Description du département de l’Oise/Granvilliers

P. Didot l’ainé (1p. 82-102).


DE GRANDVILLIERS.


Nous quittâmes Songeons, accompagnés d’un cortège égal à celui qui nous avoit reçus : le maire, quelques jeunes gens à cheval nous accompagnerent jusqu’à près d’une lieue de cette commune. La route d’abord est montueuse, impraticable dans l’hiver ; les terres qu’on traverse sont médiocres, chargées de silex, mais bien travaillées. Que de jacheres ! En approchant de Thérines le sol se couvre de bois. J’allai rendre hommage à la respectable mademoiselle d’Héronval, maltraitée par les habitants de sa commune dans le regne de la terreur : elle eut la générosité de tout pardonner ; elle ouvrit sa maison, distribua son linge à ces mêmes habitants qu’un affreux incendie venoit de ruiner : elle donna cent liv. à chacun de ces infortunés, et leur facilita les moyens de rétablir les métiers qui les faisoient vivre. Qu’on est heureux de rencontrer épars sur la surface du globe de ces individus échappés à la corruption générale ! Anges répandus sur la terre pour en bannir les haines, la misanthropie, pour détruire cette humeur sombre et noire qui nous porte après les grandes révolutions à détester le monde et ses féroces habitants !

J’allai distribuer aux incendiés de Thérines une somme que le gouvernement m’avoit chargé de leur remettre. Nul incendie n’offrit une destruction plus entiere ; au milieu d’une forêt d’arbres noirs ou de couleur rousse, on n’appercevoit plus que quelques cheminées, quelques pignons à moitié renversés : l’église même étoit détruite. Les habitants sans vêtements et sans souliers, réunis, agglomérés sur un tertre, cherchoient en s’approchant une chaleur qui leur manquoit. Point d’abri contre les injures du temps, point d’espérance pour l’avenir ; ils voyoient leurs jardins entièrement brûlés, toutes leurs jouissances d’habitudes perdues ; leurs bestiaux erroient épars dans la campagne : on n’appercevoit que femmes échevelées suivies de leurs enfants tout nuds ; les chiens hurloient près de l’emplacement où fut jadis la porte de leur maître : jamais tableau n’offrit un spectacle plus vrai du malheur et du désespoir. Je dis à ces infortunés, au nom d’un gouvernement paternel, tout ce que me dicta ma sensibilité : au premier mot ils fondirent en larmes ; leurs sanglots étoufferent ma voix : les cris de la reconnoissance se firent entendre quand j’eus remis au maire l’argent que je leur apportois. Je les quittai, leur laissant l’espérance, sans laquelle l’homme malheureux n’essaieroit pas de réparer ses pertes.

Des vallons délicieux, des fonds coupés de ruisseaux couverts d’arbres de la plus grande vigueur, des jardins chargés de légumes et d’arbres fruitiers, des demeures placées au milieu de jolies prairies, nous firent connoître toutes les pertes qu’avoient faites les infortunés habitants de Thérines.

Je ne tairai pas un mot qui me fut attesté : au moment où la généreuse mademoiselle d’Héronval distribuoit ses grains et son argent, un homme chargé de ses bienfaits, dit dans sa cour : Elle ne donneroit pas tant d’argent si elle ne le remuoit pas à la pelle. Mais quittons cette terre d’ingratitude et de la plus pure générosité.

Les maisons de Thérines étoient bâties en cailloux mêlés de pierres blanches calcaires, unies par un ciment argilleux. Le silex qui formoit une partie des solins et des murailles avoit reçu une si grande chaleur, qu’il se délitoit et se séparoit en feuilles plus ou moins épaisses.

Après une montagne assez élevée, nous traversâmes des plaines immenses peu fécondes, mais cultivées et plantées de pommiers. Des gardes à cheval, la garde nationale, la gendarmerie de Grandvilliers nous entourerent ; et de tous les points d’un vaste horizon des femmes, des enfants, des vieillards, accoururent : nous pénétrâmes avec difficulté dans Grandvilliers au milieu d’un cortège joyeux de cinq ou six mille individus.

Grandvilliers, bourg considérable et bien percé, est coupé par quatre grandes routes ; l’une d’elles conduit à Rouen, l’autre à Calais ; la troisième se rend à Amiens ; la quatrième aboutit à Beauvais. Il est entouré d’une plaine immense. Les terres environnantes sont froides, et ne produisent qu’à force de culture et de fumier. Les eaux y sont rares, les puits n’en donnent qu’à quatre-vingts pieds de profondeur.

L’opinion commune est que Granvilliers fut bâti par Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, en 1213. Louvet assure qu’à la place de ce bourg il exista jadis une grande ville.

Des fabriques de serge, de draperies communes, des chapeliers, des bonnetiers, le commerce de l’épicerie, beaucoup d’ouvriers en bas, donnent une certaine aisance aux habitants de Grandvilliers. Ils ont un marché considérable tous les huit jours, où se vendent plus de trois cents sacs de bled. Le plus grand service qu’on pût rendre à cette commune seroit de faire la route d’Amiens à Rouen par Granvilliers et par Gournay, et celle qui, passant par Feuquieres, Grandvilliers et Breteuil, attireroit les bleds de Santerre, qui vont jusque dans la Seine-Inférieure ; elle permettroit aussi de transporter le produit des bonneteries et les cidres du Bray dans la haute Picardie et dans le Soissonnois.

Nous eûmes à Granvilliers une séance semblable à celle de Songeons. Les maires de soixante et une communes s’y étoient réunis ; ils eurent la complaisance de répondre à mes questions qui, faites en présence de leurs voisins, m’ont servi de contrôle aux mémoires particuliers que je priai trois hommes lettrés dans chaque canton de rédiger, et que j’ai reçus.

Je me promènerai sur la surface de tout le département, en ne m’arrêtant que sur les lieux qui marquent par leurs manufactures, l’agriculture, la beauté de leurs sites, ou par les faits ou les détails de mœurs ou de monuments auxquels tout le monde s’intéresse.

Les environs de Granvilliers n’offrent à la curiosité que le joli château de Dameraucourt, et le riche château de Sarcus.

Dameraucourt est situé au nord de Grandvilliers, à une demi-lieue de cette commune, à l’extrémité d’une plaine bien cultivée. C’est une miniature des forts châteaux du temps passé : il est flanqué de quatre tourelles très élevées ; ses murailles sont de briques, couronnées de créneaux et de meurtrieres de pierre de taille ; elles montent à cent pieds d’élévation : on pénètre dans les sept étages qui forment ce château par un escalier pratiqué dans la tour à gauche de la façade principale.

Le parc, les cours, les fossés délabrés, ne permettent pas de se faire une idée de ce que fut autrefois cette bizarre et jolie forteresse. La tradition ne parle dans ces temps anciens que d’un de ses propriétaires redoutable à la contrée ; il portoit le nom de Launoy ; sa devise écrite en marbre sur la porte de son château, étoit, Craignons Launoy, car mieux nous aurons. Des cachots, encore garnis d’anneaux de fer suspendus à la voûte, et de quatre pouces de diamètre, où l’on descend par une trappe, annoncent qu’on y retint jadis des prisonniers. La couleur rouge du château tranche agréablement sur le verd foncé des vieux noyers. Rien de délicieux comme le vallon couvert de maisonnettes, d’herbages, et de bois, qu’on apperçoit au couchant du château. En suivant les contours de la colline qui s’élève au-delà du vallon, votre œil arrive jusqu’à Sarcus, qu’on apperçoit dans le lointain. Cette vallée profonde, au milieu de laquelle coule un beau ruisseau qui se jette dans la Somme, rappelle les sites de la Suisse : c’est un mélange d’aspects riants et sauvages d’un genre absolument neuf. On fait dix lieues sur les bords de ce ruisseau par de jolis sentiers sur des pelouses fleuries, et l’on arrive à la ville d’Amiens.

La maison de S.-Simon posséda cette agréable propriété : les Lameth lui succédèrent. Depuis vingt ans elle est à MM. de Grâse.

De la plate-forme du château, garnie d’un cintre de pierre de taille qui dépasse les murs de près de deux pieds, on pouvoit par des ouvertures perpendiculaires faire pleuvoir sur l’ennemi de l’huile bouillante, du plomb fondu, des pierres, et défendre l’approche des portes et de la muraille.

Le village dépendant de Dameraucourt est au levant de ce château. Il est formé de cent trente feux ; les environs en sont champêtres : le bois du Til qui descend dans la vallée, le bois de Porriere appartenant à la maison de Poix, le bois de Vieux-ville, les champs, et les vallons voisins, offrent aux habitants de ce séjour si romantique des promenades délicieuses. Les femmes du village sont très laborieuses. On y peigne des laines, on les file. Les hommes vigoureux, grands travailleurs, cultivent la terre. L’ivresse est bannie du village ; l’aisance y est entretenue par le travail et la sobriété : on s’y nourrit des légumes du jardinage, de carottes, de choux, de fèves, et de pommes-de-terre ; on n’y mange de viande que le jour de S.-Denis, patron de Dameraucourt. Ces habitants heureux ont peu de meubles, mais ils sont propres et bien entretenus. Tous couchent sur la paille ; pas un matelas dans le village. Les jours de fêtes les jeunes filles et les jeunes garçons, proprement vêtus, parés de fleurs et de rubans, dansent gaiement sous les ormeaux. Quelques têtes exaltées, dans une profession même qui prescrit la charité et l’humanité, ont troublé les jours heureux de ces bocages éloignés du monde et des villes, que des étrangers ne fréquentent jamais ; mais la crainte, comme par-tout, les comprime momentanément.

Nous visitâmes le bois de Jamanson, dans lequel on nous avoit indiqué quelques masses de pierre dont la nature étoit inconnue aux habitants du voisinage ; ce sont des roches meulières alvéolées, garnies de silex.

A l’extrémité du département, au-delà du bois de Porriere, les montagnes sont totalement calcaires ; elles offrent à leur surface une grande quantité de silex qui laisse appercevoir sur quelques points de petites crystallisations.

De retour à Dameraucourt nous montâmes la colline de l’ouest, et traversâmes une plaine très vaste presque entièrement nue, sur laquelle on n’apperçoit au loin que quelques granges, et des clochers ; elle nous conduisit au château de Sarcus, la merveille de ces contrées. Le propriétaire de ce château, M. de Grâse, petit-neveu du comte de Grâse que la jalousie de quelques officiers de la marine priva de la gloire qu’il devoit acquérir en Amérique, nous reçut à la tête de la garde nationale de son village ; il accompagnoit les maires et les principaux habitants qui me témoignèrent, par un discours précis et plein de chaleur, leur dévouement au gouvernement, leur amour et leur enthousiasme pour le héros qui leur rendoit la vie, des lois, une patrie.

Quand les cris de joie de la multitude, le bruit des boîtes et des fusils, l’empressement des femmes et des enfants cesserent, quand il me fut permis de me livrer à mes observations accoutumées, je fus frappé de la richesse et de l’inconcevable travail de la façade à larges cintres pleins, qui se déployoit sous mes yeux : c’est, si j’ose me servir de cette expression, une façade de dentelle ; on ne voit dans aucune partie du monde un luxe de sculpture et d’arabesques élégants égal à celui que les artistes, amis de François Ier, avoient prodigué pour lui plaire.

Ce château, construit en 1522, fut donné par François Ier à mademoiselle de Sarcus qu’il aimoit.

Entre les arcades de face s’élèvent des piliers de forme gothique, du travail le plus fini, le mieux filé, le plus élégant, le plus léger ; rien n’égale la variété des fleurons enlacés, des vases, des caprices, des dragons, des oiseaux, des mascarons, des cariatides, des dauphins, de toutes les bizarreries qui décorent cette riche façade. Les arcades ont douze pieds d’élévation sur onze pieds de largeur. J’en ai fait graver les ornements, dont le dessin sans doute fut fait par quelques uns des artistes italiens que François Ier entretenoit avec tant de grandeur et de noblesse à sa cour, qui fut pour la France ce qu’avoit été celle de Laurent de Médicis et de Léon X pour Rome et pour Florence.

Sur ces arcades et ces piliers anciens pose un corps de bâtiment moderne, dont les distributions intérieures sont nobles et belles. La galerie surtout, dans laquelle sont représentées toutes les batailles auxquelles assista M. de Grâse, père du propriétaire actuel, est d’un très bon style : de ses fenêtres on apperçoit un riche lointain ; on y distingue, à différentes aires de vent, Saint-Thibaut, Romescamp, Feuquieres, Molliens, Sarnoy, Grandvilliers : les champs qui les se parent sont couverts de cultivateurs, dont les terres ne sont pas toutes également bonnes.

Sarcus est entouré de vastes jardins, et d’un parc de deux cents arpents couvert de bois, environné de murailles élevées, soutenues de piliers de briques. On pouvoit avant la révolution s’y procurer le plaisir de chasser toute espèce de bêtes fauves et de gibier.

Le village, bien percé, est de cent vingt feux. On y fabrique des serges nommées S.-Lô, londes, demi-londes, et ratines ; on y trouve sept à huit métiers à bas. Les frères Boulnois, demeurant l’un à Sarcus, l’autre à Alaine, nourrissent par leur industrie et par les travaux qu’ils commandent dans les villages des environs une multitude de ménages.

Les maisons de cette contrée faites de bois, sont couvertes de chaume ; le solin est fait de cailloux.

On compte jusqu’à cent filatures de laine dans le village de Sarcus. Les bas qu’on y fabrique en grande quantité sont teints en noir à Molliens et à Pleuville.

Le terrain voisin est en général mauvais et pierreux ; les fourrages y sont rares : des mares qui se dessèchent quelquefois leur tiennent lieu des ruisseaux et des fontaines qui leur manquent.

Les terres labourables de Sarcus ont très peu de profondeur : elles posent sur une couche de tuf rougeâtre qui retient les eaux pluviales ; leur séjour refroidit et détériore les terres propres à la culture : on évite avec soin de faire pénétrer trop avant la charrue, de peur, par le mélange du tuf, de nuire à la terre végétale.

Les instruments aratoires sont la charrue à tourne-oreille et à versoir, armée de coutre ; la petite charrue, dite binot, sans tourne-oreille et sans coutre ; des herses, des rouleaux, etc., etc.

Il y a très peu de pâturages dans le canton ; on y cultive du trèfle, de la luzerne, et du sainfoin.

Le produit d’un arpent de trèfle peut être évalué, dans ses deux coupes, à deux cents cinquante bottes ;

Celui d’un arpent de luzerne, dans ses deux coupes, à trois cents bottes ;

Celui d’un arpent de sainfoin, dans une seule coupe, à cent bottes.

Le trefle réussit mieux, parceque ses fortes racines divisent mieux les terres. La luzerne, en quelques années, est étouffée par les herbes parasites ; sa racine trop foible ne peut percer le tuf.

Les plantations de pommiers et de poiriers diminuent d’une manière sensible ; leur ombre nuisoit aux récoltes. On a la preuve que le sapin réussiroit dans ces contrées ; on en peut juger par ceux qui sont épars dans les communes du canton, et par ceux du jardin de Vallalet, qui sont d’une telle grosseur et d’une telle hauteur, qu’on les apperçoit de deux lieues de distance.

On voit beaucoup de petits bois appartenants à des particuliers, mais point de forêts dans ce canton. Les plus spacieux sont ceux de Sarcus, du Vallalet, et de la ferme de la Motte, commune de S.-Thibaut.

Le produit des moulins à vent (on en trouve un dans chaque commune) peut être évalué à 200 l. par an.

On ne connoît qu’une carrière dans les environs de Dameraucourt ; on trouve près d’elle une briqueterie et un four à chaux ; les moellons qu’on en tire sont d’une pierre calcaire très tendre qui ne peut servir qu’à la fabrication de la chaux.

Les habitants des environs de Sarcus, de Grandvilliers, etc., ne se contentent pas d’une vie oisive, l’espoir de la fortune et leur activité naturelle les conduit dans les contrées lointaines ; s’ils ont quelques succès, ils viennent achever leur carrière sous le toit qui les vit naître.

Les jours de fêtes et les dimanches sont des jours révérés dans toutes ces contrées ; mais les fètes patronales de chaque village se célebrent avec une pompe, avec une recherche, avec une dépense extraordinaire ; on s’en occupe trois mois d’avance ; les mères, les filles, la servante, le vitrier, le menuisier, soignent, préparent les meubles, l’intérieur, l’extérieur de la maison ; il n’est plus d’épargnes, de modération même dans les achats, dans les préparatifs que ces fêtes déterminent : les mets les plus recherchés sont prodigués aux parents, aux amis, aux étrangers qui s’y réunissent. On m’a fait le tableau de ces assemblées brillantes, et j’ai cru lire la description des noces de Gamache : les mariages s’y décident, les haines y disparoissent ; l’amour et la gaieté, les transports, la danse, les bons mots, quelques chansons grivoises, une parure recherchée, des fleurs, tout embellit ces journées du bonheur ; on n’est consolé de leur chute dans un village que dans l’espoir de les voir bientôt renaître dans un autre. Les étrangers s’éloignent avec chagrin à la fin du jour ; mais l’obscurité de la nuit, leur amie qu’ils ramenent sous le bras, de doux propos, quelques larcins faits au détour du bois, ont bientôt dissipé l’émotion fâcheuse qu’ils viennent d’éprouver ; tandis que les habitants du village prolongent leur bonheur dans les danses et les festins qui durent jusqu’au lendemain.

La fête de Sarcus est fixée au 3e jour complémentaire de chaque année.

Le canton de Sarcus est assez froid ; on y voit rarement des épidémies ou des épizooties.

Peu de vieillards passent l’âge de quatre-vingt-huit ans.

On se plaint ici du peu de respect des enfants pour leurs peres.

Les naissances y sont plus nombreuses que les décès.

Les cérémonies funebres s’y font avec décence.

Les femmes, vêtues d’étoffes du pays, portent beaucoup de serges rayées ou nuancées de diverses couleurs.

La façade de l’église est formée de briques et de pierres blanches disposées en damier ; le solin, dans quelques parties, est de cailloux et de pierres coquillieres : cette église est jolie ; la fleche du clocher, fort longue et très pointue, se voit de tous les points du vaste horizon au milieu duquel elle s’élève.

Nous arrivâmes à Grandvilliers, où les habitants nous donnoient une fête dans la jolie maison du cit. de N…, à la porte de Grandvillers ; une table de cent couverts étoit placée sous un dôme de verdure, au milieu d’une allée couverte, de dix-huit cents pieds de longueur. Grandvilliers forme une espèce de république isolée dans le département de l’Oise ; elle est séparée du chef-lieu et des grandes communes par des chemins très difficiles. Quelques familles protestantes vivent en paix dans ce canton : on y trouve beaucoup d’affabilité, de gaieté. Le maire y fait régner un bon esprit. Les plaisirs de la jeunesse sont la danse, le jeu de tamis, le jeu de paume, et le jeu de raquette ; les lieux préparés pour ces amusements sont garnis d’arbres sur une longueur de trois cents quarante-deux pieds sur quarante, quarante-deux, et soixante-six pieds de large : on danse sur un carré de deux cents soixante-dix pieds de long sur cent trente-quatre de large.

A peu de distance de Grandvilliers, dans la commune du Hamel, on voit de grosses chaînes que l’opinion publique déclare y avoir été déposées par un seigneur de Créquy. François Ier, prisonnier de Charles-Quint après la bataille de Pavie, ne pouvoit payer la forte rançon que l’empereur exigeoit de lui ; M. de Créquy, qui ressembloit beaucoup à François Ier, lui proposa de se charger de ses chaînes : refus ; on insiste : Créquy obtient enfin la faveur qu’il sollicite. Charles-Quint, instruit de cette ruse, traite fort mal M. de Créquy ; il est chargé de chaînes énormes, et maltraité par ses geôliers : sa confiance en Notre-Dame-du-Hamel le tira de cette fâcheuse position ; il fut, par son intercession, miraculeusement transporté pendant la nuit de Madrid dans un champ voisin du Hamel. Un berger, surpris de voir ses moutons danser gaiement autour d’un homme à longue barbe, fort mal vêtu, chargé de chaînes, s’approche et le salue : Créquy l’interroge ; il apprend qu’il est sur les terres voisines de son château, où sa femme, qui le chérissoit, forcée par ses parents, qui le croyoient mort, de contracter une nouvelle alliance, devoit se marier le même jour. Avant d’entrer chez lui Créquy se prosterne aux pieds de la Vierge sa bienfaitrice, et dépose sur les marches de l’autel les chaînes dont le berger l’aida sans doute à se débarrasser. Il se rend au château : on refuse de le laisser parler à madame de Créquy ; il est enfin reçu en faisant présenter à sa femme un anneau sur lequel étoit gravé son portrait et celui de l’épouse qu’il adoroit ; sa barbe, ses cheveux hérissés, ses vêtements, le faisoient encore méconnoître ; il est forcé de lui parler d’une marque qu’elle avoit sur le corps et que seul il pouvoit connoître. On devine les transports des deux époux qui n’avoient jamais cessé de s’aimer. Créquy prend les habits d’un chevalier français ; il se rend à la cour, reproche au roi de l’avoir oublié dans les prisons de Madrid : ce prince s’excuse en lui proposant pour récompense ce qu’il voudroit lui demander : Je ne veux, lui dit Créquy, qu’ajouter une fleur de lis à mes armes : Je vous en donne mille, lui dit François Ier. Depuis ce temps le lion des Créquy et le champ qui le renfermoit étoient couverts de fleurs de lis.

On se rendoit pieds nus à Notre-Dame-du-Hamel ; il n’y a pas dix ans qu’une jeune fille de Grandvilliers a fait ce pèlerinage avec succès.

Dans le canton du Hamel, à Hétomesnil, et dans presque toute la Picardie, un usage assez singulier se pratique le jour du mariage : l’époux ne se met point à table ; il sert tous les plats, et ne peut manger que debout ; pendant cette première journée il porte le nom de cher : l’épousée, placée au milieu de la table, est environnée des anciens du village, sans mélange de jeunes gens ; le plus près parent de l’époux se charge de la mariée, il ne peut la laisser seule sous peine d’amende : si quelqu’un est assez adroit pour prendre le soulier de la belle sans que le gardien s’en apperçoive, l’époux est obligé de le racheter, et le prix qu’il en donne sert à payer de l’eau-de-vie. On reconnoît dans cet usage, déguisé par la civilisation et le catholicisme, l’usage ancien de quelques parties de la Gaule, des vieux Samnites, etc., qui tentoient le jour du mariage d’enlever la mariée elle-même à son époux, et qui s’en faisoient payer cher la rançon.

Ce que j’ai dit de la culture et du sol de Sarcus peut en grande partie s’appliquer à celui des environs de Feuquieres ; c’est par l’opiniâtreté de son travail que l’habitant tire des récoltes passables d’un terrain froid et peu fertile. On y voit depuis dix ans des prairies artificielles : les pépinières s’y multiplient, et l’on y fabrique de l’huile de faîne. Les haies qui ferment les héritages sont faites d’épines noires et blanches ; elles sont coupées de coudriers, de quelques érables, de tilleuls, de peupliers, de neffliers, de buis, d’ifs, de sureaux, de pruniers, et de cerisiers, que la viorne, le chevre-feuille, et les ronces, garnissent jusqu’à leurs premières branches.

Les récoltes peuvent s’élever, année commune, à cent vingt gerbes de bled par arpent, dont le produit est de sept quintaux. L’arpent d’avoine y produit soixante-dix gerbes ; on en tire quatre quintaux de grains. La vesce et la bisaille donnent cent cinquante bottes, qui produisent de quatre à cinq quintaux.

Les terrains sont trop maigres et trop secs pour qu’on y jouisse de bons pâturages ; cependant les citoyens Langlier, maire, et Chrétien, juge-de-paix de Feuquieres, ont produit une amélioration sensible dans cette partie depuis plusieurs années, en établissant des parcs de vaches, qui ont ajouté à l’avantage de fertiliser le terrain, celui de féconder sensiblement les arbres fruitiers, et de conserver les bestiaux en santé.

Depuis quelques années on voit fréquemment, vers l’automne et à la fin du printemps, plusieurs météores ignés ou lumineux, des globes de lumières, tombant vers la terre dans la direction du sud au nord-est, des aurores boréales.

Le principal commerce est celui de bas de laine, de serges dites d’Aumale, de montures de lunettes en fer, en corne, de lunettes complètes, de miroirs, et de baromètres ; à Campeaux spécialement et dans ses environs.

Les négociants de Campeaux, de Moliens, de Formerie, fréquentent les marchés de Feuquieres ; ils en répandent les produits dans la Tourraine, la Beauce, l’Orléanois, les environs de Paris, quelques uns dans le Soissonnois, au Havre, dans le pays de Caux, et dans la Bretagne sur-tout : ils ne rapportent point d’échange ; leur commerce en entier se fait en argent. Leurs œufs, leur beurre se portent à Gournay.

On cultive peu de chanvre et de lin, quoiqu’on pût le faire avec succès.

Il y a quelques grès paveurs dans ce canton ; on n’y connoît point de carrières ouvertes.

Les habitants de Feuquieres sont grands et bien faits ; leurs femmes sont belles, dociles, et fort sages.

L’ancienne coutume de la Gaule entière de placer le 1er de mai des fleurs et des couronnes à la porte de sa maîtresse subsiste encore dans ces contrées.

Un usage très singulier se pratiquoit avant la révolution à Feuquieres, et dans presque toute la Picardie ; une fille, le jour de ses noces, étoit obligée de faire preuve de sa virginité, en mettant sur la tête un ruban ou une petite relique, que les prêtres ne permettoient pas de porter à celle dont ils counoissoient les désordres ; celle-ci étoit réduite à se marier la nuit : cet ornement de virginité portoit le nom de pucelage.

Il y a beaucoup d’asthmatiques dans les environs de Feuquieres ; on y éprouve annuellement des fièvres putrides et malignes ; les fluxions de poitrine y sont communes, ainsi que les dysenteries dans les grandes années de fruits. On n’y cultive pas assez le groseiller.

Le claveau est le seul genre de maladie qui pese sur les animaux : on ne connoît pas ici le traitement spécifique qui convient à ce fléau.

Les vieillards, sujets aux rhumatismes, ne passent guère soixant-dix ans ; mais, dans les communes de S.-Deniscourt, d’Omecourt, et de Montceaux, on vit de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans.

Ce pays a moins été frappé par la révolution que les autres, puisqu’on remarque que le respect filial et le respect de la vieillesse y conservent toute leur puissance.

En parlant de Grandvilliers et de Sarcus nous avons dit sur les métiers et les fabriques tout ce que nous pourrions répéter ici ; ils sont les mêmes dans toutes ces contrées.

Les prêtres ont eu la même conduite ; on ne pourroit que louer leur sagesse et le bon esprit qu’ils ont répandu dans les campagnes.

On voit peu de chiens enragés dans les environs de Feuquieres ; mais on s’y plaint de la multiplication incroyable des chiens, sur lesquels on appelle la surveillance de la police.

L’esprit public est bon : le peuple est plein de confiance dans le gouvernement, et très prononcé contre ses ennemis tant intérieurs qu’extérieurs.

Le printemps et l’automne sont délicieux dans les vallons de Thérines, de S.-Deniscourt, de Hautbost, entourés de bois.

On demande aux observateurs et aux naturalistes les moyens de se délivrer de deux fléaux qui désolent les cultivateurs : le premier est une poussière noire d’une odeur infecte ; le second la nielle. Le seigle n’est pas frappé de ces accidents.