Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre I/Paragraphe 3

§. III. De l’île, et de sa position au milieu du fleuve[1].

Avant d’arriver à la dernière cataracte, et d’entrer en Égypte, le Nil, durant plus d’une lieue de son cours, est divisé par un grand nombre de rochers qui forment une suite d’îles de diverses grandeurs. L’une d’elles, appelée Geziret el-Begeh, a plus d’une demi-lieue de large, et partage le fleuve en deux bras principaux, l’un à l’est, et l’autre à l’ouest. Dans cet endroit, le Nil a presque un demi-myriamètre[2] de largeur entre ses deux rives les plus distantes. Le bras oriental, qui a environ deux cent cinquante mètres[3] de largeur, et qui coule d’abord du sud au nord, se détourne subitement pour aller rejoindre l’autre bras à l’ouest : c’est dans ce coude du fleuve, au milieu d’un bassin de forme arrondie, que se trouve située l’île de Philæ.

Cette île a trois cent quatre-vingt-quatre mètres[4] de longueur, cent trente-cinq[5] dans sa plus grande largeur, et neuf cents[6] de circonférence. Ces dimensions varient un peu, suivant que les eaux du Nil sont élevées ou abaissées ; mais l’étendue comprise entre les murs de quai, et qui n’est jamais inondée, n’est pas fort différente de celle que nous venons de donner ; elle a trois cent soixante mètres de longueur et cent trente de largeur ; en sorte qu’il ne faudrait guère plus d’un demi-quart d’heure pour en faire le tour. Sa forme est assez régulière, et sa plus grande dimension est du sud au nord.

La longitude de l’île de Philæ est de 30° 34′ 16″, à partir du méridien de Paris ; sa latitude est de 24° 1′ 34″. Ainsi cette île n’est point dans la zone torride, comme on l’a cru si long-temps, et elle est même éloignée du tropique d’à peu près quatorze lieues. Il est vrai qu’il n’en a pas toujours été ainsi ; et il y a près de cinq mille ans qu’elle se trouvait placée dans cette zone, le tropique passant par Syène. La variation de l’obliquité de l’écliptique ramènera un jour les choses à ce même état, et Philæ se trouvera de nouveau comprise entre les tropiques.

Syène et Philæ sont à peu près situées sous le même méridien, et leur distance en ligne droite est de huit mille trois cents mètres[7], un peu moins de deux lieues. La route de Syène à Philæ, étant presque directe, peut donc être évaluée à deux lieues d’une manière très-exacte. Cette distance, que l’on croit la moitié de celle qui est indiquée par Strabon, pourrait laisser douter que cette île fut effectivement celle que les anciens désignaient sous le nom de Philæ ; mais, outre que cette difficulté peut se lever, ainsi qu’on le verra dans les Mémoires sur la géographie ancienne de l’Égypte, plusieurs autres circonstances ne permettent pas de douter que l’île dont nous parlons ne soit très-certainement l’île de Philæ des anciens. Le grand nombre de noms et d’inscriptions mis, en diverses langues, sur les édifices de l’île, prouve assez qu’elle était un lieu remarquable, où tous les voyageurs s’efforçaient de pénétrer, et de laisser des marques écrites de leur voyage. Or, nul autre point plus important que l’île de Philæ n’est indiqué par les auteurs au-dessus de la cataracte.

Au reste, le nom de Philæ est tout-à-fait ignoré dans le pays ; cette île y est appelée Geziret el-Birbé (l’Île du Temple) ; cette même île a été aussi désignée au voyageur Norden sous le nom de Geziret el-Heif.

Avant d’entrer dans de plus grands détails sur l’île de Philæ, et pour donner une idée complète de sa position, il convient de faire la description des rives du fleuve, telles qu’on les voit de l’île même.

Si l’on regarde le nord, la vue ne peut se porter au loin, parce que le Nil forme un coude à l’ouest, et que les rochers de la rive gauche se projettent sur ceux de la rive droite. Au contraire, si l’on regarde vers le midi, le lit du Nil étant assez direct, on aperçoit jusqu’à plus d’une demi-lieue le cours de ce fleuve descendant de la Nubie, et serpentant au pied de rochers élevés de soixante à quatre-vingts mètres, qui le bordent immédiatement ; ce qui forme une grande et imposante perspective.

La rive orientale du fleuve, celle sur laquelle on arrive en venant de Syène, offre, comme nous l’avons dit, une petite plaine sablonneuse entre les rochers. Le terrain que les eaux découvrent chaque année, est cultivé ; l’on y voit en outre d’autres plantes, comme du séné, des mimosa ou acacias, des sensitives, qui croissent librement, et présentent dans toutes les saisons une verdure d’autant plus remarquable, que tout le site environnant en est absolument dénué. Cette petite plaine est terminée au couchant par une masse considérable de rochers, au-devant de laquelle s’élève celui dont nous avons déjà parlé, et qui présente la forme d’un siège.

Sur une hauteur qui se trouve parmi ces rochers de granit, on a trouvé des restes de momies ; n’en ayant été instruits que le soir, lorsque nous étions déjà en marche pour retourner à Syène, nous ne pûmes faire aucune recherche au sujet de ces débris. Nous pensâmes que ce sol avait été visité par quelques-uns des Français qui nous avaient précédés. Il serait intéressant de savoir si ces momies sont renfermées dans des excavations naturelles, ou dans des grottes taillées par la main des hommes ; mais cela est peu probable, à cause de la nature du rocher : nous croyons plutôt qu’elles sont seulement ensevelies dans le sable[8].

En suivant le coude du Nil et allant vers le midi, on remarque dans la petite plaine et près des bords du fleuve, d’abord un hameau nubien habité, entouré de palmiers et de quelques mimosa ; puis des restes de murailles construites en chaux, qui sont les vestiges des tombeaux de quelques Musulmans révérés ; ensuite deux petits hameaux abandonnés, et des plantations de mimosa ; après quoi les rochers se rapprochent du fleuve et terminent la plaine. Mais, si l’on continue de suivre de l’œil cette même rive orientale, on aperçoit, à un quart de lieue au-dessus de Philæ, un village qui paraît plus considérable que les précédens, et qui se fait surtout remarquer par un minaret assez élevé, enduit de plâtre, et dont la blancheur paraît très-éclatante au milieu des rochers de granit.

Si de même on parcourt de l’œil la rive occidentale, en allant du nord au midi, on remarque un petit espace entre les rochers, cultivé et planté d’arbres. C’est là que se trouvent quelques ruines égyptiennes ; après quoi l’on ne voit plus que des rochers aussi loin que la vue peut s’étendre. À mi-côte, au milieu de ces rochers, on aperçoit une petite maison qui ressemble à un ermitage, et doit avoir été la demeure de quelque anachorète. Il nous est difficile de comprendre aujourd’hui comment des hommes nés dans de plus doux climats, au milieu de pays abondans, pouvaient s’en exiler par leur propre volonté, et, quittant pour toujours leurs parens, leurs amis et tout ce qui attache à la vie, venaient habiter de pareilles solitudes pour y essuyer les plus dures privations.

À l’époque des hautes eaux, l’île de Philæ est peu élevée au-dessus de leur surface ; mais, lorsqu’elles sont abaissées, elle les surpasse de huit mètres[9] ; et le rocher de granit qui s’avance dans le fleuve, à la pointe du sud, s’élève encore de quatre à cinq mètres[10] au-dessus du sol. L’île est formée, dans sa partie méridionale, de rochers de granit qui sont opposés au cours du fleuve, et, de l’autre côté, des dépôts que le Nil a laissés derrière ces rochers. Les travaux des hommes ont ensuite contribué à lui donner la forme que l’on voit aujourd’hui.

L’île a été entourée d’un mur de quai dont on retrouve partout des vestiges, et dont plusieurs parties sont même encore bien conservées. Ce mur est en talus, bâti en grès ; les pierres en sont taillées avec soin, et, en général, il est d’une belle construction. Quant à la multitude de parties saillantes et rentrantes que l’on y remarque, elle peut avoir eu deux motifs : le premier, de profiter de toutes les sommités de rochers que l’on pouvait rencontrer, afin d’y asseoir la fondation ; l’autre, de ménager des esplanades d’une suffisante étendue au-devant de quelques édifices antérieurement construits. D’ailleurs, il est probable que toutes les parties de ce mur n’ont pas été bâties dans le même temps, et qu’elles ont dû, à différentes époques, exiger des réparations : c’en est assez pour expliquer leurs contours irréguliers. Mais une chose est digne de remarque dans la construction des parties de murailles qui s’avancent dans le fleuve ; c’est que ces murs, au lieu d’offrir des surfaces planes, ont une courbure horizontale, dont la concavité est tournée du côté de l’eau. Cette concavité est, à la vérité, peu considérable ; néanmoins, on ne saurait douter qu’elle n’ait eu un motif de solidité, puisque les murs ainsi construits opposent la résistance d’une voûte à la poussée horizontale des terres ; mais cela suppose que les extrémités de l’arc étaient des points d’appui qui pouvaient eux-mêmes résister à la poussée de la voûte ; et probablement ces extrémités étaient fondées sur le roc, et construites avec un soin particulier. Il eût été curieux, sans doute, d’acquérir des notions certaines sur ces constructions hydrauliques des anciens Égyptiens, espèces de constructions qui offrent encore en Europe de grandes difficultés, malgré l’avancement de nos connaissances ; mais il aurait fallu pouvoir faire des fouilles profondes et d’autres travaux que les circonstances ne permettaient pas d’entreprendre. Quoi qu’il en soit, les murs courbes dont il est ici question ne se trouvent qu’à Philæ et à Éléphantine ; et je ne sache pas qu’on en ait vu de semblables, soit chez les Grecs, soit chez les Romains.

Tout le nord de l’île a été autrefois occupé par des constructions dont il n’est resté que des pierres et des décombres. Cependant, comme il est formé de terre d’alluvion, on y voit quelque végétation : autour de deux ou trois cabanes sont des dattiers, et, sur le bord du fleuve, des espèces de jardins entourés de quelques pierres amoncelées qui en forment l’enceinte. Mais la seule partie qui soit entièrement consacrée à la culture, c’est le terrain qui s’est formé au pied du quai, et qui, chaque année, est couvert par l’inondation : ce petit coin de terre est soigneusement ensemencé de dourah, de haricots ; c’est là le jardin de l’île.

Le sud-ouest de Philæ est occupé par les temples ; le sud-est, par un grand nombre de maisons de Barâbras et par beaucoup de décombres. S’il était permis de croire, d’après les expressions de Strabon, qu’il y a eu une ville de Philæ, ce serait dans cet endroit qu’il faudrait en chercher la position ; mais, selon Diodore, les prêtres seuls pouvaient pénétrer dans l’île ; ce qui ne permet guère de croire qu’une ville y fût placée.

Il n’y a aujourd’hui dans l’île de Philæ qu’un très-petit nombre d’habitans, qui consiste en huit à dix familles. Ils font leur demeure dans quelques cabanes placées entre l’édifice de l’est et la galerie qui conduit du premier au second pylône, et aussi dans quelques-unes des chambres de cette galerie.

Lorsque les Français se présentèrent la première fois pour entrer dans l’île, les habitans firent résistance ; un grand nombre de Barâbras de l’île Begeh et de tous les environs s’étaient réunis à eux ; et pendant quatre jours, qui furent nécessaires pour préparer un radeau, ils se crurent vainqueurs ; mais à peine virent-ils les Français en mouvement sur le fleuve, qu’ils prirent tous la fuite et regagnèrent la grande île. Depuis, ceux de Philæ revinrent dans leurs habitations, et continuèrent d’y rester malgré les fréquentes visites des Français : cependant ils ne voyaient pas sans inquiétude la curiosité avec laquelle on parcourait les édifices de l’île. Quelques-uns de nous y étant retournés trois fois de suite, les habitans leur dirent que du temps des Mamlouks on les laissait plus tranquilles, et que, puisque c’était à cause des temples qu’on venait ainsi les troubler, ils se mettraient à les détruire ; mais ils auraient été bien embarrassés d’effectuer une pareille menace.

Les Barâbras sont réputés, dans toute l’Égypte, des serviteurs fidèles ; on leur confie la garde des magasins, et on les emploie comme portiers : le propre de leur caractère est la bonté ; leurs mœurs sont très-simples. Ils sont fort basanés, sans être cependant noirs, et les traits de leur figure ne sont pas non plus ceux des nègres. Mais ce n’est pas ici le lieu de s’étendre davantage au sujet de cette nation[11]. Je n’ajouterai plus, sur la position de Philæ, qu’une circonstance digne de remarque : entourée, comme on l’a vu, par des chaînes de montagnes élevées et des rocs dépouillés, l’île se trouve placée tellement au milieu d’eux, que l’écho s’y répète un grand nombre de fois ; pendant la nuit, un seul cri en produit jusqu’à cinq, qui se font entendre distinctement à des intervalles de temps très-sensibles.

  1. L’auteur de cette description n’ayant pu mettre la dernière main qu’aux deux paragraphes qui précèdent, on a cru devoir se borner, en publiant le reste de son travail, à remplir les lacunes et les omissions ; et l’on ne s’est permis, par égard pour sa mémoire, aucun changement ni aucune addition considérable. E. J.
  2. Une lieue.
  3. Cent vingt-cinq toises.
  4. Cent quatre-vingt-douze toises.
  5. Soixante-huit toises.
  6. Quatre cent cinquante toises
  7. Quatre mille cent cinquante toises entre les points extrêmes. Du milieu de Syène à celui de Philæ, l’intervalle est de dix mille mètres ; ce qui est d’accord avec Strabon. E. J.
  8. J’ai rapporté des toiles qui ont servi de langes à ces momies ; elles ne sont pas imprégnées de bitume, mais de natroun, suivant la préparation qu’on sait avoir été en usage dans la classe du peuple : ce qui est plus remarquable, c’est l’extrême grossièreté du tissu, comparée à la finesse des toiles que l’on trouve dans les catacombes de Thèbes. E. J.
  9. Vingt-cinq pieds.
  10. Douze à quinze pieds.
  11. Voyez le mémoire de M. Costaz sur les Barâbras, É. M., tome I.