Description du département de l’Oise/Chaumont

P. Didot l’ainé (1p. 123-150).

CANTON DE CHAUMONT.

En quittant Beauvais pour se rendre à Chaumont on traverse la route de Rouen, déjà décrite : après avoir passé le bois de Belloy, avant d’arriver à S.-Léger, les terres sont d’un rouge foncé, et doivent contenir une grande quantité d’oxyde de fer. Vous laissez sur la gauche S.-Léger, village enchanteur ; il offre à l’œil du voyageur le plus délicieux asyle contre les chaleurs de l’été : ses terres mal soignées le rendent trop humide, mais avec la moindre dépense il deviendroit une agréable habitation embellie de promenades charmantes. On remarque, en traversant le marais d’Auneuil à droite, des terres argilleuses d’un rouge très violacé, et le plus souvent violettes.

Le chemin rapide et difficile qui vous conduit au Point-du-Jour s’élève sur la montagne de la Houssoye : elle est calcaire ; on y trouve du carbonate calcaire crystallisé.

Au sommet de cette montagne règne une vaste plaine au sud-ouest, qui, par une pente insensible, descend jusqu’à Chaumont : les terres en sont légères, et couvertes de pommiers, sur-tout dans les environs de Villotran, très agréable habitation, entourée de sept cents arpents de bois, bien entretenus, bien percés ; elle est sur la gauche du grand chemin, mais à quelque distance de la grande route.

Le village de la Houssoye, qu’on traverse, touche à la terre du même nom : le château n’en est point terminé, mais au milieu des bois qui le décorent il est d’une assez belle apparence.

À peu de distance de village vous quittez le grand chemin de Gisors, et vous vous rendez à Chaumont, en traversant Porcheux, Thibivillers, S.-Brice : la route n’auroit besoin que de quelques réparations peu coûteuses pour être très bonne. On trouve beaucoup de terres mêlées de silex jusqu’à Chaumont ; elles sont d’un assez bon rapport et bien cultivées. On y voit une grande quantité de vieux pommiers, d’antiques poiriers, dévorés par le temps, et n’offrant presque qu’une écorce ; ils cependant donnent encore du feuillage et des fruits, qui me rappelèrent ces vieux bois d’oliviers qu’on trouve en se rendant à Tivoli, en parcourant les champs de la Provence et de l’Italie.

J’oubliois de parler de la belle terre du Saussay, si bien boisée, si bien percée ; on la traverse sur une assez longue étendue avant d’arriver à Thibivillers.

Nous reçûmes en arrivant à Chaumont tous les témoignages de considération que les Français aiment à montrer aux agents d’un gouvernement qu’ils chérissent. La séance des maires des cantons environnants fut composée de cinquante-deux individus.

Chaumont me paroît une ville très ancienne : elle fut jadis sur le sommet de la montagne au pied de laquelle elle existe à présent. Les ruines qu’on y remarque, la vieille église sur-tout, où l’on voit réunis le goût gothique et celui des Arabes, la tour Bègue, qui prend son nom de Louis-le-Begue qui la possédoit, la nature de la maçonnerie ; tout nous reporte à des temps reculés.

Le premier seigneur particulier de Chaumont connu dans l’histoire est Robert Ier, surnommé l’éloquent ; il tomba de cheval au retour d’une course qu’il avoit faite en Normandie, et périt accablé sous le poids de ses armes.

Cette ville fut possédée par beaucoup d’autres seigneurs jusqu’en i445 ; depuis cette époque elle appartint à la maison de Chaumont, dont on peut voir la longue généalogie dans le dictionnaire de Moréri.

Elle avoit le titre de vicomte en 1060. Une chartre de la vingt-neuvième année du règne de Henri Ier porte dans la liste de ceux qui l’ont souscrite, Walot, vice-comes Calidi montis.

Guillaume-le-Breton fait mention de cette place en 1188.

Par les démolitions qu’on apperçoit, on voit que le château, à l’une des extrémités duquel étoit le donjon ou la tour Bègue, étoit bâti sur un plan elliptique, et formé de dix tours ; à l’extrémité opposée se voyoit le prieuré de S. – Pierre : cette propriété appartenoit dans les derniers temps à madame d’Anville.

Ce fief, indépendant de la seigneurie de la ville, avoit passé de la maison de Chaumont à celle de Longueville, et enfin à celle de Conti.

On assure que l’ancienne cité contenoit jusqu’à cinq mille habitants ; qu’elle fut brûlée par les Normands, en 1164, sous Louis-le-Jeune. On parle beaucoup de souterrains immenses, mais dont on ignore l’entrée. Passons à la ville actuelle : elle est, comme je l’ai dit, située au pied de la montagne, sur les bords de la Troesne, qui prend sa source à Yvry-le-Temple, et se jette dans l’Epte à Gisors : sa population est de mille quatre-vingt-un habitants. Une partie de ses maisons s’élève sur la croupe de la montagne, jusqu’à l’église paroissiale, remarquable par sa position pittoresque, au-dessus des toits de la ville, sur un site couvert de grands arbres.

De la maison du citoyen Fargeon la montagne, les ruines, l’église, la ville, les champs, les bois, forment le plus riche et le plus joli tableau.

Du haut de la montagne vous découvrez un horizon immense ; il se termine vers le nord sur les montagnes de Beaumont-les-Nonains, qui s’étendent de Méru jusqu’à S.-Germer. La forêt de Thelle, les bois de Villotran marquent dans ce vaste bassin. Plus près on distingue les bois de Rebatz, et le parc étendu du château, que son propriétaire a démoli pour tâcher d’écarter de chez lui la jalousie révolutionnaire.

Au pied de la montagne, au-delà de la rivière, on remarque la jolie habitation, le parc de quatre-vingts arpents, et le jardin anglais du citoyen Fargeon.

Gournay se distingue au nord-ouest, Gisors à l’ouest ; au sud est les marais de Chaumont ; plus loin les montagnes de Liancourt, de Tourly et de Marquemont ; à l’est on apperçoit la plaine de Feit, Locconville, Henonville, le meilleur pays des environs.

La forêt de Thelle, au nord, couvre un grand arc de l’horizon.

On assure qu’avant la chute de la tour d’observation, abattue au mois d’octobre 1793, on distinguoit de son sommet Paris, le dôme des Invalides, et qu’on y vit sur-tout les flammes de l’incendie de l’opéra.

L’église actuelle est la miniature d’une cathédrale, si j’ose me servir de cette expression ; elle est élégamment placée sur le milieu de la colline, dominée d’une tour barrée à la moderne : l’architecture gothique en est très légère ; elle a été réparée lors de la renaissance des arts. On y remarque plusieurs ornements du genre de ceux qu’on employoit du temps de Henri II. L’histoire de S. Louis étoit représentée sur les vitraux de cette église. Ce qui subsiste de cette peinture n’a rien de remarquable, et n’annonce pas de grands talents chez le maître qui l’exécuta : dans un de ses panneaux on voyoit S. Louis à Royaumont aux pieds d’un abbé mangé d’écrouelles ; ailleurs, sous les yeux de ce prince, un bourreau, vêtu d’un pourpoint et d’un pantalon fort étroit, comme on les portoit sous Henri II, perçoit la langue d’un blasphémateur. On assure qu’un des vitraux, représentant l’adoration des mages, à la couleur, au fini du dessin, faisoit reconnoître Jean Cousin : je regrette de n’avoir pu voir ce dernier morceau.

Derrière Chaumont, sur la direction du sud-est au nord-ouest, s’élève une montagne précédée de plusieurs collines ; elles sont calcaires, et remplies à mi-côte d’une incroyable quantité de coquilles fossiles. J’y ai fait faire des fouilles ; je donnerai quelques notes sur leur nature et leur espèce.

À peu de distance de Chaumont il existe une terre que je me plus à parcourir ; elle s’étend dans la plaine, couverte de pommiers alignés avec soin, elle s’élève sur les montagnes plantées d’arbres de haute – futaie : les eaux en seroient admirables s’il eût été possible de les soigner, de les diriger pendant les jours de la révolution. On ne pourroit imaginer plus de variété que celle qui règne dans les vallons et dans les bois de cette retraite champêtre : j’y vis un chêne énorme entouré de hauts peupliers ; j’y vis aussi une fontaine dans laquelle on trempoit des fils, qu’on attachoit, soit au chêne voisin, soit à la porte d’une ancienne chapelle entièrement détruite : cette chapelle renfermoit les cendres et les tombeaux d’anciens chevaliers. Je possède une épée très curieuse, dont la lame est damasquinée, et couverte de caractères ; on y lit en écriture gothique, In te, Domine, speravi non confundar in œternum ; au-dessous est écrit, en lettres plus petites, Par mains saintes Sarrazins occits, anno 1204. La poignée de cette arme est dorée : j’en donnerai le dessin.

Le sol du canton de Chaumont offre une grande variété de terres, qu’on divise en deux parties : la première comprend Boissy, Énancourt, Hardi-villers, et Jouy au nord-est de Chaumont ; son territoire est médiocre et caillouteux. Le terrain des huit autres communes est assez bon, si vaus en exceptez quelques parties situées sur la côte ouest de Chaumont, dépendantes des communes de Chaumont, d’Énancourt, et de Reilly, qui sont très mauvaises, et quelques parties marécageuses et de sable pur situées dans les communes du Fay, de Fleury, de Locconville, de Jamméricourt, et de Thibivillers. Les meilleures terres du canton sont argilleuses, mêlées de sables ; au-dessous de la première couche de terre productive, à plus ou moins de profondeur, on trouve en général de l’argile, au-dessous de laquelle régnent successivement des couches de tuf et de sable. Les terres de ce pays sont cultivées avec intelligence ; on s’y sert de la charrue à tourne-oreille. Les productions du sol sont le bled, quelques avoines ; cette dernière espèce de grain y réussit peu. Le goût des plantations d’arbres fruitiers se ranime ; les arbres forestiers sont très négligés ; ils croissent naturellement autour des enclos.

On élevé dans un jardin à Boissy beaucoup d’arbres exotiques.

On trouve au Fay une pépinière d’arbres fruitiers pour les champs, et pour les jardins des plants d’arbres de toute nature, et même d’arbres étrangers ; cette pépinière sera en pleine valeur cette année.

À Jouy il y a un bois de quatre cents hectares ; il consiste en taillis, qui s’exploitent par coupe réglée tous les quinze ans. Environ deux cent soixante-dix hectares de bois, répandus sur Boissy, Énancourt-le-Sec, fournissent, malgré la dégradation qu’ils ont éprouvée, des bois de charpente, des planches, des lattes, des cerceaux, des échalas, des claies pour les parcs à moutons, des écorces pour les tanneries de Beauvais, et beaucoup de charbon pour Paris.

Les pâturages sont généralement mauvais ; ils sont composés d’herbes sures, cependant les chevaux s’en nourrissent. Le plus considérable est un marais de sept cent soixante arpents, connu sous le nom de marais de Chaumont ; il s’étend depuis la Villette et Tomly jusqu’à Chaumont : les habitants de Fay, de Fleury, de Liancourt, de Tomly en ont la jouissance ; des particuliers la leur contestent.

Les prairies en général produisent des foins de mauvaise qualité ; on les donne aux moutons comme supplément de nourriture.

Les prairies artificielles se multiplient dans les terrains médiocres ; on préfère ailleurs la culture du bled.

Les cultivateurs engraissent des veaux, renommés à Paris sous le nom de veaux de Pontoise : cette branche de commerce tombe depuis dix ans ; de cette époque les vaches, très nombreuses autrefois, ont diminué de moitié.

Il n’y a jamais eu de haras dans cette contrée ; on pourroit en établir un dans les communes voisines du marais de Chaumont.

Les habitants se plaignent d’être tourmentés par des braconniers qui tuent le gibier et leurs volailles ; et par des moineaux qui se multiplient, et font grand tort à la récolte.

Deux ruisseaux, dont l’un a sa source au Mesnil-Theribus, l’autre à Yvry-le-Temple, coulent du nord au midi jusqu’à l’entrée du marais de Chaumont, ils se réunissent, forment la petite rivière de Troesne, qui, coulant du sud-est au sud-ouest, traverse le marais et la ville de Chaumont, et se jette dans l’Epte au-dessous de Gisors.

Le ruisseau qu’on appelle le Réveillon passe à Reilly ; il coule dans la même direction que la Troesne. Les excellentes truites, les écrevisses, les brochets, qu’on pêchoit dans ces rivières ont disparu ; on n’y trouve plus que quelques anguilles.

On a détruit un des deux étangs du Fay ; celui qui subsiste (de huit hectares de surface) a quelque réputation à Beauvais : c’est presque son unique débouché.

La culture des cantons de Flavacourt, de Trie-Château, et de Montjavoult doit, d’après le langage reçu, être appelée grande culture ; elle se fait à l’aide de chevaux : 1 es fermiers se chargent de toutes les avances sans le secours des propriétaires. Le fonds de la terre est connu sous le nom de franche-terre dans un quart environ de la continence des trois cantons ; les bois taillis en occupent à-peu-près le huitième ; un dixième du total ne peut être cultivé, parcequ’il ne rendroit pas les frais ; le reste est mélangé de terrains, les uns argilleux et glaiseux, les autres marneux et caillouteux : il est planté de poiriers, de pommiers, dont les cidres sont la boisson ordinaire de Flavacourt et de Trie ; la récolte des cidres est moindre dans le canton de Montjavoult. Le site en général est irrégulier, coupé de collines et de vallons.

La culture est active ; le produit principal est le bled, le méteil, le seigle, l’avoine.

Il y a beaucoup de prairies artificielles dans le canton de Flavacourt.

Le prix moyen des journées est d’une livre.

Les plus grosses fermes n’ont que cinq ou six charrues de labour, à raison de vingt ou vingt-cinq arpents pour chacune.

La terre semée en bled produit par arpent depuis quatre-vingts jusqu’à deux cents gerbes, du poids de vingt-cinq livres ; les prairies artificielles, de deux cents à quatre cents bottes ; les prairies naturelles sont de médiocre qualité, et rendent un quart de moins.

Il y a peu de pâturages pour les vaches, trop peu de moutons pour l’étendue des terres ; ces trois cantons en nourrissoient plus autrefois.

On se plaint que l’usure et l’agiotage nuisent à l’agriculture.

Il n’y a dans les trois cantons de Flavacourt, de Trie, et de Montjavoult qu’une forêt, celle de Thelle ; en y joignant les autres bois taillis, parcs, bosquets, le tout peut couvrir le dixième de la superficie de ce canton. Les taillis poussent assez bien, et s’exploitent à neuf ou quinze ans ; ils sont garnis de chênes, de frênes, de tilleuls, de coudriers et de bouleaux, qui suffisent à la consommation du pays ; on en fait du charbon pour Beauvais, Paris, et pour les villes voisines. Le bois de charpente n’a pas manqué jusqu’à présent, mais il en reste peu ; on a trop abusé de la liberté d’abattre les baliveaux. L’arpent de cinquante-un ares taillis, sans baliveaux, se vend depuis cent jusqu’à deux cents liv. : il n’existe point ici d’arbres étrangers, si ce n’est quelques peupliers d’Italie. Il y avoit dans le parc de Chambors de beaux arbres, ils sont abattus. Il reste dans la forêt de Thelle quelques hêtres remarquables par leur grandeur et par leur grosseur : cette forêt est bien percée ; les princes de Conti, de Bourbon, etc., y chassoient deux ou trois fois l’année : elle a près de cinq mille arpents détendue ; divers particuliers en possèdent près de trois mille.

On fait beaucoup de charbon au Vauxmain, à Labosse[1] ; c’est la principale résidence des charbonniers.

On trouve presque par-tout de la marne, qu’on mêle aux terres froides et lourdes.

Des pierres calcaires, qui servent pour construction, dont on fait de la chaux, se voient à la surface de la terre.

Il existe à Delincourt une carrière de pierres de taille, creusée horizontalement dans un enfoncement de soixante à quatre-vingts pieds.

À Serans, canton de Montjavoult, on voit une carrière également de pierres de taille, dont le grain ressemble à celui de S.-Leu.

Le climat est un peu froid, mais salubre : le peuple est bien constitué. On y remarque un grand nombre de personnes louches ; ce qu’on attribue à la position des berceaux, aux mauvaises peintures, aux statues, aux images qu’on trouve dans les églises et dans les maisons particulières.

Les maladies les plus fréquentes sont les fièvres d’automne : on n’y connoît ni les épidémies ni les épizooties ; le peu d’ouverture et d’élévation des étables est la cause à laquelle on peut attribuer la perte de quelques animaux, qu’on a crus à diverses époques attaqués par des épizooties.

Beaucoup de vieillards atteignent l’âge de quatre-vingts ans.

On fabrique des dentelles noires et des blondes dans ces cantons ; ce commerce a besoin d’être revivifié par la paix.

La commune de Courcelles est célèbre par une bataille qui s’est donnée sur son territoire entre Philippe-Auguste et Robert Ier, l’an 1198. On ne voit de ses anciennes fortifications que les débris d’une vieille tour.

À Boury est un château moderne, que l’on attribue à Mansard, ou qui du moins est dans la

manière de ce célèbre architecte.

On voit au Vauxmain un ancien château flanqué de deux tpurs, et construit en briques ; il appartenoit à Matthieu de Trie, maréchal de France, en 1320 : on y remarque une allée de houx beaucoup plus grands, beaucoup plus gros que cet arbrisseau ne l’est ordinairement ; ils annoncent une extrême vieillesse, quoiqu’ils soient encore très vivaces.

On a autrefois exploité une mine de fer près de cette commune : il y a eu une fonderie considérable au lieu dit l’Abyme ; il y reste encore des masses de scorie qui ont huit à dix pieds de long sur autant de large, et sur cinq à six pieds d’épaisseur. L’incendie de la forêt de Vauxmain a peut-être fait abandonner cette fonderie.

Il est certain que dans la forêt de Thelle, qui touche au Vauxmain, il y avoit autrefois des verreries ; ce qu’atteste le nom de vieille Verrerie donné à une espace de terre près du Coudray.

La route de traverse, qui mené de Chaumont à Trie-le-Château, est difficile et mal tenue. Les pierres y paroissent rares, mais on y voit beaucoup de silex. Les champs sont couverts de pommiers et de poiriers ; le cultivateur soigneux enveloppe ces jeunes pommiers d’une chemise de paille mêlée d’épines, qui les préserve du froid, et met leur écorce à l’abri de l’insulte des animaux. Trie-le-Château présente au voyageur qui le traverse, au curieux qui l’examine, un incroyable amas de ruines et de débris ; on n’y voit que maçonnerie, que pans de murs détruits, que souterrains, que tourelles renversées ; les destructions des temps anciens sont couvertes de destructions modernes[2]. À mon passage une grande partie de la façade principale subsistoit encore ; on y voyoit les quatre colonnes corinthiennes de la porte d’entrée. Si la sculpture et l’architecture n’étoient pas du fini le plus pur, elles attestoient au moins l’opulence, je devrois dire la prodigalité des créateurs de ce château.

La terre de Trie paroît avoir appartenu très anciennement à des maisons puissantes. Dès la deuxième croisade, en 1145, l’histoire met Guillaume Agillon de Trie au nombre des principaux croisés ; en i320 on trouve un Matthieu de Trie, maréchal de France ; en 1394 cette terre étoit possédée par Charles de Dainmartin ; elle le fut par Jean d’Orléans, comte de Dunois, bâtard d’Orléans, chef de la maison de Longueville ; le duc d’Estouteville et de Longueville en étoit propriétaire en 1513 ; cette terre appartint, en 1595, à Marie de Bourbon, duchesse de Longueville ; en 1700 elle étoit à François-Louis de Bourbon, premier prince de Conti, issu de Henri II, prince de Condé, et de Charlotte-Marguerite de Montmorency, sœur du connétable, décapité le 31 octobre 1632 : le dernier prince de Conti la vendit à Louis XVI, sous la réserve de la chasse et de la jouissance du château

La façade d’un vieux bâtiment, composé de trois tours[3] et de deux corps de logis, datoit de 1300.

La chapelle étoit de la fin du quatorzi eme siècle.

La belle galerie moderne et le gros pavillon du nord furent élevés en 1620 par Henri, duc de Longueville.

Je n’ai pu juger de la salle des gardes, de la galerie, dont je n’ai vu que la façade, le reste ayant été détruit par la hache révolutionnaire : mais le château de Trie, dans ses vastes et somptueux débris, don noit encore l’idée de la grandeur, de la puissance[4] des princes qui le possédèrent.

Dans une des pièces du grand pavillon, à l’extrémité de la galerie, au-dessus d’une cheminée, Dunois étoit représenté vêtu de son armure.

On voyoit, dans un autre appartement, le retour de Créquy, dont nous avons conté l’histoire en décrivant le village du Hamel.

Mais rien n’égale l’ancienneté de quelques parties de l’église de Trie, réparée dans le quinzième siècle par la duchesse de Longueville.

La forme de cette église n’offre pas une croix, comme la plupart des temples modernes ; elle a la forme des plus vieilles basiliques : la sacristie est séparée de l’autel par un mur ; la porte d’entrée est formée de quatre cintres pleins d’un luxe de sculpture inimaginable, copiée sur les monuments que les Romains élevèrent en France, et que les premiers chrétiens appliquèrent à leurs temples ; ce ne sont que festons de vignes, raisins, grenades, têtes de léopards, griffons aux ailes étrusques, chapiteaux corinthiens d’un assez bon style, roses, fleurons bien évidés, dragons, larges corniches, etc., etc. ; les fenêtres latérales conservées dans des murs modernes, des pans de murs nouveaux sur des murailles anciennes : à gauche de la façade une colonne cannelée sur une base très élevée, qui domine tous les ouvrages de cette façade, et ne paroît tenir ni à l’ancien bâtiment ni aux restaurations modernes : ces ornements offrent le plus extraordinaire amalgame que j’aie vu. Ce dont je suis convaincu (et j’ai quelque habitude de l’antique) par un examen très détaillé, c’est que cette petite église est un des plus anciens monuments du département de l’Oise, peut-être de la France : il n’est pas étonnant de trouver un des premiers établissements du catholicisme à côté du monument druidique de la garenne de Trie. On sait que les premiers apôtres de notre religion s’établirent dans les lieux consacrés par la piété druidique, et qu’ils remplacèrent les vacies, les semnones, et les bardes, comme les statues de saints en Italie s’établirent sur les bases consacrées dans le temps du paganisme aux divinités du ciel, de la terre, et des enfers.

Le monument druidique de Trie est, comme tous ceux qu’on voit en Angleterre, en Bretagne, dans le nord, en Asie, jusqu’au Japon, composé de trois pierres brutes ; elles ne sont point ici de granit comme à Carnac, mais d’une pierre calcaire extrêmement dure, qu’on trouve sur les lieux. La totalité du monument a huit pieds d’élévation ; la pierre qui pose sur les deux autres a onze pieds de longueur sur deux pieds neuf pouces d’épaisseur ; les deux montants de dedans en dedans ont environ six pieds deux pouces de séparation ; une quatrième pierre percée s’unit à ce monument.

J’ai parlé fort au long de ces pierres druidiques dans la description du Finistère ; on peut consulter cet ouvrage. Ajoutez pour les antiquaires que cette garenne de Trie n’est pas éloignée de l’abbaye de Gomer-Fontaine[5].

À une demi lieue de Gisors règne une montagne, sur la droite du grand chemin de Paris et la sablière du bois Gélou ; cette montagne offre une coupe verticale de trente pieds de haut. La terre labourable a généralement un pied et demi d’épaisseur : une couche de coquilles en état de poussière lui succède ; elle est mêlée de sables sur une épaisseur de huit à dix pouces ; un banc de came-rines lenticulaires de deux pieds et demi porte cette couche : le fond de la montagne est d’un sable jaunâtre rempli de coquilles, de camerines et de pierres calcaires

Après avoir examiné la commune de Trie-le-Château nous gagnâmes le beau chemin de Gisors, où nous arrivâmes en côtoyant les bords de l’Epte[6]. Nous visitâmes les filatures de Gisors, nous en fîmes dessiner le château, et rentrâmes dans le département pour nous rendre à Boury, petite commune du canton de Montjavoult, qui n’a de remarquable que son château, bâti à la moderne, et la famille respectable qui l’habite. Ce château, placé dans un fond, est entouré d’amphithéâtres qui l’embellissent.

Les terres du territoire de Montjavoult sont d’une médiocre qualité : les récoltes y produisent de trois et demi à quatre pour un ; l’orge, le seigle et l’avoine rendent cinq pour un. Les pâturages sont en général très mauvais.

Les bois sont rares dans les environs de Montjavoult ; on y compte à-peu-près mille à douze cents arpents de terre en petit taillis, que l’on coupe tous les neuf ans ; leur revenu annuel est de 5 à 6,000 liv.

Deux petits ruisseaux arrosent le canton : l’un coule dans la vallée de Vablescourt ; sa source vient de la fontaine au Diable, terroir de Montagny ; il se jette dans l’Epte, on nomme ce ruisseau le Cuderos : l’autre coule dans la vallée d’Heronval ; il passe à Vaudancourt, à Boury.

À Serans il y a quelques fontaines, dont les eaux sont légèrement ferrugineuses, et fort apéritives ; elles sortent de la montagne de Molière.

Cette montagne a sur les flancs, à presque toutes les expositions, de petits marais, dont les émanations rendent l’air assez mal-sain, sur-tout au sud.

On trouve dans le canton de Montjavoult plusieurs carrières de pierres calcaires, dont on fait de belles pierres de taille d’un grain très fin : celles de Serans sont plus dures ; celles de Montagny et de la garenne de Boves, quoiqu’inférieures aux premières, sont aussi très estimées. Ces carrières paroissent être en exploitation depuis bien des siècles ; il en est plusieurs dont les rues se prolongent à quatre et cinq cents toises de leur ouverture ; on peut se rendre avec des voitures jusqu’à leur extrémité : elles recèlent dans l’hiver une grande quantité de renards : les habitants les chassent au flambeau avec de petits chiens courants ; cette chasse est fort amusante.

Le grès est assez abondant sur les terroirs de Serans, de Monljavoult et de Montagny : le banc principal court de l’est à l’ouest ; il est à la superficie de la terre. Il existe encore une pierre très dure propre à faire des auges, etc., à Eronval.

Il y a deux monts dans le canton de Montjavoult, qui sont l’un et l’autre isolés, et n’appartiennent à aucune chaîne de montagnes ; on les croit produit par un volcan, quoiqu’on n’ait pu me procurer de lave qui l’atteste. Au sommet d’une de ces montagnes, qui se termine en pain de sucre, est le très ancien village de Monijavoult. Les étymologistes du pays tirent son nom de mons Jovis, et prétendent que jadis il y existoit un temple dédié à Jupiter Ain mon ; d’autres le font venir de l’ancien cri, Montjoie Saint-Denis : les religieux de S.-Denis étoient de temps immémorial seigneurs de Montjavoult. Du sommet de cette montagne l’œil parcourt une immense étendue ; à l’aide d’une lunette d’approche on apperçoit les dômes et les tours de Paris.

Il existe une fontaine près de l’église sur le sommet de cette montagne. Du côté du nord, près de cette source, est un carré de pierre dont chaque côté peut avoir cinquante pieds ; c’est ce que les habitants appellent le temple de Jupiter : ce carré domine d’un pied et demi le niveau du terrain ; il est recouvert d’herbes dans toute son étendue. La vue de Montjavoult est plus vaste, mais offre à-peu-près les mêmes aspects que celle de Chaumont ; on distingue une partie du département de Seine-et-Oise, les environs de Rouen, de la Roche-d’Yon, la forêt de Navarre, et tous les sommets de montagnes qui s’élèvent au-delà de Pontoise : l’imagination peut difficilement, sans une extrême habitude, se faire l’idée d’un aussi vaste théâtre ; figurez-vous aux quatre points de l’horizon des plaines cultivées, des forêts, des montagnes se confondant avec le ciel ; disposez les objets que je viens de citer sur divers points de cette étendue immense ; placez Beaumont sur le sommet d’une montagne, Beauvais dans un vallon, Gournay sur la douce pente d’une colline, Chaumont sur les deux rives de la Troesne et sur la croupe d’une montagne, et Gisors enfin dans la plaine ; liez toutes ces masses par des vapeurs, des ombres, des rayons de lumière, et vous aurez l’idée du spectacle dont on jouit du sommet élevé de Montjavoult.

L’autre montagne, d’une hauteur égale à celle de la précédente, située au milieu d’une plaine, se nomme Sérans, ou la Morliere : elle est couverte de bois, si vous en exceptez la partie qui regarde le nord-est. On trouve souvent sur cette montagne des bois pétrifiés ; il y a quatre ans qu’on en découvrit un morceau très gros enchâssé dans un banc de pierre calcaire ; ce bois est parvenu à l’état de silex, et porte à sa superficie des crystallisations qu’on prendroit pour des marcassites.

On a trouvé plusieurs médailles dans le canton. M. de Cléry-Serans en possède trois depuis quatre ou cinq ans.

La première est une médaille d’or ; elle représente Flavius Julius Constant, second fils du grand Constantin, mort avant l’âge de trente ans, l’an de J. C. 337 ; elle porte ces mots :

Flavius Julius Constans, pontifex, maximus
Augustus.

Au revers deux victoires soutiennent un bouclier :

Ob. victoriam triumphalem.
VOT. X.
MULT. XV.
T R.

Cette médaille est bien conservée. Occo la rapporte, page 549, édition de 1601 ; mais il ne l’a-voit qu’en argent.

La seconde est d’argent ; elle représente la tête d’Adrien :

Adrianus Augustus.
Au revers sept étoiles dans un croissant, et ces lettres :
Cos III.

Occo la rapporte aussi, page 226.

La troisième, aussi d’argent, est de Vespasien, mais mal conservée.

Si l’on établissoit un haras dans ce canton on ne pourroit le placer qu’à Bourry.

On se plaint beaucoup ici des moineaux, des corneilles, et des corbeaux.

Il y a à Montjavoult un empirique qui juge les maladies à l’aspect des urines ; il n’a fait aucune étude, mais on le croit comme un oracle. Les pharmaciens des environs, les cabaretiers de Montjavoult ne cessent de chanter ses louanges. On assure qu’il gagne trois à quatre mille livres par an.

L’aisance dans laquelle vivent les habitants de Montjavoult et de ses environs leur donne des mœursdouces, et de lagaieté. Ils tiennent beaucoup aux institutions religieuses et sur-tout aux fêtes patronales, qu’ils célèbrent avec tout l’appareil possible.

On fait de la dentelle noire dans tous les villages de ces contrées.

Ce que je pourrois dire des terres, de la culture, des instruments aratoires, des bestiaux, des fumiers, etc. de ce pays, diffère trop peu de ce que j’ai dit des lieux qui l’avoisinent pour que je le répète ici.

Je n’ai pas parlé, je crois, de l’existence d’une tour très ancienne et très bien bâtie à la sommité de Montjavoult. Cette tour portoit, dit-on, des signaux à l’aide desquels on correspondoit avec Paris et Rouen : Henri IV étoit dans cette dernière ville quand, au moyen d’un fanal placé sur cette tour, il apprit l’accouchement de la reine. On vante beaucoup le portail de l’église ; il est fort beau.

Nous revînmes à Chaumont par une route d’autant plus difficile que nous la faisions la nuit au milieu de dangers de toute espèce.

À Sainte-Eutrope, près Chaumont, les femmes, le 30 avril, trempent un fil dans la fontaine, et le nouent à la croix pour guérir les fièvres.

À Saint-Sulpice, hameau de Flavacourt, on plongeoit le pied des enfants dans un trou pour guérir du carreau.

On allumoit encore les feux de la S.-Jean et de la S.-Pierre, utiles à la destruction des insectes, sur le sommet des montagnes ; avant la révolution on dansoit autour de ces feux.

Cette année même, à Trie, on a placé un mai à la porte du maire. Il y a dix ans qu’on mettoit des couronnes à celle du maître d’école, du seigneur du village, et de la femme qu’on aimoit.

Les charivaris sont encore pratiqués. Je ne rapporte ces faits que pour prouver combien les usages les plus anciens d’un grand peuple ont de peine à disparoître.




  1. La petite rivière appelée Annette prend sa source à Labosse, et va se jeter dans celle de Chaumont.
  2. On apperçoit encore quelques débris de l’ancien château de Trie, portes, murailles, etc. Ce château fort fut assiégé à l’époque de la bataille de Philippe-Auguste contre Edouard, duc de Normandie.
  3. Une de ces tours subsiste encore ; elle a donné retraite pendant un an à J.-J. Rousseau quand il herborisoit dans la forêt de Thelle : il s’occupoit non seulement à l’étude des plantes, mais à semer, dans tous les lieux qui lui paroissoient favorables, une multitude de graines étrangères dont il avoit les poches pleines.
  4. Dans le temps des chasses on occupoit dans le château cent lits de maîtres, et cent cinquante de domestiques.
  5. Le cit. Jean, maire de Trie, m’a assuré qu’un chimiste de Paris projette l’établissement d’une manufacture de sel amoniac et de soude dans la ci-devant abbaye de Gomer-Fontaine, située dans sa commune. Il existe aussi des fontaines d’eaux minérales dans le village de Trie. M. Pellevillain, propriétaire de ces eaux, les fit analyser par M. Fourcy, ancien apothicaire des camps et des armées du roi. Le résultat de ses recherches est imprimé dans une petite brochure de 35 pages, intitulée, Analyse des eaux alcalino-martiales de Trie-le-Château, avec l’exposition de leurs propriétés. À Paris, chez Valade, libraire, 1779. Les fontaines minérales sont séparées du bourg par la rivière ; leurs eaux s’élèvent du fond de deux fontaines, bâties en pierre, situées chacune dans une petite prairie ; elles ne sont éloignées du bord que d’une portée de fusil. On nomme la première, Fontaine de Conti ; la seconde, Fontaine de Bourbon. Leurs eaux sont froides, claires et limpides, toujours également abondantes j le mauvais temps ne les trouble jamais, les grandes chaleurs n’y causent aucune diminution : on peut les transporter par-tout, elles conservent leur vertu pendant plusieurs mois. Il résulte des expériences que décrit ici le cit. Fourcy, « que les eaux minérales « de Trie-le-Château contiennent une portion ferrugineuse in-o tintement combinée avec le natnim ; que le fer y est dissous « par un acide ; que par conséquent il doit y être considéré sous « un état absolument salin, et que par la combinaison de leurs « principes ces eaux peuvent être comparées avec la teinture « martiale de Stahl. On ne peut refuser à ces eaux, ajoute « M. Fourcy, des qualités toniques, apéritives ; elles sont de « nature à diviser et à dissoudre les glutinosités des premières voies, à préserver des fâcheuses incommodités qui en sont ordinairement les suites ; elles conviennent principalement dans les embarras des voies urinaires, lorsqu’ils sont chroniques ou accidentels, pourvu qu’ils ne soient point inflammatoires. Les eaux de Trie rétablissent l’ordre des sécrétions et des excrétions, lorsque ses évacuations sont retardées ou supprimées ; elles sont principalement stomachiques ; elles préviennent et remédient aux accidents qui dépendent de la liaison des organes de la digestion ; tels sont la migraine, les rots, les hoquets, les borborismes, etc. ; elles sont essentielles dans les affections mélancoliques et vaporeuses, dans les coliques néphrétiques, bilieuses et venteuses. » Comme il est vrai que ces eaux minérales guérissent moins par leur vertu que par la distraction qu’elles procurent, que par les sites qu’elles font parcourir, que par les individus qu’on y rencontre, Trie-le-Château dut réunir beaucoup de malades. Il est à peu de distance de Paris, à une demi-lieue de Gisors, et dans un site délicieux ; ajoutez à ces avantages le plaisir de partager les fêtes que donnoient les princes, propriétaires du superbe château de Trie.
  6. Sur une éminence à droite du grand chemin, à peu de distance d’un pré qui se trouve sur la gauche, nommé le pré de l’Empereur, on voit la place où Philippe-Auguste, roi de France, et Richard-Cœur-de-lion, roi d’Angleterre, eurent une entrevue, en 1195, et firent la paix, hà scène se passa sous un grand orme, du pied duquel on dit qu’il sortit un serpent ; les rois tirèrent leur épée pour le tuer, et firent croire un instant à leur troupe qu’ils vouloient se battre en duel. Il y a vingt ans, quand on fit la grande route actuelle, on voyoit encore à cette place une ancienne croix de bois, sur le haut de laquelle étoit sculptée la figure en pied dés deux rois ; il n’en reste plus aucun vestige.