Description du département de l’Oise/Noailles

P. Didot l’ainé (1p. 178-191).
NOAILLES.

Il est encore plus difficile de sortir de Meru que d’y entrer : nous étions descendus chez un des meilleurs ouvriers en éventails pour examiner les travaux de son attelier depuis la première jusqu’à la dernière opération ; nous trouvâmes nos voitures tellement prises dans un ravin dont les bords s’élevoient jusqu’au-dessus des roues, qu’il fallut toute la bonne volonté des habitants pour nous tirer de ce pas dangereux. Bientôt la route se perd ; il faut traverser des vallons, des montagnes, les guérets au hasard, sans route tracée. Un problème très difficile à résoudre encore chez les habitants de Meru est de savoir comment nous avons pu nous rendre de chez eux à Noailles sans accidents, dans une voiture à quatre roues que traînoient cependant six robustes chevaux guidés par un bon postillon et par un excellent cocher.

Nous arrivâmes à Noailles fort tard, avec le regret d’avoir fait attendre les maires de seize communes, que j’avois invités à se trouver au chef-lieu de leur canton.

Les habitants de ce chef-lieu sont presque tous agriculteurs : leurs terres sont cultivées avec soin ; outre les engrais ordinaires ils emploient des cendres de tourbes, et quelquefois du plâtre. On n’y voit point de terres incultes, à moins qu’elles ne soient absolument stériles ; leur nature est très variée : elles sont sur divers points argilleuses, sablonneuses, pierreuses, marneuses, quelquefois de couleur rouge foncé.

Les plantations d’arbres fruitiers se multiplient* et préparent aux habitants de nouvelles richesses* On n’y néglige point le jardinage : on pourroit citer un grand nombre d’agricoles du premier mérite.

La grande route est garnie de pommiers ; on voit en la traversant avec un extrême plaisir la maison du plus simple cultivateur couverte de vignes qui montent jusqu’au toit, et de vergers chargés de fruits et de légumes. Beaucoup ornent les deux côtés de leurs portes et de leurs fenêtres de rosiers et de passe-roses, aux pieds desquels sont des fleurs odoriférantes, entourées d’un cintre de buis et d’un petit chemin sablé : leurs jolis jardins, au bout desquels est communément une prairie, sont entourés de haies vives : l’industrie va jusqu’à cultiver, dans les fossés du grand chemin, toute parcelle de terre qui peut porter des petits pois, des fèves, des haricots, ou quelques plantes potagères.

Les prairies artificielles sont ici par-tout en usage, et notamment sur les hauteurs.

Les moutons de race espagnole y sont inconnus : on y nourrit beaucoup de porcs.

Dans les villages de Berthecourt, Villers, Pouchon, et Hermès les colzats, le chanvre, et les navets sont un grand objet de commerce ; on peut y joindre les haricots.

Il y a dans les communes de Hodene l’Evêque, de Hermès, et de Villers-S.-Sépulcre, des vignes dont le vin est estimé ; le vin blanc de cette dernière commune sur-tout est recherché.

Le vin de treille n’est pas mauvais quoiqu’un peu dur.

Le canton de Noailles renferme dans son arrondissement seize à dix-sept cents arpents de bois taillis et de baliveaux, dont on exploite les coupes annuelles pour le chauffage et pour la charpente. On n’est point tourmenté dans ce pays par la présence des animaux mal-faisants, et les bergers guident leurs troupeaux sans craindre la voracité des loups. Il offre des paysages d’une grande étendue et d’une grande diversité d’aspects : les vallées de Marissel et de Tardonne, les plaines de Laversines et de Rouvillers, les revers de Merle-mont, de Bourguillemont, du mont César, et les vallons vaporeux qui se croisant avec une variété infinie se développent, tantôt en masse, tantôt par des éclaircis pratiqués dans les bois, qui vous surprennent et vous charment. Quels aspects n’offre pas la terre de Marguery, retraite d’un ami des lettres et des arts, qui vient d’y terminer sa vie au milieu des monuments, des médailles, des livres, dont il aimoit à s’entourer ! sa vie sédentaire et la goutte l’avoient privé de l’usage de ses jambes ; il me disoit, peu de temps avant sa mort : « Que cet état me rend heureux ! il me dispense des devoirs de la société, il m’arrache à l’ambition, à la promenade, à tous genres de distraction, et me concentre dans l’étude ». Le citoyen Bucquet entretint toujours à Beauvais l’amour des arts et des sciences ; il a contribué, avec les citoyens Borel et Danse, à la composition d’un gros in-folio, dans lequel ils ont réuni tout ce qu’on peut apprendre sur leur patrie. En mourant il fit don à la ville de Beauvais de ce qu’il possédoit de plus précieux : ses habitants doivent une larme à ses cendres et déposer sur son tombeau quelques mots de respect et de reconnois-sance,

Marguery, situé sur une hauteur, a la vue la plus étendue sur des plaines et des coteaux, coupés de clochers et d’habitations champêtres ; c’est un asyle de repos et d’agrément où l’on vit éloigné de toute espèce de tumulte.

Revenons à Noailles, d’où je me suis écarté pour parcourir idéalement les campagnes les plus riantes.

Le Thérain, dont les eaux coulent du nord au $ud, traverse le canton vers son extrémité à l’ouest ; il reçoit à Hermès les eaux du Silez, ruisseau assez considérable, formé des eaux de sources et de fontaines de Silly, Boncourt, et Pouchon, dont la direction règne de l’ouest à l’est.

On ne voit point en France un village plus riche et mieux bâti que celui de Noailles ; les maisons, alignées sur les deux côtés de la grande route, sont de briques et de pierres de taille d’une agréable architecture. Quelques grands bâtiments dominent dans ce village, la poste aux chevaux, l’auberge principale, etc,

La place est vaste, et garnie de halles bien entretenues,

L’abreuvoir est grand, bien soigné.

On doit ces constructions, je dirois presque élégantes, aux avances du maréchal de Noailles, propriétaire du château de Montchy-le -Châtel. Montchy-le-Ghâtel est, dit-on, la plus ancienne baronnie du pays ; il étoit autrefois très fortifié, puisque, suivant Loisel, Louis-le-Gros prit la peine de l’assiéger pour le réduire à l’obéissance. Dreux de Moncey le possédoit alors ; on présume que ce chevalier accompagnoit, en 1096, Hugues de Vermandois à la croisade, avec Clerambourg de Vaudeuil, Dreux de Nesles, Payen, et d’autres croisés beauvaisins.

Noailles portoit autrefois le nom de Longvillers.

Les habitants du canton passent en général pour bons et braves ; ils ont des mœurs simples et douces. La crainte des revenants, le cri des oiseaux nocturnes, le chant d’une poule, occupent encore quelques esprits crédules, et leur inspirent des idées sinistres ; on croit encore que tels ou tels jours de l’année influent sur la température de l’air, sur les phénomènes célestes, et les événements de la vie humaine.

Les habitants de Berthecourt craignent beaucoup de sortir le soir, depuis l’aventure d’un homme, qui, passant devant le cimetière, sentit un revenant sauter sur ses épaules ; ce revenant le conduisit chez lui : sa frayeur fut telle qu’il fut six mois malade dans son lit.

Heureusement ces impressions s’affoiblissent, et le temps détruira le souvenir de tous les fantômes dont si long-temps on effraya l’imagination. Les épidémies sont rares dans les environs de Noailles. En 1791 les communes de Ste-Genevieve et de Laboissiere, placées sur les hauteurs, éprouvèrent une maladie contagieuse qui ne s’est pas renouvelée.

On voit dans le canton plusieurs vieillards des deux sexes ayant de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans.

Les fabriques sont celles d’éventails ; elles occupent beaucoup d’ouvriers dans les communes de Sainte-Geneviève, de Laboissiere, de la Chapelle-S.-Pierre, de Mortfontaine, de Silly, de Tillard et de Cauvigny. On fait dans Laboissiere et Mouchy un commerce considérable de manches de fouets, et de bâtons d’épine et de cormier, et dans la commune de Hermès beaucoup de talons de bois, et de bois à galoches.

Une fabrique de jarretières et de tresses, dont le cit. J. Lesueur est propriétaire, s’est établie à Noailles depuis 1768. Il avoit fait des rubans jusqu’en 1780 ; mais il abandonna cette partie faute de moyens ; depuis cette époque il ne fait plus que des jarretières et des tresses, aussi délicates, aussi solides que celles des fabriques anglaises. Il n’a dans ce moment que quatre métiers en activité, sur chacun desquels on fabrique par jour au moins deux cents aunes de jarretières ou quatre cents aunes de tresses ; il n’emploie que les laines de première qualité ; il les tire de Turcoing. Chaque métier, sans y comprendre les ustensiles nécessaires pour l’apprêt des laines, ne lui revient qu’à cent écus : ces métiers sont ingénieux ; un enfant, l’homme privé d’un bras peut les faire marcher avec facilité. Ce galant homme mérite toute espèce d’encouragements.

On a trouvé dans un lieu appelé la Presqu’isle, situé au-dessus de Fercourt, commune de Gau-vigny, plusieurs tombes qui ne sont placées qu’à la profondeur de douze ou quinze pouces : j’avois prié le cit. Jubé, maire de Mouchy, d’en fouiller quelques unes ; en peu de minutes, en traçant avec la charrue quelques sillons, il en découvrit cinq ; une d’elle n’avoit que cinq pieds dans toute sa longueur ; les autres en avoient près de six : des pierres plates de deux à trois pouces d’épaisseur les couvroient. On trouva dans la première un crâne, des os de bras, de cuisses, et de jambes ; tout le reste étoit consommé, et réduit en petits globules de poussière de la grosseur d’un pois : à l’extrémité de cette tombe étoit un vase rond et uni, ayant cinq pouces de diamètre, d’une couleur noirâtre. On trouva d’autres vases dans d’autres tombes, deux petites plaques de fer carrées, surmontées, l’une d’une légère feuille d’argent, l’autre d’un bouton en bronze, dont la rouille ne permettoit pas de connoître la figure.

Ces tombes sont d’une seule pierre, creusées à la profondeur d’environ dix-huit pouces vers la tête et de quinze vers les pieds, sur une largeur de vingt pouces à douze : ces pierres sont belles ; elles paroissent extraites des carrières de Mérard ou de Mony.

Dans les environs de Noailles à Grandville, commune de Hermès, il existe un vieillard de plus de quatre-vingt-trois ans, nommé François-Claude Berthelot ; il est infirme, sans fortune, ne peut marcher qu’à l’aide de deux personnes qui le traînent du lit à la cheminée et de la cheminée au lit : il est l’auteur d’un ouvrage intitulé, Traité de mécanique appliqué aux arts, aux manufactures, à l’agriculture, et à la guerre, en a vol. in-4o, contenant 132 pages ; il est aussi l’auteur de l’affût de côtes, improprement appelé affût de Gribauval : cette découverte lui produisit dans l’ancien régime une pension de 600 livres ; dans l’an VI le ministre lui fit obtenir une gratification de 300 livres, sa pension fut portée à 1875 liv. Cette somme réduite ne lui produit pas 600 liv. qu’il avoit autrefois ; accablé d’ans et d’infirmités, ayant une épouse âgée de soixante-dix-sept ans, déjà frappée de deux attaques d’apoplexie, ce vieillard sollicite du gouvernement les moyens de soutenir sa débile existence.

On voit entre Hermès et Berthecourt une excavation célèbre, nommée le Trou-du-Tonnerre ; les habitants prétendent qu’on n’en peut pas trouver le fond : je l’ai fait mesurer ; il n’a que huit pieds de profondeur sur quinze pouces de diamètre. C’est ainsi que ce fameux lac du sommet du mont Pilate, dont la profondeur atteignoit les enfers, dans lequel la chute d’une pierre excitoit des tourbillons et des tempêtes, traversé par le général Phiffer, ne s’éleva jamais jusqu’à la hauteur de son genou ; aidé de son valet-de-chambre, il en fit écouler les eaux dans une demi-journée. J’ai déjà relaté ce fait, mais j’ai cru devoir le répéter ici.

Avant de quitter le canton de Noailles je ne peux m’empêcher de dire un mot de ce qu’on nomme la Pierre aux Fées : ce titre reporte ce monument aux époques les plus reculées. Il existe dans les Gaules une multitude de pierres portant ce nom, qu’on donne presque par-tout à nos monuments druidiques.

La Pierre aux Fées du canton de Noailles est placée* sur la montagne sud-ouest qui domine Heil, au milieu d’un de ces terrains en friche qu’on nomme lanis dans le pays ; c’est une espèce de fossé de quarante-trois pieds de long, bordé dans toute sa longueur de pierres meulières placées verticalement : à l’une des extrémités ce fossé a cinq pieds de large, à l’autre il n’a que trois pieds neuf pouces ; au milieu se trouvent de chaque côté deux pierres plus élevées que les autres, surmontées d’une troisième ; cette dernière a neuf pieds de long sur deux pieds d’épaisseur. On trouva, dans une première fouille faite par MM. Lecaron de Troussure, quelques têtes de morts ; M. de Marolles, à son retour de l’armée, instruit de cette première fouille, en fit faire une seconde : Lizard, manouvrier de Heil, en fut chargé ; c’est de cet homme, âgé de soixante-douze ans, que je tiens les faits que je vais rapporter. Vingt-cinq ouvriers sous ses ordres travaillèrent pendant deux jours : ils trouvèrent, à une profondeur de quinze pieds, une grande quantité d’ossements humains ; ils remirent à M. de Marolles une pierre d’un grès noir, longue de quinze à vingt pouces, large de deux, sur laquelle il étoit écrit qu’on avoit enterré cinq cents hommes dans ce tombeau : il ajoute que la date que portoit cette inscription annonça qu’il y avoit dix-huit cents ans que ces morts avoient été déposés dans cette enceinte. La même inscription portoit encore, qu’en fouillant plus profondément on trouveroit un monument semblable au premier : on continua ces recherches ; enfin, à quinze autres pieds de profondeur on pénétra jusqu’au pavé du tombeau ; on n’y rencontra que des cendres. Le monument avoit été laissé dans le désordre que les fouilles avoient occasionnées ; les ossements étoient épars : M. de Marolles de retour à Loches, dans une de ses terres près de Tours, écrivit quatre lettres pour recommander de remettre les ossements et la grande pierre dans l’état où il les avoit trouvés en commençant ces fouilles ; qu’il ne pouvoit plus résister aux tourments que les sorciers et les démons lui faisoienj éprouver depuis qu’il avoit troublé le repos des morts. Lizard fit replacer la grande pierre, qui existe encore : de ce moment M. de Marolles cessa d’écrire.

Ce n’est pas dans notre siècle qu’on peut se permettre des réflexions sur cette date de dix-huit cents ans, et sur le supplice de M. de Marolles.

Entre Berthecourt et Montreuil-sur-Thérain est le village de Villers-Saint-Sépulcre, dont on accuse les habitants d’un peu de paresse et de peu d’industrie. Leur commerce principal est celui d’osier : ils le vendent aux Normands par paquets de cent brins, provenants de vingt-cinq branches d’osier fendues en quatre ; chaque paquet se vend 5 sous ; les Normands l’emploient à lier les cercles de leurs barriques.

Quoique placé sur une montagne le village de Villers contient une grande quantité de sources.

Louvet rapporte qu’en l’an 1060 un nommé Lancelin, fils de Soulques, apporta de Jérusalem un carreau pris au saint sépulcre ; il fonda pour le placer un prieuré, qui n’existe plus, mais le carreau sacré est encore dans l’église de Villers ; il avoit la propriété de guérir les enfants du mal qu’on nomme le carreau.

Le carreau du saint sépulcre est un morceau de pierre de sept pouces carrés.

Le prieuré étoit bâti de pierres coquillieres. De Berthecourt à Villers-Saint-Sépulcre on ne trouve pas de cailloux ; la pierre coquilliere y domine ; des maisons entières en sont bâties.

En passant par le bois de Fresnay pour aller à Villers-Saint-Sépulcre j’ai vu un chêne abattu, de ! quinze pieds six pouces de circonférence au pied, et trois pieds de diamètre à une hauteur de quarante pieds. Un homme du pays âgé de quatre-vingts ans m’assura que dans le même bois il avoit mesuré beaucoup d’arbres de dix-huit pieds de circonférence.

Jean Paradis, de Villers-Saint-Sépulcre, docteur en droit canon, et professeur en l’université de Paris, a traduit du grec en latin, et fait imprimer, en 1637, les avis de l’empereur Bazile à Léon son fils.

Berthecourt est un petit village situé sur les bords du ruisseau de Silly, qui se jette dans le Thérain ; sa position à mi-côte est fort jolie. On cultive dans ses environs des grains de toute espèce, des petits pois pour fourrage sur-tout, qu’on appelle bisaille. Les cultivateurs et les domestiques ne veulent manger ni pois ni lentilles, quoiqu’on en serve sur la table des maîtres ; ils leur donnent par dérision le nom de bisaille, faite pour la nourriture des chevaux et des bestiaux. Ce dégoût me rappelle celui des Nègres de Saint-Domingue, qui, quand on leur offre de la salade, répondent avec mépris : « Est-ce nous bêtes pour « manger herbes ? »

On y cultive beaucoup de haricots, de pommes-de-terre, et de navets.

On faisoit autrefois, à Berthecourt sur-tout, et dans les environs de Beauvais, un commerce considérable de faisans.

Tous ces pays sont pittoresques ; on s’y promené avec délices.

Nous revînmes à Beauvais, et ne tardâmes pas à le quitter pour continuer notre tournée.