pouvoir parler ; et ils y trouvèrent dans la suite l’un et l’autre quelque chose de plus.

L’inconnu était un ambassadeur que le roi de Siam avait envoyé en Perse, et qui, en s’en retournant dans son pays, avait fait naufrage dans le même lieu où avait échoué M. Constance. Si celui-ci avait été de ceux que le malheur d’autrui console, il avait la consolation de voir un homme plus malheureux que lui ; car l’ambassadeur n’avait sauvé que sa personne de tout ce qu’il avait dans son vaisseau. Parmi les sentiments de pitié qu’un état si triste inspira à M. Constance, il eut la joie de pouvoir, même dans son malheur, secourir un homme malheureux. Il ne lui laissa pas demander le plaisir qu’il pouvait lui faire ; il lui offrit d’abord de le ramener à Siam, et l’ambassadeur avant accepté son offre, des deux mille écus qui lui étaient restés, il acheta une barque, des vivres et des habits pour lui et pour son compagnon.

Leur navigation fut heureuse lorsqu’ils n’eurent plus rien à perdre ; ils arrivèrent à Juthia sans mauvaise rencontre, et ils eurent le plaisir d’y raconter leurs aventures, l’ambassadeur à ses parents, et M. Constance à ses amis.

Le Siamois ne fut pas ingrat des secours qu’il avait reçus du Grec. Il n’eut pas plus tôt rendu compte de sa négociation au barcalon, qu’il lui parla de son bienfaiteur et lui raconta en détail les obligations qu’il lui avait. Il en dit tant de bien, que ce ministre, qui était lui-même un homme d’esprit, et qui aimait les honnêtes gens, eut la curiosité de le connaître. Il ne l’eut pas plus tôt vu qu’il en fut charmé, et qu’il prit la résolution de s’en servir. Ensuite, l’expérience qu’il fit de son habileté en plusieurs affaires et la probité qu’il trouva en lui, le lui firent regarder comme un homme que le roi devait s’attacher.

Le feu roi de Siam, de l’aveu de tous ceux qui ont voyagé dans les Indes, était un des princes les plus éclairés de l’Orient, qui se connaissait le mieux en habiles gens, et qui en faisait le plus de cas. Le bien que son premier ministre, pour lequel il avait beaucoup de déférence, lui avait dit de M. Constance, l’avait favorablement prévenu pour lui mais quelques occasions qu’il eut d’éprouver lui-même ce qu’il valait et ce qu’il était capable de faire, augmentèrent beaucoup l’estime qu’il en avait déjà conçue.

On dit que la faveur de M. Constance commença par l’adresse qu’il eut de supplanter les Maures dans la commission, et qui semblait leur être affectée, de préparer les choses nécessaires pour rendre les ambassades magnifiques, de quoi le roi se piquait fort. Les sommes immenses que ces infidèles tiraient de l’épargne pour cette dépense ayant un jour étonné ce prince, M. Constance se chargea de la commission, et il y réussit si bien, qu’à beaucoup moins de frais il fit les choses avec une tout autre magnificence. On ajouta que les Maures, ayant présenté un mémoire par lequel ils prétendaient que le roi leur était redevable d’une grosse somme, pour des avances qu’ils avaient faites, M. Constance, qui examina leurs comptes, fit voir au roi que c’étaient eux au contraire qui lui étaient redevables de plus de soixante mille écus, et il les en fit convenir eux-mêmes. Le roi de biam était de ceux qui épargnent pour dépenser à propos ; il sut si bon gré à M. Constance de sa judicieuse économie, qu’il se servit depuis de lui dans les affaires les plus importantes et les plus difficiles.

Son crédit devint si grand, que les plus grands mandarins s’empressaient de lui faire leur cour. Sa prospérité néanmoins fut interrompue par une violente maladie, qu’on croyait le devoir emporter. On la cacha quelque temps au roi, apparemment pour ne pas l’affliger ; mais il témoigna du chagrin de la discrétion que l’on avait eue là-dessus, et donna a ses médecins des ordres si précis pour travailler à la guérison du malade, qu’il fut bientôt hors de danger.

M. Constance était né de parents catholiques ; mais l’éducation qu’il avait reçue parmi les Anglais, auxquels il s’était donné à dix ans, l’avait insensiblement engagé à suivre la religion anglicane. Il y avait vécu jusqu’alors, et le capitaine de la factorerie anglaise, qui avait aperçu en lui quelque penchant à retourner à la foi de ses pères, n’avait rien omis pour le retenir dans l’erreur. Heureusement, pour l’en tirer, le père Antoine Thomas, jésuite flamand, passant par Siam pour Mer dans les missions portugaises du Japon ou de la Chine, eut avec lui quelques conversations dans lesquelles, ayant adroitement fait tomber le discours sur la controverse, M. Constance y prit tant de plaisir, qu’il invita lui-même le Père à le venir voir plus souvent, afin qu’ils pussent avoir ensemble de plus amples conférences. Les premières qu’ils eurent furent sur la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, de laquelle deux ou trois entretiens convainquirent aisément un homme qui cherchait de bonne foi la mérité.

Quelque occupé que fût M. Constance auprès du roi et du premier ministre, il ne laissa pas ; quand il fut à la cour, de ménager du temps pour traiter de religion avec son docteur. Ils parlèrent du Pape, du chef de l’église anglicane, et de l’origine de cette dernière puissance dont le Père lui fit voir si manifestement l’abus, qu’il en demeura persuadé.

Il en était là quand il tomba malade ; et il n’avait pas si bien pris son parti, qu’il n’eût peut-être encore différé quelque temps à se déclarer, si la crainte de mourir hors de l’Église n’eût hâté sa détermination. S’étant donc enfin résolu, il fit venir le Père pendant la nuit, et, après lui avoir raconté l’occasion de sa chute dans l’hérésie, il lui exposa la situation présente de son cœur et de son esprit. Comme rien ne pressait encore, quoique le mal parût assez dangereux, on ne conclut rien ce jour-là ; mais le lendemain, quoiqu’il y eût une diminution fort sensible, le malade déclara au Père qu’il voulait rentrer dans l’Église, le priant de vouloir bien lui servir de guide et de directeur dans cette grande action, et l’assurant qu’il trouverait en lui une docilité parfaite pour tout ce qu’il lui prescrirait.

Comme le péril diminuait, le Père ne se pressa pas de faire faire abjuration à son pénitent. Il eut seulement soin de l’entretenir, durant le reste de sa maladie, dans la ferveur de ses bons desseins, et attendit, pour faire le reste, qu’il fût entièrement guéri.

Le père Thomas voulant procéder sûrement dans une affaire de cette importance, et rendre son ouvrage solide, engagea M. Constance à une espèce de retraite, durant laquelle il lui fit lire et méditer un peu à loisir les exercices de saint Ignace. Il lui enseigna aussi, durant tout ce temps-là, à faire une confession générale, et lui fit promettre de se marier et de prendre une femme catholique, dès qu’il aurait abjuré l’erreur, jugeant que c’était un point capital pour la solide conversion d’un homme qui était dans les désordres ordinaires aux gens de son âge, lorsqu’ils ne sont pas pénétrés de la crainte des jugements de Dieu.

Les choses étant ainsi disposées, M. Constance fit son abjuration le 2 mai 1682, dans l’église des jésuites portugais établis à Siam au quartier de leur nation. On ne peut dire la consolation qu’il ressentit durant la cérémonie, en pensant qu’il était enfin rentré dans le sein de l’Église après un si long égarement. La reconnaissance qu’il en conçut fut si vive, qu’il disait aux assistants en les embrassant, que puisque Dieu lui avait fait cette grâce, qu’il avait si peu méritée, il tâcherait dorénavant de se rendre utile à la religion dans le royaume de Siam, et d’y procurer aux autres le même bonheur qu’il venait d’y recevoir. Quelques jours après il fit sa communion, dans laquelle sa ferveur ayant encore pris un nouvel accroissement, il s’adressa au Père et lui dit ces propres mots : « Je proteste, devant Notre Seigneur Jésus-Christ, que je reconnais ici présent, que j’emploierai dorénavant tous mes soins à réparer ce que j’ai passé de ma vie dans l’erreur, et à amplifier l’Église catholique. Je prie celui qui m’en inspire le désir de m’en donner la grâce. »

Quelques jours après cette action, il se maria à une jeune Japonaise, considérable par la noblesse de sa famille, et encore plus par le sang des martyrs dont elle avait l’honneur d’être issue, et dont elle imite si bien les vertus. Aussi a-t-il toujours vécu depuis avec cette illustre compagne dans une concorde et dans une paix qui peuvent servir de modèles à ceux que le sacrement a unis du plus étroit de tous les liens. Le roi et tous les grands de la cour lui en firent leurs compliments qu’ils accompagnèrent de grands présents, et les catholiques en témoignèrent une grande joie.

Le cours des prospérités de M. Constance fut si rapide, que le barcalon étant venu à mourir, le roi voulut lui en donner là charge qui est la première de l’État. Il s’en excusa prudemment, pour ne pas s’attirer, dans ce commencement de sa fortune, la jalousie des mandarins ; mais s’il n’accepta pas la charge, il en fit presque toutes les fonctions ; car tout ce qu’il y avait d’affaires de conséquence passait par ses mains, et le roi s’en reposait si absolument sur lui, qu’il était devenu le canal de toutes les requêtes du peuple et de toutes les grâces du prince.

S’il sut se servir de sa faveur en habile homme pour établir ses affaires particulières, il en usa en homme fidèle pour la gloire de son maître et pour le bien de l’État, mais encore plus en bon chrétien pour l’avancement de la religion. Jusque-là, il n’avait pensé qu’à bien conduire le commerce qui occupe les rois des Indes beaucoup plus que la politique et les affaires publiques. Il y avait si bien réussi, qu’il avait rendu le roi de Siam un des plus riches monarques de l’Asie mais il crut qu’après l’avoir enrichi, il devait travailler à rendre son nom cèlèbre, et à faire connaître aux nations étrangères les grandes qualités de ce prince ; et comme sa principale vue était toujours l’établissement de la religion chrétienne à Siam, il résolut d’engager son maître à former des liaisons d’amitié avec les rois d’Europe les plus capables de contribuer à ce dessein.

Le nom de notre grand roi, la réputation de sa sagesse et de ses conquêtes, avaient été portés jusque dans cette extrémité du monde. M. Constance, qui en avait encore de meilleures informations que les autres, crut ne pouvoir rien faire de mieux pour la gloire de son maître, que de lui acquérir l’amitié d’un monarque si fameux ; et comme il était très-instruit de ce se passait en Europe, il jugea fort sainement que, parmi les princes chrétiens, il n’y avait que celui-là qui fût d’humeur et en état d’entreprendre beaucoup pour la religion.

Le roi de Siam, à qui il communiqua les vues qu’il avait là-dessus, les approuva et entra dans ce dessein, non seulement avec plaisir pour l’intérêt de sa propre gloire, mais encore, ce qui est admirable dans un roi païen, avec une espèce de zèle que son ministre lui avait inspiré pour l’établissement de l’Évangile dans ses États. Cela fit croire à quelques-uns qu’il n’était pas éloigné du royaume de Dieu mais l’expériencea fait voir qu’on s’était trompé.

Les avances que fit ce monarque pour rechercher l’alliance du roi de France, donnèrent lieu à Sa Majesté d’envoyer à Siam M. le chevalier de Chaumont, en qualité d’ambassadeur, dans le courant de 1685.

Ce fut en cette occasion que M. Constance, espérant plus que jamais de pouvoir, sous la protection et avec le secours du plus puissant roi de la chrétienté, introduire parmi les Siamois la religion chrétienne, dont toutes les autres nations avaient depuis longtemps le libre exercice dans le royaume, fit voir la vivacité de son zèle pour une si sainte entreprise. Les paroles qu’il adressa à son maître pour seconder celles que l’ambassadeurde France lui portait de la part du roi pour l’engager à se faire instruire, en sont des témoignages d’autant plus incontestables, que dans le fond, ce prince infidèle n’ayant jamais donné aucune marque qu’il eût envie d’embrasser la religion chrétienne, c’était un pas délicat pour son ministre de se joindre ainsi à un roi étranger pour lui en faire l’ouverture, et M. Constance le voyait assez. Le discours qu’il lui fit là-dessus, et que l’on peut voir tout entier dans le premier voyage du père Tachard, montre combien il se ménagea peu, et qu’il savait bien oublier qu’il était ministre du roi de Siam, quand il s’agissait de montrer qu’il était chrétien. La réponse de ce prince fit voir qu’il ne pensait pas à se convertir mais elle fut assez modérée pour ne pas enlever l’espérance de sa conversion, et comme d’ailleurs, quelque peu de penchant qu’il eût à embrasser la foi, il témoignait un grand désir qu’elle s’établit dans ses États, la jugeant bonne et avantageuse à ses peuples, M. Constance voulant profiter de dispositions si favorables pour l’accomplissement de ce grand ouvrage, prit, pour le faire réussir, toutes les mesures que pouyait prendre dans les conjonctures présentes un esprit prévoyant et éclairé.

Il y avait longtemps qu’il avait pense à faire venir à Siam des jésuites, qui, à l’exemple de ceux de la Chine, introduisissent l’Évangile à la cour par la science des mathématiques, particulièrement de l’astronomie. Six jésuites ayant profité de l’occasion de l’ambassade de M. le chevalier de Chaumont pour venir à Siam, d’où ensuite ils devaient continuer leur chemin jusqu’à la Chine, M. Constance ne les eut pas plus tôt vus, qu’il résolut de tourner désormais ses sollicitations vers la France pour en obtenir aussi et ce fut particulièrement pour cela que le père Tachard, l’un des six qu’avait amenés M. de Chaumont, et en qui M. Constance avait pris dès lors une confiance particulière, fut prié de retourner en Europe.

Pendant que le zèle éclairé de M. Constance lui faisait prendre ces moyens d’établir la religon à Siam, sa politique, non moins clairvoyante, lui en faisait prendre d’autres pour la gloire et pour la sûreté du roi son maître. Ce sage ministre n’ignorait pas que ce prince ne pouvait ainsi favoriser la religion chrétienne sans s’attirer, ainsi qu’à sa famille, deux sortes d’ennemis dangereux, les talapoins avec ceux des Siamois qui auraient du zèle pour leurs pagodes, ou qui voudraient paraître en avoir, et les mahométans qui s’efforçaient de lui faire embrasser l’Alcoran, qu’un ambassadeur de Perse, actuellement à Siam, était venu lui apporter.

Ce fut pour proposer au roi de France le plan qu’il avait conçu, que M. Constance ménagea l’ambassade des trois madarins qui arrivèrent en France avec M. de Chaumont en 1686. L’approbation que Sa Majesté donna au projet de ce ministre, et ce qu’elle fit de son côté pour en faciliter l’exécution, marquent combien elle l’estimait solide. Le principal article du traité était que le roi enverrait au roi de Siam des troupes françaises, non seulement pour apprendre notre discipline aux siennes, mais pour être à sa disposition selon le besoin qu’il en aurait pour la sûreté de sa personne ou pour celle de son État ; moyennant quoi le roi de Siam donnerait aux Français la garde de deux places, où ils seraient commandés par leurs chefs sous l’autorité de ce monarque.

Après que ce traité fut conclu, que les troupes furent assemblées, et les douze missionnaires choisis, tout étant prêt pour le retour des ambassadeurs du roi de Siam, on fit le voyage de 1686, que le père Tachard a donné au public avec la même abondance de remarques curieuses que le premier.

Les mahométans s’étaient longtemps flattés de faire recevoir l’Alcoran au roi de Siam et à ses peuples. Ils perdirent cette espérance quand ils virent ce prince si étroitement allié avec les chrétiens, et craignirent quelque chose de pis. La différence que l’on avait faite de l’ambassadeur de France et de celui de Perse dans les honneurs de l’audience, où ce dernier avait prétendu être traité comme le premier, avaittellement augmenté cette appréhension dans ces infidèles, qu’ils prirent la résolution de prévenir le malheur qui les menaçait par une conjuration contre la vie du roi. Les auteurs de ce mauvais dessein furent deux princes de Champa et un prince de Macassar, tous trois réfugiés à Siam où le roi leur donnait un asile contre des ennemis puissants qu’ils avaient dans leurs pays. Un capitaine malais les seconda par des prophéties qu’il fit courir parmi les zélés de sa secte, dont il eut le crédit d’assembler en peu de temps un assez grand nombre pour exécuter la conspiration si elle n’eût été découverte. Elle le fut par les princes de Champa, qui, ayant un troisième frère au service du roi, et actuellement à Louvô où se trouvait alors la cour, lui firent tomber entre les mains une lettre d’avis, mais si mal à propos et d’une manière si bizarre, que, ne sachant ce que c’était, et soupçonnant néanmoins quelque chose, il la porta toute cachetée à M. Constance.

L’activité du ministre le fit bientôt arriver à Juthia après qu’il eut lu la lettre et pris les ordres du roi son maître. Il trouva en arrivant que le gouverneur, qui avait aussi été averti de la conspiration par un des complices, avait pris de si bonnes précautions, que les conjurés qui s’étaient déjà assemblés, voyant leurs trames découvertes, s’étaient retirés chacun chez eux. M. Constance profita de leur consternation pour faire publier une amnistie en faveur de ceux qui avoueraient leur crime, et en demanderaient pardon. Tout le monde le fit, hormis le prince de Macassar et ceux de sa nation, qui, ayant refusé opiniâtrement d’implorer la clémence du roi, éprouvèrent enfin sa justice.

Les Macassars sont les plus braves et les plus déterminés soldats de l’Orient. Quand ils sont pressés, ils prennent de l’opium, ce qui leur cause une espèce d’ivresse, ou, pour mieux dire, de fureur, qui leur ôte la vue du péril et les fait combattre en désespérés.

M. Constance prit ses mesures pour attaquer prudemment des gens dont il attendait tant de résistance mais il paya de sa personne dans cette occasion, avec toute la résolution qu’on pouvait attendre d’un vaillant homme ; car il poussa vivement cette troupe de furieux, toujours à la tête des plus hardis, et courant toujours du côté où le péril était le plus grand, de sorte que cinq ou six des siens furent tués près de sa personne. Le prince Macassar qu’il cherchait l’ayant aperçu, s’avança vers lui et se mit en posture de lui lancer son dard ; mais le ministre, de son côté, s’étant mis en état de parer le coup, le prince, qui ne voulut rien perdre, lança son javelot contre un capitaine anglais. Le capitaine l’esquiva ; mais le prince ne fut pas si heureux pour éviter un coup de mousquet qui lui fut tiré par un Français et dont il mourut sur-le-champ. Ce fut la fin de ce combat, où le ministre remporta une victoire qui rendit le roi son maître plus absolu sur ses peuples et plus redoutable que jamais à ses ennemis.

Tout le royaume retentissait encore des louanges que cette action de vigueur avait attirées à M. Constance, lorsque les vaisseaux français arrivèrent. MM. de La Loubère et Ceberet, envoyés extraordinaires du roi pour l’exécution du traité, eurent avec la cour de Siam des contestations sur le cérémonial, ce qui les brouilla d’abord avec M. Constance et causa dans la suite, entre ces ministres, d’assez grandes aigreurs sur d’autres sujets. L’essentiel du service n’en souffrit pas M. Constance allant toujours à son but, qui était l’alliance des deux rois pour l’établissement de la religion. Ainsi on donna aux troupes françaises la garde de Bangkok et ensuite celle de Merguy, les deux postes du royaume les plus sûrs et les plus avantageux pour le commerce.

M. Constance était prévenu d’une si haute estime et d’un si tendre respect pour notre grand roi, et le roi de Siam son maître était entré de telle manière dans ses sentiments là-dessus, que ce prince, ne trouvant pas les Français assez proches de sa personne, résolut de demander au roi, outre les troupes déjà débarquées, une compagnie de deux cents gardes du corps ; et comme il y avait bien des choses à concerter entre les deux monarques pour l’établissementdela religion non seulement à Siam, mais en beaucoup d’autres lieux où M. Constance la voulait répandre, il fut résolu que le père Tachard retournerait en France, accompagné de trois mandarins, pour présenter à Sa Majesté la lettre de leur roi, et que de là, il irait à Rome solliciter auprès du Pape des affaires importantes à la tranquillité et à l’augmentation de la chrétienté dans les Indes.

Le père Tachard, ayant reçu du roi et de son ministre les ordres et les instructions nécessaires, laissa ses confrères entre les mains de M. Constance, et partit de Siam, en compagnie des envoyés extraordinaires du roi, au commencement de l’année 1668. Il arriva heureusement à Brest au mois de juillet de la même année.

Jamais négociation ne réussit plus à souhait que celle-là. Tout occupé qu’était le roi à repousser les armes de presque toute l’Europe que le parti protestant venait de liguer contre lui, il ne laissa pas d’ordonner qu’on équipât des vaisseaux pour porter au roi de Siam la compagnie de gardes qu’il demandait.

Cependant un mandarin, nommé Pitraxa, voyant que le roi de Siam n’avait qu’une fille, crut que sans grande difficulté il pourrait usurper la couronne. Pitraxa était un faux dévot dans sa religion après s’être retiré parmi les talapoins, il s’était laissé rappeler à la cour où, sous un extérieur modéré, il cachait une grande ambition.

Le prétexte de la religion et de la liberté publique, qui est d’un si grand secours aux factieux, ne manqua pas à celui-ci. Il trouva des talapoins zélés pour leurs pagodes menacées, et des mandarins à qui l’établissement des Français à Siam donnait de l’ombrage ; et comme il s’était rendu fort populaire, il engagea dans sa révolte autant de petit peuple qu’il put.

M. Constance était un grand obstacle à ses desseins, ce fut la première victime qu’il résolut d’immoler. Pendant que tout cela se tramait, M. Constance n’ignorait pas les mauvaises intentions de ses ennemis ; mais il ne les craignait pas beaucoup, persuadé que les Français, malgré leur petit nombre, étaient capables de tenir dans le devoir toute la nation siamoise. Ainsi il marchait son chemin et prenait des mesures pour assurer le succès de ses entreprises. Car d’un côté, il donnait des ordres pour faire fournir à M. du Bruant de quoi fortifier Merguy, et de l’autre, il procurait à M. Volant tout ce qui était nécessaire pour mettre en défense la forteresse de Bangkok.

Au mois de février de l’année 1688 tout paraissait calme, lorsque le roi, qui était infirme et usé, tomba dans une grande maladie. M. Constance, qui avait l’œil à tout, s’aperçut, vers le mois de mars, de quelque mouvement parmi les grands et il apprit bientôt que Pitraxa se faisait chef d’une faction. Le gouverneur de Juthia fut le premier qui l’avertit que ce mandarin, abusant des entrées qu’il avait au palais, s’était servi des sceaux ou les avait contrefaits, pour demander des armes et de la poudre, sous prétexte, disait-il, qu’il fallait pourvoir à la sûreté de la personne du roi. Le gouverneur de Piply ayant donné les mêmes avis, M. Constance jugea sagement que, pour couper chemin au mal, il fallait aller à la source, et prenant d’abord son parti, il résolut de faire arrêter Pitraxa et de lui faire faire son procès.

Pour exécuter ce dessein, ce ministre vit bien qu’il avait besoin du secours des armes françaises, et fit prier M. Desfarges, qui était alors à Bangkok, de vouloir bien venir jusqu’à Louvô, où il avait à lui communiquer une affaire importante au service des deux rois. M. Desfarges usa d’une diligence qui marquait un grand zèle, et alla le trouver sans délai.

Quand il fut arrivé, M. Constance lui envoya deux personnes de confiance qui lui apprirent les secrètes menées de Pitraxa contre le roi, la famille royale, la religion chrétienne et les Français, et lui représentèrent l’importance de prévenir les conjurés, de dissiper de bonne heure leur faction, de les étonner d’abord par un coup hardi qui, en leur ôtant leur chef, troublerait leur conseil et déconcerterait leurs assemblées. M. Desfarges reçut cette proposition avec applaudissement, et témoigna même de la joie d’avoir trouve cette occasion de signaler son zèle par une action si glorieuse. Après un préliminaire si heureux, ils n’eurent pas de peine à convenir, M. Constance et lui, de tout ce qu’il y avait à faire pour l’exécution de leur dessein. Ils eurent une longue conférence, dans laquelle M. Desfarges s’engagea de venir à Louvô avec une partie de sa garnison, et de seconder de tout son pouvoir la résolution du ministre.

Ces mesures étant prises, il s’achemina à Bangkok où il ne fut pas plus tôt arrivé, qu’ayant choisi quatre-vingts de ses soldats les plus résolus, et quelques-uns de ses meilleurs officiers, il se mit en chemin pour Louvô où était la cour. Mais, malheureusement pour M. Constance, le général passant à Juthia, trouva des gens qui le détournèrent de poursuivre son entreprise, l’assurant que le roi était mort, que le ministre était perdu, et que Pitraxa était le maître. Sur ces représentations, M. Desfarges retourna à Bangkok, et fut tellement persuadé qu’il y devait demeurer, que tout ce qu’on lui put dire depuis, pour l’engager à renouer l’affaire, fut inutile et sans effet. Il en envoya faire excuse à M. Constance, le priant de considérer que parmi les bruits qui couraient de la mort du roi de Siam, il ne pouvait prudemment tirer ses troupes de la place pour les occuper ailleurs. Il lui fit offrir en même temps une retraite pour lui et pour sa famille parmi les Français de Bangkok.

Dans l’extrémité où se trouvait ce ministre qui voyait la nuée prête à crever, c’était l’unique parti qu’il avait à prendre, s’il n’eût regardé que lui-même. Mais, outre le bien de la religion qu’il crut devoir préférer au sien propre, cette grande âme trouva de l’ingratitude à abandonner le roi son maître à la discrétion de ses ennemis, dans un état où il ne pouvait plus s’en détendre, et regarda comme une tache à sa gloire et à sa réputation de faire dire dans le monde qu’il avait fait donner des places aux Français, moins par un vrai zèle pour la religion, que par une prévoyance de bon politique, pour s’y préparer une retraite contre la fortune et les événements. Ces considérations l’empêchèrent d’accepter l’offre de M. Desfarges, et le déterminèrent à périr plutôt que de s’éloigner de la cour.

Afin, néanmoins, de ne rien omettre de tout ce qu’il crut devoir contribuer à dissiper ou à adoucir l’orage, il s’avisa de proposer au roi de se désigner un successeur. Il alla donc trouver le roi pour lui faire la proposition de nommer un de ses frères à sa place mais le monarque, qui les détestait tout les deux, ne voulut jamais y consentir et il nomma sa fille reine et son héritière après lui. Quelques jours après, le roi ayant été informé de la conjuration de Pitraxa, donna des ordres pour l’arrêter ; mais celui-ci en ayant eu vent, assembla les conjurés pendant la nuit, et le lendemain matin, qui était le 18 de mai, il se rendit maître sans résistance et du palais et de la personne du roi.

Ce fut là que M. Constance fit paraître son zèle sincère et sa tendresse pour son maître. On l’avait averti de ce qui se passait, et on lui avait conseillé de se tenir chez lui, jusqu’à ce que les conjurés eussent jeté leur premier feu. Il rejeta ce conseil, comme indigne de son courage et injurieux à sa fidélité.

Il y avait alors auprès de lui quelques Français ; deux Portugais et seize gardes anglais qu’il entretenait. Ayant rassemblé cette petite troupe, il entra dans sa chapelle avec son confesseur pour se disposer à mourir, d’où, passant dans la chambre de sa femme : Adieu Madame, lui dit-il, en lui tendant la main, le roi est prisonnier, je vais mourir à ses pieds. Il sortit en disant ces mots, et courant tout droit au palais, il se flattait qu’avec le petit nombre d’Européens qui le suivaient, il se ferait jour au travers des Indiens qui voudraient l’arrêter et pénétrerait jusqu’au roi. Il en serait venu à bout si ceux qui le suivaient eussent été aussi déterminés que lui ; mais à peine était-il entré dans une des premières cours du palais, qu’il fut environné tout à coup d’une foule de soldats siamois. Il se mettait en devoir de se défendre, lorsqu’il s’aperçut qu’excepté les Français, tous ceux de sa suite l’avaient lâchement abandonné. La partie était, trop inégale pour pouvoir tenir bien longtemps. Il fallut se rendre à la force et céder à la multitude. On le fit prisonnier lui et les Français qui lui avaient tenu compagnie, et on les chargea tous de fers.

Pitraxa, s’étant assuré du monarque et de son ministre, se déclara régent du royaume sous l’autorité du roi captif auquel il voulut conserver cette ombre de la royauté, pour rendre son usurpation moins odieuse. Toute la cour l’eut bientôt reconnu. Il ne prit cependant que le nom de grand mandarin ; mais il commença à agir en roi. Peu de gens dans le royaume lui résistèrent. Cependant le gouverneur de la capitale ne se rendit qu’à l’extrémité. Ils eurent une grande contestation touchant un des frères du roi qui était demeuré à Juthia et qu’on gardait dans le palais. Pitraxa, qui allait toujours à son but, crut qu’il était de sa politique d’avoir ce prince en sa puissance, et plus encore de ne pas le laisser entre les mains d’un homme qui paraissait disposé à s’en servir contre lui. Dans cette vue, il résolut de le faire transférer à Louvô, et il employa pour cela le nom et l’autorité du roi. Les ordres qu’il envoya ne trouvèrent pas dans le gouverneur de Juthia la docilité qu’il désirait ; cet officier, qui savait bien que le roi ne faisait plus rien que ce qu’on le forçait à faire, étant résolu de n’y point déférer, Pitraxa ressentit vivement cette résistance du gouverneur ; mais il la dissimula en habile homme ; et comme il n’était pas encore en état d’agir à force ouverte, il mit heureusement l’artifice en œuvre. Comme on n’avait point encore eu le temps de reconnaître ceux des mandarins qui étaient ses amis, il en aposta quelques-uns qui, feignant d’être mécontents de sa conduite et du changementqu’il venait de faire dans le gouvernement de l’État, sous prétexte de faire leur cour au frère de leur roi, et de lui offrir leurs services pour conserver la couronnee dans la famille royale, allaient au palais de Juthia corrompre les gardes de ce prince. Ils y réussirent si bien, que ces gardes infidèles, trompant la vigilance du gouverneur, enlevèrent eux-mêmes leur maître, et l’ayant conduit hors du palais par des chemins et des portes écartées, le livrèrent à une troupe de soldats qui le transportèrent à Louvô, ce qui rendit Pitraxa maître de toute la famille royale.

Bientôt, tout plia sous l’autorité d’un usurpateur puissant et heureux, et la plupart même courbèrent la tête avec plaisir sous ce nouveau joug ; les talapoins, regardant Pitraxa comme le restaurateur de leur religion, les mandarins, comme un homme fidèle à la patrie qui la délivrait des étrangers, et le peuple, comme l’auteur d’une nouveauté qui lui plaît toujours.

Il n’y avait plus que les Français qui paraissaient à Pitraxa pouvoir faire obstacle à sa grandeur, tandis qu’ils conserveraient au légitime roi ses deux plus considérables places de l’État. Pour se délivrer de cette inquiétude, avant que de tenter la force, il voulut encore employer la ruse. Il manda aux évêques du séminaire des Missions étrangères de Siam de le venir trouver à Louvô, les assurant que le changement des affaires ne regardait point les chrétiens, et encore moins les Français. M. l’abbé de Lionne, nommé évêque de Rosalie, y alla seul, monseigneur l’évêque de Métellopolis s’en étant excusé sur quelque indisposition.

Quand le prélat fut arrivé à Louvô, le grand mandarin lui signifia qu’il voulait l’envoyer à Bangkok, pour amener à la cour M. Desfarges, avec qui il voulait, disait-il, conférer de la part du roi d’une affaire de grande importance ; ajoutant que ce général ne pouvait se dispenser de ce voyage sans donner atteinte à l’union qui était entre les deux couronnes et faire naître de fâcheux ombrages.

Monseigneur de Rosalie, s’étant chargé de cette commission, trouva dans M. Desfarges une docilité que les amis de M. Constance n’y avaient pa : trouvée. Sur ces entrefaites, six officiers français, qui étaient à la cour, n’y trouvant plus de sûreté, prirent la résolution d’en sortir et de se retirer à Bangkok. Ils montèrent à cheval, s’armèrent, et feignant de s’aller promener, s’échappèrent aisément d’un garde que Pitraxa leur avait donné pour les accompagner partout. Il est vrai que pour un dont ils s’étaient défaits, ils en trouvèrent : depuis Louvô jusqu’à la rivière, plusieurs troupes d’espace en espace, mais qu’ils n’eurent pas de peine à forcer. Quand ils furent sur le bord du fleuve, y ayant trouvé un ballon plein de talapoins, ils chassèrent les talapoins et se saisirent du ballon. Mais, comme ils ne prirent pas la précaution d’attacher leurs rameurs, ils furent tout étonnés de les voir tous disparaître à la faveur de la nuit et se sauver à la nage chacun de son côté. Contraints de conduire leur ballon eux-mêmes, ils s’en trouvèrent en peu de temps si embarrasses et si fatigués, qu’ils résolurent de descendre à terre et de continuer leur voyage à pied. La chose n’était pas sans difficulté. Le peuple, averti par les talapoins auxquels on avait enlevé le ballon et par les rameurs fugitifs, s’attroupait de toutes parts sur le rivage et les suivait avec de grands cris. Ils sautèrent sur le rivage, malgré cela, et gagnèrent les plaines de Juthia où, pour comble de malheur, ils s’égarèrent. La populace les suivait toujours, et quoiqu’elle n’osât les approcher, elle ne les perdait pas de vue et ne laissait pas de les inquiéter. Ils s’en seraient néanmoins tirés, si la faim ne les eût contraints à entrer en pourparlers afin d’avoir des vivres. On leur répondit qu’on ne leur parlerait point tandis qu’ils seraient armés ils furent donc obligés de quitter leurs armes. Alors cette lâche canaille, au lieu de leur fournir des vivres, se jeta sur eux, les dépouilla, les mena garrottés à Juthia, d’où ils furent renvoyés à Louvô avec mille traitements indignes. Une troupe de trois cents mahométans, que Pitraxa, averti de leur fuite, avait envoyés après eux, et qu’ils rencontrèrent au retour, les traita si brutalement, qu’un nommé Brecy mourut sous les coups. Les autres furent mis en prison à leur arrivée à Louvô.

De cette persécution particulière contre les Français fugitifs, insensiblement les infidèles passèrent à une plus générale contre tous les chrétiens de Siam, surtout, lorsqu’on leur eut appris que M. Desfarges était en chemin pour verir trouver Pitraxa ; car, depuis ce temps-là, ce tyran s’abandonnant aux défiances que donnent le crime et l’ambition, crut qu’il pouvait ne plus garder ni ménagements ni mesures avec ceux qu’il haïssait. Sa haine contre les chrétiens avait été quelque temps suspendue par un reste de considération qu’il avait encore pour les Français ; mais il n’eut pas plus tôt appris la déférence de leur général aux ordres qu’il lui avait envoyés, que, commençant à ne plus rien craindre, il n’épargna personne.

Comme la prison de M. Constance était dans l’enceinte du palais, on ne connaît pas le détail de tout ce qu’on lui fit endurer. Les uns disent que, pour lui faire avouer les crimes dont on l’accusait, on lui avait brûlé la plante des pieds ; d’autres, qu’on lui avait serré les tempes avec un cercle de fer. Ce qui est bien sûr, c’est qu’il fut gardé da~s une prison faite de pieux, chargé de trois pesantes chaînes et manquant de toutes les choses les plus nécessaires à la vie, jusqu’à ce que madame Constance, ayant découvert où il était, eut obtenu de les lui fournir.

Elle ne put le faire longtemps ; car elle en manqua bientôt, elle-même. L’usurpateur avait paru d’abord respecter sa vertu, elle en avait même obtenu des grâces ; il lui avait fait rendre son fils, que des soldats lui avaient caché, et s’était justifié auprès d’elle assez honnêtement de ce rapt. Ces égards ne furent pas de longue durée. Si la vertu de madame Constance avait adouci pendant quelques jours la férocité du tyran, ses richesses, qu’on croyait immenses, l’irritèrent, de telle sorte, que rien ne fut capable de l’apaiser.

Dès le 30 mai on vint lui demander les sceaux des charges de son mari ; le lendemain, on lui enleva ses armes, ses papiers, ses habits ; un autre jour, on mit le scellé à ses coffres et on en prit toutes les clefs ; on mit un corps-de-garde devant son logis et une sentinelle à la porte de sa chambre comme pour la garder à vue. Rien ne l’avait altérée jusque-là ; mais cette dernière insulte la consterna tellement, qu’elle ne put s’empêcher de s’en plaindre. Hé quoi, s’écria-t-elle en pleurant, qu’ai-je donc fait pour être traitée comme une criminelle ? Aussi ce fut la seule plainte que l’adversité tira de la bouche de cette courageuse chrétienne pendant tout le cours de ses malheurs. Encore, répara-t-elle bientôt cette faiblesse, pardonnable à une femme de vingt-deux ans, et qui avait jusque-là ignoré ce que c’était que la mauvaise fortune car deux jésuites, qui se trouvèrent auprès d’elle en cette occasion, lui ayant représenté doucement que les chrétiens, qui ont leur trésor dans le ciel, et qui le regardent comme leur patrie, ne doivent pas s’affliger comme les païens de la perte de leurs biens et de leur liberté : Il est vrai, leur répondit-elle, en reprenant sa tranquillité, j’ai tort, mes pères : Dieu nous a tout donné, il nous ôte tout, que son saint nom soit béni. Je ne lui demande plus rien dans la vie, que la délivrance de mon mari.

À peine deux jours s’étaient écoulés depuis qu’on avait mis les scellés, lorsqu’un mandarin, suivi de cent hommes, les vint lever de la part du nouveau maître, et fit enlever tout ce qu’il trouva d’argent, de meubles et de bijoux dans les appartementsde ce riche palais. Madame Constance eut la fermeté de le conduire elle-même, et de lui mettre entre les mains tout ce qu’il avait envie d’emporter. Après quoi, regardant les Pères, qui lui tenaient toujours compagnie : Enfin, leur dit-elle, d’un air tranquille, il ne nous reste plus que Dieu ; mais personne ne nous l’ôtera.

Le mandarin s’étant retiré avec sa proie et ses dépouilles, on croyait qu’elle en était quitte et qu’on ne demanderait plus rien à ceux à qui on avait tout ôté. Les deux jésuites l’avaient laissée pour retourner à leur logis, personne ne s’imaginant qu’il y eût rien de nouveau à craindre pour une personne à qui on avait pris tout son bien, et qui, n’ayant commis aucun crime, semblait à couvert de tout autre mal. On vit sur le soir qu’on s’était trompé. Vers les six heures, le même mandarin, accompagné de ses satellites, vint lui demander ses trésors cachés. Je n’ai rien de caché, lui répondit-elle ; si vous en doutez, vous pouvez chercher, vous êtes le maître, et tout est ouvert. Une réponse si raisonnable sembla avoir irrité ce barbare : Je ne chercherai point, lui répliqua-t-il, mais sans sortir du lieu où je suis, je te ferai apporter ce que je te demande, ou je te ferai mourir sous les coups. En disant ces mots, ce brutal fit signe à deux bourreaux qui s’avancèrent avec des cordes pour la lier, et de gros rotins pour la battre. Cet appareil étonna d’abord cette pauvre femme abandonnée à la fureur de cette bête féroce. Elle poussa un grand cri, et se prosternant à ses pieds elle lui dit d’un air capable d’amollir le cœur le plus dur : Ayez pitié de moi ! Mais cet homme barbare lui répondit avec sa férocité ordinaire qu’il n’en aurait aucune pitié, la fit prendre et attacher à la porte même de sa chambre, et il commença à la faire frapper sur les bras, sur les mains et sur les doigts d’une manière impitoyable. À ce spectacle son aïeule, ses parentes, ses servantes, son fils poussèrent des cris dont tout autre que ce barbare aurait été touché. Cette famille désolée se jeta tout ensemble à ses genoux, et frappant la terre du front, lui demanda miséricorde ; mais ce fut inutilement. Il continua à la faire tourmenter depuis sept heures jusqu’à neuf, et n’en ayant rien pu tirer, il la fit enlever elle et sa famille, à la réserve de son aïeule que son grand âge et une grande maladie ne permirent pas de transporter.

On fut quelque temps sans savoir ce que madame Constance était devenue ; mais on le découvrit enfin. Un père jésuite passait un jour devant les écuries de son palais, lorsqu’une tante de cette dame, qu’on y avait renfermée avec elle, pria les gardes de lui permettre de parler à ce religieux pour lui demander quelque argent, leur promettant qu’ils y auraient part. On apprit par là l’état humiliant où était cette illustre affligée, enfermée dans une écurie, où, à demi-morte des tourments qu’on lui avait fait endurer, elle était couchée sur un morceau de natte, ayant son fils à ses côtés. Le Père lui envoya tous les jours de quoi vivre, et ce ne fut que par ce secours qu’elle subsista elle et sa famille à laquelle elle le distribuait avec si peu d’égards pour soi, qu’elle ne s’en réservait jamais qu’un peu de riz et de poisson sec, ayant fait vœu de s’abstenir de viande le reste de ses jours.

Jusque-là, le grand mandarin n’avait osé faire mourir M. Constance, que le général des Français lui avait envoyé demander comme une personne qui était sous la protection du roi son maître ; mais, jugeant alors qu’il n’avait plus rien à craindre ni de lui, ni de ses amis, il prit la résolution de s’en défaire. Ce fut le 5 juin, qui était la veille de la Pentecôte, qu’il confia cette exécution au phaja Sojatan, son fils, après que, sans autre forme de justice, il eut fait lire dans le palais la sentence de mort portée par lui-même contre ce ministre qu’il accusait d’avoir été d’intelligence avec ses ennemis. Cette sentence prononcée, on le fit monter sur un éléphant, et on le mena, soussbonne garde, dans la forêt de Thale-Phutson, comme si le tyran eût choisi l’horreur de cette solitude pour y ensevelir dans l’oubli cette action injuste et barbare.

Ceux qui le conduisirent remarquèrent que, pendant tout le chemin, il avait paru tranquille qu’il avait employé ce temps en prières, prononçant souvent à haute voix les noms de Jésus et de Marie.

Quand il fut arrivé au lieu du supplice, on lui fit mettre pied à terre, et on lui annonça qu’il fallait mourir. La vue de la mort ne l’étonna point ; il la vit de près, comme il l’avait vue de loin, et avec la même intrépidité. Il demanda seulement à Sojatan encore quelques moments pour achever sa prière, ce qu’il fit à genoux, d’un air si touchant, que ces infidèles en furent attendris. Sa prière faite, il leva les mains au ciel, et protestant de son innocence, il assura qu’il mourait volontiers avec le témoignage intérieur, que lui rendait sa conscience, de n’avoir rien fait dans son ministère que pour la gloire du vrai Dieu, pour le service du roi et pour le bien de l’État ; qu’il pardonnait à ses ennemis, comme il priait Dieu de lui paradonner. Au reste, seigneur, ajouta-t-il, en se tournant vers Sojatan, quand je serais aussi coupable que mes ennemis le publient, ma femme et mon fils sont innocents ; je vous les recommande tous deux ; je ne vous demande pour eux, ni biens, ni établissement, mais la vie et la liberté. En achevant ces derniers mots, il leva doucement les yeux au ciel, et fit signe par son silence qu’il était prêt à recevoir le coup.

Alors un bourreau s’avança, et d’un revers de sabre l’ayant fendu en deux, le fit tomber sur le visage, mourant et poussant un profond soupir qui fut le dernier de sa vie.

Ainsi mourut, dans la fleur de ses jours, à l’âge de quarante-un ans, cet homme fameux qu’un génie sublime, une grande habileté dans les affaires, beaucoup de pénétration et de feu, un grand zèle pour la religion, un fort attachement au roi son maître, rendaient digne d’une vie plus longue et d’une destinée plus heureuse.

On ne saurait dire quelle fut la douleur de madame Constance à la nouvelle de la mort de son époux.

Cette illustre fille des martyrs du Japon eut à souffrir des persécutions incroyables qu’elle supporta jusqu’à la fin avec une constance héroïque et une résignation admirable.


FIN.
  1. Extrait de la relation de M. le chevalier de Chaumont, Paris 1687.
  2. Extrait de l’histoire de M. Constance, par le père d’Orléans, de la Compagnie de Jésus, imprimée à Tours en 1690.