Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre V/Paragraphe 6

§. vi. De l’image du phénix trouvée parmi les sculptures
du grand temple et dans d’autres monumens
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La période sothique avait son emblème dans l’oiseau célèbre et fabuleux que l’on nomme phénix. Il me semble qu’il n’est guère permis d’en douter, quand on sait que la durée de sa vie passait pour être la même que celle de cette période, c’est-à-dire de quatorze cent soixante-un ans[1]. Or il est curieux dé trouver à Edfoû l’image de cet oiseau, et je ne sache pas que personne l’ait encore remarquée dans aucun monument[2]. Si la figure que je cite est bien celle du phénix, et que celui ci soit en effet le symbole de la période gothique, ma conjecture sur l’âge du temple sera presque changée en certitude.

En premier lieu, Hérodote affirme avoir vu le phénix peint sur les monumens, ayant la figure et la grandeur de l’aigle ; il ajoute qu’il ne l’a jamais vu qu’en peinture. Il est donc certain que cette figure existe parmi les peintures égyptiennes. Cet oiseau, dit-on, parvenu à la fin de sa vie, formait un nid d’encens et de myrrhe, quittait l’Inde sa patrie, et venait mourir dans le sanctuaire du temple d’Heliopolis, où il renaissait de ses propres cendres au bout de quelques jours[3]. Bien que le dessin recueilli à Edfoû soit imparfait[4], on y reconnaît l’oiseau naissant, encore informe, et sortant de son bûcher. Les mots de Pline, inde fieri pullum, s’y appliquent fort bien. Dans un monument égyptien qui est incontestablement astronomique, j’ai vu une autre image du phénix déjà reformé, ayant le bec et la figure de l’aigle bien caractérisés. Cet exemple curieux sera traité à part ; mais je vais tout-à-l’heure en montrer d’autres qui sont frappans.

En second lieu, Solin ne laisse pas douter que cet oiseau ne soit l’emblème de la grande année, nom que l’on donnait à la période gothique. Voici ses expressions : Cum hujus vita magni anni fieri conversionem, rata fides est inter auctores[5]. Pline dit que sa vie coïncide avec la révolution de la grande année, qui ramène les mêmes saisons : or, c’est là une propriété de la même période. Le phénix, dit Horapollon, désigne le rétablissement qui s’opère après un long temps. Enfin, en donnant quatorze cent soixante-un ans à la vie du phénix, Tacite lève toutes les difficultés[6], bien que les auteurs ne s’accordent pas sur cette durée : car il est impossible qu’une pareille coïncidence dans les nombres soit purement fortuite.

Mais il est important de montrer que cette même figure du phénix est répétée dans tous les grands monumens d’Égypte, où jusqu’ici on ne l’a pas aperçue ; elle se trouve généralement au-dessus des bases des colonnes et sur les socles des sièges, ayant toujours les pattes ouvertes et étendues, et une grande étoile en avant : cette étoile désigne sans doute Sirius, dont le lever héliaque annonçait à-la-fois le renouvellement de la période, la crue du Nil et le solstice d’été. On doit encore observer qu’il est presque toujours sur une coupe, signe de l’inondation. Les colonnes d’Edfoû doivent sans doute contenir cette image ; mais on n’aurait pu s’en assurer qu’en dessinant leurs fûts dans tous les détails : c’est dans les temples de Philæ et d’Esné qu’on peut la voir assez fréquemment. Je citerai principalement deux bas-reliefs du grand temple de Philæ, parce qu’ils sont en couleur, et qu’ils portent les principaux caractères qu’Hérodote, Pline et Solin attribuent au phénix[7]. Le principal de ces caractères est d’avoir une crête ou huppe sur la tête. Pline dit caput plumeo apice cohonestante ; Solin, capite honorato. Cette huppe est marquée ici parfaitement. Selon Hérodote, ses ailes étaient en partie dorées et en partie rouges : c’est ce qu’on voit dans le bas-relief inférieur. Il en est de même des plumes roses de la queue, et aussi du cou doré que Pline et Solin décrivent. Enfin, les trois auteurs s’accordent à lui donner la figure de l’aigle, et il est difficile de méconnaître le bec de l’aigle dans l’oiseau que j’ai montré. Outre ses longues pattes, cet oiseau a fort souvent des bras humains levés en l’air. Je ne chercherai point à expliquer cette circonstance ; mais je citerai une figure d’homme que j’ai dessinée à Medynet-Abou, qui est agenouillée sur une coupe comme le phénix, ayant comme lui les bras élevés, une grande étoile en avant et des ailes déployées ; enfin, pour dernier trait de ressemblance, une huppe sur la tête, absolument pareille à celle que j’ai décrite. Ce génie ailé a évidemment les plus grands rapports avec le phénix.

Les monumens de Thèbes et de Denderah renferment encore une foule d’images de cet oiseau, que le lecteur trouvera dans les volumes suivans.

Que penser maintenant de l’absurdité qu’on a reprochée aux Égyptiens pour la fable du phénix ? Que penser de ceux qui niaient également et l’existence et l’image de cet oiseau ? Est-ce la faute des Égyptiens, si des voyageurs grecs et romains, si des Pères de l’Église ont pris à la lettre cette fiction qu’ils n’entendaient pas, et ont sérieusement recherché si un oiseau pouvait vivre tant de siècles et renaître de ses cendres ? Ingénieuse allégorie, dont le sort a été jusqu’ici bien étrange, puisque la plupart n’y ont vu qu’une extravagances digne de pitié, et d’autres un argument solide en faveur des mystères de la religion[8].

Il me semble que le phénix allant de l’Inde en Égypte pour y mourir et recommencer une nouvelle vie, exprime, en langage métaphorique, le retour de l’année fixe, qui était la seule en usage chez les Indiens, et qui, pour ainsi parler, revenait tous les quatorze cent soixante ans, concilier en Égypte le calcul du temps avec la marche du Soleil : la vie, le voyage, la mort, la résurrection, le départ de cet oiseau, symbole du soleil[9], tout s’accorde avec cette idée : ce nid fait d’encens et de myrrhe désigne l’orient ; enfin son entrée à Heliopolis rappelle le fameux collége qui s’y occupait d’astronomie, et qui, de temps immémorial, observait la vrai longueur de l’année solaire.

Concluons que le phénix, symbole de la période sothique, marquait le concours de l’année fixe avec l’année vague chez les Égyptiens, qu’il a été figuré dans leurs principaux temples, qu’il indiquait probablement l’érection de ces temples à l’époque d’un renouvellement de période, et qu’enfin le monument d’Edfoû doit dater d’une pareille époque[10].

  1. Le savant et ingénieux auteur du Mémoire sur l’origine des constellations vient d’émettre cette idée dans un nouvel ouvrage, dont je n’ai pu avoir connaissance quand j’ai composé cet écrit, il y a plusieurs année : il a eu le mérite de la présenter avec beaucoup de vraisemblance, bien que privé du secours des monumens, et trompé par de fausses analogies.
  2. Voyez pl. 60, fig. 22, au bas d’une légende hiéroglyphique.
  3. Consultez Hérodote, liv. ii, chap. 73 ; Pline, liv x, chap. 2 ; Horapollon, S. Épiphane, etc.
  4. Je n’aurais pas donné comme exemple cette figure seule, qui a été dessinée incorrectement, mais d’une manière très-naïve : c’est parce qu’elle m’a conduit à examiner les autres figures dont je parlerai plus bas, et qu’elle m’a offert dans mes recherches la première image du phénix, que j’ai cru pouvoir la citer ici.
  5. Solin. Polyhist. c. xxxvi
  6. Tacit. Annal. l. vi
  7. Voyez pl. 16, fig. 2. Dans la fig. 1, on n’a pas coloré le corps de l’oiseau. Voyez aussi pl. 18 ; pl. 22, fig. 5 ; pl. 23, fig. 3 ; pl. 78, fig. 16 ; pl. 80, fig. 17.
  8. Les Pères n’ont pas fait difficulté de citer le phénix comme une preuve de la résurrection et de l’incarnation
  9. Voyez Horapollon, trente-quatrième hiéroglyphe. Ce même auteur, dans le cinquante-unième hiéroglyphe, s’exprime ainsi : « Dès que les ailes du nouveau phénix sont formées, il vole avec son père vers Héliopolis d’Égypte, où, sitôt à leur arrivée, le père meurt au lever du soleil : après sa mort, les prêtres d’Égypte l’enterrent, et le nouveau phénix retourne au lieu où il est né. »
  10. Obligé par mon sujet de me renfermer dans des limites étroites, j’ai réservé pour un autre Mémoire de plus grands développemens sur la figure et sur la fable si curieuse du phénix, dont Tacite a dit, plura ambigua, sed cognita non absurda