Description d’une aggrégation de pierres observée dans la Caroline du nord, États-Unis d’Amérique, et connue dans le pays sous la dénomination de mur naturel (natural wall)

Lu à l’Académie royale des Sciences, le 6 avril 1818.





Le territoire des États-Unis d’Amérique renferme, comme on sait, soit à l’extérieur, soit dans son sein, un grand nombre de productions naturelles plus curieuses et plus intéressantes les unes que les autres. Il suffit de consulter les ouvrages des nombreux voyageurs et des savants qui ont exploré cette riche et fertile contrée, pour se convaincre de cette vérité. Outre la description des nombreux végétaux et animaux propres au sol et au climat de cette partie du nouveau continent, on y trouve celle de cascades, chutes d’eau, d’un pont naturel, de précipices, de cavernes dans lesquelles reposent depuis un temps plus ou moins long des ossements d’animaux dont les individus vivants, du moins quelques-uns, ne sont pas encore connus, et d’une infinité d’autres objets curieux qui donnent à penser aux naturalistes. Mais tous les faits curieux que peut offrir ce vaste pays n’ont pas encore été découverts, plusieurs même déjà connus ont été incomplètement observés et étudiés. On ne saurait donc trop les signaler aux connaisseurs et aux savants, afin d’obtenir des renseignements plus circonstanciés, plus exacts, et propres à fixer l’opinion et lever les doutes qu’un premier aperçu a pu faire naître. Telle est entre autres une aggrégation régulière et symétrique de roches uniformes dans un lieu isolé de la Caroline du Nord et dont l’origine ainsi que la nature ont donné lieu à des opinions très-diverses. À l’époque où j’eus occasion de visiter cette curiosité, elle n’était connue que des habitants voisins du lieu de son gisement, elle l’est même encore très-peu aujourd’hui du reste des États-Unis et du monde savant. C’est de ce phénomène que je vais avoir l’honneur d’entretenir l’Académie.

En l’année 1796, au retour d’un voyage, parmi deux nations indiennes (les Creeks et les Chérokées), après avoir repassé les Apalaches, je suivis dans sa longueur une partie du haut pays de la Caroline du Nord, pour me rendre en Virginie et de là dans la Pensylvanie. Arrivé à Salisbury, chef-lieu du comté de Rowan, district de Salisbury, à quelque distance de la rivière Catabaw, que j’avais été obligé de traverser deux fois, je m’arrêtai chez M. Wam Sharp, ancien avocat, homme qui me parut instruit, et même plus qu’à cette époque on avait coutume d’en rencontrer dans des cantons aussi éloignés des bords de la mer. Dans l’énumération que M. Sharp me fit des diverses curiosités du pays qu’il avait choisi pour sa retraite, il me cita entre autres celle que les habitants du pays nomment mur naturel et situé à 25 ou 30 milles de son habitation. La description qu’il m’en fit, l’espèce d’enthousiasme qu’il mit dans son ton et dans ses expressions, m’inspirèrent le plus vif désir de visiter ce phénomène. Je reçus de lui les renseignements nécessaires ; il me donna même des lettres de recommandation pour les propriétaires des habitations que je devais rencontrer sur ma route. Je saisirai cette occasion de rappeler un fait déjà connu, mais qui ne saurait être trop répété. Partout dans les États-Unis d’Amérique on reçoit l’hospitalité la plus franche et la plus amicale. Dans les lieux écartés des bords de la mer on ne rencontre pas d’auberge ; mais de distance en distance on trouve des habitations où sont admis, moyennant une rétribution assez légère, les voyageurs et les étrangers. Les propriétaires de ces habitations sont, pour l’ordinaire, des colonels, des majors, des capitaines de la milice nationale, et dont les plus anciens, à l’époque de mes voyages, avaient servi glorieusement dans la guerre de l’indépendance.

Muni des renseignements et des lettres de M. Sharp, je pris congé de lui et m’acheminai vers le mur naturel. Mais soit que mon itinéraire eût été mal tracé, soit plutôt que je me sois écarté de la vraie route, je m’égarai parmi des chemins mal percés au milieu des bois, tortueux et de difficile accès. Je n’arrivai que le lendemain chez M. Parson auquel j’étais adressé. Il était absent, mais sa femme le suppléa en me procurant un guide pour me conduire directement au lieu de ma destination.

Avant de décrire la curiosité qui fait l’objet de ce mémoire, il me paraît convenable de donner un aperçu de la localité, et de faire remarquer que les pierres de ce prétendu mur ont tout-à-fait l’apparence de basaltes, si elles n’en sont pas de véritables, et qu’aucun des nombreux voyageurs qui ont parcouru, à différentes époques, le territoire des États-Unis d’Amérique, n’a rencontré le plus léger indice, ni la plus petite trace d’un volcan.

Le terrain entre la mer et les montagnes des Apalaches est dans une assez grande profondeur très-bas, uni, extrêmement marécageux et mal-sain. Il y croît des graminées, des cyperées, des joncs en abondance, et généralement toutes les plantes qu’on rencontre ordinairement sur un semblable sol. Un de ces marécages, voisin de la ville de Wilmenton, capitale de l’état, est renommé par la présence d’une plante, appelée par les botanistes Dionœa muscipula, ou attrape-mouche. Elle y est abondante, et paraît s’y trouver exclusivement. Je ne sache pas du moins qu’on l’ait rencontrée ailleurs, et moi-même je l’ai vainement cherchée dans les endroits bourbeux et marécageux de la Géorgie, de la Caroline du Sud et de la Virginie. La Dionœa muscipula, qualifiée par Linné de miraculum naturœ, a été surnommée attrape-mouche, à cause de la singularité de ses feuilles bordées de longs cils ou poils ; à l’approche d’un corps étranger, elles se contractent, se plient et se serrent de manière que, lorsqu’un insecte vient s’y reposer, il est saisi à l’instant, sans pouvoir se dégager, et trouve la mort et son tombeau dans le lieu même où il espérait recueillir un suc pour la conservation du peu de jours qui lui restaient à vivre.

On conçoit aisément que, dans un pareil sol, on ne doit rencontrer que très-peu ou point de pierres. Mais à mesure qu’on approche des montagnes, le terrain prend un autre aspect. Jedidiah Morse et Joseph Scott parlent d’un banc de pierres à chaux (je me sers de leur expression) à la distance de 50 ou 60 milles de la mer. Ce banc court parallèlement à la mer, et se prolonge jusque dans la Caroline du Sud, dans la même direction. Ensuite le pays abonde en mines de fer dont plusieurs sont exploitées. Enfin le district de Salisbury, et principalement le comté de Rowan, où gît l’amas de pierres en question, devient plus inégal, montueux et entièrement sablonneux.

L’amas de pierres, ou mur naturel, est placé dans un monticule, au pied duquel coule un petit ruisseau, entretenu constamment par les eaux qui suintent de ce monticule et des terres avoisinantes ; dans les temps ordinaires il n’y a pas plus de 2 à 3 pouces d’eau, il ne devient très-gros que dans le temps des pluies abondantes. Ce mur naturel a une direction nord et sud ; il paraît avoir une de ses extrémités, qui était déjà dégradée à l’époque où je le visitai, sur le revers du monticule. Les pierres dont il est formé ne sont point égales en longueur ni en épaisseur. On en trouve depuis 0,1083 jusqu’à 0,3248mill. (environ 4 à 12 pouces) de long ; mais la forme est à-peu-près égale dans toutes. Cette forme est alongée, a quatre angles ou arêtes, amincies à l’une des extrémités, et une petite entaille au-dessous du sommet ; ainsi qu’on peut s’en assurer sur les deux échantillons qui sont sous les yeux de l’Académie avec le dessin que j’ai pris, sur les lieux, de l’ensemble. Les pierres sont rangées horizontalement. La masse a une épaisseur de 4 à 4 décim. ½ (18 à 20 pouces anglais) ; à l’endroit dégradé elle se trouvait découverte à la hauteur d’environ 2 mètres (6 pieds) et recouverte par la superficie d’environ moitié. Cette superficie, ainsi que le sol de chaque côté du mur est un sable très-fin, entremêlé de petites pierres de quartz plus grosses, et de nombreuses petites parcelles de mica argenté. D’après les renseignements que j’ai pris sur les lieux, il paraît que le sol est le même à plusieurs milles de distance. Chacune de ces pierres est revêtue d’une couche de terre sablonneuse, jaune, ocracée et adhérente ; l’intervalle qui les sépare est occupé par une substance grasse, assez semblable, quand elle est fraîche, au ciment des vitriers. Mais ce ciment est mélangé de taches irrégulières, noires et ferrugineuses. La même substance recouvre les deux côtés du mur, comme si on l’en avait crépi. Mais ce qu’il y a de remarquable, ce ciment du côté ouest est comme marbré et chargé des mêmes taches noires qui manquent entièrement au côté opposé. On ne peut se le dissimuler, toutes ces circonstances donnent à cet amas de pierres l’apparence d’un mur construit par la main et l’industrie des hommes. Mais d’autres motifs qui me paraissent plus puissants, et que les bornes de ce mémoire ne me permettent pas de discuter, me semblent suffisantes pour faire rejeter cette opinion.

Tel était l’état et la situation de ce phénomène curieux à l’époque de 1796. Depuis ce temps il a été visité par plusieurs naturalistes, entre autres par MM. Zéchariah Lewis, M’Korkle, Hall et Newman. Les travaux qu’ils ont faits, leurs recherches et leurs observations se trouvent consignés dans le quatrième vol. du Recueil médical de New-York pour l’année 1801, et rédigé par MM. Samuel Mitchil et Edward Miller ; ce dernier y a joint ses propres réflexions, dont nous ferons mention.

D’après ces travaux et ces recherches, le mur, que l’on ne désigne plus sous le nom de mur naturel, mais sous celui de mur souterrain, a été sondé. On l’a suivi dans une longueur d’environ 100 mètres (300 pieds anglais). Le sol a été creusé à la profondeur de 4 mètres (12-14 pieds, même mesure), sans pouvoir aller plus avant à cause des eaux. Les autres détails sont à-peu-près les mêmes que ceux dont il a été fait mention plus haut. Mais les observations de MM. M’Korkle, Hall et Newman ne sont pas toujours d’accord avec les miennes. Suivant eux, par exemple, ces roches ne sont point uniformes ; les unes sont quarrées, d’autres approchent de la forme d’un parallélogramme, d’un triangle, ou rhomboïdales. Celles-ci ont la même figure et la même dimension dans toute leur longueur, celles-là sont plus étroites et amincies à une extrémité. Parmi ces roches, au nombre de plus de 100, que j’ai examinées, j’en ai effectivement rencontré de plus petites que les autres ; mais toutes m’ont paru égales quant à la forme, et semblables à celle que l’Académie a sous les yeux, c’est-à-dire quadrangulaires, à surfaces inégales, toujours amincies plus ou moins à l’une des extrémités ; et ce qu’il y a de remarquable, et paraît avoir échappé à MM. M’Korkle, Hall et Newman, on voit constamment dans cette dernière partie une entaille plus ou moins prononcée.

Cet amas de pierres symétriquement arrangées, d’une grosseur et d’une longueur à-peu-près égales, ayant comme une espèce de ciment interposé, est, sans contredit, un phénomène aussi curieux qu’il est difficile à expliquer. On ne doit donc pas s’étonner qu’il ait donné matière à réflexion et fait naître des opinions diverses, tant sur son origine et sa formation, que sur la nature des roches dont il est composé[1]. Quelques-uns veulent que ce mur soit de formation très-ancienne et produit par la main et l’industrie des hommes : c’était, suivant eux, un mur de défense, élevé par une nation antédiluvienne éclairée, dans un temps où les flèches et les arcs étaient les seules armes usitées dans les guerres ; ils pensent que s’il se trouve aujourd’hui comblé et recouvert par le sol, c’est que, depuis l’époque de sa construction, la surface du terrain a éprouvé de grands changements, occasionnés par les pluies répétées et abondantes, et même, ce qui serait possible, par le déluge général.

On n’est pas plus d’accord sur la nature des roches qui composent ce mur, que sur sa formation. Elles ont été examinées par des chimistes dans les États-Unis. Ils ont reconnu dans ces roches tous les caractères du basalte. Les personnes qui veulent que ce mur soit artificiel, contredisent cette opinion, qui contrarierait entièrement leur système.

Dans cet état de choses, et cette partie de l’histoire naturelle étant étrangère, en quelque sorte, à mes occupations ordinaires, j’ai cru devoir les faire examiner de nouveau. Elles ont été soumises à l’examen de MM. Sage, Brongniart, Brochant-de-Villiers et Gilet-Laumont. Ces savants sont d’accord pour trouver dans ces pierres, comme les chimistes des États-Unis, tous les caractères du basalte. Mais comment de tels amas de pierres, (car on voit dans le Recueil médical cité ci-dessus, qu’à la distance de 6 ou 8 milles du premier mur, il en a été découvert un autre pareil de 4 pieds de long, sur quatre ou cinq de hauteur, mais dont l’épaisseur également uniforme, est beaucoup moindre, et seulement de 7 pouces ; ) mais comment, disons-nous, des amas de basaltes peuvent-ils se rencontrer sur des points isolés, dans une contrée où l’on ne trouve aucun vestige de volcan ?

Ce fait, très-curieux en lui-même, et qui, comme le dit M. Miller, doit donner lieu à de grandes recherches, et à de profondes discussions dans les siècles à venir, offre, par les circonstances qui l’accompagnent, de nouvelles raisons de douter, tant sur les causes de son origine, que sur la nature des roches. Il peut également servir d’autorité aux diverses opinions déjà manifestées, et qui ont été si savamment présentées par M. Cuvier dans ses éloges comparatifs de MM. Werner et Desmarets. Il ne nous appartient pas de prendre part à la diversité des opinions des Vulcaniens et des Neptuniens, quelque favorable que puisse paraître au système de ces derniers le fait en question. Mais nous croyons pouvoir émettre notre opinion sur l’origine de cette aggrégation de roches. Il nous paraît improbable et impossible, quelle que soit la régularité dans leur symétrie, que ces pierres, ainsi amoncelées, soient le produit des mains et de l’industrie des hommes. Nous disons même que nous le croyons évidemment naturel. Il n’en est pas de même de la nature de ces mêmes roches, sur laquelle il ne nous appartient pas de prononcer ; nous nous bornerons donc à rester dans le doute avec M. Brochant-de-Villiers dont il me reste à présenter l’opinion.

« Les échantillons prismatiques, dit ce savant, trouvés à Salisbury, en un amas rectangulaire de quelques pieds d’épaisseur, empâté dans un grès, ont dans leur intérieur, et en partie dans leur décomposition extérieure, beaucoup du caractère du basalte. C’est la même couleur, la même cassure, et à la coupe les mêmes points éclatants. La forme prismatique, quoique bien peu volumineuse, sert encore à appuyer ce rapprochement, et l’essai au chalumeau a donné les mêmes résultats que plusieurs basaltes de l’Auvergne. On en a obtenu un émail noir sur les bords du fragment, sans mélange de points blancs. On doit ajouter que cette substance attire l’aiguille aimantée.

« Mais on sait en général combien les minéralogistes ont eu de discussions sur les basaltes ; combien ils ont été et sont encore partagés sur la manière de juger différentes roches de ce genre, que les uns appellent basaltes, tandis que d’autres leur refusent ce nom. Cette différence d’opinions provient de ce que des roches, tout-à-fait semblables aux basaltes, qui ont évidemment une origine moderne, existent dans des terrains anciens ; et comme cette origine a des vrais basaltes est attribuée aujourd’hui, presque généralement, à l’action des feux volcaniques, on sent que la décision que l’on porte, en assimilant une substance aux basaltes, entraîne avec elle l’idée de cette origine volcanique.

« Parmi les questions de ce genre, celles sur lesquelles il n’existe plus aucun doute, n’ont pu être résolues que par l’observation de toutes les circonstances accompagnantes, et il doit en être de même de celles-ci.

« Or les indications géologiques que l’on a sur cette roche de Salisbury, sont beaucoup trop restreintes pour qu’on puisse prononcer affirmativement, et on est d’autant plus forcé de se maintenir dans le doute, que les minéralogistes américains, déjà assez nombreux, ont parcouru toutes leurs provinces, et ont annoncé qu’ils n’y avaient découvert nulle part le moindre indice de véritable basalte.

« Il serait bien extraordinaire, que le basalte s’y montrât uniquement sur un point isolé. Sans doute ce point pourrait être un fragment écarté d’une formation plus considérable ; mais il serait bien extraordinaire qu’on n’eut pas retrouvé ailleurs la moindre trace de cette formation.

« Ce doute est encore confirmé par la nature du sol de Salisbury, qui est compris dans une longue bande de terrain primitif ; et on sait que ce genre de terrain renferme fréquemment des roches amphiboliques, dont plusieurs variétés, comme en Suède, ont une grande ressemblance avec le basalte.

« On doit donc reconnaître que cette roche a beaucoup de rapports avec le basalte ; mais il paraît impossible, quant-à-présent, de prononcer qu’elle est réellement un basalte. »

D’après l’avis d’un minéralogiste aussi savant que M. Brochant-de-Villiers, nous devons avec lui rester dans le doute sur la vraie nature de cette roche ; mais l’aggrégation en forme de mur, et qui s’étend à une assez grande distance, à la même hauteur et dans la même épaisseur, est un fait curieux, qu’il nous a paru intéressant de faire connaître. D’autant plus que cette nouvelle publicité pourra stimuler le zèle des minéralogistes des États-Unis, et engager les savants de cette partie du monde à prendre de nouveaux renseignements, et à faire d’ultérieures observations, propres à nous éclairer sur ce phénomène, et à lever tous les doutes dont il reste encore enveloppé.



Vue d’une veine de pierre au milieu d’une montagne de quartz & sable appellée par les habitans Natural Whall, près Salsburry Caroline du Nord.
  1. Voyez le quatrième volume du Recueil médical de New-York, pag. 227 et suiv.