Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre IV/Section II/Paragraphe 3

§. III. Méthode d’exploitation des anciens Egyptiens.

Les carrières les plus considérables sont à ciel découvert, offrant des escarpemens de quinze à seize mètres de hauteur[1], quelquefois coupés à pic dans toute leur hauteur, quelquefois divisés par grands degrés. Ces parois verticales sont toujours perpendiculaires entre elles, et partout recouvertes des traces de l’outil dont se servaient les Égyptiens.

On peut juger par-là, par les blocs épars aux environs, et par les travaux qui n’ont pas été entièrement achevés, de quelle manière se faisait l’exploitation[2].

Ces traces d’outil très-régulières et très-serrées, qui recouvrent les surfaces verticales des excavations, présentent de loin l’aspect d’un réseau : ce sont des stries parallèles, distantes de quatre à cinq millimètres[3], d’environ deux millimètres de relief, et longues d’environ un décimètre[4].

Nos pierres de taille tendres, équarries et dressées avec un certain outil tranchant dont se servent les tailleurs de pierre, offrent à peu près le même aspect, mais avec moins de régularité.

Quelquefois les stries sont horizontales, quelquefois légèrement inclinées, et toutes dans le même sens : mais le plus communément elles s’inclinent alternativement dans un sens différent, figurant, dans la direction horizontale, une suite de chevrons très-obtus ; tandis qu’à les prendre dans le sens vertical, elles sont parallèles et descendent en longues colonnes distinctes et un peu sinueuses. Ces bandes se touchent par le côté, et les stries de chacune s’engagent, à droite et à gauche, entre les stries des bandes voisines[5].

De profondes entailles larges d’un doigt ou deux, et longues quelquefois de plus de trois mètres, cernent un bloc dans les parties qui adhéraient au rocher. Les deux parois de la fente sont tapissées de ces bandes de stries parallèles décrites plus haut.

On ne peut guère douter, après cela, que ces traces ne soient celles d’un long ciseau que l’on engageait verticalement dans ces entailles étroites et profondes. Chaque percussion produisait une strie dont la longueur égalait la largeur du tranchant.

Si l’on veut se rendre compte pourquoi les traces de l’outil sont disposées de manière à former une suite de chevrons dans le sens horizontal, qu’on se représente l’ouvrier en travail et placé au-dessus d’une de ces entailles : au lieu de tenir son outil exactement vertical, il l’incline un peu sur le côté ; et présentant d’abord un de ses angles à la pierre, il l’entame plus aisément. Le tranchant, frappant à plat, aurait peu d’action ; mais, après plusieurs coups successifs, pour ne pas engager l’outil trop profondément, l'ouvrier se recule un peu, frappe à côté de l’endroit qu’il vient d’attaquer ; et alors il incline son outil dans un sens opposé, parce que la partie qui présente le moins de résistance est celle qui vient d’être dégagée ; il faut que l’angle du ciseau agisse du côté qui adhère au rocher : de ces deux positions alternatives résulte une espèce de V renversé Λ, ou de chevron très-obtus. Le travail se continue ainsi jusqu’à l’extrémité de l’entaille ; ce qui lui donne enfin cette figure en forme de zigzag dont nous avons parlé.

Examinons si les faits s’expliquent aussi bien en faisant agir l’outil horizontalement. D’abord on voit qu’au lieu d’être terminé par un ciseau à large tranchant, cet outil aurait dû l’être par une pointe qui, à chaque percussion, aurait tracé un sillon de trois ou quatre pouces de longueur. Mais quelle force immense il eût fallu employer ! En second lieu, dans cette hypothèse, les stries seraient toutes plus ou moins sinueuses et inégales entre elles ; tandis qu’elles sont toujours droites, égales et parallèles.

Par quel motif encore et par quel moyen leur aurait-on donné cette inclinaison alternative en forme de chevron ? C’est ce qu’il serait impossible d’expliquer. Ajoutons à cela la difficulté de manœuvrer un tel outil dans une entaille de dix pieds de longueur, au lieu de deux ou trois qu’elle offrirait dans le sens vertical[6].

Sur les parois de quelques carrières, certaines irrégularités, à des intervalles à peu près égaux, semblent indiquer les endroits où le travail a été interrompu ; et ces intervalles se rapportent assez avec les dimensions les plus ordinaires des blocs.

La disposition des carrières, relativement aux facilités de l’exploitation, n’offre rien de particulier : on voit seulement que les Égyptiens ont eu l’attention de tenir dégagé, autant que cela se pouvait, un des côtés de l’excavation, de manière que chaque bloc à couper présentât naturellement trois faces libres, la face horizontale supérieure, et deux faces verticales.

Nous venons de voir par quel procédé l’on séparait les deux faces verticales adhérentes au rocher. Ce procédé n’était pas applicable à la face horizontale : on profitait, pour celle-ci, de la facilité de la pierre à se diviser dans le sens des lits de la montagne, et le bloc était séparé de sa base uniquement à l’aide de coins. Je n’ai jamais pu retrouver de traces de ciseau sur aucune surface horizontale, et je ne sache pas que personne en ait remarqué.

Ces différens lits de la pierre n’offrent pas des joint fort sensibles dans les escarpemens des carrières où les surfaces sont bien dressées ; mais ils sont bien prononcés dans toutes les parties non travaillées, comme on peut en juger par le petit nombre de dessins qui représentent ces rochers. Si, dans les édifices, quelques blocs sont coupés obliquement par rapport au sens des couches, c’est, comme je l’ai indiqué, une exception à la règle commune, et qui vient probablement de ce que ces pierres auront été taillées une seconde fois.

J’ajouterai une remarque propre à confirmer ce qui vient d’être dit sur l’emploi des coins ; les Égyptiens en faisaient aussi usage lorsqu’il s’agissait de partager un bloc en deux parties. Plusieurs pierres présentent encore les entailles destinées à les recevoir ; elles sont rangées dans une même ligne qui traverse la pierre, et ont environ deux pouces de longueur sur un de largeur. J’en ai compté six ou sept dans une étendue d’un mètre.

Il est à regretter que les Égyptiens, qui ont si souvent représenté les divers travaux des arts dans les bas-reliefs et dans les peintures qui décorent les grottes voisines, n’aient jamais songé à peindre les procédés de l’exploitation : ces représentations nous auraient évité une grande partie des détails dans lesquels nous avons été forcés d’entrer.

  1. Quarante-cinq à quarante-huit pieds.
  2. Ces travaux ont été observés dans plusieurs endroits, à Selseleh, au nord de Syène, etc.
  3. Deux ou trois lignes.
  4. Trois à quatre pouces.
  5. On n’a point gravé de dessins qui représentent, sur les carrières de grès, cette disposition, mais elle se trouve rendue dans le dessin d’un bloc de granit pris à Syène ; elle y est même exprimée avec plus de régularité (voyez pl. 32).
  6. Je pourrais demander aussi de quelle matière aurait été fait cet outil ; car il n’est pas certain, malgré ce que l’on a pu dire sur ce sujet, que les Égyptiens aient connu le fer de toute antiquité. Je ferai même voir ailleurs qu’il y a de fortes raisons pour soupçonner le contraire.