Des tarifs de chemins de fer - La réforme

Des tarifs de chemins de fer - La réforme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 679-694).
DES
TARIFS DE CHEMINS DE FER

LA REFORME


I.

Dans une précédente étude[1], nous avons exposé les principes qui doivent présider à l’établissement des tarifs de chemins de fer et nous avons décrit le système adopté en France; rappelons-le en quelques lignes. Les compagnies sont liées par un tarif général s’appliquant à toutes les marchandises voyageant sans conditions particulières, mais, en outre, elles consentent au commerce des tarifs spéciaux qui se soldent tous par une réduction de prix ; cette réduction n’est obtenue qu’en échange de certaines dérogations aux prescriptions du cahier des charges. Ce qui caractérise ce système, c’est son élasticité : il se prête aux mille combinaisons commerciales qui peuvent surgir; il peut tenir compte des conditions diverses dépendant soit de la nature de la marchandise, soit du parcours qu’elle doit emprunter. Les compagnies ont l’initiative de ces tarifs spéciaux, et le gouvernement ne peut intervenir que par un droit de veto en refusant l’homologation du tarif préparé et proposé par la compagnie.

Ce système est, en ce moment, l’objet d’attaques très vives, et plusieurs notabilités parlementaires ont cru devoir se faire les organes de ces réclamations. On prétend qu’il est un obstacle au développement de notre industrie, et comme il est la conséquence du contrat passé entre l’état et les compagnies, on arrive à cette conclusion qu’il faut racheter les concessions et mettre les chemins de fer entre les mains de l’état pour permettre l’application d’autres bases.

La réforme des tarifs préoccupe l’opinion publique, et une certaine école, très en faveur aujourd’hui, a pris pour devise un large abaissement des prix de transport.

Ce courant d’idées s’explique par les conditions nouvelles dans lesquelles se trouve l’industrie et par les transformations qu’elle a dû subir depuis quelques années.

Avant la création des chemins de fer, les transports à bon marché étaient rares et étaient l’apanage de quelques contrées privilégiées desservies par les rivières navigables ou par les canaux de navigation; mais ces moyens économiques ne pouvaient s’étendre beaucoup et se ramifier dans tout le pays. Dès lors l’industrie était localisée; on s’installait près des lieux où l’on trouvait les matières premières, on fabriquait tant bien que mal et on n’approvisionnait qu’une région restreinte autour de son usine. La caractéristique de cette époque, c’est le défaut de concurrence. La France était entourée d’une barrière artificielle qui s’appelait prohibition et qui est devenue ensuite protection; mais il y avait dans le pays d’autres barrières bien plus puissantes, des barrières naturelles, par suite de l’impossibilité de déplacer les matières premières ou les produits. On était inféodé à sa région : la Guyenne à Bordeaux, la Gascogne à Toulouse, la Provence à Marseille, et dans chaque région existait un centre d’approvisionnement dont on était forcément tributaire. La création des chemins de fer a bouleversé ces conditions; leur réseau, dont les mailles se rétrécissent de jour en jour, a pénétré partout. Par suite de l’abaissement des prix de transport, on fait venir de loin les matières premières et on expédie au loin les produits fabriqués. Une usine peut s’établir à peu près partout, et les esprits les plus justes ne peuvent se défendre quelquefois d’un certain étonnement en voyant s’élever et prospérer une industrie loin de toutes les matières premières, loin des lieux de consommation.

De là une concurrence très active, très ardente; on se voit disputer le marché dont on était le maître jusqu’alors, et il faut par conséquent s’ingénier pour réduire ses prix de revient afin de pouvoir se de’ fendre dans la lutte ; il faut aller chercher des consommateurs plus éloignés pour diminuer ses frais généraux. Les prix de transport jouent donc aujourd’hui un rôle capital dans l’industrie, et l’histoire des réclamations du commerce présente une singularité très remarquable : on demande bien des réductions de prix pour soi-même, mais on se plaint surtout des réductions accordées aux concurrens.

L’influence des prix de transport est si grande que certains économistes (si on peut leur donner ce nom) ont été jusqu’à déclarer que la fixation de ces prix doit être considérée comme un droit régalien. On les assimile aux droits de douane, et dans les discussions qui ont lieu en ce moment à la chambre des députés, presque tous les orateurs ont prétendu que les tarifs des douanes seraient illusoires, si on ne les sanctionnait pas par la réglementation des tarifs de chemins de fer. Ce qui est bizarre, c’est qu’on ne parle jamais que des chemins de fer, et pourtant tous les autres moyens de transport devraient être également mis en cause, surtout les voies navigables ; mais, comme les transports sur canaux ou sur routes sont entre les mains de l’industrie libre, l’état n’a pas de moyen d’intervention auprès d’eux.

Il est dans la vie des nations, comme dans celle des hommes, certains momens où une sorte de fièvre vient obscurcir la notion du vrai et du faux : nous sommes dans une de ces périodes pour tout ce qui touche aux questions économiques, et le courant est tellement violent que les meilleurs esprits hésitent à y faire obstacle : plutôt que de l’affronter, on préfère louvoyer; la lutte contre les compagnies de chemins de fer a pris depuis quelque temps un caractère tout particulier d’acharnement; et ce qui est le plus frappant dans la situation actuelle, c’est que pas une voix n’ose soutenir les vrais principes et défendre ce bouc émissaire, chargé des accusations les plus iniques et souvent les plus absurdes[2].

Considérer la fixation des tarifs comme un droit régalien, donner à l’état, à la communauté, le droit de régler les prix de transport, est certes une des formes les plus curieuses et les plus nouvelles du communisme; car il ne faut pas s’y tromper: les chemins de fer ne peuvent rester isolés dans cette réglementation à outrance, et tous les transports, par eau aussi bien que sur routes, devront passer à leur tour sur ce lit de Procruste.

On serait tenté de croire que nous nous battons contre des moulins et que nous prêtons à nos adversaires des doctrines absurdes pour nous donner à peu de frais le mérite de les réfuter. Nous affirmons qu’il n’en est rien; nous avons entendu émettre ces idées par des hommes considérables, et si on lit attentivement quelques-uns des discours prononcés dans le parlement, on verra que, si l’on n’ose encore soutenir tout à fait cette thèse, il suffirait de quelques paroles d’encouragement pour en obtenir l’aveu.

Laissons de côté ces exagérations et venons-en à des théories moins absolues, mais non moins dangereuses.


II.

Dans l’organisation actuelle des chemins de fer, les tarifs spéciaux jouent un rôle prépondérant; ils représentent environ 80 pour 100 du tonnage et 70 pour 100 des recettes ; le reproche qu’on leur fait le plus fréquemment, c’est l’arbitraire avec lequel ils sont consentis par les compagnies. Il est inadmissible, dit-on, que, sans autre règle que leur bon plaisir, les compagnies puissent favoriser telle branche d’industrie ou telle région. Nous n’avons pas besoin d’affirmer de nouveau que ce bon plaisir n’existe pas, et que l’étude des tarifs spéciaux est régie par des règles parfaitement fixes, nous croyons l’avoir suffisamment démontré; mais cette vérité est méconnue, et on demande formellement que les tarifs spéciaux soient supprimés, que les compagnies adoptent une taxe unique, kilométrique, que la même marchandise paie la même somme pour faire le même nombre de kilomètres, quelle que soit la région où elle se meut. Il est à peins nécessaire de faire remarquer que cette égalité est chimérique : après que vous l’aurez décrétée pour les transports en chemin de fer, vous n’en aurez pas moins des régions desservies par les voies navigables ou par le cabotage, régions dans lesquelles les transports seront plus économiques. Néanmoins, pour les esprits superficiels, nous convenons que ce système est séduisant ; il est appliqué aux chemins de fer de l’état belge; il est appliqué aux chemins de l’Alsace-Lorraine, et le chancelier de l’empire allemand cherche à l’introduire dans l’exploitation des chemins de fer de l’Union allemande. Il est donc utile de connaître le fonctionnement de ce système : prenons pour exemple celui d’Alsace-Lorraine.

Le principe est l’uniformité de la taxe et la suppression de tous les tarifs spéciaux. La taxe kilométrique décroît à mesure que la distance augmente. Les expéditions sont divisées en un petit nombre de catégories.

Il y en a une première très générale, c’est celle des expéditions partielles, ne remplissant pas un wagon. Toute marchandise qui ne pèse pas 5,000 kilogrammes est taxée de la même manière, quelle qu’en soit la nature: 1,000 kilogrammes de soieries ou de chocolat paient la même taxe que 1,000 kilogrammes d’engrais, de charbon de terre ou de pierre à bâtir. La taxe est de 0 fr. 17 par tonne et par kilomètre pour une distance de 100 kilomètres et de 0 fr. 13 pour une distance de 400 kilomètres.

Pour les marchandises voyageant par wagon complet, il y a deux catégories : les marchandises en général et certaines marchandises dénommées jouissant de tarifs réduits : appelons les premières marchandises hors classe et les secondes marchandises classées.

Pour les marchandises hors classe, il y a deux taxes suivant que le chargement est de 5 tonnes ou de 10 tonnes. Dans le second cas, la taxe est réduite d’un quart. Pour les chargemens de 5 tonnes, elle varie entre 0 fr. 11 1/2 et 0 fr. 09 suivant la distance. Pour les chargemens de 10 tonnes, elle varie entre 0 fr. 08 1/2 et 0 fr. 07.

Les marchandises classées sont dénommées au nombre de 247 et divisées en 3 classes. Expédiées par chargement de 5 tonnes, elles bénéficient de la taxe afférente aux marchandises hors classe expédiées par 10 tonnes. Expédiées par chargemens complets de 10 tonnes, elles paient des prix variant suivant la classe et la distance depuis 0 fr. 07 pour la première classe parcourant 100 kilomètres jusqu’à 0 fr, 03 1/2 pour la troisième classe parcourant 400 kilomètres.

Les expéditions partielles et les marchandises hors classe sont transportées en wagons fermés; les marchandises classées le sont en wagons découverts, les expéditeurs ayant la faculté de les couvrir avec des bâches à eux appartenant et que le chemin de fer rapatrie gratuitement. La compagnie ne charge et ne décharge que les expéditions partielles, toutes les autres sont chargées et déchargées par le commerce.

Il n’y a aucun tarif spécial en dehors de ces tarifs généraux.

Résumons en quelques lignes toute cette tarification pour mieux en faire saisir l’ensemble et indiquons à chaque article les taxes pour les parcours de 100 et de 400 kilomètres.


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Expéditions partielles de 0 fr. 17 à 0 fr. 135.
Marchandises hors classe par wagon complet de 5 tonnes de 0 fr. 115 à 0 fr. 09;
Marchandises hors classe par wagon complet de 10 tonnes ou marchandises classées par wagon complet de 5 tonnes de 0 fr. 085 à 0 fr. 07 ;
Marchandises de première classe par wagon complet de 10 tonnes de 0 fr. 07 à
fr. 06;
Marchandises de deuxième classe par wagon complet de 10 tonnes de 0 fr. 06 à
fr. 045;
Marchandises de troisième classe par wagon complet de 10 tonnes de 0 fr. 05 à
fr. 035.

Cherchons à nous rendre compte des résultats produits par cette tarification. On peut se placer à deux points de vue, celui du transporteur et celui de l’expéditeur.

Le premier est volontiers laissé de côté aujourd’hui; il est cependant impossible de le négliger complètement : si le transport représente un service rendu, il faut que le transporteur trouve un certain profit dans son industrie. Au point de vue de l’exploitation, les résultats sont déplorables : le revenu net est tombé à 12 pour 100 de la recette brute, tandis qu’avant l’annexion il était de 45 ; c’est-à-dire que, pour 100 francs de recette brute, les dépenses sont aujourd’hui de 88 francs au lieu de 55 francs. Le bénéfice net ne représente plus que 1 et 1/4 pour 100 du capital d’acquisition du réseau dans cette contrée si riche, le plus beau fleuron de la couronne de la compagnie de l’Est.

C’est un véritable désastre.

Mais au moins le commerce y a-t-il gagné et doit-il se trouver satisfait du changement de régime? Les apôtres du système allemand font valoir en sa faveur trois considérations principales : sa simplicité, son équité absolue, la réduction des taxes. Entrons dans le détail à ces trois points de vue.

Simplicité. — Nous avons montré que, dans sa conception générale, la tarification française reposait sur des principes simples, mais on objecte que, le nombre des tarifs spéciaux étant très considérable, le commerce ne peut s’y reconnaître et trouver ceux dont il a besoin. Cette plainte n’est pas sérieuse et n’a jamais été faite par un commerçant véritable. Qu’un théoricien, qu’un économiste, qu’un homme d’état veuille posséder tous les tarifs et y démêler les conditions diverses de l’industrie, il y aura pour lui une difficulté grande, nous en convenons; il n’est donné qu’à un petit nombre de spécialistes de posséder cette question; mais qu’on veuille bien observer que cette science n’est autre que celle de l’industrie elle-même dans toute la France, et il est dès lors tout naturel qu’elle soit ardue et laborieuse.

Dans la pratique, les choses ne se passent pas ainsi. Pour chaque industriel, l’étude des tarifs est circonscrite à un petit nombre de matières et souvent à un certain rayon géographique. Qu’importe à un raffineur de sucre le tarif de la pierre à bâtir ou du ciment? Qu’importe à une verrerie le tarif du sucre ou du minerai de fer? L’industriel a besoin de connaître les prix de transport des quatre ou cinq matières premières qu’il emploie et ceux du produit qu’il fabrique. En une heure, il peut établir tous ces prix, et s’il survient quelque complication, il a un moyen bien simple de la lever, c’est de s’adresser à l’agent local de la compagnie, qui lui indique tout de suite les tarifs dont il peut user et les prix qui en résultent ; il est sûr de rencontrer le plus grand empressement pour l’éclairer, car si la compagnie a rédigé un tarif spécial, c’est qu’elle a le désir de l’appliquer. Il n’y a donc là aucune complication pratique; la difficulté n’est pas pour le commerce, elle est pour le personnel de la compagnie, mais je ne crois pas que cette difficulté attendrisse beaucoup le public, et par suite, il n’y a pas à s’y arrêter. Le livret Chaix, qui renferme la collection des tarifs, est un énorme volume, mais ce n’est qu’un dictionnaire. Pour l’industrie, la complication actuelle n’est donc qu’apparente et la simplification allemande n’a qu’un médiocre intérêt.

Équité. — Nous avons fait ressortir l’importance des frais de transport pour l’industrie telle qu’elle est constituée aujourd’hui, et il est bien certain que les compagnies en concédant un tarif réduit dans une direction et en le refusant dans une autre peuvent exercer une influence sérieuse sur le développement d’une usine. Le système allemand, la taxe unique, la suppression des tarifs spéciaux, fait disparaître ces causes d’inégalité de traitement; il semble donc plus équitable et il n’y a plus dès lors d’antagonisme entre les compagnies et l’industrie. Cet argument est spécieux, mais il ne résiste pas à un examen approfondi.

Il ne s’agit pas en effet de prendre un pays vierge, d’y créer et d’y répartir l’industrie de toutes pièces et pour cela d’établir une tarification calculée dans cette intention. Il y a une situation commerciale qui existe, bonne ou mauvaise, rationnelle ou non : prenons-la telle qu’elle est aujourd’hui. Quelle influence peut avoir la modification d’un tarif? Remarquons d’abord et avant tout que les tarifs actuels ne seront pas relevés; il est sans exemple qu’ils l’aient été, et, nous le répétons, nous faisons de la pratique et non de la théorie. Nous ne nous exposons pas à être désavoués en disant que les compagnies consentiraient à voir inscrire dans leurs cahiers de charges cette interdiction de relever les tarifs.

Considérons un centre industriel desservi par un chemin de fer. La seule modification que la compagnie fera subir à ses tarifs sera un abaissement. Mais cet abaissement ne pourra aggraver la situation du groupe, il ne pourra pas modifier d’une manière défavorable ses prix de revient, il ne pourra que réduire le prix de ses matières premières et étendre son marché de vente; il ne semble donc pas qu’il puisse y avoir lieu à réclamation ; mais… ces réductions de taxes peuvent avoir pour résultat de favoriser un concurrent et surtout elles peuvent lui ouvrir ce marché que vous considérez comme votre apanage, comme votre patrimoine. De là les grandes colères, les anathèmes. Par les barrières douanières, vous avez fermé la France, vous voudriez multiplier encore ces barrières dans l’intérieur du pays et rétablir les anciennes divisions territoriales des siècles précédens. On parle de l’oligarchie des chemins de fer, mais ne serait-ce pas plutôt l’oligarchie industrielle qui est en cause, oligarchie que les tarifs réduits viennent déranger dans sa tranquillité et son indolence? Du consommateur personne ne parle. Disons donc le mot : sous prétexte d’équité, la taxe unique n’est que la protection déguisée.

Si le concurrent est un étranger, la réduction de taxe est un crime de lèse-nation. Abordons franchement la difficulté et choisissons un exemple qui a eu le privilège de soulever dans le parlement un tolle général.

« La compagnie du Nord transporte à Paris pour le même prix, 7 fr. 40, la tonne de houille anglaise qui vient de Dunkerque (304 kilomètres), la tonne de houille belge qui vient de Quiévrain (262 kilomètres) et la tonne de houille indigène qui vient de Lens (210 kilomètres). Vous voyez qu’on donne environ 90 kilomètres d’avance à la houille anglaise et 52 kilomètres à la houille belge. »

Et des interruptions s’élèvent de tous côtés : — Mais ce n’est pas possible!.. Ce sont des tarifs antifrançais!..

Nous avions cru jusqu’à ce jour être assez bon patriote, et pourtant ces énormités ne nous choquent pas. Cela vient peut-être de ce que nous sommes désintéressé dans la question, peut-être aussi de ce que nous l’avons étudiée. Il est aisé de la faire comprendre.

Parlons d’abord des houilles belges. Quiévrain n’est qu’un point de passage, c’est le bureau de douane ; ce qui est intéressant, c’est Mons, bassin houiller qui approvisionne Paris en concurrence avec les houilles françaises. Ces houilles viennent à Paris, soit par bateau, soit par chemin de fer ; or, par bateau, il n’y a pas plus loin de Mons à Paris que de Lens à Paris et, par conséquent, en faisant payer le même prix, la compagnie du Nord n’a pas aggravé la situation des mines de Lens d’autant plus qu’aux 7 fr. 40, prélevés par le réseau français, il faut encore ajouter le prix de transport sur les rails belges. La compagnie du Nord ne devait pas s’attendre à ce qu’on lui reprochât ce tarif. Il faut donc rayer les malédictions relatives aux houilles belges[3]. Passons aux houilles anglaises. Les charbons anglais à destination de Paris arrivent en France dans l’un des ports de la Manche compris entre Le Havre et Dunkerque : le grand courant est par Le Havre : les navires rompent charge au Havre ou à Rouen et transbordent leur chargement sur des chalands qui remontent la Seine. Ce procédé, étant le plus économique, est le régulateur de la valeur du transport. Si Dunkerque veut prendre sa part dans ce grand mouvement, il faut que le chemin de fer du Nord consente des tarifs extrêmement réduits de Dunkerque à Paris : c’est ce qu’il fait; mais la houillère de Lens n’a pas à s’en plaindre, car le tarif de 7 fr. 40, de Dunkerque à Paris n’a pas pour résultat d’introduire une tonne de houille anglaise de plus, il fait seulement passer par Dunkerque et les rails du Nord ce qui passerait par Le Havre et la Seine. Le grief contre les houilles anglaises n’est donc pas plus fondé que le grief contre les houilles belges.

Et il en est toujours ainsi quand on regarde de près.

Mais nous allons plus loin. Laissons de côté la concurrence de la Seine. Admettons pour un moment que les houilles anglaises ne puissent entrer que par Dunkerque. Pourquoi reprocherait-on à la compagnie du Nord de leur faciliter l’accès de notre territoire? En prélevant le même prix de Lens ou de Dunkerque, quel tort fait-elle au bassin français? Est-ce qu’elle augmente son prix de revient? Non, sans doute. Mais elle amène sur la place un concurrent nouveau et elle lui permet de vous disputer ce marché parisien qui vous tient à cœur, que vous considérez comme votre lige, taillable et corvéable à merci; elle trouble votre quiétude, elle vous oblige à lutter, à abaisser vos prix de vente ; mais que demain tous les tarifs de transport de la houille anglaise soient relevés de 2 francs, nous vous verrons immédiatement relever de la même somme vos prix sur le marché de Paris. Il serait peut-être opportun de consulter aussi l’industrie parisienne et de savoir si elle considère cette concurrence comme regrettable. Le ministre des travaux publics est singulièrement imprudent en étudiant les moyens de porter à 3 mètres le tirant d’eau de la Seine entre Rouen et Paris. Le jour où cette amélioration sera accomplie, le transbordement de Rouen sera supprimé, vous aurez des navires allant sans rompre charge de Cardiff à Paris, et le prix de revient sera réduit de plus de 2 francs pour les houilles anglaises. Gardez-vous de voter les fonds pour ce travail que la vallée de la Seine réclame cependant avec tant d’instance.

Répétons-le une dernière fois : la taxe unique est un instrument de protection et, sous une apparence d’équité, il n’y a pas de système plus inique. Réduction des taxes. — Mais au moins ce système a-t-il l’avantage de donner lieu à des taxes plus faibles, car c’est là ce qui touche le plus le commerce et c’est le prétexte qu’on met en avant pour réformer l’organisation actuelle.

Si nous examinons la tarification des chemins de fer d’Alsace-Lorraine et si nous la comparons avec la tarification des chemins de fer de l’Est, nous arrivons à un résultat tout à fait inattendu. Les tarifs sont plus élevés en Alsace qu’en France. Le caractère de cette étude ne nous permet pas de faire une comparaison minutieuse, mais on peut se former un jugement en prenant les deux points extrêmes de la tarification. Les expéditions partielles à 100 kilomètres coûtent en Alsace-Lorraine 0 fr. 17 par tonne et par kilomètre, et les produits de troisième classe, transportés à 400 kilomètres, sont taxés 0 fr. 03 1/2. Si nous prenons le tarif du cahier des charges pour les chemins de fer de l’Est, nous trouvons que la première classe est taxée 0 fr. 16 et la quatrième 0 fr. 04. Or nous avons expliqué que le tarif du cahier des charges est un maximum au-dessous duquel les compagnies se tiennent toujours, et si on faisait intervenir dans le calcul les tarifs spéciaux, les écarts deviendraient très grands.

Le commerce alsacien n’a donc pas à se louer du changement de système ; cette conséquence était, du reste, facile à prévoir. Si on ne veut pas entrer dans le détail des parcours spéciaux et des marchandises spéciales, si on reste dans les généralités, on est amené à maintenir des tarifs élevés, parce que le moindre abaissement a des conséquences trop graves. Avec le système français, ces conséquences sont limitées : le jour où la compagnie consent une réduction de tarif pour des minerais de fer allant de Bourges à Montluçon, elle sait où elle va ; elle connaît approximativement le tonnage auquel s’appliquera la réduction. Mais si cette réduction s’étend à toute une classe de marchandises, sur n’importe quel parcours, elle craint d’être débordée et elle n’abaisse pas son tarif.

Ces hésitations se sont révélées dans les chemins d’Alsace eux-mêmes. Immédiatement après l’annexion, on avait établi des tarifs extrêmement bas; c’était un don de joyeux avènement, mais cela ne pouvait durer, et, à deux reprises différentes, on a déjà relevé les tarifs; l’augmentation totale a été de 30 à 40 pour 100.

On a encore introduit une autre modification dans le système primitivement adopté en 1871. Il n’y avait dans le principe que deux catégories : les marchandises hors classe et une classe unique de marchandises classées. Aujourd’hui, il y a trois classes de marchandises classées. On se rapproche ainsi peu à peu du système français. Remarquons, en effet, qu’un tarif spécial se préoccupe de deux choses ; la nature de la marchandise et son parcours. Or, en Alsace, il n’y a pas à tenir compte du parcours, puisque le réseau est très court et n’a guère qu’une seule direction magistrale, Mulhouse à Metz : il ne reste donc que la nature de la marchandise. Pour peu qu’on continue à suivre la même marche et qu’on crée de nouvelles classes, on arrivera à un système ressemblant singulièrement à celui de nos compagnies.

L’expérience faite en Alsace n’a donc pas réussi, et pourtant il est difficile de trouver des conditions plus favorables pour l’essayer. Le réseau est restreint, il est homogène, il ne communique avec les chemins de fer étrangers que par un petit nombre de points ; la densité de la population y est à peu près uniforme, et le trafic y est très développé ; en outre, il n’y pas d’actionnaires pour se plaindre de la maigreur des dividendes, et on n’est même gêné par aucune représentation locale. Certes, si l’expérience avait réussi, nous aurions le droit de la récuser et de contester son application à un des réseaux français, où les distances sont plus que doubles et qui traversent les régions les plus variées comme population, comme climat et comme industrie.


III.

Puisque le système de la taxe unique ne donne pas satisfaction aux réclamations de l’industrie, il faut chercher ailleurs le moyen de donner les abaissemens de tarifs. Mais il serait bien nécessaire d’abord de se rendre un compte exact de ces réclamations.

Nous avons déjà expliqué que l’expéditeur, en déplaçant sa marchandise, se proposait un certain bénéfice et que le prix du transport est prélevé sur ce bénéfice. Il est donc clair que cet expéditeur désire payer son transport le moins cher possible : cela est évident; mais ce n’est pas ainsi que la question doit être posée. Ce qu’il faut voir, c’est si la marge des bénéfices procurés par le transport est assez large pour permettre de supporter le tarif. Le commerce est arrivé aujourd’hui à un certain état d’équilibre : certaines marchandises se déplacent, et, par suite, pour celles-là la taxe n’est pas trop lourde; on ne voit donc pas la nécessité de dégrèvement; mais il en est d’autres qui sont immobilisées aujourd’hui ou tout au moins qui ne peuvent pas dépasser un certain rayon : c’est de celles-là qu’il faut se préoccuper; c’est pour elles qu’il faut créer de nouveaux tarifs très réduits. Alléger les prix de transport du trafic actuel, c’est prendre dans la bourse de la communauté pour subventionner le commerce : tel ne peut être le but; mais créer de nouveaux transports, c’est créer à la fois des bénéfices pour le commerce et pour l’industrie. Un exemple nous fera comprendre. Les cotrets de sapin sont très employés par la boulangerie parisienne, qui est un débouché important pour ce produit. Considérons trois centres de production, les sapinières de la Sologne, celles du Limousin, celles des Landes, et prenons pour centres de ces exploitations La Motte-Beuvron, Limoges et Morcenx ; les distances de Paris sont 157 kilomètres, 400 kilomètres et 795 kilomètres. Si on applique les tarifs généraux, on trouvera pour prix des transports 15 fr. 30, 39 fr. 50 et 58 fr. 40. Mais les compagnies ont consenti à cette marchandise des tarifs spéciaux et appliquent les prix de 9 francs pour la Sologne, 16 francs pour le Limousin, 22 fr. 50 pour les Landes, soit des prix kilométriques de 0 fr. 057, fr. 04 et 0 fr. 028. Si on veut abaisser les tarifs des cotrets, sur lesquels faudra-t-il opérer ? L’expérience prouve qu’il se fait beaucoup d’expéditions de la Sologne, très peu du Limousin, pas du tout des Landes. Si on prenait pour base le prix de revient du transport, il est clair que les compagnies auraient plus d’avantage à réduire un tarif de 0 fr. 06 qu’un tarif de 0 fr. 03 ; mais les cotrets de Sologne peuvent supporter le prix de 9 francs et arriver dans de bonnes conditions sur le marché parisien ; réduire leur tarif, c’est donc faire un cadeau purement gracieux aux exploitans des sapinières ; leurs expéditions n’augmenteront pas d’une tonne. Au contraire, si on réduit à 18 francs le tarif des cotrets des Landes, on peut espérer les faire entrer dans la consommation parisienne ; le prix kilométrique ne sera plus que de 0 fr. 02 1/4 ; c’est une limite tout à fait extrême, mais cependant, si on peut créer ainsi un courant nouveau, tout le monde y gagnera : le commerce des Landes, le chemin de fer et la boulangerie de Paris. Il est même possible que les conditions de la culture permettent aux sapinières des Landes de supporter un tarif de 18 francs, tandis qu’un tarif de 16 francs sera prohibitif pour celles du Limousin ; c’est une question à étudier et à débattre ; mais cet exemple montre bien que l’intérêt du chemin de fer n’est pas en opposition avec l’intérêt général, bien au contraire, et il montre surtout que, dans l’abaissement des tarifs, il faut se préoccuper non pas des moyennes, mais des espèces, et on ne peut arriver à ce résultat que par le système français des tarifs spéciaux.

Quand on veut comparer les conditions des transports dans les divers pays, on opère par moyenne, on divise la recette brute par le tonnage total et on a la taxe moyenne. C’est ainsi qu’on peut dire que la taxe moyenne en France est de 0 fr. 06, tandis qu’elle est supérieure dans les autres pays voisins, sauf la Belgique. Prendre ainsi une moyenne est bien pour juger une situation, mais quand on arrive à la tarification, ce procédé mène à l’absurde. Une brochure allemande, qui a fait un certain bruit, a paru l’année dernière : son but est de préconiser le système alsacien et d’en demander l’application à tout l’empire allemand; on y fait ressortir tous les avantages de la taxe unique, et nous y trouvons notamment cette phrase caractéristique : « Il est clairement démontré qu’un tarif unitaire établi d’après la moyenne des taxes des tarifs des chemins de fer ne produirait en général pas de changement sensible dans les prix de transport. Dans quelques cas, l’expéditeur aurait à payer un peu plus, et dans d’autres cas, un peu moins. » Mais ce n’est pas le même expéditeur!.. Le maître de forges ne se sert que de tarifs très réduits, combustible, minerai, castine, fonte, fer. L’agriculteur ne se sert que de tarifs très réduits, engrais, chaux, céréales. La soierie, au contraire, ne se sert que de tarifs élevés. Comment ferez-vous une moyenne? Qu’importe que la tonne de chocolat, qui vaut 4,000 francs, ou la tonne de soieries, qui en vaut peut-être 50,000, paient quelques centimes de plus ou de moins? Mais ce qui importe, c’est que les engrais puissent parcourir 700 kilomètres pour 21 francs, soit à raison de 0 fr. 03 par tonne et par kilomètre; ce qui importe, c’est que les fers du bassin de l’Aveyron puissent soutenir concurrence avec les fers anglais jusqu’en Bretagne en parcourant plus de 1,000 kilomètres pour 31 francs; ce qui importe, c’est que les chaux de la Mayenne aillent fertiliser le sol granitique jusqu’au fond de la péninsule armoricaine à raison de 0 fr. 02 1/2 par tonne et par kilomètre. Voilà ce qui doit préoccuper l’économiste, l’homme d’état, et il ne pourra jamais arriver à ce résultat que par la spécialisation des tarifs.

C’est grâce aux tarifs spéciaux que nos chemins de fer ont pu soutenir nos ports du Nord contre la concurrence d’Anvers. On est si ignorant de la géographie en France qu’on trouve très étonnant que notre région industrielle de l’Est ne fasse pas venir ses cotons par le Havre ; tout ce qui est hors de notre territoire nous est inconnu. Mais Anvers est un marché bien autrement important que le Havre, et par suite les matières premières y sont à plus bas prix. En outre, Anvers est beaucoup plus rapproché que le Havre de nos usines de l’Est ; la différence en faveur d’Anvers est de 240 kilomètres pour Nancy, de 150 kilomètres pour Belfort de 170 kilomètres pour Mulhouse. Le Havre ne devrait donc pas nourrir l’espoir de servir d’approvisionnement pour les cotons que consomme l’industrie de l’Est. C’est grâce aux tarifs spéciaux que le Havre peut fournir une partie de ce trafic. Déjà la clause des stations non dénommées est un obstacle sérieux à l’extension de ces tarifs spéciaux : que sera-ce lorsque nous aurons la taxe unique dont on nous menace?

Il faut le répéter encore, toutes ces erreurs n’ont qu’une cause : le point de départ est faux. Un transport est une partie intégrante de toute opération commerciale, il doit donc être régi par une seule et unique loi : l’offre et la demande ; il a une valeur propre, et si le tarif ne représente pas cette valeur, il n’y a plus de base. Une même marchandise a des valeurs différentes suivant les points de la France : le kilogramme de beurre vaut 2 francs en Bretagne, 4 francs en Provence, 5 francs à Paris ; il en est de même d’un transport, et vouloir imposer une taxe unique, c’est renouveler les erreurs funestes du maximum.

Espérons qu’on ne persévérera pas dans cet ordre d’idées et qu’on reviendra aux vrais principes. Nous croyons que l’organisation actuelle est excellente : un tarif général s’appliquant à tous les cas et des tarifs spéciaux discutés entre le transporteur et l’expéditeur pour les cas particuliers. Que dans cette discussion il y ait des plaintes, il y ait des désaccords, il est impossible qu’il en soit autrement. Qu’il y ait même des fautes commises par les compagnies, cela n’est pas douteux, c’est le sort de toute institution humaine. Cependant, depuis bien des années, nous suivons la polémique qui est soulevée en matière de tarifs; toutes les fois que nous avons rencontré une objection, un reproche, nous l’avons étudié; nous avons toujours trouvé une bonne raison. Mais le propre de l’organisation actuelle, c’est précisément son élasticité, c’est la faculté qu’elle présente de corriger une anomalie, une erreur, une faute, sans compromettre l’ensemble du système. Nous croyons donc qu’il n’y a qu’à persévérer dans cette voie.

Remarquons en passant que, dans tout ce qui précède, nous n’avons fait aucune allusion au projet d’exploitation par l’état; cette question est toute différente, et nous n’avons pas voulu l’aborder. Une administration d’état peut adopter le même système de tarification que les compagnies; ce que nous avons cherché à prouver, c’est que tout autre est vicieux et conduirait à des conséquences fatales au public.


IV.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à faire? Ici, il faut s’entendre.

Si l’industrie des transports est une industrie véritable, si l’expéditeur doit payer intégralement le service rendu en laissant au transporteur un bénéfice raisonnable, si cette industrie doit apporter, comme toutes les autres, son obole au budget, non, il n’y a rien à faire. L’état ne peut avoir le droit d’intervenir dans la tarification; aucun industriel ne peut consentir à laisser l’état fixer ses prix de vente, cela est évident. D’autre part, les prix perçus aujourd’hui ne sont pas excessifs. Plus faibles que dans tous les pays voisins, ces prix ne donnent pas une rémunération déraisonnable aux capitaux engagés. La compagnie du Nord donne 64 francs de dividende à ses actions, celle de Lyon donne 52 francs. Si l’on se reporte aux incertitudes que présentait l’avenir lors de la constitution de la société, ces revenus n’ont rien d’exagéré.

Mais si l’état, si la communauté veut subventionner le commerce en le dégrevant d’une partie de ses frais de transport, il n’en est plus de même. Nous croyons cette doctrine funeste, contraire à tous les principes économiques; ce mode de subvention nous paraît profondément regrettable; comme le dit une brochure récente, c’est entrer dans la voie tracée en 1848, elle nous conduit tout droit à fournir gratuitement à l’industrie ses instrumens de travail. C’est pourtant le seul moyen d’obtenir ce large abaissement des frais de transport qu’il est de mode de vanter aujourd’hui, et puisqu’il est impossible, dit-on, d’arrêter ce courant, il peut être utile de cher- cher comment on pourrait au moins l’endiguer.

Le public se figure que les chemins de fer coûtent très cher à l’état, et on reproche constamment aux compagnies la garantie d’intérêt qui leur est versée annuellement. Nous avons expliqué que cette garantie n’était qu’un prêt remboursable, hypothéqué, à gros intérêt, et que par suite il n’y avait là qu’un placement pur et simple fait par le trésor. Mais ce qu’on ignore, c’est qu’au contraire les chemins de fer sont une ressource et une ressource très importante pour l’impôt. Les recettes directes perçues par l’état sur le réseau français se sont élevées en 1878 à 158 millions et, en outre, les compagnies ont rendu à l’état des services gratuits ou insuffisamment payés qui s’élèvent à 72 millions. D’un trait de plume, il est facile de supprimer ces impôts qui grèvent les transports. Pour la grande vitesse, les impôts représentent plus de 20 pour 100 de la perception et ils sont très inégalement répartis. Il semble qu’avant de se lancer dans une opération aussi délicate que d’intervenir dans les relations commerciales, il serait sage de donner cette première et importante satisfaction au commerce.

Si elle est insuffisante, il n’est pas impossible de lui en donner une autre. Quand l’état construit des routes, il les livre gratuitement au public et même il se charge de leur entretien. On vient de supprimer les droits de navigation sur les rivières et canaux, on peut faire quelque chose d’analogue pour les chemins de fer. Nous avons expliqué que toute perception devait être divisée en deux parts : le péage et le transport, et que le péage représentait l’intérêt et l’amortissement du capital de premier établissement. L’état peut se charger de cette partie de la dépense : il fera ainsi moins pour les chemins de fer que pour les autres voies de communication, puisque les compagnies conserveront la charge de l’entretien. Le capital de premier établissement des six grandes compagnies est de 7 milliards 1/2 environ. En calculant l’intérêt et l’amortissement à 5.75 pour 100, ce serait donc une somme de 431 millions à verser annuellement pour mettre les chemins de fer sous le même régime que les routes et les canaux.

On voit donc qu’il serait facile, sans bouleverser les conditions économiques de l’industrie des transports, de faire bénéficier le commerce de réductions importantes. Si on supprime les impôts de 158 millions et le péage de 431 millions, on arrive à un total de 589 millions. Or la recette totale des six grandes compagnies a été, en 1878, de 874 millions. Les impôts représentent donc 18 pour 100 et le péage 49 pour 100 des recettes.

Jamais le commerce n’a rêvé une pareille fortune. Et qu’on remarque bien qu’il ne s’agit pas ici d’une utopie, mais bien d’une réalité très sérieuse. Le jour où expireront les concessions actuelles, les chemins de fer seront remis à l’état, dégrevés de toute charge de premier établissement. Si donc le gouvernement ne veut pas faire des chemins de fer un instrument d’impôt, une matière imposable, une source de revenu, il devra supprimer le péage, c’est-à-dire réduire les tarifs de moitié. En présence de cette certitude, est-ce bien le cas de racheter précipitamment les concessions et de faire payer au pays, à chers deniers, ce magnifique instrument qui doit lui revenir gratuitement dans quelques années?

A chaque jour suffit son œuvre. L’état a jusqu’à ce jour aggravé les prix de transports par des impôts successifs. Il vient d’entrer dans la voie des dégrèvemens en supprimant l’impôt de 5 pour 100 sur la petite vitesse ; si la situation économique du pays justifie un nouvel allégement, il lui est facile de le donner, doucement, sans secousse, d’abord par la suppression des impôts qui grèvent encore les transports de près de 20 pour 100, puis par l’allégement du péage qui représente la moitié des taxes. On restera ainsi dans le vrai, dans le juste, on n’exposera pas le pays à une crise qui peut prendre des proportions effrayantes.

C’est là la vraie réforme,


A. BRIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Faisons exception en faveur d’un ingénieur distingué, M. Emile Level, qui dans deux brochures, les Chemins de fer devant le parlement, a pris énergiquement la défense de l’industrie privée.
  3. Nous ne voulons pas ennuyer le lecteur de rectifications de détail ; nous ne faisons pas de polémique. Il nous est pourtant impossible de ne pas faire remarquer que les chiffres cités à la chambre sont inexacts. Le transport de Quiévrain à Paris est taxé 8 fr. 30 et non 7 fr. 40 (page 25 du Livret Chaix.) Les houilles de Mons paient en outre 1 fr. 80 de la mine à Quiévrain. Le transport de Mons à Paris est donc de 10 fr, 10. Les prix de la batellerie sont de 6 fr. 50 à 7 fr. 50 de Mons à Paris, suivant la saison.