Description du département de l’Oise/Meru

P. Didot l’ainé (1p. 157-165).
MERU.

La route qui conduit de la Ville-Tertre à Meru est exécrable, mais elle offre de grands tableaux ; différents sites vous permettent d’appercevoir les immenses tapis et les amphithéâtres des riches coteaux de Chaumont. La vue qu’on a du haut de la colline de Monts est sans bornes ; cet aspect a pourtant trop de monotonie, aucune masse ne s’y distingue, c’est l’uniformité de l’océan dans les jours calmes.

Jusqu’à Monts on trouve fort peu de cailloux dans les champs ; en descendant cette montagne rapide et difficile les coupes du chemin laissent appercevoir des coquilles et leurs débris. Le citoyen Dodin les a visitées ; il en a rapporté de fort beaux coquillages. Ivry-le-Temple a reçu ce nom d’une commanderie qui y existoit autrefois ; de là à Villeneuve-le Roi on remarque une assez grande quantité de cailloux. En entrant dans ce village, à gauche, nous vîmes une borne renversée ; c’est un poudingue assez curieux.

De Villeneuve-le-Roi à Meru on n’apperçoit que sables, que cailloux roulés, que terres mangées par les torrents, que ravines profondes : on arrive au bois qui domine la commune par un chemin qu’on ne peut faire qu’à pied, et dont nos voitures se tirèrent par miracle.

Le bois traversé par le grand chemin s’élève sur une pente rapide ; tous les habitants, les femmes, les enfants, proprement vêtus, placés sur des pelouses éparses sur le bord du bois, ou descendant en serpentant pour s’approcher de nous, nous offroient un coup-d’œil charmant : le maire, ses adjoints, les fonctionnaires publics, la garde nationale, nous attendoient au haut du bois ; accompagnés de ce cortège respectable nous descendîmes dans Meru. Ce bourg considérable est placé dans le fond d’un entonnoir, où se rassemblent toutes les eaux des collines voisines : la nature n’a rien fait pour cet affreux séjour, mais l’industrie le vivifie.

Vingt-cinq maires assistèrent à la réunion qui se fit à Meru ; ils répondirent à mes questions, et me donnèrent, comme je l’avois demandé par une circulaire, les notes générales et particulières qui concernoient leur commune et leurs administrés.

Il seroit impossible de donner une idée précise du sol varié des communes de Meru sans des détails très longs et de peu d’intérêt ; on les obtiendra dans la description particulière que je vais faire de chacune de ces communes.

Les engrais, les instruments aratoires sont ceux qu’on a cités dans le reste du département.

Toutes les communes cultivent plus ou moins de prairies artificielles. Chaque arpent produit en deux coupes quatre cents bottes de luzerne.

Bornel, Fosseuse, Ivry-le-Temple, possèdent des prairies marécageuses dont le foin n’est pas d’une bien bonne qualité.

Les plantations de fruits à cidre augmentent beaucoup dans ce pays : on assure que quand l’année n’est pas favorable à la récolte des pommes, elle l’est toujours pour celle des poires. On cultive aussi beaucoup d’ormes, de chênes, de frênes, et de noyers.

Il y a dans le canton trois mille arpents de bois.

À Lardiere est une source qui se joint à un ruisseau dans Meru ; leur réunion forme une rivière appelée Ru : elle traverse Esches, Fosseuse et Bornel, et se jette dans l’Oise au-delà de Persan.

Une autre petite rivière sort d’une pièce d’eau à Énonville ; elle s’unit à la source qui coupe le marais d’Aimblainville, traverse le département de Seine-et-Oise, et, grossie de plusieurs ruisseaux, se perd dans l’Oise à Valmondoit.

Il y a une singularité remarquable à Ivry ; un peu au-dessus de la source située au nord et au bout d’une prairie, il existé un petit bosquet planté dans une espèce d’excavation, qui ressemble à un grand vase arrondi ; il en sort une source intermittente qui ne donne de l’eau que dans des intervalles très éloignés ; tous les neuf, dix et douze ans son écoulement se renouvelle : cette fosse se remplit d’eau qui, dans plusieurs endroits de cette prairie, jaillit à gros bouillons, et forme un courant d’environ un pied cube ; il dure six, huit, dix mois, et même un an, sans qu’on s’apperçoive que la sécheresse influe sur son abondance.

Les habitants regardent l’apparition de cette source comme le présage de quelques calamités publiques, notamment de la cherté du bled ; alors chacun va la voir, et fait ses conjectures sur le malheur qu’elle peut pronostiquer.

Depuis dix ans deux épidémies ont frappé la commune de Corbeil-Cerf : en 1791, au mois de juin, dix-neuf personnes périrent dans un jour ; elles ne furent malades que trente-six heures. Cette épidémie se renouvela il y a cinq ans : les ravages furent moins cruels ; c’étoit l’hiver.

En 1791 le village du Déluge fut attaqué de la même maladie ; il perdit aussi quinze à seize habitants : la sécheresse fut la cause de cette épidémie.

Les meubles dans les habitations sont simples, mais propres. L’usage des matelas est presque inconnu ; on s’y sert de lits de mauvaises plumes.

Les habitants ne sont pas riches en linge. Dans les communes éloignées des rivières on fait la lessive avec de l’eau de mare, ce qui souvent occasionne des maladies.

Il y a dans Meru un hospice dont les revenus sont de 1,400 livres ; il est administré par des hommes estimables.

La nourriture des habitants est extrêmement frugale : leur pain est bon et salubre ; il est fait de farine de méteil : ils mangent beaucoup de légumes, choux, haricots, carottes, pommes-de-terre, pois ; la viande de porc et les œufs sont aussi des comestibles dont ils se nourrissent : ils boivent du cidre et du vin.

Leurs amusements sont les jeux de tamis, les cartes, les danses, sur-tout aux fêtes patronales, très célébrées dans la contrée : on y fait de grandes parties de tamis ; les vieillards bordent les limites du jeu, citent les exploits de leur jeunesse, et, comme les héros d’Homère, donnent toujours la préférence au temps passé. Le voisinage de Paris introduit le goût du luxe chez les jeunes gens : le costume des femmes est recherché ; celui des hommes en général est très propre.

On y consulte souvent et les sorciers et les devins ; on croit beaucoup aux traditions anciennes.

Ici, comme dans tout le département de l’Oise, les ministres du culte catholique sont soumis aux lois, prêchent la saine morale de l’évangile, et s’efforcent par leur exemple de ramener les hommes aux bonnes mœurs, au respect filial, à la vénération qu’on doit à la vieillesse, à ce sentiment religieux qui dépose avec décence et sensibilité les dépouilles de l’homme dans sa dernière habitation.

Meru a toujours eu le nom de ville ; elle étoit autrefois environnée d’épaisses murailles, et fermée de quatre portes. Ses anciens seigneurs portoient jadis le nom et les armes de Pontoise, parce qu’ils descendoient des Dreux, comtes de Vexin, de Pontoise et d’Amiens, porte-oriflamme héréditaires de France.

Cette terre est passée de la maison d’Aumont dans celle de Montmorency.

Elle a appartenu au bâtard de Rochechouart, qui vint au secours de Beauvais en 1472.

Meru étoit jadis défendu par un château, détruit depuis peu d’années. Les bois des environs appartiennent au gouvernement, qui les fait exploiter.

Des négociants viennent acheter à Meru les dentelles qu’ils ont commandées à S.-Crépin, à Valdampierre, à Lormaison, à Corbeil-Cerf, au Déluge, à Montherlant, à la Villeneuve-le-Roi. Les femmes gagnent par jour 10 à \i sous ; quelques unes sont payées 15 sous.

Le cit. Moreau, un des plus forts négociants en dentelles, fait ses envois à Paris et dans l’Angleterre.

Le citoyen Gaudet travaille pour l’Espagne : il emploie environ trois cents cinquante femmes. Le goût et les dessins pour ce pays différent de ceux qu’on fait pour Paris et pour Londres.

Les fabricants tirent leurs soies de Lyon : elles arrivent brutes ; on les fait trier et dévider dans le pays.

On porte à 50,000 écus l’argent que ce commerce répand dans le pays.

Les soies de première qualité font des dentelles, dont le maximum est de quarante-quatre pouces de largeur, et le minimum de trois à quatre.

Mais passons à la description du grand commerce d’éventails qu’on fait à Meru ; il produit une circulation d’un million.

Comme les ouvriers travaillent à la pièce, ils gagnent plus ou moins ; l’un reçoit 20 sous de sa journée, quand un autre en obtient 5 livres : ces derniers sont les découpeurs, qui, guidés par l’habitude et leur génie, font avec une vitesse surprenante, à l’aide de scies de la grosseur d’un cheveu, ces dessins délicats, ces arabesques élégants qu’on voit sur le bois ou sur l’ivoire des éventails.

Les bois dont ils se servent sont l’ébene, l’amourette, le palisandre i les bois de rose, les bois qu’ils nomment satinés, violets, œil de perdrix, le buis étranger. À Meru, dans la commune d’Andeville, on n’emploie pas de bois de France : on y travaille l’os et la corne qu’on prépare en manière d’écaille.

À Lormaison, à Corbeil-Cerf, au Déluge, à S.-Crépin, où l’on est bien moins recherché, on se sert pour les éventails d’aliziers, de pommiers, de poiriers, de cerisiers, etc.

La perfection dans chaque genre de travail vient d’un usage que les Anglais ont adopté dans leurs manufactures ; le même ouvrier s’occupe toujours du même travail ; celui qui teint le bois ne teint pas la corne, celui qui teint la corne ne teint ni les os ni le bois : chaque préparation a son travailleur particulier ; scieurs d’os, scieurs de bois, scieurs de panaches, scieurs de bouts en alizier ou pommier ; façonneurs en bois, façon-neurs en os, découpeurs en os ou en bois, sculpteurs en bois ou en os, doreurs en os ou en bois, etc., etc.

On ne fait pas à Meru de rivures en nacre ou montées à pierres : on envoie à Paris les bois par grosses ; c’est dans cette ville qu’on les monte en soie, en papier, etc.

La grosse (douze douzaines) coûte de 4 à 60 liv. On compte soixante fabricants en général : douze des principaux travaillent à Meru ; ils emploient près de quatre mille ouvriers dans le canton.

Ces ouvriers font des jeux de dominos, des jetons, des fiches, des étuis, des dés : tous ces produits s’envoient à Rouen, à Paris, en Angleterre. On y tournoit autrefois une grande quantité de dames de tric-trac.

Un autre commerce se pratique encore à Meru : cinq maîtres, servis par trois ou quatre ouvriers, fabriquent les outils nécessaires à l’agriculture, à l’art du charpentier ; ils fournissent Paris, Pon-toise, Versailles, et Saint-Germain. On évalue à 30,000 liv. le résultat de leur travail.

J’ai vu avec le plus extrême plaisir les intéressants atteliers de ces différents ouvrages, l’ordre, l’intelligence, la propreté qu’on y remarque. Cette multitude d’hommes arrachés au désordre de l’oisiveté ; ces enfants, à peine sortis du berceau, s’essayant à des travaux utiles ; l’aisance, la gaieté régnant dans un pays si peu favorisé de la nature, sont un spectacle ravissant pour tous les hommes, sur-tout pour l’administrateur qui peut par son influence servir tant d êtres intéressants, et faire fleurir un des rameaux de l’arbre immense du commerce.